Sommaire
La Transgression dans l'épopée
Actes du VIIIe Congrès international du REARE
sous la direction de Hubert Heckmann (maître de conférences en langue et littérature françaises du Moyen Âge à l’Université de Rouen)
Le volume constitue les actes du huitième congrès international du Réseau Euro-Africain de Recherches sur les Épopées (REARE), organisé conjointement par Hubert Heckmann (Université de Rouen/CEREdI) et Claudine Le Blanc (Sorbonne Nouvelle/CERC), qui s’est tenu à l'Université de Rouen les 27 et 28 septembre 2018, grâce au concours du laboratoire CEREdI.
- Hubert Heckmann Introduction
- Transgressions diégétiques. L'épopée, récit de transgressions
- Bochra Charnay L’acte transgressif comme déclencheur de narration dans la Geste hilalienne
- Jean Derive Interprétation des transgressions dans une épopée bambara de Ségou, La Prise de Dionkoloni, comparées à celles de Silâmaka et Poullôri, un récit épique peul relevant du même cycle
- Amadou Oury Diallo La transgression comme ressort narratif dans les épopées peules du Foûta-Djalon et du Foûta Tôro
- Jean-Désiré Élébiyo’o Mvé L’agir transgressif du personnage féminin dans le Mvett et le Mwendo d’Afrique centrale
- Abdoulaye Keïta Foucade féminine et orgueil masculin, problématique de la transgression dans Ham-Bodédio, épopée peule du Macina
- Anne Lagière Tydée et Capanée dans la Thébaïde de Stace, figures épiques de la transgression
- Marie-Françoise Lemonnier-Delpy L’épopée contemporaine : transgression d’un genre ?
- Blandine Koletou Manouere De la digression et de la transgression comme paradigme pour la conquête du pouvoir : le cas du royaume bamoum et du pays seereer
- Emmanuel Matateyou La transgression dans les traditions fang-beti-bulu en Afrique centrale : le cas du mvett Moneblum et Ndzana Ngazogo
- Cheikh Amadou Kabir Mbaye La transgression dans l’épopée wolof
- Ronan Moreau Quand le dharma s’en va… ou le temps des transgressions dans le Mahābhārata et le Rāmāyaṇa
- Pascale Mougeolle L’exposition de la tête du guerrier ou le spectaculaire épique
- Modou Fatah Thiam La transgression dans le conte épique de Modou Macina
- Isabelle Weill Uhtred of Bebbanburg, un héros épique transgressif dans une serie anglaise de B. Cornwell
- Souleymane Yoro Le rôle spécifique et les différents aspects de la transgression dans l’épopée de Soundjata
- L'épopée transgressive. Effet épique et gestion de la transgression sociale
- Marie-Rose Abomo-Maurin La transgression dans le Mvet ékang ou l’éloge du paradoxe
- Danielle Buschinger La geste des vassaux rebelles en Allemagne à la fin du Moyen Âge en comparaison avec les sources françaises : Gerart van Rossiliun, Reinolt von Montelban, Malagis et Ogier von Dänemark rebelles malgré eux
- François Dingremont Ce que les héros homériques transgressent
- Marguerite Mouton Une transgression épique dans l’œuvre de J.R.R. Tolkien ? Remarques sur Le Seigneur des anneaux et le Silmarillion
- Elena Podetti Inceste, déguisement, homosexualité et mutation sexuelle : transgression et norme dans la Chanson d’Yde et Olive
- Christina Bielinski Ramalho Cobra Norato : la transgression inventive comme ressource épique
- Cheick Sakho Nouvel ordre socioculturel et comportements transgressifs. Le héros peul face à la culture arabo-islamique
- Christiane Seydou La transgression dans les épopées peules du Mali
La geste des vassaux rebelles en Allemagne à la fin du Moyen Âge en comparaison avec les sources françaises : Gerart van Rossiliun, Reinolt von Montelban, Malagis et Ogier von Dänemark rebelles malgré eux
Danielle Buschinger
1Dans la littérature allemande du Moyen Age tardif, nous avons d'un côté l'exploitation par le pouvoir central du culte de Charlemagne dans le Karlmeinet, de l'autre l'exploitation par les princes territoriaux de la thématique des vassaux rebelles, notamment à la cour de Heidelberg dans la seconde moitié du XVe siècle. A part dans le Karlmeinet, nous rencontrons toujours une image négative de Charlemagne.
