La Transgression dans l'épopée
Actes du VIIIe Congrès international du REARE (Rouen, 2018)

sous la direction de Claudine Le Blanc (maître de conférences HDR en littérature comparée à l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3) et de Hubert Heckmann (maître de conférences en langue et littérature françaises du Moyen Âge à l’Université de Rouen)

Le volume constitue les actes du huitième congrès du Réseau Euro-Africain de Recherches sur les Épopées (REARE), organisé conjointement par Claudine Le Blanc (Sorbonne Nouvelle/CERC) et Hubert Heckmann (Université de Rouen/CEREdI), qui s’est tenu à l'Université de Rouen les 27 et 28 septembre 2018, grâce au concours du laboratoire CEREdI.

Foucade féminine et orgueil masculin, problématique de la transgression dans Ham-Bodédio, épopée peule du Macina

Abdoulaye Keïta


Texte intégral

1Dans l’Ouest africain, terre d’épopées, le sens de l’honneur est à ce point exagéré qu’on peut sans conteste le considérer comme supérieur à la vie. Dans la plupart des récits épiques, très souvent, le motif politique ou sociopolitique n’est finalement qu’un prétexte devant les manifestations de l’ego surdimensionné des différents protagonistes. Que cela implique la ténacité d’un combattant, sa violente intransigeance, voire sa cruauté, sa témérité ou sa persévérance, le seul motif valable reste la sauvegarde d’une certaine image de lui-même qu’il donne ou veut donner à voir. À ce stade, aucune logique ne compte plus hormis celle qui laisse la réputation sauve. Quand, dans une telle atmosphère, une telle idéologie, cohabitent des individus fidèles à ce principe de vie, les conflits sont inévitables, ils deviennent même une fatalité. Une logique de l’entêtement devient alors le fil conducteur ou la ligne directrice faisant et défaisant les destins, soudant ou disloquant les communautés, bref régissant la destinée dans un espace géopolitique donné, en d’innombrables cycles épiques.

2Dans ce contexte, les conflits dans les textes épiques peuvent être déterminés par de multiples défis que les personnages semblent se donner un malin plaisir à relever mais surtout à provoquer, très souvent dans un esprit d’amour courtois. Dans cet esprit, il arrive souvent qu’à un moment ou à un autre de son existence une femme éprouve le besoin de mettre à l’épreuve des hommes dans des histoires dont l’issue ne peut être que sanglante, et où l’atmosphère n’est visiblement pas celle de l’amour. Le cycle de Ham-Bodêdio permet-il de tirer des enseignements moraux profitables, ou faut-il voir dans le motif de cette « épopée de la transgression » les germes d’un certain conservatisme et d’une sorte de stagnation idéologique ?

Origines d’un habitus

3En Afrique de l’Ouest, la culture peule est sans doute la plus étendue puisqu’elle se prolonge jusqu’en Afrique centrale (Cameroun notamment). Aussi, les épopées de cette communauté comptent plusieurs cycles dont un des plus remarquables est celui de Hambodédio ou Hamma le Rouge. Ce personnage, comme du reste les autres héros des autres textes de la même culture, avec qui d’ailleurs le récit ménage des rencontres, voire des confrontations, est plutôt mû par un idéal de vie. C’est une attitude caractéristique du héros épique. Mais ce qui fait la particularité de ces personnages appartenant pour la plupart au groupe ceddo connu dans toutes les cultures de cette sous-région pour son penchant rebelle et belliciste, c’est la fidélité à un certain type, une manière d’être, le pullaagu. Les chercheurs ont depuis longtemps cerné les contours de ce concept qu’A. A. Sow a synthétisé ainsi :

Tous ces textes mettent en avant le caractère exacerbé de la fierté, de la témérité, le sens aigu de l’honneur et le caractère belliqueux des Seɓɓe (…) Ils garantissent une fidélité à une certaine manière d’être, d’agir et de penser qui définit l’homme peul ou le Ceɗɗo, c’est-à-dire une orgueilleuse bravoure, un héroïsme arrogant, une passion exaltée pour la liberté et la glorification de l’individu et, à travers lui, tout le groupe auquel il appartient.1

4Il y a donc là tout un imaginaire érigé en système de vie, en manière d’agir et de se comporter qui porte en lui-même les germes de sa propre vanité. En effet, les qualificatifs « orgueilleuse », « arrogant » et « exaltée » font difficilement bon ménage avec la raison ou le bon sens. De fait, une telle idéologie n’a que faire de toutes les commodités que la bienséance enseigne en vue d’une vie commune harmonieuse car, devant un ego surdimensionné, rien (ou presque) ne compte plus quand la personnalité est en jeu. Quand, dans une communauté, les hommes comme les femmes vivent pétris de cet idéal, il est logique et même inéluctable d’assister très souvent au choc des démesures, comme le confirme Christiane Seydou :

