La Transgression dans l'épopée
Actes du VIIIe Congrès international du REARE (Rouen, 2018)

sous la direction de Claudine Le Blanc (maître de conférences HDR en littérature comparée à l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3) et de Hubert Heckmann (maître de conférences en langue et littérature françaises du Moyen Âge à l’Université de Rouen)

Le volume constitue les actes du huitième congrès du Réseau Euro-Africain de Recherches sur les Épopées (REARE), organisé conjointement par Claudine Le Blanc (Sorbonne Nouvelle/CERC) et Hubert Heckmann (Université de Rouen/CEREdI), qui s’est tenu à l'Université de Rouen les 27 et 28 septembre 2018, grâce au concours du laboratoire CEREdI.

La transgression dans le conte épique de Modou Macina

Modou Fatah Thiam


Texte intégral

1La notion de transgression occupe une place de choix dans la littérature orale, vu que la tradition et la morale sociale ont toujours établi des règles de comportement fondées sur la hiérarchie, la gérontocratie ou la profession. L’oralité exalte ces valeurs cardinales et énonce des châtiments encourus par ceux qui les renient.

2Mais devant certains écarts de conduite, c’est la morale elle-même qui encourage la révolte, donc qui la légitime. Une telle réalité amorce déjà la transgression qui dans sa fonction première demeure indispensable à l’essence de l’épopée. Et en tant que genre narratif, cette dernière peut épouser la forme du « schéma quinaire »1 dans lequel la bravade de l’interdit matérialise l’étape de la modification appelée encore perturbation ou transformation. Cette notion, qu’elle se concrétise par le verbe ou par l’acte, fonctionne comme un catalyseur qui oriente le récit vers la dynamique de l’action.

3Étudier la transgression dans le récit ou conte épique sur Modou Macina (déclamé par le griot Aly Dieng à Kaolack) revient donc à se pencher sur son rôle spécifique dans un processus narratif où la liberté passe inévitablement par la violence et l’agression qui matérialisent la transgression elle-même.

4L’épopée se situant sur l’axe paradigmatique (diachronique), pour une vision d’ensemble, notre étude se focalisera d’abord sur la génération des pères, ensuite sur celle des fils, pour distinguer deux types de transgressions : légitime et /ou illégitime.

La transgression avec la génération des pères

5La transgression est d’une part liée à la volonté d’un personnage jouissant d’une autorité de passer outre les règles préétablies. Mais d’autre part, elle est la résultante, la réaction logique mais osée d’un personnage téméraire devant l’oppression ou l’arbitraire. Telle est la considération de Amadou Abel Sy (1978, p. 103) qui écrit :

De même que toute action appelle une réaction, l’oppression qui s’exprime dans l’interdit appelle une révolte, une transgression. Entre l’action et la réaction qu’elle appelle, il y a tout un chemin à parcourir, tout un processus d’actions potentielles ou motivation vers l’éclatement qui est révolte.

6Il y a l’idée d’une opposition, d’un rapport de forces ou encore d’une dichotomie qui introduit, selon Claude Bremond (1973, p. 272-277), la coexistence de « l’interdicteur et de l’obligateur » faisant injonction à « l’obligé » qui tend vers « le mérité ou le démérité ». C’est par rapport à une telle ambivalence que nous avons voulu sérier l’étude en transgression légitime et illégitime.

7Nous avons dit plus haut que le genre épique relate des événements sur la verticalité. C’est une analyse diachronique, une étude des faits à travers les époques ou les étapes de la vie. Notre récit suit cette logique diachronique dans son évolution, en affichant, sur des tableaux contrastés, l’antagonisme ou l’adversité provenant d’une application de la loi du plus fort.

8Si nous considérons la transgression avec la première génération, celle des pères, elle apparaît sous deux facettes, sur l’axe paradigmatique ou de la verticalité et sur l’axe syntagmatique ou de l’horizontalité.

9La première séquence, sur le même modèle narratif, présente deux transgresseurs en charnière entre ces deux axes, avant que la suite ne se cristallise sur le vrai rapport de forces dans un conflit de génération.

La monarchie du roi Bidji Sékou, une transgression illégitime

10Exerçant la tyrannie, Bidji Sékou est un monarque et despotique qui prend ses désirs pour des réalités, qui incarne la figure d’un anti-héros transgresseur sur les deux axes (horizontal et vertical).