2Dans cet exposé, je voudrais étudier comment est traitée dans les adaptations allemandes de la geste française des révoltés et à quelles fins la thématique de la transgression de la règle de soumission et d’alliance du vassal à son suzerain par des comportements rebelles a été adoptée en Allemagne. Il s’agit de Gerart van Rossiliun (XIIIe-XIVe siècle), adaptation de Girart de Roussillon (1149 ou 155-80), Reinolt von Montelban oder die Heimonskinder (fin du XVe siècle), adaptation de Renaut de Montauban (vers 1200), Malagis (fin du XVe siècle), adaptation de Maugis d’Aigremont (1ère moitié du XIIIe siècle), Ogier von Dänemark (fin du XVe siècle), adaptation d’Ogier le Danois (vers 1215). Je voudrais montrer à quel point Gerart, Reinolt, Malagis et Ogier sont des héros tragiques.
La geste des révoltés
3Girart de Roussillon (1149 ou 1155-80), Renaut de Montauban (vers 1200) et Ogier le Danois (vers 1215) sont rassemblés dans la littérature française sous la dénomination de geste des vassaux rebelles ; le thème de ces œuvres est la révolte du vassal contre son suzerain et roi, le conflit entre pouvoir particulier et pouvoir central. Dans ces trois œuvres se reflète la situation politique en France aux environs de 1200, où le roi Philippe II Auguste résout le problème de l'antagonisme entre le roi et les grands vassaux au profit de la monarchie ; le problème de l'antagonisme entre le pouvoir central et le pouvoir particulier est résolu au profit du pouvoir central ; mais c’est ainsi que se rompt l'unité de la société féodale. Pourtant, le conflit, thématisé pour la première fois dans la littérature française vers la fin du XIIe siècle, est causé, dans l'optique des trois auteurs, non pas par le vassal qui est représenté comme loyal, mais par le roi, qui est caractérisé comme injuste, déloyal et tyrannique. Le tout est vu sous un angle pro-particulier, si bien que ces trois œuvres, avec leur image négative de Charlemagne, sont dirigées plus ou moins contre la propagande capétienne de Charlemagne. Depuis 1180, Philippe Auguste est fêté comme successeur de Charles: "Die Darstellung Charlemagnes, des Ahnherrn Philipps II., als Anti-Figur eines idealen Lehnsherrn erhielt unter diesen Umständen eine gegen Philipp II. gerichtete Spitze."1. D'autre part ces trois œuvres, qui sont en progression l'une par rapport à l'autre pour ce qui est de la critique de la société féodale et du pouvoir central, peuvent être qualifiées en gros de compensation poétique, de vengeance épique pour une défaite politique. Le plus curieux est que ces trois gestes des barons révoltés, auxquelles on peut ajouter le Maugis d'Aigremont, qui est parent du Renaut (1ère moitié du XIIIe siècle) (adaptation allemande : Malagis), ont pénétré en partie par l’intermédiaire du néerlandais dans la littérature allemande. J’analyserai ces œuvres et leur problématique et j’étudierai les adaptations allemandes en comparaison avec leurs sources indirectes françaises.
