La Transgression dans l'épopée
Actes du VIIIe Congrès international du REARE (Rouen, 2018)

sous la direction de Claudine Le Blanc (maître de conférences HDR en littérature comparée à l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3) et de Hubert Heckmann (maître de conférences en langue et littérature françaises du Moyen Âge à l’Université de Rouen)

Le volume constitue les actes du huitième congrès du Réseau Euro-Africain de Recherches sur les Épopées (REARE), organisé conjointement par Claudine Le Blanc (Sorbonne Nouvelle/CERC) et Hubert Heckmann (Université de Rouen/CEREdI), qui s’est tenu à l'Université de Rouen les 27 et 28 septembre 2018, grâce au concours du laboratoire CEREdI.

La transgression dans les traditions fang-beti-bulu en Afrique centrale : le cas du mvett Moneblum et Ndzana Ngazogo

Emmanuel Matateyou


Résumés

Dans la tradition épique du mvett en Afrique centrale, plusieurs conflits qui sont à l’origine des combats titanesques et hors normes ont comme point de départ la transgression d’une loi, d’un ordre établi, des règles et usages qui ont cours dans la communauté. Le mvett est bien plus qu’une curiosité folklorique, bien plus qu’un chant, bien plus qu’un instrument de musique, bien plus qu’une catégorie littéraire orale. Dans cette communication nous nous proposons d’examiner, à travers deux épopées, Moneblum et Ndzana Ngazogo recueillies respectivement chez les bulu du sud Cameroun pour la première et les eton pour la deuxième, comment le fait de ne pas se conformer à la tradition des Ekang relativement aux usages dans le domaine matrimonial par Mekui Mengomo Ondo d’une part, et le non-respect par Ndzana du pacte de la bague signé avec Abomo Agnès d’autre part, seront des actes qui déclencheront des épisodes qui vont se succéder pour former la charpente de l’intrigue de chacune de ces épopées de mvett.

Texte intégral

Approches définitoires

1La transgression est toujours négation d’une forme d’interdiction ; c’est l'action de ne pas respecter une obligation, une loi, un ordre, des règles. Par extension, une transgression désigne le fait de ne pas se conformer à une attitude courante, naturelle, de progresser aux dépens d'autre chose, d'empiéter sur quelque chose, d'envahir.

2L'activité des membres de la tribu ou du clan est limitée par des prescriptions rigoureuses dont la transgression est censée mettre en péril la collectivité dans son ensemble. D'un point de vue conceptuel, la transgression signifie traverser la limite pour atteindre l'illimité. Elle ne s'oppose pas à une limite mais elle franchit toutes les limites dans leur principe, c'est-à-dire qu'elle affirme la possibilité de vivre illimité. C'est l'acte de dépasser toutes les limites : les tabous par lesquels l'humain se distingue de l'inhumain. Elle se distingue des idées de faute et de péché parce que la faute est l'acte de refuser une limite fixant l'appartenance à une communauté humaine.

Transgression et éthique

3Transgresser, c'est en quelque sorte franchir le Rubicon éthique, ne pas respecter une loi, ne pas se conformer à des règles considérées comme acquises, intégrées et acceptées de tous, franchir une limite, une ligne interdite, le plus souvent sciemment, en remettant en question de manière virulente, et parfois ironique, la ou les règles que l'on bafoue ainsi ostensiblement.

4Sur le plan éthique, la transgression a souvent un côté ostentatoire : on transgresse aussi pour se faire remarquer, on enfreint une loi pour être vu et identifié comme un élément réfractaire, voire rebelle ou dissident, pour se situer par rapport à un système de valeur et par rapport à une éthique, un ensemble de règles de comportement.

5L'acte transgressif appelle et demande une sanction, une punition. Il peut parfois servir, en « négatif », à l'identification et à la reconnaissance des règles de conduite et des principes moraux que l'on a voulu enfreindre, voire à l'acquisition des notions de bien et de mal.