11Au plan horizontal, il ne cesse de bafouer ou de transgresser les droits humains. Pour lui, le peuple doit rester éternellement taillable et corvéable. Ce n’est qu’une fois par an qu’il autorise le peuple à le voir. Ce qui est par ailleurs un leitmotiv dans les épopées dynastiques dont le personnage de Daaw Demba 2 reste une parfaite illustration.

12Chaque année, en plein hivernage, le peuple (tous les hommes accompagnés de leurs épouses et enfants) lui doit une journée de désherbage sur une vaste étendue où rien n’est prévu; et du matin au soir, il affame et assoiffe ce peuple : rien à manger, rien à boire, aucune absence tolérée. Personne ne doit se rendre à la cité sans y être invité. Cette première forme de transgression des droits humains repose sur un déséquilibre social synonyme d’une hiérarchisation tant prônée par le monarque.

13Un état, dans l’exercice du pouvoir, ne peut retrouver un équilibre durable que par le respect de la loi et du peuple qui vont de pair. Et ce roi n’hésite pas à tuer le peuple car la transgression de la loi expose le dirigeant à des châtiments éventuels, comme F. M. Dostoïevski (2008, p.326) le fait souligner à son personnage. Dans ce sens, il écrit significativement :

Tous les hommes sont divisés en êtres « ordinaires » et « extraordinaires ». Les hommes ordinaires doivent vivre dans l’obéissance et n’ont pas le droit de transgresser la loi, attendu qu’ils sont ordinaires. Les individus extraordinaires, eux, ont le droit de commettre tous les crimes et de violer toutes les lois pour cette raison qu’ils sont extraordinaires ! 

14Le roi Bidji Sékou, par sa transgression des droits du peuple, s’est engagé sur cette pente rapide. Sa descente est précipitée par deux sortes de crimes qui ôtent à ses sujets ce qu’il y a de plus sacré : la vie et la virilité. Les phrases-chevilles qui rythment le plus le récit sont les suivantes :
- « Si quelqu’un fait telle chose, il le tuera à fendre la terre d’une profondeur de deux mètres »
- « Si un homme fait telle chose, il va le castrer et le mettre à la disposition de ses épouses pour l’approvisionnement en eau ».

15Ce sentiment de mépris ou de sous-estimation du peuple finit par le pousser vers une autre transgression sur l’axe vertical. Une première sanction est tombée venant de l’être suprême qui lui accorde une fille à la place du garçon convoité pour perpétrer la lignée, préserver l’ancêtre de l’oubli.

16De l’axe horizontal où les semblables sont victimes, la transgression débouche sur l’axe vertical. Voulant s’assurer une illustre descendance, le roi poursuit sa geste dans la démesure et viole les droits de sa jeune fille qu’il plonge pendant quinze ans dans la réclusion. Il en fait ainsi une Madame Bovary en puissance, une rêveuse incapable de lire le réel, qui se meut perpétuellement entre l’être et le paraître.

17Face à cette hantise du peuple, avec un esclavage qui ne dit pas son nom, quoi de plus légitime que de prendre son courage à deux mains pour lutter contre ces agissements et recouvrer la liberté ? Si tel n’est pas le cas, la dignité des hommes se perd, de même que leur raison d’être comme le stipule J. J. Rousseau (1762, p.582) dans Du contrat social, ou principes du droit publique: « Renoncer à sa liberté, c'est renoncer à sa qualité d'homme, aux droits de l'humanité, même à ses devoirs ».

18Alors les séries de transgressions illégitimes du roi finiront par être la cause logique d’une transgression justifiée d’un pauvre paysan.

La révolte du paysan Bocar Macina, une transgression légitime

19Si un prince ne respecte pas dans l’exercice de son pouvoir les droits du peuple, ce peuple ne pourra pas y adhérer. Nous pensons que la révolte devient légitime dès qu’il s’agit d’une question de vie ou de mort. C’est pourquoi, à un moment donné, la subordination est devenue insupportable. Ce manque à combler va donc constituer un élément structurant du récit où l’objet de la quête demeure la liberté, face au pouvoir exacerbé du roi despote favorisé par le silence d’un peuple lâche.

20Le pauvre paysan Bocar Macina a fini par comprendre qu’il était placé devant une alternative : transgresser pour s’émanciper ou obéir pour mourir esclave. Il sort du mutisme et décide de braver l’interdit ou de transgresser l’ordre du roi.