L’idéal peul originel, idéal que les thèmes traditionnels des épopées se prêtent fort bien à illustrer de façon éclatante : […] expéditions chevaleresques pour venger une femme insultée ou orgueil bafoué, entreprises audacieuses pour se libérer du joug étranger ou pour asseoir sa domination personnelle2

5 Cela explique certainement la constitution de ces épopées en cycles et le respect d’une logique implacable voire fatale de la confrontation. C’est que cette aire est partagée par les Bambaras chez qui on retrouve à peu près les mêmes instincts rebelles, mais surtout un développement très fortement établi des pratiques mystiques et ésotériques du bamanaya. Cette religion du terroir des Bamanan est adossée à l’existence de plusieurs sociétés secrètes d’initiation (comme la puissante confrérie des chasseurs3) qui entretiennent une confiance quasi absolue dans la puissance des sortilèges. Cette coexistence ne pouvait donc être plus tumultueuse !

Le personnage épique : construction et déconstruction

6Le héros Hambodêdio, dont nous étudions ici la geste, relève plus du mythe que de la réalité. En effet, la construction de ce personnage par les griots est plutôt fantasque. Le maître de la parole semble particulièrement rechercher, pour marquer le caractère exceptionnel de son sujet, l’exagération, la démesure, et, pour couronner le tout, l’excentricité. C’est le cas dans l’épisode 6 où, contrarié par les observations blessantes de son fils à la suite de la razzia effectuée par Hamma Alseini Gakoï4, il eut cette réaction :

Il retint son souffle durant un bon moment, lui Ham-Bodêdio Hammadi Pâté ;
Il le laissa revenir et des caillots de sang tombèrent de l’autre côté.
Il secoua la tête, ses tresses se défirent.

7C’est la description d’un individu violent qui est mise en exergue, ses réactions, comme celles d’autres personnages, sont d’une imprévisibilité stupéfiante qui peut l’amener à abréger la vie de ses sujets ou celle d’autres individus avec un arbitraire qui frise la démence. Pour preuve, dans l’épisode 1, il menace d’exterminer les centaines de griots de son royaume si aucun d’eux ne réussit à lui créer un air musical qui lui convienne.

8La construction du personnage doit aussi beaucoup à son surnom périphrastique « Peul à Ségou et Bambara dans le Kounari » que l’on retrouve dans toutes les versions (Seydou, Meyer, Tandina) et à sa grande réputation de n’avoir jamais laissé paraître ne serait-ce qu’un semblant de frayeur. Le paroxysme de cette insensibilité a été atteint pendant l’assassinat de son hôtesse (Seydou, épisode 2) par Bôngouel Samba, un de ses compagnons. Pendant le meurtre, il est resté d’une glaçante impassibilité.

9Au-delà de ces caractères auxquels fait appel le maabo (griot) pour donner de Hamma Le Rouge une image particulièrement exceptionnelle, l’analyse permet de lire en filigrane la vanité de certaines cultures où l’orgueil est érigé en système de vie. Le résultat en est que rien de bien pertinent n’en a résulté quant au futur des peuples ayant cette valeur en partage. C’est peut-être le signe d’une immaturité du personnage, découlant d’un refus d’évoluer et de remettre en question certaines valeurs desquelles il aurait été plus pertinent de voir des anti-valeurs. Cela expliquerait peut-être que le récit ait ménagé quelque exception comme en témoigne la réaction d’un des personnages (Seydou : épisode 2, p. 195, à partir du vers 2195)

Car moi, Silâmaka – dit-il – ma qualité c’est le courage
Le courage et rien que le courage tout pur !
Et un courage qui ne doit rien à l’ivresse !
Car je ne bois pas de la bière pour m’enivrer et avoir du courage !
Le courage pur ne doit rien à l’exaltation !
Je n’ai pas besoin – dit-il -- qu’on me joue du luth pour m’exalter […]
J’engage mon âme, elle est en possession de tous ses moyens.

10Le récit contient lui-même les germes de la déconstruction en expliquant peut-être, en dehors de toute idée de malveillance, l’absence totale d’hésitation et aussi de raisonnement dans la prise de décision des héros qui ne réagissent que pour relever des défis. L’épopée courtoise serait-elle une geste de la transgression ? Et, par voie de conséquence, une réplique transgressive à la transgression ? La présence presque inévitable de la femme dans le processus n’a-t-elle pas fait faire la déduction suivante au bambara Amirou Sâ, (épisode 5) : « Quand un homme est en présence d’une femme, il ne sait ce qu’il dit ! ». Dans tous les cas, il y a la dénonciation de l’ivresse comme élément dopant5, ainsi qu’il apparaît d’ailleurs dans la devise du personnage :

Eventez-moi !
Massez-moi !
Donnez-moi des calebasses rougies !
Pilez, décortiquez, voilà un peul qui revient !
Pilez, décortiquez, un Peul va brûler le village !

