La Transgression dans l'épopée
Actes du VIIIe Congrès international du REARE

Transgression

sous la direction de Hubert Heckmann (maître de conférences en langue et littérature françaises du Moyen Âge à l’Université de Rouen)

Le volume constitue les actes du huitième congrès international du Réseau Euro-Africain de Recherches sur les Épopées (REARE), organisé conjointement par Hubert Heckmann (Université de Rouen/CEREdI) et Claudine Le Blanc (Sorbonne Nouvelle/CERC), qui s’est tenu à l'Université de Rouen les 27 et 28 septembre 2018, grâce au concours du laboratoire CEREdI.

Interprétation des transgressions dans une épopée bambara de Ségou, La Prise de Dionkoloni, comparées à celles de Silâmaka et Poullôri, un récit épique peul relevant du même cycle

Jean Derive


Texte intégral

1Les deux épopées auxquelles nous allons nous intéresser sont issues d’un cycle épique largement connu dans toute l’Afrique de l’Ouest qui a engendré de nombreux récits relatant différents épisodes des exploits du couple de héros peuls qui lui a donné son nom : Silâmaka et Poullôri. Le premier est un noble, héréditairement chef (Ardo) du Mâssina. Son compagnon, sorte de frère d’élection attaché à la famille de l’Ardo qui l’a plus ou moins adopté, est en quelque sorte son alter ego à cette nuance près qu’il est de condition servile1. Ce cycle épique est né, vraisemblablement à la toute fin du XVIIIe siècle2 ou au début du XIXe3 dans la culture peule, à laquelle appartiennent les deux personnages éponymes. Mais il a essaimé dans plusieurs autres communautés ethnoculturelles, notamment au Mali et au Niger où il peut arriver que des griots en reprennent plus ou moins fidèlement certains épisodes dans leur propre langue, voire en créent d’autres dans la tradition épique attachée à ces deux héros. C’est le cas de La Prise de Dionkoloni, épopée bambara de Ségou, racontée par Sissoko Kabine, recueillie par Lilyan Kesteloot et éditée par Gérard Dumestre.

2Il n’est pas si fréquent qu’une société produise des épopées avec des héros empruntés aux cultures voisines et qui plus est, souvent rivales ou même ennemies. Cette situation représente un cas intéressant pour étudier le motif de la transgression en examinant comment il évolue d’une culture à l’autre, en l’occurrence de la culture peule à la culture bambara. Pour penser les significations symboliques et idéologiques des transgressions dans La Prise de Dionkoloni, compte tenu de leurs incidences dans le jeu narratif, il convient donc, au préalable, de s’intéresser aux motifs de la transgression dans la geste de Silâmaka et Poullôri tels qu’ils fonctionnent dans les récits de la culture peule d’origine. Nous nous appuierons pour ce faire sur le premier épisode du texte principal dans le volume édité par Christiane Seydou4 aux Classiques Africains sous le titre Silâmaka et Poullôri. Ce récit, donné par le griot mâbo5 Boûbacar Tinguidji, relate l’affrontement entre Silâmaka et Poullôri et le chef bambara Amîrou Sâ6.

3Dans la tradition épique peule, les héros, qu’il s’agisse de Silâmaka et Poullôri, de Hambodêdio7 ou de Samba Guéladio8, ont tout au long de leurs parcours un comportement de nature transgressive, dans la mesure où, ce qui les caractérise précisément comme héros, c’est qu’ils entendent, par leur bravoure et leur orgueil insensés, s’affranchir des limites imposées par une situation socio-historique communément établie, voire même des limites imposées à la condition humaine qu’ils cherchent à transcender en permanence. C’est même probablement, comme l’a remarqué Christiane Seydou, ce caractère systématiquement anticonformiste qui rend ces héros fascinants aux yeux d’une société « toute pétrie de contraintes, d’interdits, de règles »9.