21Il va poser un acte qui consiste à refuser de se présenter au rendez-vous annuel qu’est la séance de désherbage. Et le roi l’attend de pied ferme. Par cette transgression horizontale, il décide de remettre en cause la légitimité du roi et d’inventer la modernité via l’émancipation par un coup-d’État. Mais son plan échoue face au silence lâche de ses semblables. Se sentant « seul contre tous », obligation lui est faite de se replier derrière la bonté divine pour parvenir à ses fins.

22Il fait ses ablutions, puis sa prière et demande à Dieu de lui donner un garçon avec qui il pourrait ourdir un complot contre le monarque : « Dieu, je te demande de rompre ma solitude en me donnant un garçon avec qui je pourrais tramer un coup d’État pour aller tuer le roi ou se faire tuer, pour sortir de l’esclavage ».

23Cette liberté voulue ne peut passer que par la transgression. La naissance du garçon tant attendu est déjà un soulagement qui installe une lueur d’espoir.

24On peut remarquer, en passant, la récurrence (dans les épopées africaines) de ce schéma du fils vengeur du père (ou de la mère), ou son porte-flambeau. Dans le premier cas nous avons Soundjata Keïta3 qui se dresse sur ses jambes débiles pour laver un affront subi par sa mère; dans le second, nous avons Tounka (dans le récit éponyme d’Abdoulaye Sadji) qui assume le pouvoir surhumain que son père reçoit de son contrat avec les esprits de la mer.

25Le père de Modou Macina, en l’occurrence Bocar Macina, a échoué mais il veut que sa descendance réactualise son projet de révolte. Sa transgression verticale réside dans le traitement sauvage dont sera victime le nouveau-né incarcéré dans une chambre pendant vingt et cinq ans.

26Outre les coups de cravache, il l’a sevré le jour du baptême et le sépare brutalement de sa mère qui lui devait soins et affection. Le seul but de cette réclusion solitaire est d’initier l’enfant à la torture, à la souffrance, d’en faire un mort vivant. Cette transgression des droits de l’enfant, presque orphelin, et de sa mère toujours pleurant a valu au père une marginalisation due à une prétendue folie.

27Si nous partageons la pensée de A. H. Bâ (1972, p.12-13), le père a transgressé tous les droits de l’enfant qu’il plonge dans une sorte de réclusion dès son 7e jour au monde :

Pendant les sept premières années de son existence, où la personne en formation requiert le plus de soin possible, l’enfant restera intimement lié à sa mère dont il dépend pour tous les aspects de sa vie. De sept à quatorze ans, il est confronté avec le milieu extérieur dont il reçoit les influences mais il éprouve toujours le besoin de se référer à sa mère qui reste son critère. De quatorze à vingt et un ans, il est à l’école de la vie et de ses maîtres et s’éloigne progressivement de l’influence de sa mère 4.

28Face à cette pensée, nous assistons à un sevrage brutal qui prive l’enfant de l’affection de sa mère comme le père l’a signifié à cette dernière dans le récit, dès la naissance de l’enfant : « Vaque à tes préoccupations, si tu en as. Tu ne le verras plus. C’est le père qui doit s’occuper lui-même de l’éducation d’un garçon ».

29D’ailleurs, il n’a jamais connu l’affection, son enfance est monotone. Après l’avoir nourri de lait frais, le remuant dans tous les sens, le père lui donne de francs coups de cravache, pour le laisser dormir ensuite. Vingt et cinq ans d’existence dans ce cycle fermé d’éducation spartiate empêche l’enfant de s’épanouir et en fait un mort-vivant.

30Cette transgression du père se justifie par la responsabilité qui attend le jeune Modou Macina. La réclusion qu’on lui reproche est donc à analyser comme une phase d’ « occultation »5, une mort apparente qui oblige le futur héros à sombrer dans une sorte de cachette, loin des regards.

31Le père réussit quand même à inculquer à l’enfant les valeurs du courage indéfectible, une hardiesse qui le propulse comme « un héros qui porte les aspirations communautaires », selon l’expression de l’auteur B. Dieng ( 2008, p. 105) qui considère que la dualité constitue le cadre de « la relation individu-groupe » 6. Et sous ce rapport, même si Modou Macina sera le héros sauveur, à l’image de Soundjata Keita, obligation lui est faite de mener « seul contre tous »7 son action libératrice.