11Cette vie de pillard et de jouisseur, loin d’être un trait distinctif du héros peul, a été une caractéristique commune à beaucoup de héros d’épopées des différentes cultures de l’aire soudano-sahélienne (wolof et bambara entre autres). De cela a résulté l’instabilité endémique des royaumes des XVIIe et XIXe siècles, terreau aussi de l’esclavage, voire de la traite négrière. Une remise en cause de cet idéal épique serait donc un appel à plus de lucidité pour éviter une stagnation sociale et s’adapter à l’évolution du monde – même si le rappel du passé peut toujours servir. Il n’est peut-être pas inutile de parler de la source de toutes ces péripéties : la femme.

La femme, personnage transgressif

12Il s’agit en fait d’essayer d’expliquer le motif de cette épopée de la témérité. Il n’est pas besoin d’être anthropologue pour comprendre que dans cette aire culturelle, traditionnellement et orgueilleusement, le choix de l’union est du domaine exclusif des hommes. Mais quand c’est la femme qui choisit le motif de son alliance, il faut convenir que le moteur de l’épopée devient essentiellement la transgression. C’est le motif le plus récurrent, comme cas dans l’épisode 1 (Seydou) où la femme de Hamma Le Rouge brave la restriction de son mari en obligeant le griot à lui jouer Saigalaré, air musical que l’on ne doit jouer que pour le seul Hambôdédio. Dans le même épisode, la vendeuse de vin, la griotte Gnâmoï devient vicieusement capricieuse en refusant de vendre sa boisson sous un motif fallacieux. Il semble que donc, dans cette culture, la femme accepte la violence exercée par l’homme à condition que ce dernier réussisse à se faire accepter en satisfaisant ses lubies dans une orientation inexorablement sanguinaire. S’il en est ainsi, c’est que le concept de courtoisie remplace inopportunément celui de l’amour au sens propre. L’amour-affection semble totalement ignoré ici. Le code de conduite reste tributaire de principes extrêmement fluctuants et cela se ressent sur le climat d’instabilité chronique dans lequel baigne cette geste de Hambodêdio. C’est assez emblématique du climat politique de l’époque précédant l’entrée de l’islam dans la région. On parle d’ailleurs de jahilia à propos de cette période caractérisée par une propension à l’agression et aux rezzou qui, quelque part, ont alimenté la traite négrière. Une période de paillardise où la devise du héros a souvent été associée aux calebasses rougies (par le vin).

13À ces transgressions de l’interdit (Seydou, Meyer) et du code de l’hospitalité, s’ajoute celui de la bravade qui caractérise deux versions différentes du même épisode (Seydou, Tandina). La foucade féminine se manifeste à son paroxysme quand la femme peule décide d’aller vendre son lait au marché de Sâ. A la fatuité des habitudes de la famille royale qui consiste à amener les chiens souiller la marchandise des vendeuses de lait, vient se greffer une brutalité sans pareille semblant caractériser le Bambara dont le socle de la puissance est adossé au bamanaya, une maîtrise des forces occultes donnant une sorte d’invulnérabilité et d’invincibilité.

La violence comme mode d’affirmation d’une identité 

14Le trait le plus saillant du personnage principal de cette geste est sans conteste la violence. Une violence d’autant plus incompréhensible qu’elle a l’orgueil comme soubassement. Ce comportement, Ham-Bodêdio l’a en partage avec les individus qu’il « fréquente » dont les plus connus sont Silamaka, Hama Alseyni Gakoï et Boubou Ardo Gallo, tous des preux comme lui et admirés de leur communauté, chantés par les griots. On peut donc avancer que c’est le reflet d’une culture. En effet, on a la violence morale qui est l’apanage des femmes et qui les amène, par des caprices dictés par une sorte d’instinct morbide, à demander l’impossible, comme la violation d’un tabou ou d’un simple interdit. Elle est illustrée par les exemples de Fatimata Baaba Lobbo (Meyer 228-239), de la mère de Fatimata Bindani simbiri (Tandina 74-124) ou de la mère de Douce Étreinte (Seydou, épisode 5, p. 265-316). Pour se sortir de chaque épreuve, l’impétrant doit être un être exceptionnel. La violence physique est le domaine des hommes parce que tout simplement, elle leur permet de s’exprimer, de s’identifier, d’exister, pour ainsi dire. Ce climat de quasi chaos que cette geste fait vivre est peut-être une préfiguration de la pertinence d’une autre culture de remplacement comme celle de la religion islamique dans cette aire. Il y a surtout la suggestion d’une démarche morale visant à délimiter dans les frontières de l’inconscient le degré très ténu entre un principe et l’orgueil. Si le premier est une valeur pure et sûre, le second est un vice introduit dans le précédent. C’est pourquoi le personnage épique pose problème, comme le souligne François Suard :