Acte transgressif et système de valeur dans le domaine de l’épique

6Transgression et système de valeur vont de pair et ne se conçoivent pas l'un sans l'autre : lorsqu'on transgresse, c'est toujours par rapport à un système de valeur donné, que l'on tend alors à dépasser ponctuellement et auquel, par là même, on est amené à se référer. Paradoxalement, l'acte transgressif affirme donc l'existence de ces principes moraux et de ces règles de conduite qu'il prétend remettre en question : si la règle disparaissait, la transgression n'aurait plus de raison d'être et disparaîtrait à son tour.

7Dans les mythes, la transgression prend généralement deux formes principales : ou bien elle est involontaire (Œdipe) et elle est la marque de l’absence de maîtrise de la condition humaine sur son destin, ou bien elle est volontaire et tournée vers la transcendance, signant ainsi l’acte primordial d’un héros fondateur qui, par son geste transgressif devient initiateur de civilisation (Prométhée). Dans les contes, les transgressions interviennent le plus souvent pour être sanctionnées afin de conforter en définitive, dans une moralité explicite ou implicite, les valeurs de la morale sociale.

8Pour ce qui est de l’épopée, la transgression est au cœur même des récits originaires qui ont contribué à l’identification et à la dénomination du genre : le mot épopée vient du grec ancien ἐποποιία (de ἔπος « paroles d’un chant » et ποιέω «créer ») et c’est par ce terme ἐποποιία qu’on désignait les récits homériques. Or ces modèles constitutifs du genre présentent des récits dont le ressort principal est fondé sur une ou des transgressions : dans L’Iliade, dès le chant 1, Agamemnon offense Apollon en outrageant Chrysès à qui il refuse de rendre sa fille Chryséis contre une généreuse rançon. C’est ce comportement transgressif (l’offense à un dieu par l’intermédiaire de son prêtre) qui, par une cascade d’événements qui en découlent, conduira finalement Achille, vexé lorsque Agamemnon lui dérobe Briséis, à se retirer provisoirement du combat, retrait qui justifie en grande partie toute l’intrigue du poème. De même les infortunes d’Ulysse dans L’Odyssée apparaissent en partie comme les conséquences de ruptures d’interdits de la part de ses compagnons (ouverture de l’outre d’Eole, massacre des bœufs du Soleil…).

9Ces modèles fondateurs et références continues en la matière ont certes eu des précurseurs qui ont été a posteriori intégrés au genre contribuant à l’élargissement du concept de l’épique, lorsqu’ils ont été découverts au xixe siècle : par exemple les récits mésopotamiens tels que Gilgamesh dont les spécialistes, sur des critères linguistiques, font remonter la création à au moins deux millénaires avant J.-C. Or, dans chacun de ces récits, finalement rattachés à l’épique par des traces sensibles d’historicisation du mythe qu’ils relatent, on retrouve une transgression fondamentale fonctionnant comme déclencheur des épisodes qui vont s’enchaîner par la suite pour former la charpente de l’intrigue : l’affront du roi Gilgamesh et de son compagnon Enkidu à l’encontre de la déesse Ishtar, le meurtre du Dieu Apsû par son descendant Ea qui bâtit sa demeure sur la dépouille du défunt.

10Dans la culture européenne, après le modèle antique, c’est l’époque médiévale, âge d’or de l’épopée, qui apparaît comme la référence du genre. Pour se limiter aux chansons de geste françaises, diverses formes de transgressions y apparaissent eu égard au système de valeurs en cours à l’époque qui dictait implicitement des normes de comportement.

11Les motivations de la transgression sont généralement la recherche de gloire, la peur de déchoir en souillant son honneur, la recherche de vengeance, la transgression d’un ordre social pour obéir à la loi d’un ordre plus grand (désobéir à la loi des hommes pour obéir à loi de Dieu, etc.).