4Ainsi, dès le début du récit narré par le mâbo Boûbacar Tinguidji, Silâmaka et Poullôri, parvenus à l’âge d’homme, manifestent-ils leur intention de transgresser la règle consensuellement admise qui voulait que le Mâssina manifestât sa sujétion à la chefferie bambara de Sâ en lui payant annuellement un tribut. Ce refus de se soumettre à ce qu’ils considèrent comme une honte sera le déclenchement des hostilités entre Sâ et le Mâssina. Plus tard, en tuant tous ceux qui les ont aidés pour préparer le succès de leur entreprise (un devin, un cordonnier, un marabout, un forgeron), les deux héros enfreignent la loi humaine et divine communément admise qui veut qu’on se montre reconnaissant envers ses bienfaiteurs. La justification de ce comportement antisocial est explicite dans le récit : les auxiliaires, après avoir aidé les deux héros, ne devront plus pouvoir aider personne d’autre pour ne pas ternir la gloire de ces derniers10. C’est pourquoi on les supprime.

5Ces cas de transgression consciente et volontaire, conformes à la condition de héros épique, sont à distinguer d’un autre cas où celui-ci se trouve amené à enfreindre, presque malgré lui, un tabou en vigueur dans sa culture pour une personne de sa qualité, parce que son orgueil lui fait perdre le contrôle de lui-même. Ainsi en va-t-il de Silâmaka qui, ivre de colère, se laisse aller à souffleter, jusqu’à le projeter à terre, son vieux mâbo, parce qu’il veut le ramener à la raison en l’empêchant de battre sa femme11. Or, pour un noble et plus encore pour un Ardo, frapper le griot de la famille est un impensable absolu. Celui-ci est sacré, plus encore, comme c’est le cas ici, s’il est vieux et s’il a été le griot du père disparu, devenant ainsi par procuration le père spirituel de l’intéressé.

6Pour Silâmaka, frapper son griot, c’est donc comme frapper son propre père. Cette transgression d’une règle d’autant plus impérative qu’il a le statut de chef noble n’est pas, à la différence des précédentes, un comportement qui signe sa qualité de héros épique s’autorisant à agir au-dessus de la loi commune. Au contraire, elle vient contrarier cette qualité dans la mesure où elle est l’indice d’une faille du héros qui, comme tel, aurait dû rester maître de lui-même en toute circonstance. C’est ce manquement à sa condition qui, de ce fait, va être la cause première de la perte de Silâmaka en déclenchant une série d’autres transgressions qui apparaissent comme la conséquence logique de ce bouleversement initial des valeurs culturelles peules. Le mâbo offensé va à son tour enfreindre la règle sociale qui lui impose une fidélité indéfectible à la famille à laquelle il est rattaché. Il se rend chez l’ennemi, à Sâ, pour travailler contre les intérêts des deux héros en révélant à Amîrou le secret de leur invincibilité, un anneau d’or confié à la garde vigilante de Bandâdo-Ardo, une parente de Silâmaka. Rôle classique du traître bafoué qui agit par vengeance, bien connu de toutes les traditions épiques. Cette trahison du mâbo va engendrer un stratagème de l’ennemi pour récupérer l’anneau des mains de Bandâdo-Ardo, qui à son tour va involontairement transgresser la consigne qui lui avait été donnée d’en assurer la garde, en se laissant berner par un habile espion de Amîrou Sâ à qui elle le remet candidement. La faille introduite par le faux-pas de Silamaka va donc, par une réaction en chaîne, dérégler tout le système de valeurs peules qui ne pourra être rétabli que par une sanction.

7Il y a par conséquent deux catégories distinctes de transgression dans ce récit épique :

  • celles, accomplies sciemment, qui consacrent précisément leur auteur comme un héros au-dessus des lois communes. Celles-ci, volontaires, quelle que soit leur apparente monstruosité, n’entravent pas le succès de ses entreprises et peuvent même apparaître, du fait de leur caractère choquant, comme un gage de réussite pour celui qui peut tout se permettre ;

  • celles qui sont révélatrices d’une faille du héros. Celui-ci apparaît alors coupable d’avoir momentanément manqué aux devoirs impliqués par sa qualité d’homme d’exception. Un tel faux-pas entraîne alors une punition à l’encontre de son auteur. Le soufflet que Silâmaka donne à son vieux mâbo est un indice de faiblesse et non de force hors du commun qui le fait partiellement déchoir de son statut et ternit sa gloire.