32Le transgresseur se mue en un passeur qui assure l’initiation du héros en lui inculquant les valeurs guerrières indispensables aux futures péripéties militaires du sauveur. Toutefois, il ne faut pas perdre de vue que même le père transgresseur est victime de sa transgression. Les voisins qu’il éconduit dans leur tentative de le ramener à l’ordre ont fini par le qualifier de fou du village devant vivre en marge de la société. Le comble est atteint avec l’expulsion de l’enfant qu’il envoie à l’aventure, synonyme de perfectionnement d’une initiation.

33Cette dernière transgression de Bocar Macina marque la fin de l’initiation dont il s’était chargé auprès du futur sauveur. Après la formation, l’initié doit être mis à l’épreuve pour que le passeur ou donateur puisse juger de sa compétence et de son savoir-faire. Il le prive d’un autre droit en l’expulsant de la demeure paternelle pour le mettre au gré de l’aventure, au gré du sort. La barrière qu’il dresse devant l’enfant est toutefois complexe mais elle peut être une façon d’exciter sa curiosité pour qu’il aille ipso facto droit au but qu’il rêva : « Sors de ma maison et va à l’aventure. Mais ne va pas à Ségou. Il y vit un roi méchant. Si tu y vas, il te tuera. Or tu es mon enfant unique ».

34Cette injonction douloureuse du père soulève le thème de l’errance qui doit aguerrir le héros épique en exil et attester du perfectionnement de son initiation. Voilà pourquoi Modou Macina, pour prouver sa maturité, va poser un ensemble d’actes de transgression qui l’oriente vers des péripéties militaires.

La transgression avec la génération des fils

35Modou Macina et Marila sont liés par le destin. Ils rivalisent de courage, et cette rivalité exacerbée fera que chacun, en ce qui le concerne, ne distinguera jamais une autorité au-dessus de lui.

36Si nous regardons de plus près les niveaux de transgression, il ressort de la structure du récit une sorte de comparaison indirecte ou de parallélisme qui projette un équilibre dans le dénouement avec une neutralité des forces. Par les actes qu’ils posent, nous décelons une transgression qui se projette sur plusieurs axes dont le pivot central reste le mariage, une transgression qui fait beaucoup de victimes : le père de soi, le père ou la mère d’autrui et autrui lui-même.

La transgression du héros, l’émancipation d’un peuple

37Dans Du contrat social, ou principes du droit publique, J. J. Rousseau (1762, p. 640) déclare : « Le plus fort n'est jamais assez fort pour être toujours le maître ».

38Si nous nous référons aux conditions de naissance du héros, apparaît nettement une focalisation sur l’échec des adultes qui ont boudé l’invitation de Bocar Macina en les incitant à la révolte par un coup-d’État. Le récit qui voudrait prôner l’effacement de l’individualité face à la collectivité doit obligatoirement prévoir une redistribution des rôles.

39Dans beaucoup de récits épiques, le sauveur est attendu suite à une prédiction d’oracles ou de devins. Ainsi, par sa naissance miraculeuse et son enfance douloureuse, Modou Macina est prédestiné à être un enfant exceptionnel, un héros prométhéen, synonyme de « la futurisation », symbole de « l’avenir en puissance » selon Lilyan. Kesteloot 8.

40Expulsé par son père, le premier acte de transgression du héros lui ouvre le chemin de l’aventure; le propulse donc vers une sorte d’exil individuel involontaire mais représentatif de toute une communauté qu’il devra libérer du joug de l’esclavage. Il commence par brader l’interdit de son père qui décide d’inventer la modernité par une révolte (populaire) au lieu de la subir.

41Cette première transgression du héros est la réaction à un double interdit qui ne fera qu’exciter davantage sa curiosité. Le roi interdit qu’un sujet aille à la capitale sans y être invité. Le père de Modou Macina le réactualise en ces termes : « Va à l’aventure mais ne va pas à Ségou, la capitale. Nous vivons avec un roi méchant, si tu vas chez lui, il te tuera ou il fera de toi un esclave et je n’y pourrai rien ».

42Son objectif principal, c’est de briser la barrière, pour ramener le tyran à sa juste valeur qui le rapproche du commun des mortels. Son premier acte posé repose sur une stratégie, la ruse qui lui permet d’endormir le père, pour mieux réunir les conditions d’une bravade : « Moi, je n’irai jamais à un village où l’on va pour mourir ».

