La Transgression dans l'épopée
Actes du VIIIe Congrès international du REARE (Rouen, 2018)

sous la direction de Claudine Le Blanc (maître de conférences HDR en littérature comparée à l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3) et de Hubert Heckmann (maître de conférences en langue et littérature françaises du Moyen Âge à l’Université de Rouen)

Le volume constitue les actes du huitième congrès du Réseau Euro-Africain de Recherches sur les Épopées (REARE), organisé conjointement par Claudine Le Blanc (Sorbonne Nouvelle/CERC) et Hubert Heckmann (Université de Rouen/CEREdI), qui s’est tenu à l'Université de Rouen les 27 et 28 septembre 2018, grâce au concours du laboratoire CEREdI.

La transgression comme ressort narratif dans les épopées peules du Foûta-Djalon et du Foûta Tôro

Amadou Oury Diallo


Texte intégral

1Les épopées peules regorgent de motifs de transgression qui sont essentiels à leur trame narrative. La transgression y apparaît comme un ressort narratif important qui est souvent à l’origine du conflit et qui participe à sa mise en scène en tant que déclencheur et moteur des actions.

2Autant l’aventure héroïque de Samba Guéladiégui provient d’une série de transgressions, autant celle d’Abdoul Rahmâne en est jalonnée. La transgression se présente comme un élément central de dramatisation du conflit dans les récits épiques.

3Dans l’Épopée du Foûta-Djalon1, le conflit épique fondé sur l’antagonisme des valeurs trouve la problématique fondamentale de l’opposition entre Peuls du Foûta-Djalon et Mandingues du Gâbou. La transgression entraîne l’affrontement des valeurs et des principes antagonistes qui deviennent des enjeux axiologiques importants dont la représentation est généralement dualiste et contrastée : musulmans vs païens, Dieu vs idoles, vérité vs erreur, etc. Cette première opposition se double dans chaque camp d’un conflit causé par une transgression qui vient ainsi amplifier la tension.

4Dans L’épopée de Samba Guéladiégui2, le héros éponyme subit plusieurs transgressions. Menacé d’être tué par son oncle, Samba reste une bonne partie de son enfance travesti en jeune fille et quand il décide d’affirmer sa masculinité, il se fait d’une certaine manière exclure3 de la lignée impériale. Fortement marqué par la violation de ses droits naturels, Samba Guéladiégui manifestera un héroïsme démesuré en faisant fi de certains principes et en allant jusqu’à consommer la sauce interdite qui cause sa perte.

5L’épopée de Bocar Biro4, elle, présente un cas particulier de transgression. Le griot de Mamadou Pâthé, qui ne veut pas transiger avec l’honneur, sacrifie ce dernier en lui conseillant de refuser la condition imposée par son rival Bocar Biro. Et pour demeurer loyal envers son ami, le griot se coupe les doigts de la main pour signifier à Bocar Biro son refus absolu de toute forme de transgression de l’amitié.

6Sous ses diverses formes, la transgression demeure ainsi un motif narratif essentiel à l’épopée. Nous nous interrogerons sur la manière dont elle se forme, se déploie, se développe et enrichit la trame narrative des récits épiques. Cette problématique sera examinée à travers la formation de l’intrigue et le déroulement des actions.

La transgression comme fondement de l’intrigue 

Le récit dans son sens dynamique « consiste en un discours intégrant une succession d'événements d'intérêt humain dans l'unité d'une même action ». Trois des six5 constituants indispensables à tout récit dégagés par Claude Bremond6 touchent à la transgression (la succession d’événements, la transformation des prédicats et la causalité narrative).

7L’épopée, une des formes classiques du récit narratif, s’organise autour d’une problématique conflictuelle primordiale. La guerre, le conflit ou la lutte constituent en général le nerf de l’épopée. Selon Hegel, « la situation qui convient le mieux à la poésie épique est caractérisée par les conflits de l’état de guerre7 ». Élément consubstantiel de l’épique, le conflit tire souvent son origine de la transgression de quelque chose (une loi, une morale, une habitude, un interdit, etc.).

Jean-Marcel Paquette a montré que l’épopée met en œuvre une configuration caractérisée par trois types de conflit correspondant à une polarisation de l’univers épique (Chrétienté/Islam, Achéens/Troyens, etc.), une crise interne opposant les « frères d’armes » d’une même communauté (Ganelon/Roland, Unferth/Beowulf, Agamemnon/Achille, etc.) et une tension entre le héros et son double8.