8Cette défaillance, dans la logique narrative, apparaît comme la cause indirecte de sa fin ignominieuse, loin de la gloire de ses exploits antérieurs : il est traîtreusement assassiné par un enfant caché dans un arbre à l’ombre duquel il se repose et qu’on a chargé de laisser tomber sur lui une lance empoisonnée. En revanche, son compagnon Poullôri, en tout sa réplique, qui, malgré sa condition inférieure (il est captif, ce qui se remarque à peine à quelques indices ténus), n’a jamais dérogé aux valeurs qu’exigeait son statut de héros, va pouvoir venger glorieusement sa mort. Sa fin est une sorte d’apothéose puisqu’il disparaît à jamais au milieu des cavaliers bambara qu’il met en déroute sans qu’on puisse retrouver sa dépouille.

9Cette différence de destin entre le maître et son dévoué captif est peut-être le signe annonciateur d’une évolution idéologique qui commence à émerger dans la société peule. Selon les valeurs de la culture traditionnelle, il est posé qu’un noble est en tout de nature supérieure à un captif, si valeureux soit-il. Le premier révèle sa condition supérieure par une plus grande finesse physique (dans le récit, Poullôri ne peut mettre son pied, trop gros, dans la chaussure de Silamaka) et surtout par un comportement plus aristocratique qui pousse au dernier degré l’idéal du pulaku12. Le récit insiste ainsi à plusieurs reprises sur la supériorité du comportement alimentaire de Silamaka qui porte à l’extrême l’exigence d’ascétisme assignée au noble peul : pour son repas, il ne prend que trois bouchées, trois cuillérées de lait, trois noix de cola, là où Poullôri, pourtant frugal lui aussi, prend le double13. À ce cliché culturel du maître en tout supérieur au captif, l’intrigue du récit pourrait commencer à laisser poindre l’idée que, sans remettre fondamentalement en question le stéréotype dans sa généralité, il peut se trouver, parmi les membres de cette caste réputée inférieure, des individus d’une valeur au moins égale à celle des nobles. C’est ce que la fin héroïque de Poullôri pourrait en tout cas suggérer, l’épopée amorçant par la même la transgression d’une idée reçue.

10Ce couple de héros épiques peuls va curieusement se retrouver, avec la même fonction actantielle, dans la version d’une épopée bambara publiée sous le titre La Prise de Dionkoloni, recueillie à Bamako en1968. Dans ce récit particulier du griot Sissoko Kabine, Silâmaka Ardo du Macina, (en l’occurrence appelé Silamakan selon la prononciation bambara) toujours accompagné de son double Poullôri (prononcé Pulɔri et graphié Poulori dans la traduction française de l’épopée bambara) vient rendre visite au roi de Ségou, Da Monzon Diara, auquel le Macina était en principe assujetti, devant lui payer l’impôt dit « prix du miel ». À Ségou, dont le récit épique décrit avec complaisance le luxe et la puissance, Silamaka multiplie les provocations et les humiliations envers le roi à l’égard de qui il aurait dû normalement manifester sa soumission déférente, autant donc de transgressions volontaires de la norme dont il se réclame d’ailleurs explicitement, disant à Poulori :

« Vraiment Da est gonflé d’orgueil !
Mais la marmite a beau être large,
il y a toujours un couvercle pour la couvrir !
(…)
Cette fois, je vais couvrir cette marmite,
car si grande soit-elle,
une marmite a toujours un couvercle !
Je vais couvrir la marmite. »14

11Son séjour a donc pour fonction explicite d’être un défi permanent qui se traduit par une série de comportements transgressifs de la norme sociale :

  • il commence par aller passer la nuit chez Niéba, l’épouse préférée de Da Monzon, que celui-ci faisait garder par deux cent cinquante hommes et à qui nul ne pouvait adresser la parole sans le payer de sa vie. Silamakan, grâce à une protection magique qui le rend invincible, réussit cet exploit réputé impossible et pousse la provocation jusqu’à rester jusqu’au matin, mettant en déroute les gardes chargés sur ordre du roi de le déloger et n’acceptant de sortir de la chambre qu’après avoir reçu l’éloge des griots ;

  • ensuite, il fait attendre toute une journée le roi qui, instruit par des devins qui lui avaient conseillé de rechercher l’amitié de Silamakan, l’avait fait aussitôt convoquer ;

  • quand il se rend enfin à l’entretien où Da Monzon, loin de le punir, lui offre son amitié, il répond insolemment que « [son] amitié, c’est la guerre ».