Gerart van Rossiliun2
4Un acte arbitraire du roi lèse les droits de Girart et le contraint à se révolter, s'il ne veut pas être anéanti. Cette œuvre reflète une société qui, dans la seconde moitié du XIIe siècle, est en pleine mutation (transformations des alleux en fiefs royaux) ; la situation politique se modifie également dans la mesure où les Capétiens renforcent leur pouvoir central et veulent affaiblir et asservir la féodalité. Cependant ici se pose, même si la réalité sociale et politique est vue dans une optique pro-particulière, la question de la légitimité de la révolte du vassal contre l'autorité royale, et même contre l'arbitraire royal. De fait, chaque révolte contre l'autorité royale est en même temps un acte de révolte contre Dieu, puisqu'au Moyen Age, l'ordre humain et l'ordre divin coïncident. Le rebelle, dans son outrecuidance, est comme dans l'œuvre allemande contemporaine, le Duc Ernst, poussé par l'injustice subie à commettre à son tour des injustices, même à commettre des meurtres. Ces crimes font de lui un ennemi de Dieu et Girart doit les expier en vivant tout seul comme un (charbonnier dans les Ardennes pendant vingt-deux ans, accompagné uniquement de sa femme. Sa réintégration dans la société féodale ne s'accomplit pas grâce à la guerre contre les païens, comme dans Ogier le Danois par exemple, mais de façon romanesque, une première fois par une ruse amoureuse de la reine qui aime Girart d'amour courtois, et une seconde fois par le pape, c.-à-d. les deux fois par des puissances extra-féodales. Finalement, Girart suspend lui-même le rapport féodal avec le roi, pour veiller au salut de son âme. Ce renoncement volontaire à sa position féodale scelle la ruine de la société historique. Mais même si c'est le roi qui triomphe en tant que personnage politique, c'est le vassal qui l'emporte sur le plan littéraire, en tant que figure littéraire, puisqu'à la fin c'est lui qui reste maître du terrain3.
5Dans la chanson franco-provençale, née en 1149 ou entre 1155-80, sans doute en Poitou, apparaît le personnage historique de Girart, l'ennemi de Charles le Chauve. Girart est le prototype du particularisme et de l'irrédentisme bourguignon dans le conflit contre l'absolutisme franc (le roi de la Chanson pourrait être aussi Charles le Chauve). Cette chanson a été traduite aux XIIIe/XIVe siècles en prose bas-allemande, plus exactement ostfalienne, et il ne nous reste que 6 fragments. Deux de ces fragments appartiennent au début de la seconde moitié de l'œuvre, c-à-d. au récit de la seconde guerre entre Charles et Girart à Civaux (5828-5916 et 6079-6156) ; lors de cette bataille, Girart subit une grave défaite, perd de nombreux vassaux et amis et est abandonné par tous les combattants. Les quatre autres fragments appartiennent à la fin (réconciliation des rebelles avec Charles par l'entremise du pape et démonstration de l’innocence de Berthe (9323-9505 et 9645-9878).
6Le contenu du texte ostfalien correspond en gros au texte franco-provençal, cependant le prosateur ne traduit pas mot-à-mot, il essaie de raconter la même histoire avec ses mots à lui. Soulignons les différences essentielles:
• il amplifie les passages à contenu religieux;
• il manifeste une grande sympathie pour le destin tragique de Girart qui prononce des paroles rappelant celles du Christ. Il s’identifie même à Lui;
• il ajoute des monologues intérieurs dans lesquels les personnages réfléchissent sur les événements et sur leur destin;
• il prend parti pour Girart en soulignant son innocence ; en conséquence il souligne les torts du roi et le condamne pour sa superbia;
• le pape exhorte plus fermement le roi à faire la paix, à abandonner tout orgueil et à être humble (humilitas) ;
• le poète souligne davantage la responsabilité sociale des souverains et des barons qui doivent prendre en charge les arme riddere (pabres chevaliers) que la paix réduit à l'indigence: ils doivent mettre le bien des arme riddere au-dessus de leur propre enrichissement.
7Ce qu'il y a de particulièrement remarquable dans cette adaptation est le choix de la prose, sans doute sous l'influence des écrits historiques en prose bas-allemande. Et si on recherche la finalité de cette adaptation, on peut, avec Hartmut Beckers, compte tenu de la ressemblance du destin de Girart et de celui de Henri le Lion, chercher le commanditaire de l'œuvre à la cour des Welfes. Il s’agirait plus particulièrement d'Albrecht der Große qui a déjà donné l'ordre d'écrire la Braunschweiger Reimchronik, le but étant de magnifier la maison des Welfes et de la démarquer du pouvoir central avec lequel elle était en conflit. Cependant, il faut placer cette œuvre dans le vaste contexte de la littérature du Moyen Age tardif, et notamment dans le contexte des autres chansons de révoltés, Reinolt von Montalban, Malagis et Ogier von Dänemark qui ont toutes été traduites du moyen-néerlandais en haut-allemand à la cour de Heidelberg4, pour un public aristocratique, dans la seconde moitié du XVe siècle (1450-60). Ces textes se trouvaient selon Püterich von Reichertshausen (Ehrenbrief Str.9 sqq.) - à l'exception d'Ogier - dans la bibliothèque de l'archiduchesse Mechthild von der Pfalz à Rottenburg.