Les récits épiques ici examinés s’inscrivent dans cette logique narrative. L’Épopée du Foûta-Djalon présente une configuration bipartite s’articulant autour d’un conflit principal opposant les Peuls musulmans et les Mandingues animistes, d’une part, et de deux crises majeures internes aux camps en présence, d’autre part. Dans le camp musulman, les Peuls font face à une crise entre l’empereur (Almâmy Oumar) et le héros épique (Abdoul Rahmâne) tandis que les Païens, eux, sont secoués par une discorde entre le roi Dianké Wâli et son aide de camp Toûra Sâné. De part et d’autre, une crise interne résultant d’une transgression vient s’ajouter au conflit principal.

La dimension axiologique induit à l’antagonisme, ce qui donne au conflit épique un caractère dualiste, voire manichéen, lequel se traduit par une posture égocentrique consistant à exalter les valeurs de soi et à déprécier celles des autres. Analysant ce trait classique, Florence Goyet note que « la mise en scène d’un gigantesque duel des valeurs [...] met aux prises les deux mondes9 » en présence. La bipolarisation qui se crée pose la transgression comme source principale ou fournit en tout cas la justification fondamentale du conflit qui, la plupart du temps, en occulte les véritables raisons.

C’est effectivement ce que l’on observe dans l’Épopée du Foûta-Djalon. Les causes de la guerre sont liées à une série de transgressions dont les Peuls sont victimes. Selon le griot :

« Il fut un temps où Dianké Wâli
Avait pris l’habitude de quitter le territoire du Tourouban.
Il venait ravir des Peuls du Foûta, au Foûta-Djalon,
Et il allait les vendre.
[De] certains d’entre eux, lorsqu’il rentrait (à Tourouban),
Il tranchait les têtes
Et il les mettait dans son four pour produire de la graisse.
Il plaçait une bouteille en dessous,
Et de la graisse qui en suintait,
Lui et sa femme s’en enduisaient (le corps et les cheveux).
(…)
Il avait pris l’habitude de prendre
Les têtes de ces Peuls du Foûta
Qu’il suspendait à l’extérieur de sa forteresse.
Ainsi d’où que l’on vienne du pays de Tourouban,
On voyait pendre ces têtes des Peuls du Foûta10 ».

Almâmy Oumar s’est donc engagé à combattre le royaume animiste pour mettre fin au trafic esclavagiste opéré dans les provinces frontalières au Gâbou. Venir faire des razzias de Peuls au Foûta-Djalon est une violation de l’intégrité territoriale. Cette transgression fut la cause principale mise en avant par l’épopée pour justifier le conflit. Elle fut aussi invoquée par Almâmy Oumar pour obtenir l’autorisation du Conseil des Anciens11 afin d’engager les troupes impériales dans la guerre. La dimension axiologique du conflit est très importante. Elle oriente la dramatisation de la guerre qui se traduit dans l’espace du récit par une violente surenchère verbale centrée sur les valeurs (l’identité et l’altérité). L’autre apparaît comme l’opposé de soi, dont les « valeurs », négativement présentées, sont toujours récusées. Dianké Wâli le roi animiste est décrit comme un affreux païen, « Fieffé mécréant, ennemi juré d'Allah12 », qu’il faut à tout prix abattre. De même, les Peuls sont dépeints comme des gens frêles et malfamés, qu’il faut écraser.

8Par ailleurs, dans L’épopée de Samba Guéladiégui la transgression est à l’origine même du conflit principal. L’intrigue de ce récit se noue autour du conflit familial mettant aux prises Samba Guéladiégui et son oncle Konko Boûbou Moûssa sur la succession au pouvoir. À la mort du père de Samba, Konko, qui lui succéda, prit une série de mesures tout à fait graves qui vont à l’encontre de la tradition. Aussitôt installé au pouvoir :

« huit jours après le commencement de son règne, Konko appela Séwi,
le gawlo (griot) de Guéladiégui.
Il lui dit : « A partir d’aujourd’hui, toi,
tu n’as plus aucune part au gouvernement du Fouta ;
tu ne recevras plus la part du Farba13,
tu ne seras plus au fait des affaires du Fouta,
(…)
demain, nous entrerons dans la demeure de mon frère.
Toute femme que nous y trouverons enceinte,
nous la tuerons,
de peur qu’elle ne mette au monde un roi14 ».