12Silamakan finira par donner suite à la proposition de Da Monzon qui s’abaisse à requérir son aide pour réduire la ville de Dionkoloni protégée par d’exceptionnels combattants. Celle-ci refuse sa soumission à Ségou et, depuis plus de sept ans, résiste victorieusement à ses guerriers tondyon qui font en l’occurrence preuve de couardise15. L’acceptation de cette mission par Silamakan est moins le signe d’une alliance avec Ségou qu’une occasion de faire éclater sa propre gloire, d’autant qu’il refuse tout concours, trouvant ainsi le moyen, par sa victoire finale, d’infliger par comparaison, une ultime humiliation au roi bambara et à son armée qui avaient échoué. À son retour à Ségou, il ne va point saluer Da pour l’informer, signe de mépris à son égard, ce que le roi ressent comme une grande offense.

13Quand Da Monzon, apprenant la nouvelle du retour de Silamakan, le fait appeler d’urgence, celui-ci ne se rend à la convocation que le lendemain et, au lieu de répondre au roi qui l’interroge sur ce qui s’est passé à Dionkoloni, il délègue la parole à une esclave qui l’a accompagné comme spectatrice de ses exploits. Ignorant l’offense, Da Monzon offre à Silamakan, en récompense de sa victoire extraordinaire, son épouse préférée, Niéba, ainsi que les deux cent cinquante tondyon qui en assuraient la garde. Mais, ultime provocation, Silamaka refuse de manière insultante le présent du roi en lui offrant en échange l’esclave Yaman qui l’avait accompagnée à Dionkoloni pour lui servir de faire-valoir, après quoi, il quitte hautainement Ségou.

14La relation de cet épisode se rapportant à la prise de Dionkoloni par Silamakan est très atypique par rapport à la tradition épique bambara. D’ordinaire, dans le cycle de la Geste de Ségou16, les griots composent toujours sur des victoires dont les artisans ont été des héros bambara soutenus par de vaillants tondyon. Ils choisissent les seules batailles du Kârta que Da Monzon ait gagnées (Karta Tiéma, Diétékoro), mais ils ne chantent pas les échecs de Ngolo Diara devant les Mossi, pas plus que l’impossibilité pour l’armée de Ségou de soumettre définitivement le Kârta. Ces épisodes restent du domaine de la chronique. C’est que le public manding s’identifie aux héros de sa nation et qu’il attend du griot une parole qui puisse exalter sa fierté identitaire.

15Alors comment expliquer qu’ici ce soit Silamakan et Poulori, des étrangers, qui soient glorifiés au détriment de Da Monzon et des tondyon ? À cela plusieurs hypothèses : il est probable tout d’abord que les héros peuls, par les traits hyperboliques de leur caractère, aient fasciné l’imaginaire des griots bambara. Beaucoup en effet, connaissaient suffisamment la langue de leurs voisins ethniques pour comprendre les récits de leurs homologues peuls qu’ils ont plus ou moins adaptés à leur répertoire. Cela expliquerait qu’ils n’ont pas hésité à distordre ce qu’ils savaient par la tradition de la réalité historique au profit de la fiction poétique. En effet, suivant ce que nous apprennent les chroniques des historiens, le Silamakan dont il est question dans le récit épique relatant la prise de Dionkoloni serait en réalité Koumba Silamakan (ou Siramagan) qui n’aurait rien à voir avec le héros épique peul Silamaka Ardo, chef du Macina. Celui-ci ne serait autre que le petit-fils de Da Monzon17 qui s’affronterait alors à son grand-père. Cette confusion, peut-être volontaire, s’explique sans doute par l’immense succès, dans toute la région, de ce cycle épique peul de Silamâka et Poullôri qui, en réalité, relatait l’affrontement des deux héros à d’autres chefferies voisines. C’est l’imagination des griots qui aurait transposé ces affrontements dans le conflit entre Ségou et Dionkoloni auquel rien n’atteste, dans les chroniques historiques, que l’ardo du Macina ait jamais pris part.