Le mvett et la transgression

12Les épopées du mvett fleurissent généralement grâce au bris d’interdit récurrent dans la trame de l’histoire où les Ekang de la race des Immortels sont généralement appelés en renfort.

13Dans cette communication nous examinerons le cas de Moneblum une épopée bulu-fang recueillie par Eno Belinga et Ndzana Ngazogo recueillie par Bomba Mani en pays eton au Cameroun.

Ndzana Ngazogo et le pacte de la bague

14Ndzana Ngazo’o est une épopée que nous avons publiée en 1999 aux éditions des Presses universitaires de Yaoundé. Dans sa préface à cet ouvrage, Geneviève Calame-Griaule révèle que :

À y regarder de près, l’épopée de Ndzana n’est pas seulement modernisée, elle est actuelle et pose les problèmes de la société africaine qui est malade et a besoin de soins.1

15De quoi s’agit-il ? Ndzana Ngazo’o, le personnage central de l’épopée qui est du clan essele en pays eton, s’éprend de Agnès Abomo, une femme mariée :

Un Mbele vint chez Mbida
Cet homme répondait au nom de François
Il était accompagné de sa femme
Qui avait nom Agnès Abomo, étant religieusement mariée avec lui
Il prit emploi chez Kaban
Et dit à Ndzana de lui trouver une chambre
La grande case avait neuf chambres
Et notre ami lui céda une chambre
Le jeune homme de travailler chez Kaban
Ndzana ne s’occupa que d’aimer la femme du Mbele
Les Menyagda sont des farceurs
Ils rapportèrent ceci au Mbele :
« Ndzana Ngazo’o aime ton épouse »
Le Mbele se fâcha et porta plainte contre Ndzana
Il porta plainte chez le chef Bénédicte2 (vers 74-89)

16Un moment pathétique portant le spectacle du mvett à son niveau de climax est atteint lorsque le mbomomvet décrit la scène de copulation des deux amants :

Lors Ndzana tira sa dulcinée
Par la main, prestement
Ils entrèrent dans la chambre
Et Ndzana Ngazo’o d’aimer la petite amie
Quand l’acte tirait à sa fin
Ndzana risqua une parole
Une parole idiote
Il interpella sa chérie Agnès
Qui lui répondit
Apporte-moi ton chapelet, dit-il à son amante
Ndzana, fit la femme,
J’ai oublié mon chapelet !
Apporte-moi ta bague du doigt
De la main gauche, en forçant
Elle la jeta par terre avec un bruit métallique
Lors il prit la bague3 (vers 130-147)
[…]
Ndzana prit un grand verre
Le lava longuement
Notre ami le remplit d’eau
Lors il y jeta la bague
Ndzana but neuf gorgées de cette eau, passa le verre à Agnès Abomo
Et lui demanda de boire4
[…]
« Bois neuf fois de cette eau »
Lui dit Ndzana5
[…]
La femme but neuf fois de cette eau
Et versa le reste à terre
Lors elle interpella son ami : « Ndzana, fit-elle,
Nous scellons un pacte, le pacte de la bague
Ce pacte, que signifie-t-il ? »
Lors Ndzana Ngazo’o répondit
« Abomo, ne me fatigue pas de questions
Le pacte que nous venons de sceller signifie :
Si je viens à mourir, tu mourras toi aussi
Et si par contre c’est toi qui viens à mourir,
Je mourrai également »6 (vers 149-171)

Mekui-Mengomo-Ondo enfreint une règle relative au mariage chez les ekang

17Dans le mvett Moneblum recueilli et publié par Samuel Martin Eno Belinga en 1978 au CEPER à Yaoundé au Cameroun, le récit relate les déboires d’un jeune ekang qui demande à son père avec une certaine naïveté quand il pourra se marier, prendre femme. Et c’est un scandale pour les ekang : un enfant demande-t-il à son père quand il doit se marier ?