9Averti de cette décision, le griot Séwi parvint à tromper les contrôleurs du roi en leur présentant un pagne tacheté de sang indiquant que la femme avait ses règles et n’était pas enceinte. Samba Guéladiégui naquit dans ces circonstances et fut caché pendant un certain temps. Lorsque sa naissance fut connue, Séwi et sa mère le déguisèrent en jeune fille pour lui éviter d’être tué par son oncle. Mais, un jour, pendant qu’il se faisait tresser avec sa cousine Rella, de jeunes guerriers, étonnés de le voir tuer une souris, en étant couché, s’interrogèrent sur sa féminité. Samba, qui vivait mal son travestissement, exhiba son sexe et revendiqua sa masculinité en rejetant le prénom féminin Fatimata Guéladiégui15 qu’on lui avait attribué. Il se donna un prénom masculin : Samba Guéladiégui. Il alla voir Séwi pour qu’il chante ses louanges. Le griot déclama sa devise, ce qui poussa le roi à envoyer des émissaires voir ce qui se passait. Samba, d’un coup de fusil, tua le premier émissaire à se montrer et proclama non sans provocation : « Je viens de débuter dans le meurtre, //et le meurtre me deviendra une habitude16 ». Plus tard, Konko procéda au partage des biens entre les enfants de la famille en excluant volontairement Samba. Ce qui était une façon de l’effacer de la lignée.

10Ces mesures prises par le roi Konko à l’encontre de Séwi et de Samba constituent des violations que ce dernier ne pouvait pas tolérer. À partir de cet instant, le récit est ponctué de transgressions qui s’enchaînent, se répondent et s’enveniment jusqu’à atteindre le paroxysme. Samba et Konko deviennent des irréductibles ennemis qui se vouent une haine inextinguible. Samba déclare la guerre à Konko et part à la recherche d’une armée et des protections magiques. Désormais, il usera de tous les moyens pour étancher sa soif de vengeance, y compris les pires transgressions. La rencontre avec le Djinn Barahma accentuera sa témérité, sa démesure et surtout son inconvenance. Sa conduite sera dictée par ce conseil paradoxal du djinn : « Quiconque te prêtera le bien, paie-lui le mal si tu veux ! » Après avoir obtenu de Barahma des moyens de défense et de combat (amulettes, fusil mystérieux qui se charge tout seul et qu’on commande par la voix, plume permettant d’échapper à la vue des ennemis), Samba applique aussitôt le conseil sur son bienfaiteur en le massacrant :

« (…) Mais il est fou, ce djinn !
Il m’a dit qu’à quiconque me prêtera le bien, je paie le mal.
(…)
Il est clair que s’il arrive demain quelqu’un d’autre, ce Djinn lui fournira des protections !
Par Dieu, père Séwi… il ne fournira plus de protections à personne,
Oui, il ne protégera personne.
Samba revint jusqu’au Djinn, l’appela, le Djinn sortit.
(…)
Il tira sur le Djinn une décharge – kodop ! –
Le Djinn tomba, mais ne tomba pas avec son âme ;
Samba lui prit la barbe,
et lui coupa le cou17 ».

11Engagé dans un engrenage transgressif, Samba ne peut plus s’arrêter. En effet, après avoir tué le Djinn, il demande à un Maure de lui coudre la tête :

« Il dit : « Travaille ceci pour moi, je te paierai ».
« Ma foi, dit le Maure, moi je suis un cordonnier ».
« Bien », dit Samba, et il sortit la tête ; le Maure fit mine de s’enfuir, il sortit son fusil
et dit : « Assieds-toi ! »
Le Maure enveloppa entièrement la tête ; lorsque le Maure eut fini son travail,
il lui tira une décharge, et le Maure tomba18 ».

12Héros téméraire, Samba ne recule devant rien. Cette démesure l’entraînera dans une transgression qui causera sa perte. Le Djinn lui avait signalé un interdit alimentaire à éviter absolument : le mâfé lâlo19. N’en pouvant plus de ses exactions, les ennemis de Samba vinrent à découvrir son secret et firent tout pour en finir avec lui. Le griot raconte à ce propos :

« Ils [les ennemis de Samba] poussèrent alors Rella à le haïr.
Rella alors prit peur ;
ce fut comme si la tête lui tournait ;
elle attendit leur retour,
et cuisina le mâfé lâlo.
Il arriva (…)
et dit : « Appelez Séwi, que nous mangions ».
À peine Séwi fut-il assis, Samba découvrit le mâfé lâlo.
Aussitôt le fumet pénétra dans ses narines – balaw !
Il fut alors comme pris de vertiges ;
la maladie le frappa.
(…)
Samba expira20 ».

13L’épopée de Samba Guéladiégui se ferme à travers une ultime transgression. Cette fois-ci c’est le héros lui-même qui est victime d’une transgression post-mortem. Le griot relate à ce propos qu’après la mort de Samba :

« Un Peul
à l’aventure trouva la tombe de Samba.
Il prit une pierre
et la jeta – wirr ! – sur la tombe :
« Un homme mauvais, un agité est là couché ! »
Quelque chose sortit de la tombe et tomba sur le Peul ;
le Peul mourut.
On dit : « Samba a tué de son vivant, Samba a tué après sa mort21 ».

14D’autres formes de transgression apparaissant comme les forces motrices des actions sont aussi à prendre en compte.

