Sommaire
La Transgression dans l'épopée
Actes du VIIIe Congrès international du REARE
sous la direction de Hubert Heckmann (maître de conférences en langue et littérature françaises du Moyen Âge à l’Université de Rouen)
Le volume constitue les actes du huitième congrès international du Réseau Euro-Africain de Recherches sur les Épopées (REARE), organisé conjointement par Hubert Heckmann (Université de Rouen/CEREdI) et Claudine Le Blanc (Sorbonne Nouvelle/CERC), qui s’est tenu à l'Université de Rouen les 27 et 28 septembre 2018, grâce au concours du laboratoire CEREdI.
- Hubert Heckmann Introduction
- Transgressions diégétiques. L'épopée, récit de transgressions
- Bochra Charnay L’acte transgressif comme déclencheur de narration dans la Geste hilalienne
- Jean Derive Interprétation des transgressions dans une épopée bambara de Ségou, La Prise de Dionkoloni, comparées à celles de Silâmaka et Poullôri, un récit épique peul relevant du même cycle
- Amadou Oury Diallo La transgression comme ressort narratif dans les épopées peules du Foûta-Djalon et du Foûta Tôro
- Jean-Désiré Élébiyo’o Mvé L’agir transgressif du personnage féminin dans le Mvett et le Mwendo d’Afrique centrale
- Abdoulaye Keïta Foucade féminine et orgueil masculin, problématique de la transgression dans Ham-Bodédio, épopée peule du Macina
- Anne Lagière Tydée et Capanée dans la Thébaïde de Stace, figures épiques de la transgression
- Marie-Françoise Lemonnier-Delpy L’épopée contemporaine : transgression d’un genre ?
- Blandine Koletou Manouere De la digression et de la transgression comme paradigme pour la conquête du pouvoir : le cas du royaume bamoum et du pays seereer
- Emmanuel Matateyou La transgression dans les traditions fang-beti-bulu en Afrique centrale : le cas du mvett Moneblum et Ndzana Ngazogo
- Cheikh Amadou Kabir Mbaye La transgression dans l’épopée wolof
- Ronan Moreau Quand le dharma s’en va… ou le temps des transgressions dans le Mahābhārata et le Rāmāyaṇa
- Pascale Mougeolle L’exposition de la tête du guerrier ou le spectaculaire épique
- Modou Fatah Thiam La transgression dans le conte épique de Modou Macina
- Isabelle Weill Uhtred of Bebbanburg, un héros épique transgressif dans une serie anglaise de B. Cornwell
- Souleymane Yoro Le rôle spécifique et les différents aspects de la transgression dans l’épopée de Soundjata
- L'épopée transgressive. Effet épique et gestion de la transgression sociale
- Marie-Rose Abomo-Maurin La transgression dans le Mvet ékang ou l’éloge du paradoxe
- Danielle Buschinger La geste des vassaux rebelles en Allemagne à la fin du Moyen Âge en comparaison avec les sources françaises : Gerart van Rossiliun, Reinolt von Montelban, Malagis et Ogier von Dänemark rebelles malgré eux
- François Dingremont Ce que les héros homériques transgressent
- Marguerite Mouton Une transgression épique dans l’œuvre de J.R.R. Tolkien ? Remarques sur Le Seigneur des anneaux et le Silmarillion
- Elena Podetti Inceste, déguisement, homosexualité et mutation sexuelle : transgression et norme dans la Chanson d’Yde et Olive
- Christina Bielinski Ramalho Cobra Norato : la transgression inventive comme ressource épique
- Cheick Sakho Nouvel ordre socioculturel et comportements transgressifs. Le héros peul face à la culture arabo-islamique
- Christiane Seydou La transgression dans les épopées peules du Mali
Uhtred of Bebbanburg, un héros épique transgressif dans une serie anglaise de B. Cornwell
Isabelle Weill