La tradition de Renaut de Montauban5
8La chanson de geste Renaut de Montauban, écrite vers 1200, montre, « dans un passé carolingien de convention », Renaud « qui reconquiert Jérusalem, en une revanche fictionnelle et un transfert épique compensatoire »6 (Jérusalem avait été conquise par Saladin en 1187 et Richard Cœur de Lion avait libéré Acre, lors de la troisième croisade, en 1191). La chanson de geste a été très populaire, non seulement en France où elle a été constamment réécrite, remaniée et deux fois mise en prose au XVe siècle (imprimée en 1521), mais aussi en Angleterre, Espagne, Italie, aux Pays-Bas, en Allemagne et en Scandinavie, surtout sous la forme de mises en prose.
9La chanson française a été adaptée dans la seconde moitié du XIIIe siècle en moyen-néerlandais, c'est Renout van Montelbaen, dont il ne reste plus que des fragments et qui a été mise » en prose au XVe siècle: Heemskinderen (1508). C'est sur cette version néerlandaise que reposent les versions allemandes. Après 1450, le Renout fut traduit par un traducteur bas-allemand en vers haut-allemands pour le comte palatin Friedrich der Siegreiche (1449-1476) ou pour sa sœur, l'archiduchesse Mechthild (1418-1486). La traduction moyen-haut-allemande est conservée dans deux manuscrits de Heidelberg. En même temps, le Renout fut traduit en dialecte de Cologne: c'est la prose Historie van Sent Reinolt7. La prose néerlandaise des Heemskinderen est transposée en allemand (1604). Ainsi l'histoire aventureuse des frères Aymon et de leur cheval Bayart devint un livre populaire qui fut de nombreuses fois imprimé jusqu'à la fin du XVIIIe siècle. Au contraire, la traduction allemande du livre populaire français de 1521, le Buch der vier süne Aimonts (1531 et 1533), n'a connu aucun succès.
10Je présente d’abord la traduction haut-allemande de l’adaptation moyen-néerlandaise.
Reinolt von Montelban oder die Heimonskinder
11La comparaison entre le texte moyen-haut-allemand et les fragments du texte moyen-néerlandais montre que l’adaptateur moyen-haut-allemand, quand on compare le texte haut-allemand avec les fragments de Riga (qui pourraient correspondre en gros à la source de l’adaptateur haut-allemand), a traduit son modèle de façon relativement servile. Il s’agit, comme Bob W. Th. Duijvestijn le souligne8, d’une traduction mot-à-mot du moyen-néerlandais. […], c’est-à-dire d’une traduction d’une version moyen-néerlandaise telle qu’elle est contenue dans les fragments de Riga ("um eine wortgetreue Übersetzung aus dem Mndl...., und zwar die Übersetzung einer mnl. Fassung, wie sie etwa in den Fragmenten Riga enthalten ist"). L’adaptateur haut-allemand n’avait pas de conception personnelle de la matière de telle sorte qu’il peut être considéré comme un représentant de la phase intermédiaire moyen-néerlandaise et que l’interprétation du texte moyen-haut-allemand équivaut en quelque sorte à une interprétation de l’œuvre moyen-néerlandaise.