La transgression comme moteur des actions

Si la transgression participe au conflit principal, elle peut aussi être un motif narratif qui développe et enrichit l’intrigue.

Dans l’Épopée du Foûta-Djalon, la première transgression concernant le camp peul apparaît dans l’épisode du rassemblement des troupes, où l’empereur refuse de répondre aux salutations du futur héros Abdoul Rahmâne. L’incident est raconté comme suit :

« Après avoir aperçu le souverain de Timbo,
Il descendit de son destrier, mit pied à terre,
(…)
Et s’apprêta à saluer l’Almâmy de Timbo.
L’Almâmy le regarde si longuement
Que le temps passa jusqu’à vouloir s’éterniser.
– Oui.
– Il dit : « Ah !
– Est-ce pour vous moquer de moi que vous êtes venus ?
Eh ! Regarde ! Cheikh Sâliou Ballah de Koyin
M’a envoyé un petit enfant
Qui n’a pas eu de barbe !
(…)
Moi, je n’échangerai pas de salutations avec un petit enfant
Dont la bouche sent le lait maternel22 ».

Par son acte Almâmy Oumar transgresse deux règles de bienséance recommandées aussi bien par le pulaagu, code éthique peul23, que par l’Islam24. Il s’agit de l’obligation de répondre aux salutations et du droit sacré d’accueillir l’hôte. Le refus de saisir la main tendue d’Abdoul Rahmâne constitue une humiliation de Koyin devant les autres provinces du Foûta. Cette situation crée une véritable tension entre Abdoul Rahmâne et lui ; tension qui est loin de finir car ce dernier a promis de se venger de l’affront qu’il a subi. La crise entre Almâmy Oumar, qui représente l’autorité politico-religieuse, et Abdoul Rahmâne, la figure guerrière, fait planer le doute dans le camp peul. L’éventuelle défection ou le sabotage de la guerre par les troupes de Koyin conduites par Abdoul Rahmâne pourrait compromettre pour le Foûta le fait de gagner le conflit. À cause de la transgression du roi, le héros est en butte à deux problèmes : sa jeunesse et l’attitude hostile d’Amâmy Oumar qui, en plus de l’avoir humilié, met en doute sa valeur et sa maturité.

Cette crise interne traduit le conflit de générations entre le jeune Abdoul Rahmâne et l’empereur Almâmy Oumar. Elle découle du caractère gérontocratique et hiérarchique de la société.

Sur le plan narratologique, l’action d’Almâmy Oumar constitue un motif qui contribue à l’enrichissement de l’intrigue épique et qui la fait progresser dans la mesure où la crise qui s’est ainsi installée perdure et rebondit, même pendant la revue des troupes où, une fois encore, Almâmy Oumar invective Abdoul Rahmâne en lui demandant son nom avec une condescendance manifeste :

« (…) Toi, jeune homme, comment te nommes-tu ? »
Abdoul Rahmâne de Koyin refusa de répondre
L’Almâmy de Timbo reprit : « Jeune homme, comment te nommes-tu ?25 ».

15Humilié par cette interpellation qui est pour le moins incorrecte devant des milliers de combattants, le futur héros réplique énergiquement contre l’Almâmy :

« Abdoul Rahmâne leva la tête,
Regarda l’Almâmy de Timbo et dit :
« Veuillez comprendre, Almâmy, que je ne suis pas sourd ».
– Oui (le répondeur).
– Il dit : « Les propos que vous avez tenus,
Je les ai bien entendus.
Mais ce qui m’empêche
De vous dire mon nom en ce moment,
C’est parce que mon grand-père (…)
M’a fait suivre par mon griot, Farba Sâda.
(…)
Il dit : « Si je disais, ici, mon nom,
Alors que je suis avec mon griot,
(…)
Je serais un bâtard dans la lignée
Du Cheikh Sâliou Ballah de Koyin26 ».

16La tension est devenue si intense que le griot Farba Sâda a dû s’interposer entre les deux personnages pour jouer les bons offices. Ce n’est que peine perdue parce que le héros dont l’honneur est blessé répond indirectement à l’Almâmy en ces termes :

« (…) fais savoir à l’Almâmy…
L’Almâmy m’a humilié.
(…)
L’Almâmy a humilié notre province !
Il nous a offert, nous, gens de Koyin,
Comme objet de raillerie au Foûta-Djalon.
(…) Mais, de ma part, fais savoir à l’Almâmy…
Lorsque la balle blanche s’élancera,
La Vérité27 apparaîtra et l’Erreur disparaîtra
Car l’Erreur28 est appelée à disparaître.
(…)
Lorsque nous serons aux prises,
Que les Païens du Ngâbou
Et les Peuls du Foûta seront aux prises…
(…) Je ferai savoir à l’Almâmy de Timbo
Que j’ai une barbe dans mon ventre-ci29
Qui égale en longueur la queue du pur-sang qui est arrêté ici30 ».

