La Transgression dans l'épopée
Actes du VIIIe Congrès international du REARE (Rouen, 2018)

sous la direction de Claudine Le Blanc (maître de conférences HDR en littérature comparée à l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3) et de Hubert Heckmann (maître de conférences en langue et littérature françaises du Moyen Âge à l’Université de Rouen)

Le volume constitue les actes du huitième congrès du Réseau Euro-Africain de Recherches sur les Épopées (REARE), organisé conjointement par Claudine Le Blanc (Sorbonne Nouvelle/CERC) et Hubert Heckmann (Université de Rouen/CEREdI), qui s’est tenu à l'Université de Rouen les 27 et 28 septembre 2018, grâce au concours du laboratoire CEREdI.

Nouvel ordre socioculturel et comportements transgressifs. Le héros peul face à la culture arabo-islamique

Cheick Sakho


Texte intégral

1Présent en Afrique subsaharienne dès le IXe siècle, l’islam a fini par devenir, à partir du XVIIIe siècle, la religion officielle de plusieurs États, notamment peuls (Boundou, Fouta Djallon, Fouta Tooro, Macina, entre autres).

2Dans ce nouveau contexte, se développe une riche littérature épique (épopées religieuses) inspirée des conquêtes islamiques menées, essentiellement, par les populations autochtones elles-mêmes. On voit alors émerger de grandes figures épiques : Thierno Souleymane Baal (chef de file de la révolution maraboutique de 1776), Abdoul Kader Kane (premier almaami du Fuuta Tooro), El Hadj Oumar (l’un des plus grands, sinon le plus grand propagateur de l’islam en Afrique de l’ouest, pour ne citer que ceux qui sont originaires du Fouta Tooro.

3Cependant, si l’islam a, globalement, bien été accueilli dans ces différents royaumes, son avènement met au contact deux cultures, deux modes de vie, deux visions du monde souvent inconciliables. Très vite, donc, des comportements et des habitudes multiséculaires se retrouvent proscrits. Il est alors courant de voir, dans certains récits épiques, des personnages imbus de leur culture adopter des comportements transgressifs vis-à-vis des nouvelles normes socioculturelles.

4Dans cette étude qui s’appuiera sur les « épopées religieuses1 » peules, nous analyserons l’attitude réfractaire de trois figures épiques nourries aux idéaux de la légendaire pulaagu (code de conduite qui régit la vie des Peuls) : Farba Ndioum, un ceɗɗo2 (pl. seɓɓe) qui a pris une part active dans la révolution initiée par Thierno Souleymane Baal, Aliou Arɗo Ndiérébi qui a permis à l’armée omarienne d’annihiler la résistance de Karounka Diawara et le prince peul du Macina, Boubou Arɗo Galo, opposé au prosélyte Cheikhou Amadou.

Farba Ndioum, un ceɗɗo au cœur de la révolution maraboutique

5En 1776, une révolution conduite par le marabout Thierno Souleymane Baal dépose la dynastie presque tricentenaire des deeniyankooɓe (sing. Deeniyaŋke)3 et installe, au Fouta Tooro, un régime théocratique d’inspiration islamique.

6Après avoir tué à Kellol le satigi4 Soulé Boubou abandonné par ses principaux chefs de guerre5, Thierno Souleymane Baal s’empare de sa capitale Horkaƴere et demande à ses hommes de récupérer les sept tambours royaux (bawɗi alamari) qui détiendraient des pouvoirs maléfiques et garantiraient le pouvoir des deeniyankooɓe. Ils se heurtent, cependant, au refus catégorique de Nima, un partisan du roi déchu qui accuse le marabout de n’être intéressé que par le pouvoir avant de l’inviter à un duel. Celui-ci accepte le défi mais demande, cependant, un délai afin de se préparer. En réalité son intention est de mettre à profit ce temps de préparation pour faire son halwa (retraite spirituelle) afin de solliciter l’aide de Dieu. Bassirou Dieng dit à ce propos que le marabout-héros « se déplace essentiellement comme une puissance mystique qui neutralise les forces magiques traditionnelles »6.

7À ce stade du récit, le narrateur utilise une analepse pour rappeler une scène dialoguée entre le marabout Thierno Souleymane et Farba Ndioum, désigné parfois, dans le récit, par le sobriquet « L’homme-qui-urine-debout », en référence à son comportement qui transgresse les règles de la nouvelle religion et heurte la morale.