Le personnage épique, dont les origines mythiques fondent l’étrangeté au sein d’une communauté […] dont il est l’émanation en même temps que le souci et qui, de toute manière, au-delà de lui-même, ne renvoie qu’à la grandeur, à une démesure que lui seul peut illustrer et qui est nécessaire à la survie de sa communauté. De sorte qu’il peut être grand dans la générosité, la vaillance et toutes les vertus, mais aussi dans la violence, le meurtre et d’autres propriétés négatives. Le héros épique est toujours problématique : sa vaillance le condamne d’avance à la défaite et à la mort, parce que la jalousie s’attaquera à lui ou parce qu’il affrontera des forces supérieures, ou bien la valeur de ses actes peut être discutée.6

15La dernière phrase de ce propos explique certainement la prédominance d’une syntaxe de la violence dans la performance de cette épopée peule où l’on ne voit qu’injures, jurons et mises à mort comme peut en témoigner cette interpellation du griot de Hama :

« N’es-tu pas donc capable d’indulgence, Hammadi ? Accepteras-tu de faire tuer toute cette centaine de cavaliers pour cette insulte ? Et si ça se trouve, c’est un serf qui t’a insulté […]. »

16En filigrane de ces propos du griot, c’est la légèreté du personnage qui est mise en exergue parce que la chose la plus anodine peut le faire littéralement « monter sur ses grands chevaux ». Ce court « intermède » dans le récit peut renseigner sur le manque de projet politique dans cette épopée. Tout est construit et conçu autour d’un personnage qui semble ne fonctionner qu’à l’instinct et aujourd’hui, à part une fierté de mauvais aloi, le rappel de ces faits épiques est quasiment sans intérêt pour des nations qui entrent dans un troisième millénaire en ne faisant pour le moment que de la figuration. Les pays d’Afrique noire, et pas seulement eux, sont encore retardés par l’égo des individualités qui composent le jeu politique et à qui il serait plus facile d’offrir la lune que de faire oublier leur égoïsme auquel les attache une fidélité quasi indéfectible.

L’orgueil de la rébellion, sources du choc des démesures

17Dans une culture, les individus reflètent une éducation où l’idéologie du groupe transparaît à chaque fait et geste. Le socle de l’éducation communautaire est l’entretien d’un certain esprit d’émulation, l’entraînement à un réflexe du mieux faire pour un mieux-être du groupe. Au vu des personnages emblématiques de ces récits de l’épopée peule, ne pourrait-on parler d’une mauvaise compréhension de ces principes où le péché d’orgueil crée chez l’individu un tel désir de se singulariser qu’il en arrive inconsciemment à une négation de tout ce qui le lie au groupe ? Ham-Bodêdio ne se distingue-t-il pas par l’exacerbation de sa singularité et une fierté qui n’a parfois rien à envier à la déraison ? Dans les récits qui composent cette fresque épique, les autres personnages comme Boubou Ardo Gallo, Silamaka ou Hama Alseyni Gakoï ne sont-ils pas quelquefois, par leur envie de ternir la réputation de Hambodêdio, victimes du fameux complexe d’infériorité ? En réalité dans cette épopée, vainqueurs comme vaincus, agresseurs comme agressés, tous constituent les faces d’une même pièce. Aucun projet de société ne se perçoit dans leurs visées, leur souci étant essentiellement la préservation d’une réputation et les différentes réactions motivées par un simple sentiment de jalousie.

18Ces différents sursauts d’orgueil permettent-ils d’ailleurs qu’on puisse parler d’épopée quand les individus se comportent comme dans la jungle où les êtres, par instinct de conservation, consacrent une grande partie de leur existence à marquer et conserver un territoire. Comment autrement comprendre le comportement de Hama Le Rouge face à Foula-Dembéré qui n’a fait de tort à personne ? Ce chasseur est pourtant le prototype de l’homme libre qui vit sa passion comme s’il voulait se conformer à l’adage qui dit « pour vivre heureux, vivons cachés ». En fin de compte, le héros, quel que soit le personnage qui l’incarne, comme le constate Christiane Seydou7, « devient lui-même son propre modèle, sorte de gage de fidélité à soi-même ». Le nombrilisme ne peut être plus manifeste.