1Bernard Cornwell est très connu dans le monde anglo-saxon pour ses séries historiques : la série télévisée Sharpe mettant en scène le rifleman Sharpe, héros imaginaire des guerres napoléoniennes, est connue de tous les Anglais. Sa dernière série, The Last Kingdom (le dernier Royaume)1, un cycle un peu comparable à celui de la Geste du Roi, a pour fond la lutte que mène le roi du Wessex, Alfred the Great (seul roi à porter un tel qualificatif dans toutes les dynasties anglaises), contre les Vikings qui, après avoir pris York en 866, ont envahi tous les royaumes et territoires de l’ancienne Heptarchie, à la seule exception du Wessex. Ce souverain de santé fragile (on a diagnostiqué la maladie de Crohn) mais porté par une énergie indomptable, poursuit le rêve épique d’unifier tous les Angles, tous les Saxons et de créer l’Englaland, la terre des Angles ; son fils Edward (connu sous le nom d’Edward l’ancien), sa fille Aethelflaed (qui sera une quasi chef d’État en Essex), et son petit-fils Aethelstan continueront sa mission : le jour où Aethelstan remporte en 937 la bataille de Brunanburg, l’Englaland est née. Alfred, surnommé le Charlemagne du Nord a créé des forteresses (des burhs), des navires de combat, et cet homme de foi a lutté aussi pour le triomphe du christianisme – même l’Espagne de Philippe II n’est pas pénétrée d’une foi aussi profonde, violente voire virulente que celle de cette ancienne Angleterre – ; il a œuvré sans relâche pour la culture en traduisant lui-même Bède le vénérable, il a rédigé des codes de lois. Mais ce roi est surtout connu des Anglais pour avoir subi, à son corps défendant, une épreuve qualifiante doublée d’une aventure fort transgressive : trahi par Guthrun, un Viking converti qui, en dépit du traité signé, a envahi Chippenham à la Noël de 878, le roi, avec sa famille et quelques fidèles, doit se réfugier dans les marécages du Somerset (asséchés par les moines au XIIIe siècle, l’Ile d’Avallon devenant une colline), avant de convoquer au printemps le fyrd (l’armée des paysans) et de remporter la victoire d’Ethandum. Tous les petits Anglais apprennent à l’école ce qui est arrivé au roi cet hiver-là, bien qu’il s’agisse probablement d’une légende : une vieille femme ne sachant seulement pas ce qu’était un roi et voyant un homme inoccupé, a demandé à Alfred de surveiller la cuisson de ses petits pâtés et le roi les a laissé brûler, s’attirant ainsi quelques coups de bâton ; un roi battu et battu par une femme, voilà une transgression « historique » que Cornwell n’a pas manqué d’utiliser dans le deuxième tome de sa série populaire.
2Alfred, tout comme Charlemagne, n’est pas le héros principal de notre épopée ; le personnage central, Uhtred, celui dont on entend la voix dès la première ligne (« my name is Uhtred, son of Uhtred »), qui raconte son histoire à la première personne et atteint dès le tome IV l’âge de quatre-vingt-dix ans (au temps de l’écriture, un temps très postérieur au temps des événements), est totalement fictif. Uhtred, un jeune noble saxon, fait prisonnier enfant par les Vikings lors du siège d’York et élevé ensuite par le chef Ragnar (un des hommes d’Ubba, un personnage historique, fils célèbre du célèbre Ragnar Lotbrok), va échapper à son destin viking pour venir finalement commander les armées d’Alfred et lui gagner toutes ses batailles, en devenant le guerrier le plus célèbre de son époque, parmi toutes les nations. Mais ce schéma soulève un sérieux problème narratologique pour le genre du roman historique : comment, dans un royaume où règne déjà l’écrit, un héros pourrait-il avoir joué un rôle central sans figurer dans les chroniques, alors que nous possédons les Annales anglaises de l’époque ? On sait bien que Dumas n’a jamais fait jouer de rôle historique capital à un Porthos. Le fait que notre héros ait été rejeté (rejet tout fictif, mais il faut jouer le jeu) dans les oubliettes de l’histoire s’explique littérairement par des transgressions commises envers toute une série de codes, épique, moral et religieux, littéraire.