12Dans le Renaut de Montauban en ancien-français9, la responsabilité pleine et entière pour le déclenchement de la guerre incombe, pour la première fois dans l’épopée française, très clairement au suzerain, c’est-à-dire au souverain Charlemagne, dont l’image est « particulièrement dégradée »10. C’est lui qui, de plus, est responsable de la prolongation de la guerre, dans la mesure où il n'écoute pas les propositions de conciliation des fils Aimont dont la volonté de paix est indéniable. Cependant Renaut, bien qu'il soit dans son droit quand il se révolte contre son suzerain et que son combat soit un combat contre un suzerain injuste, continue de le considérer comme son suzerain légitime. Et là repose tout le tragique du héros, un révolté qui demeure loyal face à son suzerain. Et bien qu'il soit innocent de la mort de milliers d'hommes, il se sent responsable et décide de se retirer du monde féodal, dans laquelle le juste n'a point de place, pour mener une vie d'expiation, faire la paix avec Dieu et sauver son âme. Après avoir été pénitent, pèlerin et croisé en Terre Sainte, il se fait embaucher comme portefaix à Cologne sur le chantier de la cathédrale et accomplit un travail indigne d'un noble, en toute humilité, la vertu chrétienne par excellence (humilitas). Il est finalement tué par les ouvriers qui sont inquiets pour leur emploi, et son cadavre est jeté dans le Rhin. Cependant, Dieu fait miracle sur miracle et le cercueil de Renaut est transporté miraculeusement à Trémoigne (Dortmund). Le meurtre commis sur la personne d'un juste a la signification d'un martyre et fait de Renaut un saint. C'est encore davantage que dans Girart un point de vue pro-particulier et anti-royal qui est défendu. L'unité du roi et du vassal est rompue, et ce à l'avantage du vassal. L'image du roi est négative d'un bout à l'autre. En d'autres termes, l'injustice commise par le roi conduit Renaut au martyre et fait de lui un saint, alors que Charlemagne, « abandonné par ses barons sous les remparts de Trémoigne, risque un temps l’infamante solitude sanctionnant l’invalidité de sa politique »11 ; c'est à partir de là que l'œuvre doit être interprétée. La mort de Renaut et sa canonisation sont sur le plan religieux un triomphe qui, à la fin, plonge la victoire politique de Charles totalement dans l'ombre.
13Même si le début de l'œuvre allemande (qui peut être considérée comme la traduction fidèle de l'œuvre néerlandaise) repose sur une autre source que le Renaut de Montauban, la problématique du Reinolt von Montelban est en gros la même. Le rôle de Charles reste négatif: poussé par une soif de vengeance le roi poursuit les quatre fils Aymon de sa haine et ne prête pas l'oreille à leur volonté de faire la paix, il les condamne même à mort. Et à la déloyauté du souverain répond la totale loyauté du rebelle (Ist Karl nit unser herre? v.12612: Charles n'est-il pas notre seigneur?). A la fin, Reinolt ne renonce pas seulement à son cheval, qui est noyé, mais aussi à ses fiefs, à sa position sociale et se retire de la société féodale, du monde féodal. La fin est racontée comme dans l'œuvre française: à cause de l'injustice du roi, Reinolt est devenu un martyr et un saint. Comme dans la source française, c'est un point de vue pro-particulier et anti-royal qui est défendu12. Cependant, la critique de la société féodale et du roi est un peu désamorcée, parce que, comme le remarque Bernd Bastert13, Charles, malgré ses défauts, reste sous la protection de Dieu - cela sera confirmé dans Ogier von Dänemark (vers 16149-16153) - ; mais surtout la critique est désamorcée par l’accumulation d'épisodes burlesques, parodiques, et même bouffons. Il est donné en effet une grande importance au personnage du magicien Malegys. Ces récits facétieux sont sans doute destinés à égayer une action sanglante et tragique14, qui est déterminée par les combats ; ces récits contribuent alors à ce qu’on ne prenne pas tellement l’histoire au sérieux. De plus, le personnage de Malegys, que j’aborderai plus tard, représente la quintessence de la ruse, ou mieux de l’intelligence ; Malegys est la preuve qu’on peut, par la force de l’intelligence, vaincre la violence pure qui n’est pas capable de résoudre les problèmes qu’elle a elle-même provoqués ; au contraire, à la violence on répond par la violence. Le personnage de Malegys serait par là un représentant d’une nouvelle époque qui, comme Tristan, a pour arme l’intellect, au contraire du chevalier, qui ne se sert que de la force physique.
14La prose allemande des Heymonskinder, avec son apologie de l'église catholique et romaine, est, quant à elle, un témoin de la Contre-Réforme à Cologne.
Le roman en prose des Heymonskinder
15Tournons-nous vers la version en prose de 1604, le Volksbuch, qui comme les autres Volksbücher ne s’adresse pas d’abord au peuple, mais aux cours et à l’aristocratie, qui étaient également le public des romans en vers.
16Paul von der Aelst, un imprimeur de Deventer, publie en 1604 à Cologne une version allemande du Volksbuch néerlandais. Pour l’histoire hagiographique de Reinolt, il s’appuie selon toute évidence sur l’Historie van sent Reinolt.