Mais un homme appelé Farba Njum,
Qui avait l’habitude d’uriner debout…
Chaque fois qu’il le faisait, le marabout le faisait appeler et lui ordonnait de cesser cela,
Mais il refusait toujours d’obtempérer en déclarant : « Laisse-moi faire ainsi,
Un jour viendra où… »
Le marabout le coupait, alors, net : « Un adulte qui urine debout,
De quel jour pourrait-il se targuer ? »
À l’époque, la religion n’avait pas autant de succès, elle n’avait pas beaucoup d’adeptes.
Il lui répondait : « Ce jour viendra assurément… »7

8Cette scène est assez illustrative du comportement de cet homme qui refuse de se conformer à toutes les exigences des nouveaux dirigeants du pays. En effet, rappelé à l’ordre de nombreuses fois par le marabout, il persiste dans son comportement qui consiste à transgresser les normes édictées par les nouveaux maîtres du pays. Le fait d’uriner debout et de persister à le faire est une forme de refus de se conformer aux nouvelles exigences. Car, en urinant debout, on reçoit sur ses habits, et son corps les éclaboussures des urines considérées comme une souillure. Ce qui fait que Farba Ndioum n’est donc jamais dans les conditions de s’acquitter, normalement, de la prière ; un des piliers les plus essentiels de l’islam. Farba Ndioum comme tout bon ceɗɗo (pl. seɓɓe) serait donc un pratiquant peu assidu ou qui n’observerait pas toute la rigueur y afférant et toujours disposé à abandonner la religion pour retourner à ses anciennes pratiques. Le sociologue sénégalais, Yaya Wane, renseigne à ce propos qu’  il [le ceɗɗo] n’aurait accepté l’islam que parce que vaincu par ses propagateurs […] et qu’il lui arrivait même de prier sans au préalable se conformer aux rites des ablutions purificatrices. »8

9Uriner debout n’est donc qu’une forme de défiance vis-à-vis des nouvelles normes, une forme de refus de pratiquer la prière tout court ou s’il faut la pratiquer, le faire sans respecter toutes les exigences.

10Farba Ndioum agit dans ce récit comme une sorte de mercenaire qui ne participe pas à l’aventure des révolutionnaires par conviction mais uniquement pour le butin. La guerre pour lui n’est ni plus ni moins qu’une activité comme une autre. Parlant des seɓɓe, Oumar Kane souligne « Peu islamisés, les seɓɓe sont élevés dans l’idéologie de la guerre. […] Impavides devant la mort, ils redoutent plus que tout le déshonneur »9.

11Le marabout Thierno Souleymane Baal, malgré toute la rigueur qui le caractérise et la noblesse de sa mission doit faire contre mauvaise fortune bon cœur et s’accommoder de ce compagnon atypique dont il ne peut pas prendre le risque de se séparer. En effet, c’est Farba Ndioum qui relèvera le défi en affrontant Nima à sa place.

Puis reprit : « Ceerno ! »
Celui-ci répondit : « Oui ! »
Il lui dit : « Sors donc et viens voir ce dont est capable
Celui-qui-urine-debout.
Sors et viens admirer mon exploit. »
Il sella son coursier et se dirigea vers Niimaa ;
Niimaa leva la main et ouvrit le feu sur lui.
Ils se ruèrent l’un sur l’autre.
Ils s’enfoncèrent dans la brousse
Et revinrent dans le village
Ils retournèrent encore dans la brousse ;
Il regarda Niimaa et éclata de rire.
Et dit : « Continue si tu en es encore capable
Quand tu auras fini, je te donnerai ce que j’ai et tu l’ajouteras à ce que tu as. »
Niimaa fit tout ce qui était en son pouvoir et finit par s’épuiser.
Il demanda à Niimaa de se retourner pour qu’il lui montre ;
Niimaa se retourna ;
Chevauchant son destrier, Farba Njum s’élança
Et, avec son fusil, lui envoya une décharge en pleine tête,
Niimaa s’écroula lourdement de son cheval.
Il le traîna par un pied pour le présenter au marabout
Et lui dit : « Eh Ceerno !
As-tu admiré l’exploit de Celui-qui-urine-debout ? »
Le marabout l’admira longuement, laissa éclater sa joie :
Et dit : « À partir d’aujourd’hui, si tu as envie d’uriner, tu as la permission d’uriner debout,
Puisque tu es capable de tels exploits. »10

12Ce passage, au-delà de la dramatisation de la scène permet d’entériner définitivement la victoire des marabouts qui deviennent désormais les maîtres du pays. Car pour en finir avec les deeniyankooɓe, il ne suffisait pas seulement de tuer le satigi, il fallait également confisquer les sept tambours royaux qui étaient à la fois insignes de leur pouvoir et symboles de leur puissance.