17De nouveau, le griot intervient en usant cette fois-ci de toute la sagesse et la diplomatie qui conviennent pour apaiser la tension et décanter la situation. Il fait l’éloge des deux personnages en rappelant la noblesse et la grandeur de leur ascendance en adjurant Almâmy Oumar en ces termes :

« Almâmy, daignez vous résigner.
Celui sur qui repose la responsabilité de toute une communauté
Doit tolérer certaines choses en se résignant.
Il doit se résigner, l’Almâmy de Timbo !31 ».

18Ce n’est qu’après cette intervention du griot que la tension baisse et que l’intrigue principale se relance. Cependant cette tension ne disparaîtra totalement que quand le héros épique enverra à l’Almâmy les nombreuses têtes des païens qu’il a massacrés au cours des premiers combats. Grâce à ces exploits, l’Almâmy change d’attitude : il félicite le héros et lui décerne le titre d’« Alfâ » si précieux et prisé à l’époque. À ce propos, le griot, rapporte :

« Eh ! Bravo, combattants du Foûta-Djalon !
Si, hier, toi, Abdoul Rahmâne de Koyin,
Tu n’étais prénommé que Abdoul Rahmâne seulement,
Aujourd’hui, tu es devenu Alfâ Abdoul Rahmâne32 ».

Parallèlement à cette situation, dans le camp des païens, une crise divise le roi Dianké Wâli et son aide de camp Toûra Sâné. Étant le seul à être épargné de l’équipe d’estafette envoyée en mission de reconnaissance par l’armée païenne, dès son retour Toûra Sâné demande à Dianké Wâli de prendre la fuite. Ce dernier s’y oppose et tente en vain de l’en dissuader. Mais Toûra Sâné lui rétorque :

« (…) Je jure par l’immense armée peule qui me fait fuir,
Je jure par mon cheval,
Je jure, moi aussi, par ma pipe, Dianké Wâli…
Je ne parle pas du mois passé,
Mais aujourd’hui, Dianké Wâli,
Au rythme habituel de la succession des jours et des nuits,
Si l’Almâmy de Timbo te trouve ici, aujourd’hui…
– Oui.
– Si quelqu’un prendra la part qui lui est dévolue
Dans le territoire du Ngâbou,
C’est bien moi qui suis en train de fuir
Et non toi qui est assis ici 33 ».

La fuite de Toûra Sâné constitue une grave transgression de l’éthique de l’aristocratie du Gâbou fondée sur l’héroïsme et l’honneur. Selon, en effet, l’historien Djibril Tamsir Niane : « La raison d’être du nianthio [noble]34, c’est la bravoure ; guerrier impavide, il ne doit à aucun moment manifester de signes de faiblesse. Le nianthio n’a pas peur de la mort ; il est prêt à mourir pour défendre le Gabou, dont il est le gardien. Il préfère la mort à l’esclavage, aussi le suicide est-il pratique courante chez les nianthio. Il ne supporte ni le déshonneur ni l’asservissement. […] Le nianthio ne trouve de plaisir qu’à la guerre35 ».

Ce credo belliciste a beau inciter à l’héroïsme, Toûra Sâné ne le foule pas moins aux pieds. Le fait d’appartenir à la classe noble fait que son acte est plus grave. À l’instar de ce qui se passe chez les Peuls, l’issue du conflit dans le camp mandingue devient très incertaine avec la fuite de Toûra Sâné. Face à cette situation, la réaction du roi complètement désarçonné en dit long sur les conséquences immédiates de la transgression. Troublé, sa lucidité en a pris un coup sévère. Le griot dit à ce propos :

« Ensuite, ce jour-là, Dianké Wâli…
– Oui.
– C’est à ce moment-là qu’il prit de nouveau le tas de sable
Que Toûra Sâné avait apporté et il s’assit dessus.
Il dit : « Puisse Dieu le préserver de fuir devant un Peul du Foûta
Qui mange de la patate et du taro36 ».