Les transgressions s’attaquant aux codes des épopées médiévales
3Les chansons de geste exaltent la puissance de la religion chrétienne : Uhtred est né chrétien, même si on compte parmi ses ancêtres, le dieu Woden (Odin, Wotan, le wanderer à l’époque où il errait au milieu des hommes ) ; il a même été baptisé deux fois, la deuxième après la mort de son frère aîné Uhtred, tué dans une embuscade. Uhtred père renomme son deuxième né, Osbert, devenu son héritier, du nom que portent tous les seigneurs de la forteresse de Bettanburh ; son épouse fait rebaptiser l’enfant afin qu’il soit reconnu le jour du Jugement ; mais cette deuxième onction a peut-être eu un effet néfaste sur Uhtred ainsi rebaptisé. Il exerce très jeune son esprit critique sur la Bible et le catéchisme que le prêtre du château, Father Beocca, s’efforce de lui inculquer. Notre jeune héros a dix ans environ au moment où son père l’emmène se battre pour reconquérir York. Le père est tué et le petit prisonnier est d’abord réduit en esclavage puis adopté et élevé comme un Viking, en retournant à la religion de ses ancêtres germaniques. Nous savons bien que tous les héros chrétiens prisonniers (comme Maillefer) des Sarrasins dans leur enfance redeviennent chrétiens en retrouvant leur milieu d’origine ; or Uhtred portera toute sa vie à son cou le marteau de Thor ; il priera plusieurs dieux (dont le Christ à l’occasion) selon les circonstances et attendra, son épée à la main, de rejoindre le Walhalla pour retrouver ses amis et tous ceux qu’il a tués. Les hommes d’église et auteurs des Annales, qui ont la mainmise sur l’histoire et la transmission en ces temps anciens, font logiquement dans notre roman ce qu’ils ont fait à tous les souverains et hommes importants qui n’étaient pas dans la droite ligne à leurs yeux, à savoir qu’ils ne leur ont pas rendu justice, qu’ils ont menti en minimisant leur rôle ou en le travestissant. Dans l’idée de réparer ce type de falsification, Uhtred raconte au début du tome VI comment, en passant la nuit dans un monastère, il a récemment jeté au feu dans leur totalité de belles annales historiées (quarante années de travail, dit le copiste en larmes, en témoin qui n’a pu s’opposer à la catastrophe), et tout ça parce que, dans le manuscrit incriminé, son rôle dans la prise de Londres avait été totalement effacé au profit d’Ethelred d’Essex, son nom n’étant même pas mentionné … Même si nous savons que nous lisons une œuvre de pure fiction, ce récit réaliste de la disparition dramatique d’un document, comme nous savons que le cas s’est souvent produit, ne peut que nous toucher…
4Dans les textes épiques, même si cela ne se passe pas toujours ainsi (les chansons de geste et même les Vies de saints sont aussi fort transgressives, sinon il n’y aurait rien à raconter), les membres d’une même famille doivent se soutenir entre eux, les rois doivent récompenser ceux qui les ont bien servis et personne ne doit s’attribuer les exploits des autres. Quand le père du héros quitte sa forteresse (l’actuel Bamburgh Castle, Northumberland, au nord de Durham), il fait jurer à son frère Elfric, pour le cas où il mourrait au combat, de protéger les intérêts de son neveu. Mais nous ne sommes pas chez les Lorrains et si Elfric vient pour racheter l’enfant, c’est dans l’idée de pouvoir le tuer. Beocca prévient Uhtred et Ragnar demande une rançon impossible à verser, ce qui n’empêchera pas Elfric d’envoyer un assassin qui sera à son tour démasqué. Uhtred, après avoir perdu sa famille adoptive au cours d’une vengeance, part chez son oncle maternel (il y a le même schéma au début d’Auberi le Bourgoin) en Essex ; mais l’oncle n’est pas content de voir arriver chez lui un adolescent qui mange énormément (ce qui coûte cher), qui refuse de faire cadeau de la belle épée que lui a fabriquée un forgeron païen (Uhtred ment en disant que c’est un souvenir de son père) et qui apparemment ne peut que gêner ; l’oncle (tout comme David l’avait ordonné pour Urie le Hittite) le fait mettre au premier rang, une place réservée aux combattants aguerris, dans un shieldwall (mur de boucliers) dressé contre des Gallois : mais Uhtred a plus de valeur (ou de chance) que le héros biblique et le commandant de la garde, impressionné par sa force et ses capacités guerrières, fait comprendre à l’oncle que le jeune peut avoir son utilité.