Dès que Mekui-Mengomo-Ondo fut en âge de se marier
Il demanda à son père :
« Quand vais-je me marier ? »
Alors son père lui dit :
« Un fils d’Ekan
Ne demande jamais à son père
Quand vais-je marier ? »
Et son père jura : « Que je disparaisse et vois les morts alors que je pleure Ngema !
Si tu oses m’adresser encore une telle question je te coupe la tête,
Ou bien je te bannis. »7

Le bannissement et l’exil de Mekui-Mengomo-Ondo

18Pour Ondo le père du téméraire fils qui a violé un interdit selon les us et coutumes des ekang, cet enfant le ridiculise et c’est un véritable déshonneur de sa part. Comment sera-t-il considéré par les autres membres de la communauté ? Ne passera-t-il pas, lui Ondo, pour un irresponsable qui ne sait pas éduquer ses enfants selon la ligne tracée par les aïeux ? Cet enfant ne risque-t-il pas de contaminer les autres jeunes de la tribu avec sa couardise ? Ondo est vraiment ulcéré par cette infâme attitude :

[Du temps de nos aïeux] […]
A-t-on jamais vu un fils demander à son père : « Quand vais-je me marier ? »
C’est pourquoi je te dis que tu n’es pas un homme, dit-il à son fils.
[…]
C’est pour cette raison que je bannis Mekui-Mengômo-Ondo afin qu’il ne soit plus parmi nous à Engon-Zok semblable à une femme.8

19

20L’affaire étant portée devant Akoma Mba qui convoque le tribunal séculier du clan pour juger cette affaire, on va assister à une plaidoirie très originale qui aboutira à la décision finale d’envoyer le coupable en exil au pays de l’Homme bleu encore dénommé Moneblum à Efen-Ndon :

Et Akoma fit venir le jeune homme appelé Nsut-Môt-Ada et lui dit :
« Va composer le message que tu enverras à Efen-Ndon.
Tu lui diras que je lui envoie un homme en exil.
Cet homme s’appelle Mekui-Mengômô-Ondo. »9 (vers 451-454)

Nzdzana refuse de mourir et le fantôme d’Abomo le persécute

21Après avoir scellé le pacte de la bague avec Agnès Abomo, Ndzana aura toutes les faveurs de la belle femme, épouse du mbele qu’il possédera à temps et à contre temps au point de provoquer le courroux de ses congénères qui le rapporteront au mari cocufié. Malgré les récriminations des autorités traditionnelles et les lourdes amendes à lui infligées à cause de cet acte odieux, Ndzana continuera à aimer la femme d’autrui.

Au moment où elle scellait le pacte avec Ndzana
La nouvelle de la mort de son mari leur parvint
Celui-ci mourut subitement
Il avait nom François Esono
Le fantôme de François Esono
De chercher son épouse dans sa case
Au moment où Ndzana Ngazo’o
Ne s’occupait que d’aimer la veuve
Ne s’ocuupait que de lui faire coudre des habits
Et elle de les porter
Ndzana ne s’occupait que de lui acheter de la viande
Et elle de la consommer
Ndzana ne s’occupait que de l’aimer10 (vers 179-191)

22À la fin, Agnès Abomo meurt à son tour et Ndzana se retrouve devant un dilemme : faut-il aussi mourir à la suite d’Abomo, un pacte ayant été scellé avec la femme du mbele ? Quid de sa parole donnée ? Et d’un autre côté il y avait la vie. La vie belle avec ses avantages et toutes ces femmes enivrantes qu’il rencontrait chaque jour. Fallait-il abandonner tout cela pour un pacte ? Son cœur opta pour la vie étincelante et belle ; il oublia, ou mieux encore il renvoya aux calendes grecques le pacte signé avec Agnès Abomo.