43Mais il bute sur son ignorance et fait recours à la violence face aux adultes conversant sur la place publique. Il transgresse le droit d’aînesse ou la gérontocratie, brise le mirador des personnes âgées, crée une chute collective, prend l’une au collet et la menace de mort pour lui arracher l’information indispensable à sa transgression. Cette agression fonctionne, par ailleurs, comme une dérive qui sous-tend la présence de la violence avec laquelle l’épopée retrouve ses droits dans ce conte épique.

44La suite des péripéties oriente le récit vers sa dynamique. Et de transgression en transgression (verbale ou gestuelle), il réussit à démystifier le roi après l’avoir démythifié. Son mérite, c’est la fin de la monarchie ou de la tyrannie qui passe par la violence exacerbée et la témérité sans faille dont fait preuve ce héros prométhéen, Modou Macina. Contre la volonté du tyran, il défonce les portes de l’immeuble où la princesse est en réclusion, s’installe sur son hamac en or, entre avec ses chaussures dans la chambre interdite du roi et marche sur ses tapis.

45Pire encore, il joint à ses actes transgressifs un discours péjoratif qui met en exergue le démérite du roi. À la question du roi : « Mon fils, qui est ton père ? », il répond : « Il est facile d’être mon père, mais toi, tu ne peux pas être mon père ».

46Or dans la philosophie wolof qu’on apprend aux initiés, lors de la circoncision, la personne doit considérer comme un père tous ceux qui sont aussi ou plus âgés que son père, comme une mère celles qui ont l’âge de sa mère ou plus. Le héros s’oppose, de prime abord, à cette loi et refuse au roi cet honneur.

47Cette transgression reste une condition sine qua non dans la logique du récit, car elle permet un renversement de situation, preuve d’une quête ascendante pour le héros.

48Le commentaire du griot Aly Dieng nous apprend que le héros, dans sa transgression, passe de la démythification du roi monarchique à sa démystification : « Personne n’osait entrer dans la salle de Bidji Sékou. Modou Macina y entra avec ses chaussures ».

49Il le dira ouvertement à son père qui laisse tomber sa bouilloire, en apprenant l’ampleur de la transgression :

- Mon père, dit-il, Papa Bidji Sékou te salue !
- Je ne t’avais pas interdit d’aller chez lui, s’étonne le père. Tu risques de mourir très tôt !
- Mon père, celui-là, il n’est rien d’autre qu’une simple personne!, banalise le transgresseur.

50Il revient de l’aventure avec un projet de mariage qui n’enchante guère le père, mais il brave l’interdit encore par une menace de suicide. Le bonheur dans le mariage ne dure que le temps d’une rose, pour que les hostilités commencent. Modou reste dans la même dynamique qui consiste à prouver à tous que sa mère est sacrée et que le roi se prend pour meilleur qu’il n’est.

51C’est là que l’épopée retrouve pleinement ses droits et ses marques, avec la violence inouïe dont le héros fera preuve, en décidant de châtier son épouse par la décapitation. Le père qui s’interpose joue ici le rôle de régulateur ou de représentant de la conscience sociale. Mais le fils, très déterminé à sanctionner, viole les droits de son épouse. Il la bat sauvagement, la rase avec des tessons de bouteille, la couvre avec des morceaux de sac, la ligote et la fait traîner par son serviteur derrière un cheval, pour la restituer à son père.

52C’est une transgression qui dépasse les limites car mettant en jeu la vie de tous. Pour preuve, tous les paysans qui ont assisté à une séquence de la scène décident ipso facto de déménager pour ne pas payer les pots cassés.

53Le transgresseur ne s’en tient pas là, par l’intermédiaire de son messager, il joint encore au geste un discours trop vexant, voire pathétique: « Tu diras au roi : “Modou Macina te demande de reprendre ta fille, tu es mauvais, ta fille aussi est mauvaise !” »

54De manière générale, dans les récits ouest-africains, la figure complète du héros guerrier repose essentiellement sur quatre composantes : la force physique corollaire à la bravoure, l’arme redoutable, le coursier et l’arsenal de gris-gris. La victoire de Modou Macina sur le roi tyrannique se résume à la trilogie : force ou bravoure, arme redoutable et coursier (aucune allusion à l’arsenal de gris-gris). Or ceci-même est une dérogation, voire une transgression par rapport aux principes qui régissent la figure emblématique du guerrier avec une prédominance même de la protection magique qui assure le faire cognitif. Lat Dior, avec son arsenal de gris-gris, avait le double de son poids normal. Notre héros n’a nulle part fait allusion au pouvoir occulte. En vrai Hercule, il a simplement transgressé l’interdit par témérité pour contester et remettre en cause un ordre établi dans la gestion arbitraire du pouvoir.