5Uhtred rejoint ensuite le roi et même s’il devient son meilleur combattant et s’il lui sauve la vie, le roi ne l’aime pas, parce qu’il n’est pas chrétien et que sa loyauté est douteuse, qu’il ne veut pas obéir et qu’il ne fait preuve d’aucune humilité ; il lui accorde une épouse, certes une jolie fille, mais d’un rang social très inférieur et dont les terres sont lourdement hypothéquées par l’église. Après chaque victoire Uhtred ne reçoit à chaque fois que des biens sans importance alors que les autres combattants aux grands noms reçoivent des domaines somptueux. Dès que les Vikings semblent vaincus, Uhtred semble perdre toute utilité et ses détracteurs pensent que le moment est favorable pour se débarrasser de lui et Uhtred n’a souvent d’autre choix que de rejoindre temporairement ses amis-ennemis les Vikings. Mais Uhtred n’est pas un traître comme Fromont parti chez les Sarrasins et revient toujours en sauveur au moment où on a besoin de lui
6Le héros est constamment victime d’injustices. Au début du tome II, les combattants chrétiens sont bloqués sur la colline de Cynuit après le débarquement des Vikings conduits par le terrible Ubba. Alors que l’ealdorman Odda ordonne d’attendre les secours, Uhtred obtient l’autorisation de s’introduire de nuit dans le camp viking pour brûler leurs vaisseaux ; il tue Ubba après un combat épique et ses amis lui conseillent d’aller tout de suite annoncer la nouvelle à Alfred. Le jeune homme préfère aller rendre visite à son épouse et lorsqu’il retrouve Alfred, il découvre qu’Odda, fils d’Odda, s’est attribué son exploit en apportant pour preuve la hache du mort. Nous savons que Tristan s’est fait voler la mort du Morholt, que la dame de Bourges a rencontré le même problème ; mais tous deux parviendront à faire rétablir la vérité, alors qu’Uhtred est condamné à mort (pour avoir sorti devant le roi son épée, en s’imaginant pouvoir ainsi apporter la preuve de sa bonne foi), condamnation qui sera commuée en duel judiciaire avec un champion expérimenté. Tout le monde, au fil des années, finit par comprendre qu’Uhtred est le véritable vainqueur d’Ubba - je n’étonnerai personne en disant que dans les livres d’histoire anglaise, c’est Odda qui a tué Ubba.
7Mais la pire des injustices et des trahisons est commise par un homme qui doit tout à Uhtred, y compris sa liberté et son trône. Dans le tome III, The Lords of the North, Uhtred, contraint de quitter le royaume d’Alfred et de retourner vers son pays d’origine où l’attendent dans la crainte son oncle félon et le viking Kjartan assassin de son père adoptif, délivre un esclave prisonnier pour découvrir qu’il s’agit de Guthred, l’héritier du trône d’York converti au christianisme et donc soutenu par l’Église. Uhtred fait remonter sur le trône Guthred, qui s’avère être un personnage séduisant, ouvert, reconnaissant et on peut croire qu’Uhtred va trouver son bonheur auprès d’un allié de poids qui l’aidera à accomplir ses vengeances féodales, d’autant plus que le roi a une sœur délicieuse, Gisela, dont Uthred tombe aussitôt amoureux, une passion qui s’avère réciproque. Mais si vivre auprès d’un souverain à qui on doit tout ne pose jamais de problème, servir un roi qui vous est redevable de tout est source de mortel danger, comme le pauvre Uhtred va en faire l’amère expérience. Des prêtres, des « losengiers » (le mot français ne peut pas être employé dans le texte, mais le rôle y figure) soufflent au roi qu’Uhtred veut épouser sa sœur pour prendre sa place tandis que de leur côté, l’oncle félon et le traître Kjartan offrent de l’argent pour faire tuer notre héros. Le roi n’est pas le seul roi épique à se laisser corrompre, mais vendre la vie d’un ami va au-delà de toutes les transgressions dans le monde chrétien. Guthred éprouve un peu de remords, accepte néanmoins l’argent promis et se contente de vendre Uhtred comme esclave à un capitaine de navire marchand hollandais. Pour lui commence une nouvelle vie de galérien qui va durer deux longues années. Uhtred va rencontrer à bord un jeune guerrier irlandais, Finian, qui deviendra son double épique et tous deux seront délivrés par les soins… d’Alfred. Uhtred était venu à York avec une amie (et amante à l’occasion) l’ex-religieuse Hild, qu’il a sauvée d’une horde de Vikings violeurs lors de l’invasion de Chippenham, ce qui a fait perdre la foi à la malheureuse. Hild avait suivi Uhtred dans les marécages du Somerset, elle l’avait aidé à cacher son trésor (mal gagné d’ailleurs, en pillant des Cornouaillais chrétiens) dans la toute petite propriété donnée par Alfred en guise de minable récompense à l’homme qui lui a fait reconquérir son trône grâce à la victoire d’Ethandun. Hild arrive à s’enfuir d’York, avec l’aide de Gisela, en emportant l’épée d’Uhtred, Serpent Breath. Elle déterre le trésor et le jette aux pieds du roi en promettant de fonder une abbaye s’il vient au secours de notre héros. Le roi accepte et envoie le Red Ship, avec tous les amis d’Uhtred à bord, Vikings et chrétiens réunis. Uhtred pardonnera au roi viking, parviendra à épouser Gisela et rentrera en Wessex, comme sa destinée l’y appelle.