16Il n’en est pas moins surprenant qu’un récit épique bambara, à l’encontre de la tradition du genre dans la culture locale, nous présente en l’occurrence le roi et son armée sous un jour qui est loin d’être à leur avantage puisqu’ils se montrent impuissants et humiliés en permanence. Cet écart par rapport au canon représente en lui-même une sorte de transgression par le narrateur des lois de la création selon la norme attendue localement. Il y a peut-être une explication à cela. Il se peut que ce récit épique, dont le griot Sissoko Kabine n’est qu’un des lointains transmetteurs, soit né à une époque où le règne de la dynastie des Diara, fondée après tout sur un coup d’état fomenté par des tondyon, c’est-à-dire des esclaves illégitimes, commence à faire l’objet d’une contestation de la part de certains nobles ségoviens dont les griots sont les porte-parole. Le récit épique suggérerait alors en quelque sorte que le royaume de Ségou n’est plus ce qu’il était puisqu’il se montre impuissant face à ceux qui logiquement devraient être ses subordonnés.

17Le patriotisme étant ce qu’il est, il faut pourtant que, dans cette fiction produite par la culture bambara, le royaume de Ségou ait le dernier mot. C’est pourquoi le récit ne s’achève pas sur la prise de Dionkoloni qui marque le complet triomphe des deux héros peuls. Artificiellement collée au premier récit, une suite a été inventée qui consacre leur perte – et donc le triomphe de Ségou sur le Macina – mais sans toutefois assombrir leur gloire, ce qui serait une atteinte à la logique de l’épopée. Il y a donc là un paradoxe difficile à gérer.

18Après le départ des héros de Ségou, le roi et ses tondyon, exaspérés par les incessants défis de Silamakan qui se fait un plaisir de transgresser systématiquement leur code de savoir-vivre, décident de se venger de cette humiliation. Da envoie d’abord au Macina, pour exiger le paiement de l’impôt, une armée de soixante cavaliers, mise en déroute par les seuls Silamakan et Poulori. Même chose plus tard avec soixante mille cavaliers. C’est alors que devins et marabouts indiquent au roi un sortilège pour tuer Silamakan : fabriquer une flèche magique qui devra être lancée par un albinos incirconcis depuis un tamarinier sous lequel le héros a l’habitude de venir se reposer après ses exploits. Cette fois, en l’absence de Poulori envoyé en mission au Kounari, ce sont quatre-vingt-dix-mille cavaliers dont Silamakan vient à bout à lui seul, avant d’aller se reposer sous le tamarinier d’où il recevra la flèche mortelle. À son retour, Poulori, découvrant la mort de son compagnon, massacrera les deux-mille cavaliers envoyés par Da pour vérifier la mort de Silamakan, disparaissant à tout jamais avec eux dans le fleuve. Sa fin est donc une apothéose glorieuse, comme dans l’épopée peule à laquelle cette péripétie a été empruntée. Quant à Silamakan, toujours comme dans l’épopée peule, victime d’une honteuse traîtrise, il connaît une fin sans gloire. Comme dans l’original peul encore, cette mort misérable apparaît bien comme une conséquence de toutes ses transgressions envers Da Monzon, puisque c’est précisément l’humiliation qu’elles ont causée au roi qui a incité ce dernier à chercher une vengeance.

19Toutefois, ici, la perspective est très différente. Dans le prototype peul, cette fin indigne d’un héros était la conséquence d’une transgression qui, loin d’être volontaire et de manifester une grandeur au-dessus des lois communes, comme c’était le cas des transgressions précédentes accomplies de concert avec Poullôri, était une impardonnable défaillance manifestant un manquement passager aux exigences de la qualité héroïque du personnage selon la norme locale. Le Silâmaka de l’épopée peule se trouvait donc en quelque sorte puni de ne pas avoir su en toutes circonstances respecter l’absolu requis par sa condition de héros, en perdant ses moyens et en laissant, par la gifle donnée au vieux mâbo, apparaître sa faiblesse humaine. C’est ce faux pas regrettable qui, à partir de la trahison du mâbo, avait enclenché tout un processus aboutissant à son assassinat. Il est mort comme un homme ordinaire.