19En somme les comportements des individus dans cette épopée pourraient autoriser à qualifier ces gestes d’anti-épopées, leur projet n’étant ni social, ni politique, ni religieux. Il n’est question, du début à la fin que d’orgueil, de vanité, attitudes qui se nourrissent d’une culture de la transgression agressive, de la propension au franchissement de certains seuils. Il est permis cependant, par l’entremise d’une seconde lecture de voir la justification ou la dénonciation de certains préjugés.

Contre les préjugés

20 Un des personnages les plus « physiquement » insignifiants dans l’action est le Diaouando. À travers les différentes occurrences de ses apparitions et les rôles que le récit lui fait jouer, il n’est pas déplacé de parler à son sujet de personnage mythique. Est-ce son adresse de courtisan (au détriment du griot à qui il semble « souffler » un rôle) portant ombrage aux autres personnages de cour qui justifie qu’on lui construise une réputation souvent négative ? Serait-ce pour cela que, dans les textes où les caprices de femmes sont plus exacerbés, il y a toujours une « entremetteuse » jouant le rôle de boutefeu qui insinue un manque dans l’esprit de la femme ? Cette femme se trouvant toujours dans une position de puissante ou de favorite voit son aura astucieusement amputée d’une certaine plénitude parce que, quelque part, une autre femme, dans sa position, a ce qu’elle-même n’a pas. Ce rôle dévolu à la femme Diaouando relève certainement du mythe de la vieille malfaisante dans beaucoup de récits populaires comme les contes8. C’est d’abord chez Seydou dans l’épisode 1 qu’on y fait allusion :

« Tu sais qu’un seul Diaouando dans un village,
C’est un remède,
Que deux Diaouambé dans un village, c’est une maladie et que s’ils atteignent le chiffre trois, alors, c’est une épidémie dans le village ! »9

21Bien que ce préjugé soit nuancé par l’idée de remède qui reconnaît quelque aspect positif au phénomène, la menace n’en est pas pour autant cachée et c’est ce que semble confirmer Oumar Djiby Ndiaye : « Dans les contes peuls, le personnage du Djâwando est récurrent et y est souvent assimilé à la ruse malfaisante semant la discorde partout où il passe. »10

22La vraie leçon sur la vanité des préjugés est cependant apportée par l’épisode 4 où les personnages de Silamâka et Poullôri administrent une véritable leçon qui ferait la joie des combattants des droits de l’homme, notamment dans le domaine de l’égalité de tous dès la naissance. C’est un discours qui confirme que loin d’être une évocation nostalgique du passé, l’épopée doit aider à assumer et assurer le futur en rompant avec les errements qui, par le passé, ont endormi les consciences d’une certaine catégorie de personnes, les empêchant ainsi d’entrer dans ma modernité. C’est tout le sens de cette réplique, quand Silamâka, le noble, parle de Poullôri, le captif, en s’adressant à Hambodêdio :

« Je t’ai bien averti qu’il n’était pas un captif ; s’il en a la peau et le nom,
Il n’en a en rien l’âme
Car cette âme… ce qu’une âme de fils de chef peut amener celui-ci [à faire],
Son âme à lui l’amènera à en faire davantage
Au point même de le surpasser »11

23L’invitation à dépasser certains archaïsmes et conservatismes ne peut être plus explicite. Ce problème de hiérarchie dans la société continue, aujourd’hui encore, de polluer bien des relations. Dans le monde de la politique, certaines ambitions très légitimes sont souvent brisées ou proprement muselées parce que, quelque part, il y a une nuance d’intouchabilité qui induit une certaine incompatibilité entre naissance et exercice de certaines responsabilités publiques, politiques ou sociales.

Épopée et modèle social

24Épopée peule de l’Ouest africain, l’histoire de Ham-Bodédio, grande fresque mythico-historique constituée de cycles, marque encore les esprits comme du reste beaucoup d’autres épopées. Ces récits vivent encore « activement » dans l’esprit des communautés, maintenus entre autres par des airs musicaux emblématiques. Cette geste « souffre » cependant d’un certain handicap dont la manifestation la plus flagrante est la fragmentation. Le récit est relancé par diverses péripéties alimentées par le sentiment de transgression qu’éprouve le héros. La principale cause de cet état de fait est certainement l’absence de projet politique. Cela aurait donné à l’épopée la fonction de prétexte à la construction et à la consolidation d’une institution, et même à sa pérennisation allant dans le sens de l’adage « les hommes passent, les institutions restent ».