Aliou Arɗo Ndiérébi, un maître de culte dans le djihad omarien

13« Va balayer les pays »11. C’est l’injonction qu’Elhadj Omar reçut du Prophète de l’islam. Henri Gaden, le traducteur de la qacida12 de Mouhamadou Aliou Tyam précise, dans une note infrapaginale, que cette injonction signifie « Va les nettoyer des ordures du paganisme ».

14On s’étonnerait donc, dès lors, qu’investi d’une telle mission, Elhadj Omar puisse compter parmi ses compagnons un homme comme Aliou Arɗo Ndiérébi, plutôt versé dans les sciences occultes. Le terme arɗo, désigne un silatigi (maître d’autels). Ce qu’Elhadj Omar, le djihadiste a, justement, pour mission de combattre.

15Cependant, face à Karounka Diawara, le prince bambara, protégé par de puissants fétiches, l’armée des djihadistes et les prières du saint-homme s’avèrent impuissantes. Elhadj Omar doit alors recourir aux services de son compagnon silatigi, Aliou Arɗo Ndiérébi, qui fournit la solution qui lui permettra d’arriver à bout de la résistance de ce redoutable adversaire :

Un matin, alors qu’il discutait avec ses compagnons fuutaŋkooɓe,
Omar par une allusion à la parenté à plaisanterie entre fulɓe et toorodɓe,
Improvisa : « Arɗo Aliou Njerebi, moi je crois que notre science est supérieure à la vôtre.
Vous, votre science relevait du paganisme et a totalement disparu, aujourd’hui. »
Celui-ci répondit : « Non, nullement ; mais puisqu’on n’a pas été sollicité… »
Il reprit : « De quoi s’agit-il ? »
Omar répondit : « N’est-ce pas Karounka, ce maudit, il est divisé en [deux parties]
Du nombril vers le haut il est un chef païen
Du nombril vers le bas il est un saint.
- Si tu le permets, je pourrais faire quelque chose. »
Il lui répondit : « Je te donne la permission. »
Il sortit la petite besace qu’il détenait par devers lui depuis son départ de Gede13,
En retira un sachet de lalo14, prit de l’eau et posa le tout au centre du cercle qui s’était formé
Il prit ensuite une pincée ici, une autre là, mit le tout dans une calebasse et battit [le mélange],
Karounka apparut, accompagné de l’un de leurs compagnons
Il versa le mélange et en fit un autre.
Il prit encore de la poudre [de lalo] et battit
Karounka apparut à nouveau, accompagné de l’un de leurs compagnons.
Il renouvela à trois reprises l’opération
Puis dit : « Maître ! »
Omar répondit : « Oui ! »
Il lui dit : « Celui-là, je l’ai vu bien avant notre départ
Mais je ne savais pas qu’il s’agissait de ce maudit.
Cependant, quelqu’un parmi nous devra partager son sort
Sinon, d’ici cent ans, nous ne parviendrons à le vaincre. »15

16En sollicitant les services d’Aliou Arɗo Ndiérébi, El hadj Omar réussit à résoudre un problème qu’il n’a pas pu résoudre avec sa propre puissance mystique. La puissance magique du silatgi relaie ainsi la puissance mystique du marabout. La machine du djihad qui semblait grippée peut désormais reprendre et passer à une autre vitesse.

17Le récitant présente ainsi une scène qui montre la prégnance du syncrétisme religieux dans les sociétés africaines. Mamadou Dia soutient à ce propos qu’

il (l’islam) aura d’ailleurs à recevoir de l’hôtesse (l’Afrique) tout au long de ses contacts avec elle comme jadis de la part des populations bédouines de l’Antique Arabie, comme partout où il a affaire à de vieilles cultures, en Asie, dans le Proche-Orient, des éléments qui troublent sa pureté originelle et lui donneront un cachet du terroir. Car, les sociétés africaines sont capables d’offrir, ayant quelque chose à offrir quand on s’ouvre à elle16.