19Enfin, dans l’épopée de Bocar Biro, on observe un cas particulier et complexe de transgression. C’est à la fois une transgression et un refus de la transgression. La situation advient à un moment crucial du récit. Bocar Biro et son demi-frère aîné Mamadou Pâthé s’affrontent pour accéder au trône. La lutte fait rage entre eux. Bocar Biro, qui a vaincu, impose à son grand frère un choix délicat : devenir son simple valet37 pour continuer à vivre ou bien être assassiné. Le choix était d’autant plus difficile qu’il mettait l’honneur en jeu. Or l’éthique peule n’admet en aucune façon de transiger avec cet absolu. Fallait-il préférer vivre indignement ou mourir en sauvant son honneur ? Si Mamadou Pâthé avait opté pour la vie, il serait devenu mort socialement car il aurait violé la plus sacrée des vertus. Par contre, s’il avait mis en avant son honneur, il n’aurait rien perdu puisque pour le Peul la mort est préférable au déshonneur. Tel est le dilemme dans lequel se trouvait Mamadou Pâthé. Comme il était de coutume, il alla rendre compte à son griot et lui demander conseil. Le griot, indigné, fit le choix de l’honneur en disant au malheureux qui le consulte :

« Va dire à Bocar Biro, fils de Diârîwou,
Que tu refuses et que la mort t’est plus acceptable
Que ce qu’il t’a demandé38 ».

20Par ces propos, qui sont l’expression achevée du refus de toute forme de transgression concernant l’honneur, le griot aggrave la crise politique, dont l’issue devient inexorablement tragique. Bocar Biro fit décapiter aussitôt Mamadou Pâthé. Il demanda au griot de ce dernier d’aller voir s’il reconnaissait le cadavre de son ami. Le griot entonna la devise du défunt et révéla les nombreuses fois où celui-ci avait vaincu son bourreau :

« Toi Almâmy Bocar, tu sais Pâté et toi vous fonçâtes sur
Diammou Silatigui sur le sommet du mont Kalansâre.
Vous vous battîtes durement pendant trente-trois jours.
Lui, Almâmy Pâté, il triompha de toi,
Il trancha sa tête et implanta la foi.
Vous fonçâtes sur Mâma Fâmora
Au milieu des rochers pour la cause de Dieu.
Vous vous battîtes durement pendant trente-trois jours.
Lui Almâmy Pâté, il te surpassa, il triompha de toi,
Il trancha sa tête et implanta la foi39 ».

21Furieux d’entendre ces propos, Bocar Biro jeta par terre la tête du défunt. Connaissant les talents du griot, il lui proposa de le rétribuer le double de ce qu’il gagnait pour qu’il se mît à son service. Mais en guise de réponse, le griot alla tout simplement chercher un coupe-coupe et un pilon qu’il posa devant Bocar Biro. Et sans sourciller, il se coupa la main droite. Par cet acte, il signifiait sa fidélité indéfectible au défunt en rejetant la demande de Bocar Biro et en lui rappelant subtilement son origine servile à travers « le pilon ». En se coupant la main avec laquelle il jouait de l'instrument de musique pour bercer en faisant l'éloge de son ami, il mettait fin à son art et se mettait à l’abri de toute trahison de l’amitié. Enfin, comme pour expliciter davantage son acte, il vint dire au meurtrier :

« Je vais te faire savoir une seule chose ou bien deux.
Si des gens goûtent du miel ensemble,
Mangent un bon plat ensemble,
Lorsqu’on leur apporte une mauvaise boisson40,
Ils doivent aussi la boire ensemble41 ».

C’est là une façon de signifier que la vraie fidélité doit être manifestée tant dans les pires moments que les meilleurs. Incrusté dans l’intrigue principale cet épisode apparaît comme un micro-récit ayant pour but de chanter l’épopée du vaincu, Mamadou Pâthé. Si sur le plan historique Bocar Biro passe pour avoir été le plus brave des fils de son père, l’honneur de Mamadou Pâthé devait rester intact. Cette adjonction crée un rééquilibrage. En choisissant la mort plutôt que le déshonneur, Mamadou Pâthé a fait preuve de dignité. Le rappel de ses anciennes victoires sur Bocar Biro amoindrit la valeur de celui-ci. Le refus du griot et l’acte suprême qui s’en est ensuivi viennent rehausser la valeur et la dignité des vaincus. Le choix courageux de Mamadou Pâthé et l’action de son griot sont symboliquement plus significatifs. L’épopée qui vise la célébration de la communauté à travers ses héros ne pouvait remplir cette fonction sans l'intégration de cet épisode.

Conclusion

La transgression ainsi analysée participe à l’origine et à la mise en branle de l’intrigue dans les récits épiques. Elle apparaît de deux manières. Tantôt elle constitue le nœud de l’intrigue. Élément narratologique, la transgression se révèle être alors un ressort narratif consubstantiel à l’action épique : sans une norme à transgresser, l’héroïsme serait limité et n’aurait pas de sens car la démesure a besoin d’une limite à franchir, des normes à outrepasser pour exister. L’hybris42 comme qualité essentielle du héros devient la notion clé de l’aventure épique. C’est ce qui explique l’attitude de Samba Guéladiégui, héros hors pair qui ne transige jamais avec l’honneur et qui s’accomplit dans la transgression.