25Aujourd’hui, le rôle qu’on persiste à vouloir lui faire jouer se perçoit dans les émissions télévisées où de grands griots, appelés maintenant « communicateurs traditionnels » qui, à l’aide formules ou phrases stéréotypées, viennent « haranguer » les auditeurs pour les amener à admirer, mais surtout imiter, de prétendues valeurs qui font du ceddo par exemple, quelqu’un « qui fait toujours ce qu’il dit » et qui doit donc forcément servir de modèle. Pas plus que leur auditoire, ils ne se posent de question sur la légitimité, l’utilité et surtout la pertinence de l’action du héros. Ainsi, dans l’épopée du Kajoor, quand on chante ce « haut fait » du prince Jeeri Joor Ndeela qui aurait tué le commandant de cercle de Thiès par refus de l’humiliation, personne ne s’intéresse au motif du conflit12. On se satisfait amplement de cette rébellion sanglante et spectaculaire dont le rappel a pour but essentiel de susciter une nostalgie fouettant un orgueil très souvent mal placé, mais dénué de pertinence dans le contexte où il est évoqué.

26 L’agressivité ou la combativité dont fait montre le héros apparaît, à notre sens, comme un pur et inutile penchant au nombrilisme. Il est tentant, pour corroborer cette impression, de penser à ces héros de la marge, appelés par ailleurs bandits d’honneur populaires, justiciers sociaux, à la manière de Robin des bois. On rencontre leurs « gestes » dans plusieurs aires culturelles, en Afrique ou ailleurs. Il y a par exemple, le cas de Kaañ Fay du Cangin (région de Thiès, Sénégal) qui, dans la mémoire collective est qualifié de bandit des grands chemins et que les griots ne chantent jamais. Kaañ est pourtant un vrai héros défenseur d’une minorité face à plusieurs agressions perpétrées par le colonisateur français et les communautés collaboratrices du commerce instauré par l’envahisseur européen. C’est ce qu’explique Ousseynou Faye :

C’est pourquoi toute opposition durable à la politique d’expansion française a besoin, pour être efficace, à défaut de consensus très large, de l’intervention d’individualités bénéficiant d’une aura significative, peu enclines à lâcher prise quand il s’agit de faire face à une quelconque adversité et suffisamment favorisés dans la répartition sociale des richesses locales pour avoir de puissants motifs de « haine de classe » à l’égard des agents du pouvoir colonial français. Amari Juuf et Kaañ Fay du village de Njees – notabilités des localités les plus proches […] – se présentent comme étant des leaders sur lesquels la société seereer du Cangin s’est appuyée pour résister à l’intrusion coloniale. Kaañ Fay a surtout été l’âme de la résistance dans ce territoire.13

27Cette marginalité a fait qu’au lieu de faire partie du répertoire des griots, Kaañ Fay, qui n’est pas wolof, s’est vu relégué dans les annales du grand banditisme et plus tard ce phénomène a engendré ce que Ousseynou Faye a identifié comme le système du àddu kalpe, expression signifiant littéralement, « ta bourse ! (ou ta vie) » et il continue son analyse :

La forme de protestation ainsi inaugurée procède du robinhoodisme14 en ce sens qu’elle fait apparaître Kaañ Fay sous les traits d’un bandit d’honneur populaire au grand cœur. Sous ce rapport, il est possible d’identifier un des fondements de l’estime de ses contemporains et de la perpétuation de sa « geste » à travers les différentes générations.15

28Ces personnages marginalisés par une historiographie défavorable sont peut-être, de loin, plus « méritants » que les Ham-Bodédio et leurs semblables de qui, en somme, on ne retiendra que l’orgueil de la rébellion et l’instinct transgressif, le sens élevé voire insensé de l’honneur, l’absence de projet collectif et donc de vision, l’attachement à un projet individuel qui est en fait une quête de singularité. Cette épopée a comme ultime motif la quête de l’admiration d’une femme en satisfaisant un caprice attisé par une contrariété feinte. Elle balance entre la séduction et la tyrannie où le caractère capricieux et excentrique de la femme16 exerce une séduction sur le guerrier en quête d’aventure ou d’épreuve, drapé d’un principe qui traduit en fait une inanité des valeurs. Dans ce contexte, à l’amour comme à la guerre, c’est le choc des egos qui préside aux actions.

29 Cette geste à la trame alimentée par une série de transgressions peut être considérée comme une épopée courtoise parce que les grands engagements de Hama, ceux dans lesquels sa vie a vraiment été mis en péril, sont motivés par le souci de plaire à une femme, se faire simplement accepter d’elle. En réalité, ce qui l’anime et l’émeut transcende la femme, c’est la peur d’avoir peur. La crainte d’avoir à reconnaître le plus petit soupçon de sensibilité. Cette situation a fait vivre l’amour comme un ersatz de la guerre, la séduction amoureuse devenant de fait un avatar de la conquête guerrière. Dans les différentes aventures où l’engagement est consécutif à la demande ou au besoin d’une femme, il est toujours déshonorant et très négatif de la décevoir ; il faut être absolument déraisonnable parce que l’essentiel est de gommer la contrariété de cette dernière. À l’intransigeance qui la caractérise peut s’ajouter une sorte d’insolence qui est plutôt de la dérision.