Une maladie attaqua la femme à la tête
Atteignit la poitrine et parvint jusqu’au bas-ventre
Ndzana Ngazo’o la mit dans un asile de santé
Au village de l’homme bien connu Lemana Awono
L’adjoint de Bénédicte Ekui dans la localité de Mendum
Lors Lemana devint chef de village
Ndza na conduisit la femme au village de Lemana Awono
L’homme qui mourut subitement avait nom François Esono
Son fantôme de chercher son épouse dans sa case
Il s’étonnait en disant : « Je suis ici depuis huit jours sans voir Agnès Abomo
Où est-elle partie ? »
Lors il apparut dans le village de Lemana Awono
Et trouva Agnès Abomo rétablie
Il interpella son épouse qui lui répondit :
« Qui t’a amenée ici, fit-il ? »
« C’est Ndzana Ngazo’o », répliqua Agnès Abomo.
Il s’étonna en disant : « Qui est ce Ndzana Ngazo’o ?
Est-ce un mbele ? »11
[…]
« Ndzana reviendra te rendre visite
Dans combien de temps, le sais-tu ? Fit-il.
Il reviendra dans trois jours », répondit la femme.
En réalité le fantôme voulait emporter Ndzana par surprise
Tu sais que Ndzana était un homme sage
Il voyait même les fantômes
Lors Ngazoo avait tout vu d’avance12
[…]
Il appela son épouse et demanda : « Où est Ndzana ? »
Elle répliqua : « Ndzana Ngazo’o ne viendra pas aujourd’hui
Il n’a envoyé que le poisson. »
Il lui dit : « Tu me fais de la politique. »
Lors il attrapa son épouse et lui demanda de rentrer chez eux
Vers quatre heures et demie la nouvelle parvint
A Ndzana lui annonçant la mort de d’Agnès Abomo
Nzana pleurait en marchant
Et Ndzana de sangloter, de sangloter
Et Ndzana de sangloter, de sangloter.13 (vers 179-269)

Les conséquences des actes posés par Ndzana et Mekui-Mengômo

23Les actes posés par les deux personnages seront sanctionnés d’une part par le fantôme de la femme Mbele qui va tourmenter Ndzana qui a choisi de ne pas respecter le pacte de la bague et, d’autre part par l’exil de Mekui qui est considéré comme un couard et qui risque de contaminer la jeunesse ekang avec son comportement peu recommandable.

24Ce sont ces développements ou mieux encore, ces écarts de conduite qui vont contribuer au nouvel envol de l’épique : dans l’épopée Ndzana Ngazo’o, le décès d’Abomo Agnès inaugure une période de nouveaux tourments chez le héros Ndzana.

Un jeune homme qui aime des jeunes filles
Ne doit pas sceller un pacte avec l’une d’elles
Pour ce pacte scellé, Ndzana paie sa bévue aujourd’hui
Après sa mort cette femme réapparut
Pour demander à Ndzana de concrétiser ce pacte
Le pacte qu’ils ont scellé à savoir :
« Si je viens à mourir, tu mourras toi aussi
Et si par contre c’est toi qui viens à mourir,
Je mourrais également. »
Puis elle dit à Ndzana : « Rentrons dans notre pays ! »
Ndzana tenta de refuser
Mais lui fixa un rendez-vous et dit :
« Au bout de trois jours
Je viendrai dans ton pays. »14

Un voyage sans retour

25Qui cherche trouve, dit le proverbe. Ndzana est dans un dilemme existentiel. Il faut honorer la parole donnée :

Ndzana se lava
Il porta un caleçon
Mit un pantalon
Enfila une chemise
Une chemise de valeur
Ndzana attacha sa ceinture
La serra fortement
Et noua les lacets de ses chaussures
Lors il porta une veste Ezazou
Mit un chapeau à trois cornes
« Catégorie » était le nom de ce chapeau bien connu
Ayant de larges bords
Que Ndzana emportait.
Il dit adieu à son épouse de la tribu esele
Qui s’appelait Minnala
Elle répondit et Ndzana lui dit :
« Je fais une flânerie
Je vais au pays d’Egonkeng dont tu entends parler
C’est le pays des fantômes. »15 (vers 343-365)

26Ndzana va donc mourir et ses congénères vont se retrouver pour sauver le membre en danger qui est torturé de façon ignoble par la doublure mystique de Abomo Agnès.