18Abondant dans le même sens, Amadou Hampaté Bâ résume d’une manière pertinente et concise la capacité d’adaptation de la nouvelle religion : « L’islam, dit-il, n’a pas plus de couleur que l’eau, c’est ce qui explique son succès. Il se colore aux teintes des terroirs et des pierres »17.

19On constate donc que les deux figures de l’islam au Fouta Tooro (Thierno Souleymane Baal et El Haj Omar) s’accommodent de leurs compagnons encombrants malgré leurs comportements qui s’écartent des préceptes de l’islam. Ces personnages-transgresseurs leur ont permis de remporter d’importantes victoires et de poursuivre leurs projets permettant par la même occasion aux récits de se dénouer.

Boubou Arɗo Galo et le refus de l’assimilation

20Dans l’épopée de Boubou Arɗo Galo, nous assistons à un enchaînement de transgressions.

21D’abord, le héros, en décidant de se convertir à l’islam et en rejoignant la Dina du marabout Ahmadou Cheikhou, renonce à son identité. Il trahit ainsi sa communauté mais aussi son statut de héros d’épopée, l’épopée pouvant se définir comme un discours identitaire.

22Pour marquer son entrée dans la religion, Boubou Arɗo se rase la tête et se débarrasse de tous les signes distinctifs qui permettent de l’identifier comme un héros peul, dans la pure tradition. Il devient à ce moment si méconnaissable qu’il ne peut être reconnu par une femme peule rencontrée sur la route de sa propre cité, Néné.

Un jour, en rentrant à Néné, Boubou Ardogal
Rencontra en cours de route une femme peule.
Elle le salua puis dit :
- Qui es-tu ?
Boubou lui répondit :
- C’est moi Boubou Ardogal du Macina.
Elle dit non
Aussitôt il se retourna et s’adressa à ces disciples en ces termes ;
- Avez-vous entendu les propos de la femme ?
- Je renie la Dina, parce que les femmes du Macina ne parviennent plus à me reconnaître18.

23Cette femme, inconsciemment certes, fait remarquer au néo-converti qu’il est devenu un étranger dans son propre pays. Elle pousse le héros à prendre conscience de la perte de son identité. François Suard dira qu’elle se situe « dans un rôle de bon conseiller, ou plutôt de 'conscience épique' du héros »19. Cela résonne, donc, comme une mise en garde qui doit montrer au héros qu’il est en train de se trahir, de trahir sa communauté et de faillir à sa mission de héros d’épopée. C’est là donc une raison suffisante de renoncer à sa nouvelle religion pour redevenir celui qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être.

24Deux autres faits vont le pousser à reprendre son ancienne identité. En effet, aussitôt converti, Boubou Ardo constate rapidement le fossé entre ses convictions profondes et celles de son tuteur dans la nouvelle religion.

Un jour, la faim envahit le pays, le
marabout acheta trois cent trente moutons
et il demanda aux habitants d’aller les griller
en brousse. Ils allèrent les griller et le marabout
donna l’ordre à chaque village de prendre un mouton.
Ils offrirent un mouton à Boubou et à ses compagnons ;
Mais ils allèrent s’arrêter auprès du mouton ;
Et lorsqu’ils voulurent le toucher, Boubou se leva et leur dit :
- Il ne faut pas le toucher parce que le marabout
n’a pas voulu nous le donner, il aurait apporté deux
choses importantes pour l’hôte :
une natte pour s’asseoir et de l’eau pour se
laver les mains20.

25L’hospitalité africaine légendaire a été foulée aux pieds. Il s’agit là d’une transgression d’une des règles les plus fondamentales dans la société africaine, en général, et peule, en particulier. Boubou Arɗo Galo considère cette entorse à la norme de la société comme un mépris du marabout, un manque de considération à son égard et à l’égard des siens.

26Cette même scène est rapportée par Daman Cissokho dans son mémoire de maîtrise où le héros fait remarquer lui-même la gravité de l’acte d’Ahmadou Cheikhou.