8Il faut attendre la parution d’au moins deux nouveaux volumes avant de lire la pire des transgressions au genre épique, la lutte entre deux parents, combat qui a pour particularité d’être à la fois une transgression et un motif classique du genre depuis la Chanson de Roland : Olivier mourant attaque Roland sans le reconnaître, une méprise tragique qui n’aura pas de conséquence et sur ce modèle Floovant attaque son père Clovis sans le tuer toutefois ; la fin d’Hervis de Mes pourrait tourner à la tragédie en montrant la lutte entre le roi de Tyr, Eustache, le père de Beatrix, contre son gendre et ses petits-enfants ; dans Baudouin de Sebourg, le Bâtard lutte contre son père avant de le reconnaître ; la fin d’Auberi le Bourgoin est d’un tragique terrifiant avec un neveu qui tue par erreur son oncle, l’être qu’il aime le plus au monde. Des indices certains et nos connaissances historiques nous permettent de prédire le grave problème auquel va être confronté Uhtred avant de mourir. Nous savons qu’Uhtred est né vers 856 et qu’il écrit encore à l’âge de quatre-vingt-dix ans ; il aura donc quatre-vingts ans au moment de la bataille de Brunanburh à la date de 937 qui verra Aethelstan - le roi dont l’enfance menacée (nul ne sait, à l’heure actuelle si sa naissance était légitime) a été protégée par Uhtred qui a ensuite assuré en outre son éducation -, s’opposer au danois Anlaf, le fils de Siggryd qui a épousé en premières noces (dans le roman) la fille d’Uhtred et de Gisela et en deuxièmes noces (dans le roman et dans l’histoire) la sœur d’Aethelstan, également une pupille d’Uhtred. On ne sait évidemment pas encore qui est dans notre roman la mère d’Anlaf mais ce dernier ne peut qu’être cher à Uhtred parce que ce Danois est son petit-fils ou parce que c’est le fils de son ancienne pupille, la fille du roi Edward et la sœur d’Aethelstan. On sait que le combat est déjà raconté à la fin d’un roman d’aventures épiques très célèbre au Moyen Age (datant du XIIIe siècle), Gui de Warewic 2. Ce roman français a été mis en prose et traduit dans toutes les langues européennes (certaines versions transforment les Vikings en Sarrasins épiques) jusqu’au XVIIIe siècle pour ensuite tomber dans l’oubli avec une exception notable : la version portugaise a été traduite en anglais il y a une trentaine d’années avec un très grand succès éditorial et Bernard Cornwell n’a pas pu ne pas la connaître3.
Les transgressions au code ordinaire des mœurs médiévales
9Notre Uhtred est un personnage très exceptionnel et rempli de contrastes. Il est capable d’utiliser la ruse, le déguisement et le mensonge tout comme Maugis, mais à côté de cela c’est un homme fondamentalement bon. Il protège deux de ses jeunes guerriers qui se conduisent comme Achille et Patrocle, en disposant par terre les baguettes de noisetier, symbole du lieu d’un duel à mort et en invitant les rieurs à le défier, une excellente façon de régler définitivement le problème. Il inspire certainement la terreur, mais il n’a jamais battu une femme, ce en quoi il est une exception notable dans la société, et il ne tue pas les enfants : comme il le dit, il attend qu’ils grandissent.