55La convocation de la population qui soutient finalement le transgresseur, vers la fin de son action, occasionne la mutation d’une épopée individuelle en une épopée collective.

56De cette transgression arrivera la liberté tant convoitée, d’abord par le père puis par le fils et qui reste une incarnation de la modernité qui, faut-il le répéter, n’est pas à suivre ou à subir mais plutôt à inventer.

La transgression de l’héroïne, l’échec de la tyrannie

57Le roi est un bourgeois selon la conception flaubertienne : « J’appelle bourgeois quiconque pense bassement »9. Il prend ses désirs pour des réalités dans un groupe social où l’individualisme doit s’estomper devant la collectivité. La conscience narrative procède à une redistribution des rôles ou statuts pour une stabilité sociale devant passer par la fin d’une monarchie déchirée par une série de transgressions, parfois sans conséquences douloureuses. Comme le héros, l’héroïne aussi a souvent posé des actes de bravoure qui illustrent bien sa ténacité.

58Les actes de transgression qu’elle a posés ont pour cadre les deux espaces de vie d’une femme : la demeure paternelle et la demeure conjugale comme le nomme Victor Hugo dans Les contemplations (1856) « ici » et « là-bas »10.

59Le premier acte de transgression de Marila est à chercher dans sa réclusion qui transgresse d’abord ses droits. Perchée sur son hamac en or, au troisième étage, en vraie princesse, elle décide de tenir à ses sujets un discours très laconique qui se résume en deux mots (« Jiinoo jinna ! »). Pour considérer comme J. Courtés, (1991, p. 53) la mise en jeu de la « forme de l’expression » et de « la forme du contenu », nous traduisons ces deux mots par une phrase nominale minimale : « Du vin !». Ce discours trop bref s’inscrit dans la revendication des apanages de la cheffe et il débouche sur une autre transgression, dans la mesure où, à chaque fois que la fille finit de boire son vin rouge, elle jette le verre qui va se briser contre le mur.

60Il y aura toujours un effet de surprise dans certaines sociétés où le récipient est presque sacré. Considérant l’approche de B. Ly (2015, p.165), nous dirons que cette princesse ne sait pas « être socialement modeste » 11. Il y a là une aberration qui reposera sur une convocation de tous les systèmes de représentation auxquels fait allusion Courtés : « Ne serait-il pas pour le moins surprenant, en effet, que les systèmes de représentation (verbal, visuel, gestuel, etc.) soient des « ensembles signifiants » ?

61Par la suite, il apparaîtra clair qu’en grande partie, les premières transgressions de la fille sont motivées par celles du jeune homme, dans une relation grammaticale de cause et de conséquence.

62Dans son innocence, après avoir foulé au pied la loi du roi, il ne sait pas par où passer pour accéder aux appartements de la princesse. Il y fait irruption, escalade les murs et défonce les portes. Son audace est tellement exacerbée que la fille en est médusée. Alors elle considère sa visite comme relevant de l’utopie et oublie les règles de la cour de son père.

Je viens de boucler mes quinze ans. Je n’ai jamais foulé le sol du pied, je n’ai jamais vu le soleil, j’ignore la morphologie de la maison de mon père et vous me parlez d’un étranger... Un djinn n’aurait-il pas frôlé la porte en passant. Ouvrez la porte pour que je voie s’il ne s’agit pas d’un djinn.

63Le héros si audacieux fait naître chez la fille du roi un coup de foudre et pour la première fois de sa vie, elle décide de sortir de son isolement et descend de son hamac en or, pour aller braver l’interdit de son père à convaincre. Rien de plus honteux pour le roi que sa fille qui marche sur le sol les pieds nus. Plus osé encore, elle se lance dans un projet de mariage avec le fils d’un pauvre paysan.

64Comme le dit l’adage wolof : « Tout ce que dit le petit Maure, il l’a entendu de la caravane ». Par le discrédit qu’il jette sur le héros d’ethnie hybride, le roi exprime la plus grave transgression de la fille, qui devient la source de sa perte, une fois dans la demeure conjugale : « Tu ignores de quelle catégorie sociale est Modou Macina. Il est issu d’une mère peulh et d’un père bambara. S’il ne restait que lui comme homme dans le monde, tu mourrais célibataire ».