Mekui-Mengômô-Ondo, pris dans les filets d’Efen-Ndon

27Il en est de même de Mekui qui va demander le secours du peuple ekang au moment où il est sur le point d’être tué par l’Homme bleu à qui il a arraché une femme.

On vit Mekui-Mengomo-Ondo planter en terre
Le doigt annonciateur des hostilités
Pendant que la colère lui montait à la tête.
Il fonça en direction du palais d’Efen-Ndon
On l’entendit dire à Efen-Ndon :
« Paie-moi mon salaire car je dois partir. »
Efen-Ndon lui dit : « Je ne te dois rien. »
Lorsque Mekui-Mengomo-Ondo entendit Efen-Ndon lui dire :
« Je ne te dois rien », il gronda tô ! Il se fâcha contre Efen-Ndon.
Ayant ainsi grondé, il tendit sa main droite
Et s’empara de Nlem-Okeke-Abum,
Epouse d’Efen-Ndon et l’emporta dans son havresac, tô !
Et il dit : « Cette femme est le prix de mon salaire
Pour les services que je t’ai rendus.
A cause de cela elle me revient, et je la conduirai jusqu’à Engon-Zok. »
Il jura par Mebe’e-Me-Ekan et Nguema-Ekan
Et fonça en direction de la cour en emportant
La jeune femme dans son havresac ;
Il avait noué la courroie autour de la taille ;
Il tenait en main l’épée flamboyante.
Son intention fut de rentrer à Engon-Zok.
C’est à ce moment qu’Efen-Ndon gronda.
Quand il eut grondé, des ténèbres épaisses envahirent la cour.16 (vers 1192-1208)

28Mekui-Mengomo-Ondo et Efen-Ndon vont engager dès cet instant un combat épique l’un pour emporter belle Nlem-Okeke dans son pays et l’autre pour la récupérer :

Et wôs ! Efen-Ndon reprit sa femme.
Et kpwo ! Mekui-Mengomo-Ondo s’empara de nouveau
De la jeune femme et l’emporta dans son havresac. […]
On entendit Efendon-ndon sonner du cor ko-o-o-o !
Il sortit le grand filet de fer, et il le balança dans le ciel
Mekui-Mengomo-Ondo eut l’intention de passer de l’autre côté
Et vias ! Le filet de fer le ramassa ainsi que la jeune femme.
Et tô ! Tous deux se retrouvèrent devant le palais d’Efen-Ndon.
On entendit Mekui-Mengomo réciter cette prière :
« O Pères Mebe’e-me-Ekan, Ngema-Ekan, Oyono-Ekan
Dites à Nnomo-Ngan que le malheur s’acharne sur moi
Au pays des hommes bleus, pays d’Efen-Ndon. »17 (vers 1215-1224)

29À travers une lecture des dimensions historiques, sociales, idéologiques et culturelles de ces deux épopées, sur la base de ce qui relie le texte à la société comme le montre la sociocritique de Lucien Goldman, on observe que dans les sociétés fang-beti-bulu-ntumu où ont été recueillies les œuvres du corpus, la transgression entraîne la chute, la mise à l’écart de la communauté. Mekui-Mengomo-Ondo et Ndzana sont condamnés à payer le prix du bris de la norme qui est acceptée dans la communauté.

30Le fantastique parcourt les deux épopées et l’insolite gagne en intensité lorsque le lecteur-auditeur apprend la mort de François et le retour de son fantôme ainsi que les menaces de mort qui pèsent sur Mekui ainsi que l’arrivée en renfort des Ekang au pays de l’Homme bleu. L’univers des deux héros épiques porte le sceau de la dualité, de ce fossé qui ne cesse de progresser entre l’individu et les barrières érigées autour des institutions sociales. Le héros sort des limites prescrites par la norme sociale pour affirmer ce qu’il considère comme son droit à une vie intime et sentimentale épanouie. La société elle aussi se regarde au miroir des aventures du héros, afin de mieux se projeter dans le temps. L’épopée a finalement ceci de bénéfique qu’elle a cette capacité d’adaptation et de réactualisation du discours social.