10Il peut se montrer fort impoli même vis-à-vis du roi Alfred. Pendant son séjour forcé dans les marais du Somerset, profitant d’une absence d’Uhtred, le roi commet une imprudence et décide d’aller tout seul à Chippenham espionner ses ennemis en se déguisant en jongleur joueur de harpe. Il s’agit probablement d’une légende du même niveau que celle des petits pâtés, mais cette visite digne de Maugis sera réutilisée à propos d’Anlaf qui ira également jouer de la harpe pour ses ennemis ; il y a toutefois une grosse différence, Anlaf joue bien et recevra une forte récompense (qu’il jettera dans le premier fossé venu), alors que le pauvre Alfred joue mal (dans notre roman uniquement) et recevra encore une correction. Uhtred vient le rechercher et le roi qui ne peut s’empêcher de se plaindre reçoit une réponse acerbe ; « Évidemment, les Danois aiment la bonne musique ! ».cUhtred n’hésite pas à dire au roi que si un homme s’attend à voir ses services récompensés par un roi, il sera souvent déçu. Uhtred se moque ouvertement de ses ennemis en citant les Évangiles. Dans Death of Kings, un titre qui fait allusion à l’Henry V de Shakespeare, Uhtred poursuit le neveu d’Alfred, Aethelwood, (ce dernier estime depuis des décennies qu’Alfred a usurpé le trône qui lui revenait) qui vient d’enlever la fille du roi. Uhtred arrive au château du traître en compagnie du gigantesque Steapa, le commandant de la Garde royale et du prêtre confesseur du roi, tous trois sont évidemment connus de tous, ce qui n’empêche pas le portier de leur demander leur identité, occasion pour Uhtred de se moquer de façon menaçante ; « Lui, c’est Matthieu ; moi, c’est Marc, le troisième est Luc et quant à l’autre type (the other fellow), il était si saoul qu’on l’a laissé dans le fossé et ouvrez-nous la porte, vous verrez qui nous sommes. »
11Pour obtenir son entrée chez l’évêque de son diocèse (il veut racheter l’énorme hypothèque qui frappe les domaines de sa première épouse, avec de splendides objets religieux qu’il a piratés sur les côtes de Cornouaille), il se met à énumérer les prostituées qui ont les faveurs épiscopales, ce qui lui permet d’accéder rapidement auprès de l’évêque. Celui-ci accepte la transaction en faisant rédiger un reçu qui ne mentionne nulle part la levée de l’hypothèque, en pensant que la brute à laquelle il a affaire ne sait sûrement pas lire, ce en quoi il se trompe lourdement.
12Bien pire il est connu (cette réputation est justifiée) comme un assassin de religieux, prêtres et moines. Il tue volontairement dans une église (le lecteur pense à Thomas Becket, mais aussi à Guillaume dans le Couronnement de Louis) un des prêtres qui avait négocié son départ en esclavage et se débarrasse de façon plus prudente de l’autre en dissimulant dans les soutes de son cheval une relique. Le vol de la relique est constaté, on la trouve et le voleur présumé est remis à des Vikings furieux ; Uhtred n’a jamais su et jamais cherché à savoir ce qu’il était advenu du traître. Ensuite il s’agit surtout de morts accidentelles : il frappe un peu trop fort le vieux prêtre qui venait d’ordonner son fils aîné et qui voulait l’empêcher de passer ; car le fils aîné d’Uhtred est devenu prêtre, Uhtred exilé ayant été obligé de confier ses enfants à Aethelflaed, la fille d’Alfred, qui leur a fait donner une éducation chrétienne, éducation qui n’a d’ailleurs porté ses fruits qu’auprès du fils aîné. Ses ennemis se servent de cette violence incontrôlable pour le perdre. Quand l’épouse adorée (et aussi païenne que lui), Gisela, meurt en couches, même Alfred est désolé pour lui et tente de le consoler, mais les ennemis du héros en profitent pour faire apprendre à un jeune débile mental considéré comme un saint des phrases abominables expliquant que la grande prostituée de Babylone n’est autre que Gisela, ce qui suscite la fureur d’Uhtred. Uhtred frappe le malheureux une première fois, le pauvre débile persiste dans sa récitation, le deuxième coup est mortel et Uhtred reprend le chemin de l’exil.
13Bernard Cornwell s’en donne à cœur joie avec la description des reliques. Il est certain que l’authenticité de la plupart de ces dernières est plus que douteuse, mais je comprends que ces passages puissent être gênants en me souvenant d’avoir entendu dans la cathédrale de Durham comment les gens riaient en entendant le guide (dans un anglais très local) expliquer les divers avatars et doublons incongrus dont ont été victimes les corps saints de Cuthbert et d’Oswald, les grands saints du Nord de l’Angleterre. Uhtred se moque de voir le roi Guthred transporter la dent de saint Oswald dans un pot qui avait contenu des huîtres fumées et il n’hésite pas à l’occasion à fabriquer de fausses reliques. Il sait que le bras droit de saint Oswald est conservé à Bebbanburh, dans la forteresse de sa propre famille et la tête à Durham et quand une obscure prophétie annonce au tome VIII que les chrétiens remporteront la victoire si on retrouve les reliques de saint Oswald disparu près d’York, il s’introduit nuitamment dans un ossuaire monastique, trouve un squelette, ôte le crâne et un des bras (en se trompant de bras, alors qu’il était bien placé pour ne pas se tromper) et va le cacher dans des joncs dans un angle de la rivière avec une croix de récupération qu’il avait failli jeter ; puis il va se coucher et le lendemain, tout le monde crie au miracle, les prêtres lui montrent à quel point ses croyances erronées sont mises au grand jour ; il explique bien à un prêtre de ses amis qu’il s’est trompé de bras, mais il s’entend répondre que Dieu a forcément guidé toutes ses actions et que tout a été le fruit de la volonté divine. Les chrétiens seront évidemment victorieux.