Thierno Mawdo, seul le chien qui se met à
terre, seul le chien qui tire la chair avec ses crocs
et qui nettoie son museau sur sa cuisse, peut le faire
je ne suis pas ton chien, et j’ai dit aux Macinankés de ne jamais toucher à ton mouton.
De surcroît, je ne suis plus ton disciple car les femmes du Macina n’arrivent plus à me reconnaître.21

27Pour Boubou Arɗo donc, Cheikhou Ahmadou ne le considère pas comme son égal et le traite comme un chien. Animal qui, s’il est considéré comme noble dans d’autres sociétés, ne jouit pas de la même considération chez les Peuls.

28Mais l’opposition la plus marquée entre le néo-converti et son guide dans la nouvelle religion porte sur le sort réservé à toute personne qui se sera rendue coupable d’adultère, surtout s’il s’agit d’une femme. En effet, si l’islam exige que toute personne reconnue coupable d’une telle faute soit lapidée, le héros peul n’est pas de cet avis.

29Les deux positions semblent dès lors inconciliables. Il s’agit là d’une opposition idéologique très fortement prononcée qui mènera inéluctablement à la confrontation entre les protagonistes.

Il trouva qu’une femme au teint clair qui la nuit précédente, s’était mal conduite et avait commis
Un acte illicite
Avait été ligotée et était battue de cinq coups de cravache :
elle pleurait !
Boubou dit : « Cette femme-là, qu’a-t-elle donc commis pour qu’on la batte et qu’elle pleure ?
Ils dirent : « Elle a commis un acte illicite, cette nuit :
Elle a été trouvée en compagnie d’un homme ;
l’homme a été tué et, elle, elle doit être soumise à ce traitement durant quatre jours »
Il dit : « Ici, ce ligotage et ces coups, comment ça s’appelle ? »
Ils dirent : « Ça s’appelle la loi religieuse. »
Il dit : « Non ! Cela n’est sûrement pas une loi religieuse !
C’est ça, au contraire qui est illicite !
Qu’une femme de naissance libre soit ligotée et dénudée, cela, ce n’est pas une loi religieuse !
C’est une aberration ! »22

30Aux yeux du héros, donc, les hommes qui représentent la religion se sont rendus coupables de deux fautes graves. L’entorse à l’hospitalité et le respect de la dignité humaine, surtout le respect dû à la femme, qui, comme on le sait, occupe une place centrale dans les sociétés africaines et en particulier dans la société peule.

31Les positions sont donc inconciliables, le fossé énorme. Boubou Arɗo décide donc de retourner à ces anciennes pratiques et de redevenir le Peul qu’il n’aurait dû cesser d’être. Cet acte posé dès lors par le héros de la pulaaku est considéré par les tenants de la nouvelle religion comme une apostasie, un pêché très grave pour ceux-ci.

Qu’est-ce que c’est que cela ? »
Ils lui dirent : « C’est là la loi religieuse. »
Il déclara que [dès lors] il avait quitté la religion
Et qu’il ne la réintégrerait plus. Il s’était imaginé que
La loi religieuse, c’était que chacun agît selon sa volonté.
Les fils des lettrés lui dirent : « Honte à toi !
Tu réintégreras la loi religieuse
Ou bien ton beau cheval blanc sera mis à l’encan. »23

32Les différentes transgressions notées dans ces récits constituent des ressorts de l’action épique en rendant inévitable la confrontation entre le héros peul et ses congénères prosélytes. La victoire de ces derniers est un tournant historique majeur et marque la fin d’une époque et le début d’une autre. En effet, la défaite de Boubou Arɗo Galo consacre le basculement de l’époque des seigneurs de la lance vers celle des seigneurs du Livre.

Conclusion

33En définitive, on remarque que Farba Ndioum et Aliou Arɗo Ndiérébi, même s’ils accompagnent des propagateurs de l’islam, ne renoncent pas totalement à leurs anciennes pratiques et que Bourbou Arɗo considère la nouvelle religion comme un vêtement qu’il met ou enlève selon sa volonté. Cette situation rappelle une autre signalée dans l’épopée de Lat Dior. Parti chercher refuge chez Maba Diakhou Ba, le jeune dammel24 du Cayor se voit proposer, pour obtenir asile, d’enlever ses nattes, de se raser et d’embrasser l’islam. Appréhendant une fâcheuse réaction de la part de son jeune protégé, sans tact et inexpérimenté, Demba War conseille :

Eh bien rase-toi
Quand tes cheveux repousseront
Tu redeviendras qui tu étais

34Ces trois personnages même s’ils montrent une certaine ouverture en direction de la nouvelle religion, ne sont pas, toutefois, disposés à renoncer totalement à leurs convictions. Si dans l’épopée de Thierno Souleymaane Baal et celle d’Elhaj Omar, la narration a pu concilier les deux visions du monde permettant ainsi de dénouer l’action épique par des victoires importantes, pour Boubou Arɗo Galo l’opposition idéologique est très marquée et mène inévitablement à la confrontation.