Tantôt la transgression se greffe sur le conflit principal qui, en se doublant dans chaque camp, se complexifie et amplifie du même coup la tension dramatique. La transgression constitue alors le moteur de l’action épique. De part et d’autre, la transgression assure une fonction centrale et dynamique car elle déclenche une sorte d’action-réaction-rebondissement. Comme dans un engrenage, les actions s’enchaînent, s’entrechoquent et se dirigent inévitablement vers une issue qui sacre l’apothéose héroïque et célèbre les valeurs essentielles de la communauté. Ainsi se présente l’Épopée du Foûta-Djalon, qui met tout en œuvre pour exalter les Peuls à travers son héros. Le refus d’Almâmy Oumar de répondre aux salutations d’Abdoul Rahmâne constitue un motif narratif fondamental pour parachever l’initiation du futur héros et l’affirmer comme figure héroïque incontestable et acteur favori au sein du camp peul. La transgression participe ainsi au rite initiatique du jeune Abdoul Rahmâne en ce sens que, grâce à elle, il parvint à s’imposer en tuant symboliquement l’enfant qui est en lui. Chez les Mandingues, par contre, au lieu de les fortifier, la transgression de Toûra Sâné accroît certes la tension mais les affaiblit ; elle profite en fait aux Peuls.

L’épopée de Bocar Biro, elle, met en jeu la question de l’honneur. Par son statut de garant de l’ordre social et de la mémoire collective, le griot tranche la question de façon tout à fait tragique : il sacrifie la vie de son ami et s’ampute d'une main ; par ces deux gestes forts, le griot s’oppose à une double transgression, l’une visant à souiller l’honneur du vaincu et l’autre à remettre en cause l’ordre social établi43.

La transgression est ainsi un motif narratif essentiel qui participe autant à la formation et au développement de l’intrigue qu’à la tension et la dynamique des récits épiques.

Bibliographie

Amadou Ly, L’épopée de Samba Guéladiégui, Éditions Nouvelles du Sud, IFAN/UNESCO, 1991.

Amadou Oury Diallo, Épopée du Foûta-Djalon, la chute du Gâbou, version peule de Farba Ibrâhîma Ndiâla, Paris, L’Harmattan – IFAN-OIF, 2009.

Amadou Oury Diallo, Épopée de Bocar Biro, version de Farba Ibrâhîma Ndiâla, inédit.

Claude Bremond, « La logique des possibles narratifs », Communications, n°8, Paris, 1966.

Djibril Tamsir Niane, Histoire des Mandingues de l’ouest, Paris, Arsan, 1989.

Florence Goyet, Penser sans concepts : fonction de l’épopée guerrière. Iliade, Chanson de Roland, Hôgen et Heiji monogatari, Paris, Honoré Champion éditeur, 2006 («Bibliothèque de littérature générale et comparée », 61).

Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Esthétique, traduc. française par Jankélévitch, Paris, Aubier. éd. Montaigne, 1944, tome 3.

Jean-Marcel Paquette, « Définition du genre », Typologie des sources du Moyen Âge occidental, fasc. 49 : L’épopée, Turnhout, Brepols, 1988.

Jean-Michel Adam, Les textes : types et prototypes, Paris, Nathan, 1992.

Thierno Diallo, Les Institutions politiques du Fuuta Dyalon au XIXè siècle, Dakar/IFAN (Initiations et Études Africaines, 28), 1972.

Notes

1 Amadou Oury Diallo, Épopée du Foûta-Djalon, la chute du Gâbou, version peule de Farba Ibrâhîma Ndiâla, Paris, L’Harmattan – IFAN-OIF, 2009.

2 Amadou Ly, L’épopée de Samba Guéladiégui, Éditions Nouvelles du Sud, IFAN/UNESCO, 1991.

3 Konko Boubou Moussa, en procédant au partage des biens de la famille entre la fratrie tout en excluant Samba, sort celui-ci de la lignée.

4 Amadou Oury Diallo, L’épopée de Bocar Biro, version de Farba Ibrâhîma Ndiâla, inédit.

5 Claude Bremond, « La logique des possibles narratifs », Communications, n° 8, Paris, 1966, p. 62.

6 Succession minimale d’événement, unité thématique, des prédicats transformés, un procès, la causalité narrative d’une mise en intrigue et une évaluation finale. Pour plus d’informations sur ces éléments, voir Jean-Michel Adam, Les textes : types et prototypes, Paris, Nathan, 1992, pp. 46-59.

7 Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1944), Esthétique, traduc. française par Jankélévitch, Paris : Aubier. éd. Montaigne, tome 3, deuxième partie : les romantiques (suite) : la poésie, p. 117.