Les transgressions aux règles modernes : codes narratifs et règles de bienséance
14Pour communiquer, nous devons respecter un code de vérité et ne pas induire le lecteur en erreur : Agatha Christie en a fait l’expérience en donnant la parole, dans le Meurtre de Roger Acroyd, à l’assassin qui passe sous silence quelques minutes et effectue son forfait au cours de ce trou dans la narration, ce qui ferme toutes les pistes au lecteur-détective. On sait que la malheureuse écrivaine a été traînée des mois dans la boue ; je ne sais ce qui est arrivé à notre auteur quand il a osé vouloir nous faire croire à la mort du héros, mais j’ai lu dans le courrier des lecteurs le désespoir qui a saisi certains jeunes lecteurs trompés par une narration volontairement équivoque ; ils auraient dû se dire qu’Uhtred, qui dit écrire encore à un âge extrêmement avancé, ne pouvait être mort à quarante ans.
15Voyons les faits : à la fin du tome the Pagan Lord, Uhtred et son adversaire s’embrochent l’un l’autre et on doit les dégager après les avoir retrouvés unis dans ce qui semble être la mort ; le païen est bel et bien trépassé mais Uhtred, plongé dans le coma mais encore le maître de la narration, entend ou croit entendre dans un lointain chaotique tout ce qui se passe ; il perçoit les paroles que prononce le roi Edward « he was a difficult man », paroles aussitôt niées par Aethelflaed, « no he was very kind » ; une autre voix annonce qu’il n’y en a plus pour longtemps et que ça peut se produire d’une seconde à l’autre ; l’ami Finian exprime son désespoir de se retrouver seul. Uhtred fait visiblement une expérience de mort imminente et voit s’approcher du fond du corridor son épouse Gisela venue le chercher ; mais elle s’efface et disparaît, Uhtred sent soudain l’odeur de la fraîcheur de la nuit juste avant que le volume ne se referme brutalement. Le début du tome suivant est encore plus inquiétant car, pour la seule et unique fois dans l’œuvre (c’est une exception notable, que tout le monde a remarquée) le fils d’Uhtred a la parole pendant tout le premier chapitre : il raconte une petite expédition hors de la ville et nous ne sommes rassurés que lorsqu’il retrouve son père assez en forme pour le traiter d’« arsehole », une insulte qui lui est chère et qui montre qu’il est bien vivant. Somme toute, l’auteur est aussi transgressif que son héros aux yeux des gens bien intentionnés.
16Les transgressions à la bonne éducation moderne et aux lois actuelles ne sont pas appréciées par tous et certainement pas par les censeurs de la BBC. G.R.R. Martin dit en avoir fait l’amère expérience lorsqu’on lui a refusé de mettre en scène le mariage (forcé) de Daenerys, ou celui de Sansa qui avaient treize ans toutes les deux, alors que ce genre de situation a dû être fréquent au Moyen Âge. L’auteur a du coup vieilli tout le monde de quelques années. Dans la série télévisée, The last Kingdom, toutes les remarques un peu crues, tous les détails naturalistes ont été coupés à la télévision. Bernard Cornwell parle souvent de la guerre dans ces romans et là rien ne nous est épargné : on ne peut oublier l’horreur du shieldwall avec la terreur qui vous poursuit, les odeurs terrifiantes, les dents pourries, les poux visibles dans la barbe de l’adversaire… le grand vieillard qu’est devenu Uhtred ne nous fait grâce d’aucun détail : « my piss dribbles…» Tout ceci a été censuré, mais il est moins compréhensible que certains événements l’aient été également ; dans le tome II, Uhtred doit se marier avec une fille qu’il n’a jamais vue, il ne se sent pas trop content, on ne le traite pas comme un ealdorman du Wessex et il est décidé à ne pas se montrer coopératif ; donc il choisit, et il exprime nettement son choix, de ne pas mettre de vêtements propres et de ne pas se laver, ce qui va fortement perturber la jeune mariée. Dans la version filmée, on le voit plongé jusqu’à la poitrine dans la rivière… et la jeune mariée ne se met pas à pleurer…
17Les rapports amoureux d’Uhtred avec la nonne Hild ont été censurés. Le roi Alfred en revenant de sa malheureuse musicale à Chippenham oblige Uhtred à ramener, entre autres, une jeune religieuse violée par les Vikings de Guthrun. Hild a perdu la foi et devient la compagne d’Uhtred ; seulement il s’agit d’une vraie sainte qui a existé et la sainte ne peut pas à la télévision se livrer aux plaisirs de la chair ; en outre, jusqu’au XVIIIe siècle, coucher avec une religieuse entraînait la peine de mort. Le résultat est un peu comique : on voit Uhtred attiré par la jeune femme esquisser un pas vers elle tandis qu’elle repousse ses élans d’un sourire sévère et d’un doigt levé, digne et ferme ; cette tactique n’a pas fonctionné avec les Vikings. La censure française n’est pas plus intelligente ; l’insulte anglaise « arsehole » est certes moins grossière en anglais que sa traduction littérale en français mais la rendre par « jeune nigaud » me paraît relever des dialogues de la comtesse de Ségur.