Bibliographie

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Notes

1 Cf. Kesteloot, Lilyan et Dieng, Bassirou, Les épopées d’Afrique noire, Paris, Karthala, 1997.

2 Caste socioprofessionnelle dont les membres formaient l’essentiel des armées du Fouta Tooro.

3 Dynastie mise en place par Koli Tenguéla au début du XVIe siècle au Fouta Tooro.

4 Titre que portaient les souverains deeniyankooɓe.

5 Cf. Cheick Sakho, La Révolution des toorodɓe et sa mise en récit, études africaines –littérature orale, Université Cheikh Anta Diop de Dakar, département de Lettres modernes, soutenue le 23 mars 2017, 429 pages (dactyl), p. 101.

6 Bassirou Dieng, « Oralité et création : l’épopée et l’islamisation des traditions orales de l’Ouest africain », in Éthiopiques n° 70, 1er septembre 2003, p. 104.

7 Cheick Sakho, La révolution de toorodɓe de 1776 et sa mise en récit, Université Cheikh Anta Diop de Dakar, 2016, vv. 1178 – 1186.

8 Yaya Wane, Les Toucouleurs du Fouta Toro Sénégal – stratification sociale et structure familiale, Paris –Dakar, CNRS – IFAN, 1963, p. 164.

9 Oumar Kane, La première hégémonie peule. Le Fuuta Tooro de Koli Teŋella à Almaami Abdul, Paris, Karthala, 2004, p. 281.

10 Cheick Sakho, op. cit. vv. 1195-1219

11 Mouhamadou Aliou TYAM, La Vie d’El Hadj Omar. Qacida en Poular, transcription, traduction, notes et glossaire par Henir Gaden, Paris, Institut d’ethnologie, 1915, p. 13.

12 Poème en arabe.

13 Localité située sur la rive gauche du fleuve Sénégal d’où est originaire le personnage.

14 Poudre de feuille de baobab.

15 Inédit.

16 Mamadou Dia, Islam, sociétés africaines et cultures industrielles, Dakar-Abidjan, Nouvelles Éditions Africaines (NEA), 1975, p. 67-68.

17 Amadou Hampaté Bâ, Vie et enseignement de Tierno Bokar, le sage de Bandiagara, Paris, Présence Africaine, 1957.

18 Daman Cissokho, op. cit., p. 61.

19 François Suard, La Chanson de Guillaume, Paris, Classiques Garnier, 1999, p. 236.

20 Daman Cissokho, id. ibid., p. 63.

21 Cissokho, Daman, Les mutations idéologiques au XIXe siècle dans le Soudan occidental à travers l’épopée de Boubou Ardogal, mémoire de maîtrise, Université Cheikh Anta Diop de Dakar, 1991-1992, pp. 65-66.

22 Christiane Seydou, L’épopée peule de Boûbou Ardo Galo. Héros et rebelle, Paris, Karthala, 2010, p. 163.

23 Id. ibid., p. 211.

24 Titre que portaient les souverains du royaume du Cayor situé à l’ouest du Sénégal actuel.

Pour citer ce document

Cheick Sakho, « Nouvel ordre socioculturel et comportements transgressifs. Le héros peul face à la culture arabo-islamique », dans La Transgression dans l'épopée : Actes du VIIIe Congrès international du REARE (Rouen, 2018), sous la direction de Claudine Le Blanc et Hubert Heckmann, Publications numériques du REARE, 10 juin 2024 Licence Creative Commons

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/reare/index.php?id=665

Quelques mots à propos de :  Cheick Sakho

Cheick Sakho est professeur assimilé en littérature orale à l'Université Cheikh Anta Diop de Dakar. Doctorat 3e cycle de Lettres Modernes (2005). Postdoctorat en Étude Comparative des Méthodes Critiques des Chansons de Geste et des Épopées Africaines (2007). Doctorat Nouveau Régime (2017).