30Ces comportements du héros sont adossés à un ensemble de considérations dont la vanité est le soubassement. Dans cette aire culturelle ouest-africaine, « on » est victime du poids du regard des autres qui enferme dans une sorte de prison virtuelle, et l’affirmation de soi devient valeur d’existence. Quand l’individu est enfermé dans les prisons de la réputation, il s’efface sous le joug du regard de l’entourage comme Hama Le Rouge et tous les personnages qui jouent un rôle plus ou moins important dans cette histoire.

31Cette tradition, malgré tout le bien que les griots en disent, n’est malheureusement pas porteuse d’évolution positive pour la société parce que les projets des héros sont égoïstes. Pour preuve de la persistance de ce handicap, il faut fouiller, dans une large mesure, du côté de l’échec de tous les projets fédératifs en Afrique et, dans une moindre mesure, la manière dont presque tous les pays de l’Afrique subsaharienne s’embourbent dans des conflits internes amenant leurs États à signer un long bail avec le sous-développement et le retard idéologique.

Bibliographie

François Cavanna, Les Fosses carolines (roman), Paris, Belfond, 1986

Youssouf Cissé, « Notes sur les sociétés de chasseurs malinké. » In Journal de la Société des Africanistes, tome 34, fascicule 2, 1964, p. 176.

Ousseynou Faye, « Mythe et histoire dans la vie de Kaañ Fay du Cangin (Sénégal) », Cahiers d’Etudes africaines, n°136, XXXIV-4, 1994, « Le banditisme social au Sénégal », pp.623-637.

Eric Hobsbawm, Les bandits, Paris, Maspero, 1972.

Id., Les primitifs de la révolte dans l’Europe moderne, Paris, Fayard, 1969.

Gérard Meyer, Récits épiques toucouleurs, Paris, Karthala, 1991.

Oumar Djiby Ndiaye, Le Pekkaan, Paris, L’Harmattan, 2016.

Christiane Seydou, La geste de Ham-Bodêdio ou Hama le Rouge, Paris, Armand Collin, « Classiques africains », 1976.

Abdoul Aziz Sow, La poésie orale peule, Mauritanie – Sénégal, Paris, L’Harmattan, 2009.

Ibrahima Sow, « Le monde des subalɓe (vallée du fleuve Sénégal) », Bulletin de l’IFAN, nos 3-4, Tome 44, Juillet-octobre 1982, p. 237-320.

François Suard, « Étude des rapports entre hagiographie et épopée », dans Abdoulaye Keita (dir.), Au carrefour des littératures. Hommage à Lilyan Kesteloot, Paris, Karthala, 2013, p. 102-103.

Ousmane Tandina, « Récits épiques du Niger », Amiens, Médiévales, 31, 2004.

Marguerite Wunscher, « Lampião, un Robin des bois brésilien », Revue Histoire magazine, n° 21, octobre 1981, Paris, Loft International, p. 92-95.

Notes

1 Abdoul Aziz Sow, La poésie orale peule, Mauritanie – Sénégal, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 55.

2 Christiane Seydou, La geste de Ham-Bodêdio ou Hama le Rouge, Paris, Armand Collin, « Classiques africains », 1973, p. 177.

3 Cette confrérie qu’Ahmadou Kourouma (2000 : 190) qualifie de franc-maçonnerie dans Allah n est pas obligé (Paris, Seuil, 2000, p. 190) a eu à jouer, à la fin du XXe siècle, un rôle de stabilisateur dans les guerres civiles qui ont agité le Libéria, la Sierra Leone et la Côte d’Ivoire. Voir, à ce propos, Abdoulaye Keita, « Le donsomana, un exemple d’épopée mystique en Afrique de l’Ouest » in Revista Barbante, n° 12, agosto 2014 « Poesia epica e expressões afins », Revue en ligne de l’Université Fédérale de Sergipe (Brésil), p. 10-21. et Cissé Youssouf, « Notes sur les sociétés de chasseurs malinké » dans Journal de la Société des Africanistes, t. 34, fasc. 2, p. 176.

4 Christiane Seydou, op. cit., p. 341, v. 4168-4171.

5 Aujourd’hui encore, avec les problèmes liés au terrorisme causés par le radicalisme, la maîtrise des arcanes du trafic de drogue se trouve souvent au centre des enjeux géopolitiques.