20En revanche, dans l’épopée bambara, qui met en scène deux cultures rivales, les transgressions du héros ne sont pas l’expression d’une sublimation ou d’un dépassement des lois communes de la culture peule, qui n’est plus l’étalon. Toutes se mesurent plutôt par rapport au comportement qu’aurait dû normalement exiger la relation objective de sujétion entre le Macina (dont Silamakan est le représentant) et Ségou (dont Da Monzon est le roi). Elles prennent donc systématiquement un caractère de défi à un tiers qui n’existait pas dans l’archétype original et se lisent plus par rapport aux valeurs de la culture bambara que par rapport à celles de la culture peule.

21D’ailleurs, aucune de ces nombreuses transgressions accomplies par Silamakan ne révèle la moindre trace de faiblesse. Il a même une absence totale d’humanité, signant par là le fait qu’il n’est pas un homme ordinaire mais bien un héros d’exception. Les guerriers de Da le prennent d’ailleurs pour un génie. Son assassinat honteux ne saurait donc être interprété comme la sanction méritée d’une défaillance de sa part. Elle signe plutôt l’indignité du royaume ségovien. Cela vient conforter l’hypothèse d’une critique par le récit bambara de la dynastie des Diara qui manifeste bien, par le comportement de son descendant Da Monzon, un manque de noblesse, révélateur de son origine servile. La victoire revient certes à Ségou qui réassujettit finalement le Macina et la fin est donc conforme à ce que peut attendre un public bambara. Il n’empêche que c’est une victoire obtenue par la traîtrise et finalement la gloire revient aux vaincus avec la charge finale de Poulori.

22Une comparaison des deux récits épiques, le peul et le bambara, fait au premier abord ressortir une apparente similitude dans le traitement narratif du motif de la transgression. Dans les deux cas, celles-ci permettent le succès avant de conduire les héros à leur perte. Cette parenté structurale est la rançon même de l’emprunt d’une culture à une autre. Le griot bambara reprend le patron narratif du modèle peul. Mais, à bien y regarder, les enjeux ne sont plus du tout les mêmes dans l’une et l’autre performance et, pour permettre la greffe, Sissoko Kabine a dû lui-même se livrer à une transgression initiale du canon épique bambara en donnant le beau rôle aux adversaires de Ségou.

23Dans la version peule, nous avons vu qu’il était clairement possible de distinguer deux types de transgression : d’une part, les transgressions volontaires des valeurs locales habituelles dont l’objet est précisément de qualifier le héros comme tel en le distinguant de l’humanité ordinaire assujettie à ces valeurs du commun ; d’autre part, les transgressions involontaires qui contrarient les premières, venant discréditer cette condition supposée d’homme d’exception, en révélant chez le personnage une incapacité à garder la parfaite maîtrise de soi en toute circonstance comme le voudrait sa qualité. C’est cette seconde catégorie de transgression qui est la cause de la perte du héros.

24Dans la version bambara, rien de tel. Silamakan ne commet aucune transgression propre à discréditer son statut, et ce n’est pas un manquement aux devoirs de son état qui consacre sa perte, mais bien la lâche bassesse de son adversaire bambara. Il est donc assez probable qu’en donnant le rôle glorieux aux rivaux peuls, l’origine de ce récit épique ait bien eu pour fonction de prendre ses distances avec la dynastie des Diara. Le paradoxe est résolu dans la mesure où ce n’est pas le peuple bambara qui s’est discrédité (il lui revient d’ailleurs le succès final) mais bien ses dirigeants avec leurs affidés dont la légitimité est contestée dans la mesure où ils se sont disqualifiés par leur indigne traîtrise.

Bibliographie

Bâ, Amadou, Hampâté & L. Kesteloot, 1968, Une épopée peule : Silâmaka, L’Homme, VIII, pp. 5-36.