65Le roi s’oppose au mariage mais la fille qui connaît son point faible menace de se suicider pour le faire céder. Par cette transgression, le mythe commence alors à s’effondrer, depuis la descente de la fille de l’immeuble, car cette absence provisoire est synonyme d’une vacuité à combler. La quête se poursuit avec une provocation transgressive allant crescendo. Le fils du paysan n’avait pas le droit de fréquenter la cité sans y être invité encore moins rencontrer la fille du roi. Il occupe le siège de la princesse qu’il ne mérite pas, vu son rang social, mais se met à écouter le « buumi yeela », une musique exclusivement réservée aux femmes.

66La croisée des chemins sera donc le fruit d’une double transgression de l’autorité du père comme cela apparaît clairement dans la réplique du héros devant son futur beau-père: « Tu ne m’as pas accordé la main de ta fille. Elle a désobéi à tes ordres. Je vais parler à mon père, s’il brandit un interdit, je le transgresserai pour venir épouser ta fille. Deux réfractaires formeraient un bon couple ».

67Cette relation analogique que souligne la transgression de la princesse a pour objet de rétablir l’équilibre avec le fils du pauvre paysan qui va la bastonner sans aucun risque. Ce sera un moyen pour le récit de ramener à la réalité un rêveur incapable de lire le réel. Ce défaut la poursuit jusque dans son ménage où elle atteint le paroxysme de sa transgression en bafouant l’honneur de sa belle mère qui pleure toute une journée. Pourtant, dans ses nouveaux atours de chef, le héros interdit désormais à tout son peuple de verser les larmes de sa mère, sous peine d’être tué.

68Nous avons souligné plus haut, chez les attributs du personnage, l’absence de la quatrième composante de la figure guerrière qui est l’arsenal de gris-gris. Cette absence évacue rapidement la notion de force surnaturelle. Il s’y ajoute que la mission du héros en fait un porteur d’aspirations communautaires dont tout le peuple est destinataire de la quête. Ainsi, sa transgression ne saurait lui être fatale, car selon la leçon dégagée par A. A. Sy (117), elle n’est ni surnaturelle ni sociale, tandis que celle de la fille demeure sociale :« Toute transgression d’un interdit surnaturel ou social appelle nécessairement un châtiment ».

69Et dans les autres récits épiques, comme dans le nôtre, la transgression sociale peut particulariser le héros, mais il s’agira d’une épreuve à la suite de laquelle un malheur est attendu. Le poids de la relation parentale exerce une menace sur le personnage au cas où il aurait transgressé l’interdit. La souplesse de l’imaginaire et la technique narrative qui tient à isoler une force équilibrante ont fait que la « transgresseuse » (si nous pouvons l’appeler ainsi) subit les conséquences de son acte alors que le transgresseur reste indemne. Nous devons comprendre par là qu’il y a une comparaison de deux figures du père dont l’une est chargée positivement et l’autre négativement.

70Pour mieux faire apparaître la structure comparative du récit sur ce deuxième niveau de transgression, nous récapitulons ainsi les séries de bravades qui avec la génération des fils se nouent autour de la conjonction homme-femme d’où se dégage un rapport de forces équitables, car pour que le couple se forme réellement et devienne stable, il y a autant de transgressions faites par l’époux que de transgressions faites par l’épouse :

  • Transgression du jeune homme devant l’autorité de son père,

  • Transgression du jeune homme devant l’autorité de son futur beau-père,

  • Transgression de la jeune fille devant l’autorité de son père,

  • Mariage ou union de deux transgresseurs ou enfants réfractaires,

  • Transgression de la jeune fille devant l’autorité de sa belle-mère,

  • Transgression de la jeune fille devant l’autorité de son époux,

  • Transgression du jeune homme devant les droits humains de son épouse.

Conclusion

71Pendant que le conte distribue les blâmes dans ses projets critiques, l’épopée épouse l’adhésion aux hautes valeurs du groupe qu’elle exalte. Devant une conduite qui prive de la liberté, le destin réserve souvent un enfant prodige de la trempe de Modou Macina, un prométhéen qui ne saurait hésiter à agresser ou à transgresser, pour rétablir l’équilibre.

72Sous ce rapport, la progression de ce récit inédit est corollaire à la notion de transgression qui justifie la nécessité de son déroulement. Elle apparaît sous plusieurs facettes mais avec une nette relation de causalité.