Bibliographie

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Eliade, Mircea, Images et symboles (Essai sur le symbolisme magico-religieux), Paris, Gallimard, 1979.

Eno Belinga, Samuel Martin, L’épopée camerounaise. Moneblum ou l’homme bleu. Edition bilingue, Yaoundé, CEPER, 1978

Greimas, Algirdas Julien, Du sens. Essais sémiotiques. Paris, Seuil, 1970.

Matateyou, Emmanuel (éd.), Ndzana Nga Zogo : Problématique d’une conciliation du réel et de l’irréel, Yaoundé, Presses universitaires de Yaoundé, 1999.

Massa Makan Diabaté, Essai critique sur l’épopée mandingue, Thèse de doctorat 3e Cycle, Université de Paris I, 1973, inédit.

Ndong Ndoutoume Philippe dit Tsira, Le mvett, Paris, Présence africaine, 1970, tome 1.

Seydou, Christiane, « Comment définir le genre épique ? Un exemple : l’épopée africaine », dans Genres, formes et significations, Jaso/Oxford, 1983, p. 84-98.

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Towo-Atangana Gaspard, « Le mvet, genre majeur de la littérature orale des populations pahouines - bulu, beti, fang, ntumu » in Abbia 9-10, Yaoundé, 1965, p. 163-179.

Notes

1 Geneviève Calame-Griaule, Préface à Emmanuel Matateyou (éd.), Ndzana Nga Zogo : Problématique d’une conciliation du réel et de l’irréel, Yaoundé, Presses universitaires de Yaoundé, 1999, p. 12.

2 Emmanuel Matateyou, op. cit., p. 23-24.

3 Ibid., p. 25.

4 Ibid., p. 25-26.

5 Ibid., p. 26.

6 Ibid.

7 Samuel-Martin Eno Belinga (éd.), L’épopée camerounaise. Moneblum ou l’homme bleu, éd. bilingue, Yaoundé, CEPER, 1978, p. 47.

8 Ibid., p. 63.

9 Ibid., p. 97.

10 Emmanuel Matateyou, op. cit., p. 27.

11 Ibid., p. 27-28.

12 Ibid., p. 28.

13 Ibid., p. 29.

14 Ibid., p. 31.

15 Ibid., p. 31-32.

16 Samuel-Martin Eno Belinga, op. cit., p. 201.

17 Ibid., p. 203-205.

Pour citer ce document

Emmanuel Matateyou, « La transgression dans les traditions fang-beti-bulu en Afrique centrale : le cas du mvett Moneblum et Ndzana Ngazogo », dans La Transgression dans l'épopée : Actes du VIIIe Congrès international du REARE (Rouen, 2018), sous la direction de Claudine Le Blanc et Hubert Heckmann, Publications numériques du REARE, 10 juin 2024 Licence Creative Commons

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/reare/index.php?id=642

Quelques mots à propos de :  Emmanuel Matateyou

Professeur titulaire des universités, Emmanuel Matateyou a été Directeur adjoint à l’École normale supérieure de Yaoundé, de 2005 à 2017. Enseignant, critique littéraire et observateur attentif de sa société, il va faire écho dans ses publications des changements survenus sur le continent africain depuis le discours de La Baule. Ses ouvrages reflètent son parcours de créateur entre oralité et écriture : Ndzana Ngazogo, Comment enseigner la littérature orale africaine ?, Palabres au Cameroun, Littératures et sociétés secrètes au Cameroun. Membre de plusieurs sociétés savantes dont le REARE, il a publié plusieurs articles sur l’épique dans la Revue Littérales.