Dumestre, Gérard, & L Kesteloot, 1975, La Prise de Dionkoloni, Classiques Africains 19, Paris, Armand Colin, 183 p.

Dumestre, Gérard, 1979, La Geste de Ségou, Classiques Africains 13, Paris, Armand Colin, 417 p.

Kesteloot, Lilyan, (avec la collaboration de A.H. Bâ, A. Traoré & J. B. Traore), 1972, Da Monzon de Ségou, épopée bambara, Paris, Fernand Nathan, 4 tomes, respectivement 64, 63, 80, 63 p. (Réédité sous le titre L’Epopée bambara de Ségou, Paris, Orizons, 2010, 326 p.).

Kesteloot, Lilyan,1980, Le mythe et l’histoire dans la formation de l’empire de Ségou, Bulletin de l’IFAN, pp. 578-681.

Seydou Christiane, 1972, Silâmaka et Poullôri, Classiques Africains 13, Paris, Armand Colin, 277 p.

Vieillard, Gilbert, 1931, Récits peuls du Macina et du Kounari, Bulletin du Comité d’études historiques et scientifiques de l’Afrique occidentale Française, XIV, pp. 137 et sq.

Notes

1 Sur le statut de ces captifs domestiques attachés à une famille noble, voir Christiane Seydou, Silâmaka et Poullôri, introduction, p. 16.

2 Les faits historiques rapportés, autant qu’on puisse avoir des repères attestés, se sont en effet passés dans le dernier tiers du XVIIIe siècle.

3 On sait qu’il y a toujours un décalage plus ou moins long entre les événements historiques de référence et la légende qui les reprend.

4 Cet ouvrage se compose de plusieurs autres récits se rapportant à différents épisodes de la geste de Siâmaka et Poullôri.

5 Variété de griot la plus valorisée dans la société peule. Elle ne louange que les nobles.

6 Du nom de la ville qui est sa capitale.

7 Chef peul du Kounari.

8 Héros d’une épopée peule du Fuuta Tooro.

9 Christiane Seydou, Silâmaka et Poullôri, introduction, p. 35.

10 Id., ibid., p. 99.

11 Id., ibid., p.109.

12 Modèle de comportement auquel un peul accompli doit toujours se conformer.

13 Voir par exemple, op. cit., p. 81.

14 Le choix de cette maxime métaphorique, se justifie par un jeu de mots entre le nom du roi Da, et dàga, la marmite en bambara, qui se réalise souvent dàa, ce qui est particulièrement impertinent. Cette sentence reviendra de façon récurrente dans l’énoncé, notamment à l’adresse du roi lui-même.

15 Cette attitude est d’autant plus paradoxale que les tondyon, ces captifs enrôlés dans l’armée bambara, ont par ailleurs la réputation d’être de redoutables guerriers.

16 G. Dumestre, Classiques Africains 19.

17 Sur la légende attachée à ce personnage historique, voir G. Dumestre, La Prise de Dionkoloni, introduction, pp. 13-14.

Pour citer ce document

Jean Derive, « Interprétation des transgressions dans une épopée bambara de Ségou, La Prise de Dionkoloni, comparées à celles de Silâmaka et Poullôri, un récit épique peul relevant du même cycle  », dans La Transgression dans l'épopée : Actes du VIIIe Congrès international du REARE, sous la direction de Hubert Heckmann, Publications numériques du REARE, 10 juin 2024 Licence Creative Commons

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/reare/index.php?id=613

Quelques mots à propos de :  Jean Derive

Jean Derive est professeur émérite à l’université de Savoie et chercheur au LLACAN (Langages, Langues et Cultures en Afrique Noire). Comparatiste spécialisé en études littéraires africaines, il a beaucoup travaillé sur les littératures orales du continent d’où son intérêt pour l’épopée. Il est l’auteur de plusieurs articles sur des versions africaines de Soundjata et de L’Épopée de Ségou ainsi que d’un ouvrage comparatiste consacré au genre : L’Épopée, unité et diversité d’un genre, Paris, Karthala, 2002.