6 François Suard, « Étude des rapports entre hagiographie et épopée », dans Abdoulaye Keita, Abdoulaye (dir.), Au carrefour des littératures. Hommage à Lilyan Kesteloot, Paris, Karthala, 2013, p 102-103.

7 Christiane Seydou, op. cit., p. 262.

8 On parle souvent de Musokorooni chez les Bambaras ou jeegu yoor-yoor chez les Wolof, une dame d’un certain âge dont l’activité de prédilection est de se rapprocher d’une autre femme vivant tranquillement sa vie pour jeter le doute dans son esprit et l’amener à commettre un acte regrettable. L’orgueil de la victime aura été préalablement mis en condition par un long travail d’approche. C’est un personnage que l’on retrouve aussi, avec quelques variations dans les rôles, chez les personnages de contes européens de Perrault ou Grimm entre autres : c’est la mégère.

9 Christiane Seydou, op. cit., p. 77.

10 Oumar Djiby Ndiaye, Le Pekkaan, Paris, L’Harmattan, 2016, p. 31.

11 Christiane Seydou, op. cit., p. 259.

12 Diéry s’était rendu coupable de vente d’esclaves malgré l’abolition et l’interdiction formelle. On peut consulter à ce propos Abdoulaye Keïta, « La poésie orale d’exhortation, l’exemple des bàkku des lutteurs wolof (Sénégal) », Thèse de doctorat, Paris, INALCO, 2008, vol. II, Corpus, p. 210-214 (vers 750-845). Voir aussi l’article de l’historien Mbaye Guèye, « L’affaire Chautemps (avril 1904) et la suppression de l’esclavage de case au Sénégal » in Bull. IFAN, vol 27, 1965, n° 3, p. 4.

13 Ousseynou Faye, « Mythe et histoire dans la vie de Kaañ Fay du Cangin (Sénégal) », Cahiers d’Etudes africaines, n°136, 1994, XXXIV-4, « Le banditisme social au Sénégal », p .619-620.

14 Voir Eric Hobsbawm, Les primitifs de la révolte dans l’Europe moderne, Paris, Fayard, 1969 et Les bandits, Paris, Maspero, 1972. Par ailleurs, le même phénomène a existé en Amérique du Sud, précisément au Brésil où la figure de Lampião a été analysée par Marguerite Wunscher dans la Revue Histoire magazine, n° 21, octobre 1981, Paris, Loft International, p. 92-95. « Lampião, un Robin des bois brésilien », seigneur du sertão, « zone peu peuplée et semi-aride ». Le grand poète Guimaraes propose cette autre définition : « le sertão, c’est là où commande celui qui est fort, avec toutes ses astuces. Que Dieu lui-même vienne armé quand il y viendra ». Un colonel qui a à son actif la mort du dernier bandit disait de leur chef :« Lampião était mon ennemi, certes ; mais il n’était ni un homme cruel ni un homme dépravé. Il est entré dans le cangaço parce qu’il ne pouvait pas faire autrement. […] Il a voulu se venger, il ne pouvait rien faire d’autre. […] Lampião respectait beaucoup les femmes. Il fit tuer trois de ses hommes qui avaient violé des jeunes filles. Il les punissait toujours lorsqu’ils manquaient de respect aux familles » (p. 95).

15 Ousseynou Faye, art. cit., p. 629.

16 On pense ici à ces propos de l’écuyer dans Les fosses carolines de François Cavanna, (Paris, Belfond, 1986, p. 297) : « Or, s’il n’y a pas tourment, il n’y a pas amour. Car amour se crée tourment même quand il n’y a pas lieu. Là où tout va bien, amour se dit que ça ne peut qu’aller plus mal tout à l’heure, et il tend les épaules et le voilà en tourment. »

Pour citer ce document

Abdoulaye Keïta, « Foucade féminine et orgueil masculin, problématique de la transgression dans Ham-Bodédio, épopée peule du Macina », dans La Transgression dans l'épopée : Actes du VIIIe Congrès international du REARE (Rouen, 2018), sous la direction de Claudine Le Blanc et Hubert Heckmann, Publications numériques du REARE, 10 juin 2024 Licence Creative Commons

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/reare/index.php?id=632

Quelques mots à propos de :  Abdoulaye Keïta

Abdoulaye Keïta est chercheur au laboratoire de Littératures et Civilisations africaines de l’IFAN (UCAD), chef du Département des langues et civilisations. Auteur d’une thèse intitulée « La poésie orale d’exhortation, l’exemple du bàkku des lutteurs wolof (Sénégal) », il a dirigé Au carrefour des littératures Afrique-Europe. Hommage à Lilyan Kesteloot, Paris, Karthala, 2013.