73Tous les personnages sont associés à des archétypes, à une activité collective avec consternation au début et liesse à la fin. La parole du griot qui les galvanise s’appuie sur des procédés comme la répétition, la juxtaposition, la comparaison, pour mettre en relief l’opposition. Par sa victoire qu’il doit à son audace transgressive, Modou Macina finit par usurper la place centrale occupée jadis par le monarque. Il rétablit l’ordre social et politique et tous les autres vont désormais se définir par rapport à lui. Son action épique ainsi narrée se fonde sur une galerie de tableaux contrastés et le dénouement qui accentue la dimension dramatique de l’action convoque le surnaturel avec le djinn donateur de l’objet magique. La façon dont le récit se décline nous rassure sur le genre car l’intrusion d’un génie et le clin-d’œil à l’ascendance du héros le mettent, selon M . M. Diabaté (1986, p. 18) en charnière entre l’histoire et le mythe12 qui, une fois dégradé devient conte.

Bibliographie

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Notes

1 L’analyste Paul Larivaille, en se fondant sur les travaux de Vladmir Propp et de Claude Bremond, déconstruit le récit narratif et en isole cinq étapes dont la perturbation.

2 Dans le récit II de L’épopée du Kajoor de Bassirou Dieng, Daaw Demba est présenté comme un roi "ceddo" qui, de son règne, considérait trois choses comme relevant exclusivement de l’apanage du roi : rire aux éclats, manger de la viande fraîche salée et épouser une fille vierge. Et comme c’est le cas dans notre récit, le peuple ne pouvait voir son roi qu’une fois par an.

3 Personnage de Djibril Tamsir Niane dans Soundjata ou L’épopée mandingue

4 Amadou Hampaté Bâ, Aspects de la civilisation africaine, Paris, Présence Africaine, 1972, pp.12-13.

5 Phillipe Sellier donne la structure du mythe héroïque avec lequel il distingue neuf étapes :les présages, l’exposition, la reconnaissance par le signe, l’occultation, l’épiphanie, le sauveur, l’initié, l’apothéose et le compagnonnage épique.

6 Bassirou Dieng, Société wolof et discours du pouvoir. analyse des récits épiques du Kajoor, Dakar, Presses universitaires de Dakar, 2008, p. 105.

7 Amadou Abel Sy, op. cit.

8 Lilyan Kesteloot, « Le mythe, la religion et l’histoire dans la fondation de l’empire de Ségou », in Bull. IFAN, T.3, 1978.

9 Propos de Gustave Flaubert rapportés par Guy De Maupassant dans son Étude sur Gustave Flaubert (www.dicocitations.com / www.citation-celebre.com)

10 Dans le poème « 15 février 1843 », Victor Hugo écrit ce vers : « Ici, l’on te retient; là-bas, on te désire. / Fille, épouse, ange, enfant, fais ton double devoir ».

11 Boubakar Ly, La morale de l’honneur dans les sociétés wolof et halpulaar traditionnelles: Une approche des valeurs et de la personnalité culturelles sénégalaises, Paris, L’harmattan, 2015, Tome 1, p. 165.

12 Dans son ouvrage intitulé Le lion à l’arc, Massa Makan Diabaté souligne que l’épopée se situe entre l’histoire et le mythe.

Pour citer ce document

Modou Fatah Thiam, « La transgression dans le conte épique de Modou Macina », dans La Transgression dans l'épopée : Actes du VIIIe Congrès international du REARE (Rouen, 2018), sous la direction de Claudine Le Blanc et Hubert Heckmann, Publications numériques du REARE, 10 juin 2024 Licence Creative Commons

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/reare/index.php?id=669

Quelques mots à propos de :  Modou Fatah Thiam

Disciple de Feu Pr Bassirou Dieng, Modou Fatah Thiam est un enseignant-chercheur en littérature orale, à l’Université Gaston-Berger de Saint-Louis du Sénégal. Après avoir soutenu sa thèse unique en février 2013 sur le récit hagiographique, il s’engage dans l’enseignement universitaire, la même année, à l’université Cheikh-Anta-Diop de Dakar comme vacataire, avant d’être recruté à son poste actuel, en juin 2016. Outre « La trangression dans le conte épique de Modou Macine », il est l’auteur de plusieurs articles dans son domaine:
- « Des enseignements du proverbe en milieu wolof »,
- « La question de l’oralité dans Le pleurer-rire d’Henri Lopes »
- « Barham Diop à /a l’image de Barham Niass ».