8 Jean-Marcel Paquette, « Définition du genre », Typologie des sources du Moyen Âge occidental, fasc. 49 : L’épopée, Turnhout, Brepols, 1988, p. 29-32.

9 Florence Goyet, Penser sans concepts : fonction de l’épopée guerrière. Iliade, Chanson de Roland, Hôgen et Heiji monogatari, Paris, Honoré Champion éditeur, 2006 (« Bibliothèque de littérature générale et comparée », 61), p. 20-21.

10 Épopée du Foûta-Djalon, op. cit., p. 47-49.

11 Thierno Diallo, Les Institutions politiques du Fuuta Dyalon au XIXè siècle, Dakar/IFAN (Initiations et Études Africaines, 28), 1972, p. 221.

12 Épopée du Foûta-Djalon, op. cit., p. 125.

13 Lors de certains partages, il y a des parts qui reviennent de droit au « griot » de la famille. Il va sans dire qu’un griot royal tirait beaucoup d’avantages de sa position.

14 Amadou Ly, L’épopée de Samba Guéladiégui, op. cit., p. 40-41.

15 Ibid., p. 49.

16 Ibid., p. 53.

17 Amadou Ly, L’épopée de Samba Guéladiégui, p. 79.

18 Ibid., p. 81.

19 Sauce à base de feuilles de baobab séchées ou faite avec une résine qui s’obtient avec la sève de certains arbres, L’épopée de Samba Guéladiégui, op. cit., p. 76-77.

20 Amadou Ly, L’épopée de Samba Guéladiégui, op. cit., p. 171-172.

21 Ibid., p. 173.

22 Épopée du Foûta-Djalon, op. cit., p. 93-95.

23 « Dimo si hiwraa-ma, himo foti hiwritataade : Quand le peul est salué, il est tenu de répondre ».

24 « Si on vous fait une salutation, saluez d’une façon meilleure ; ou bien rendez-la (simplement) à l’identique », Sourate 4, An-Nisâ, Les Femmes, verset 86.

25 Épopée du Foûta-Djalon, op. cit., p. 129.

26 Ibid., p. 129-131.

27 L’islam.

28 L’animisme.

29 Ventre comme siège du courage.

30 Épopée du Foûta-Djalon, op. cit., p. 137-139.

31 Ibid., p. 139.

32 Ibid., p. 163.

33 Ibid., p. 187.

34 Constituant la première classe de la noblesse dans le royaume du Gâbou, le nianthio (écrit quelque fois nantio) est un prince qui accédait au pouvoir par voie matrilinéaire.

35 Djibril Tamsir Niane, Histoire des Mandingues de l’ouest, Paris, Arsan, 1989, p. 86-87.

36 Épopée du Foûta-Djalon, op. cit., p. 189.

37 Celui qui se vêtit de ses vieux habits, qui termine le reste des plats, racle le fond des bols et débarrasse les tables.

38 L’épopée de Bocar Biro, op.cit.

39 Ibid.

40 Mot à mot : une boisson faite des fruits du caroubier mélangés avec la boue.

41 L’épopée de Bocar Biro, op.cit.

42 L’hybris « est ce qui caractérise par définition le héros ; c'est le « trop » de «huperthumon » », c'est la transgression des règles de la nature (Florence Goyet, Penser sans concepts…, op. cit. p. 48).

43 La volonté de Bocar Biro de récupérer le griot de Mamadou Pâthé viole l’ordre social car chaque famille dynastique disposait de son griot attitré.

Pour citer ce document

Amadou Oury Diallo, « La transgression comme ressort narratif dans les épopées peules du Foûta-Djalon et du Foûta Tôro  », dans La Transgression dans l'épopée : Actes du VIIIe Congrès international du REARE (Rouen, 2018), sous la direction de Claudine Le Blanc et Hubert Heckmann, Publications numériques du REARE, 10 juin 2024 Licence Creative Commons

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/reare/index.php?id=617

Quelques mots à propos de :  Amadou Oury Diallo

Enseignant chercheur à l’Université Assane-Seck de Ziguinchor où il est membre du CREILAC (Centre de Recherche Interdisciplinaire sur les Langues, les Littératures, les Arts et les Cultures), Amadou Oury Diallo travaille sur l’épopée, le mythe, le conte et la poésie orale dans la tradition peule. Il a récemment publié « La configuration du temps dans les épopées du Foûta-Djalon » dans Les Temps épiques : Structuration, modes d’expression et fonction de la temporalité dans l’épopée, (dir. Claudine Le Blanc et Jean-Pierre Martin), Publications numériques du REARE, 15 novembre 2018 et « État des lieux de la recherche sur les épopées du Foûta-Djalon » dans Le Recueil Ouvert [En ligne], 2018.