Conclusion
18L’auteur nous dit un monde où le roi veut transformer le chaos en éléments contrôlables fondés sur la religion et la loi ; le héros guerrier le fait par amour pour les gens qu’il aime et n’hésite pas à bousculer l’ordre établi, il n’hésite pas non plus à nous faire rire tout en sachant qu’il lui faut suivre sa destinée, même s’il tente désespérément de lutter contre : destiny is all. Il faut remarquer à quel point ce récit est finalement extraordinairement épique et c’est peut-être dû à des origines littéraires françaises du temps de l’épopée ; c’est une nouvelle translatio, la translatio de l’épique qui a traversé la Manche, puis l’Atlantique.
Bernard Cornwell, The Last Kingdom, London, HarperCollins, 2004.
---------, The Pale Horseman, London, HarperCollins, 2005.
---------, The Lords of the North, London, HarperCollins, 2006.
---------, Sword Song, London, HarperCollins, 2007.
---------, The Burning Land, London, HarperCollins, 2009.
---------, Death of Kings, London, HarperCollins, 2011.
---------, The Pagan Lord, London, HarperCollins, 2013.
---------, The Empty Throne, London, HarperCollins, 2014.
---------, Warriors of the Storm , London, HarperCollins, 2015.
---------, The Flame Bearer, London, HarperCollins, 2016.
---------, War of the Wolf, London, HarperCollins, 2018.
Simon Keynes, Michael Lapidge, Alfred the Great, Asser’s life of King Alfred and other contemporary sources, Harmondsworth, Penguin Books, 1983.
1 Le premier titre de la série a été : The Warrior’s Chronicles, puis à cause de la série télévisée, The Last Kingdom. L’auteur semble préférer un titre à la Chaucer ; The Saxon’s Tales, mais j’ai peur que personne ne s’y reconnaisse.
2 Edition Alfred Ewert, C.F.M.A., Paris, Champion, 1933, 2 vols. Le combat se déroule entre Gui, le champion d’Adelstan (vers10856-11278) déguisé en pèlerin et un Sedne, Colebran, le gigantesque champion du roi Anelaf.
3 J’ai montré comment la Saga mondiale Star Wars avait probablement pour source une chanson de geste, disparue dans sa version d’origine mais conservée en moyen anglais et connue de tous les Anglais par une adaptation pour enfants depuis le XVIIIe siècle (tous les grands écrivains en parlent, une lecture adorée dans leur enfance) ; il s’agit d’Orson et Valentin, un texte en moyen anglais édité par Caxton. Voir Isabelle Weill, « Saga et 'mise en cycle' dans la Guerre des étoiles (Star Wars) de George Lucas, un retour de la science-fiction vers la chanson de geste », dans Caroline Cazanave, L’épique médiéval et le mélange des genres. Colloque international de 2002 tenu à l’U.F.R. Sciences du langage de l’Homme et de la Société de l’Université de Franche-Comté, Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2002, p.307-321.
URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/reare/index.php?id=671
Quelques mots à propos de : Isabelle Weill
Isabelle Weill, maître de conférence honoraire à l'Université Paris Nanterre ; recherches sur les chansons de geste, en syntaxe diachronique, sur l’heroic fantasy en anglais et en américain. Traductrice dans le groupe de traduction de latin médiéval : Richard Cœur de lion, Histoire et Légende, présenté par Michèle Brossard-Dandré et Gisèle Besson, Série « Bibliothèque médiévale, dirigée par Paul Zumthor », 10/18, Paris, Bourgeois, 1989.