17Une comparaison complète du Volksbuch allemand avec la source moyen-néerlandaise n’est à mon avis pas nécessaire ; grâce à des sondages, je peux montrer comment le traducteur haut-allemand a procédé. Il reste très proche de sa source néerlandaise que généralement il a bien comprise ; pourtant il ne traduit pas littéralement. Il essaie de raconter la même histoire à sa manière, déplace des éléments de récit, les résume ou les abrège, il procède plus rarement à des élargissements ou des additions. En même temps, il intensifie la sentimentalisation de la matière que le Néerlandais avait déjà commencée. Le traducteur haut-allemand est parfois choqué par des détails concrets et il élimine aussi des indications géographiques, mais ajoute à son texte des datations exactes qu’il a empruntées à l’Historie, ce qui témoigne de sa tendance à l’historisation. D’un autre côté, contrairement à l’adaptateur moyen-néerlandais, il n’a plus aucune idée des structures sociales du Moyen Age ; par exemple, il modifie le passage (texte mnl. p. 65, texte haut-all., p. 56), où il est question de la liberté que Reinolt accorde aux fondateurs de la ville de Montalban ; il ne comprend plus l’allusion aux alleux, c’est-à-dire les propriétés foncières acquises par héritage et qui sont libres de toute obligation ou redevance, ce qui montre bien qu’il est d’un autre siècle où la société est autre et qu’il est un homme des temps modernes. Mais ce qui frappe le plus est l’impact catholique et la glorification de l’office d’empereur romain germanique : « dann er ist der Allerheiligste und aller Christliche König von gantz Europa » (p. 29) (car il est le roi le plus saint et le plus chrétien de toute l’Europe) est-il dit dans une addition en relation avec le roi Louis ; cette déclaration se trouve cependant en opposition non seulement avec le contexte, où Louis15 se conduit de façon indigne et avilissante à l’égard des quatre fils Aymon, mais aussi avec toute l’action. L’Empereur Charles y tient exactement le même rôle que dans la chanson française ou l’œuvre moyen-haut-allemande : à cause de sa façon d’agir, il est responsable du déclenchement du conflit et de tous les malheurs qui en sont résultés. Cela signifie bien que ce n’était pour le translateur haut-allemand qu’un ornement purement extérieur, sans effet sur le texte ou sans profession de foi politique.
18La glorification de l’Eglise catholique-romaine était sans doute un moyen pour lutter contre les forces et les courants de la Réforme qui prenaient le dessus dans l’Empire (au milieu du XVIe siècle l’Eglise romaine ne comptait plus que 3/10ème de la population dans ses rangs) ; de même il fallait lutter contre la dissolution de l’unité de l’Empire par la Réforme, et ce n’est pas un hasard si cette traduction haut-allemande a été faite à Cologne qui était alors un haut-lieu de la Contre-Réforme ; au reste, la ville de Cologne est louée de façon exubérante en tant que heiligste und fürtrefflichste statt in gantz Teutschland (p.187) (ville la plus sainte et la plus parfaite de toute l’Allemagne). Dire que le roman en prose des Heymonskindern est un pamphlet en faveur du catholicisme est sans doute excessif, mais on ne peut nier qu’il va dans cette direction : il est au moins un témoin de la Contre-Réforme.
Malagis16
19La tradition de Malagis, qui est liée très étroitement avec l’histoire des Quatre Fils Aymon, est représentée dans la littérature médiévale par les versions suivantes : la chanson de geste française Maugis d'Aigremont (1ère moitié du XIIIe siècle), qui est transmise en trois manuscrits en même temps que les Quatre fils Aymon ; la rédaction manuscrite ancien-français en prose de Maugis d'Aigremont, transmise également dans trois manuscrits cycliques ; le roman en prose français de Maugis(t) (« Volksbuch »), dont nous connaissons quatorze imprimés différents des XVIe et XVIIe siècles (le premier imprimé date de 1518 à Paris, le dernier de 1660 à Troyes) ; le roman en vers moyen-néerlandais de Madelgijs ou Malegijs (début du XIVe siècle), qui est représenté par le Malagis moyen-haut-allemand tardif (francique rhénan) (environ 23500 Vers) – ce texte est une simple traduction du néerlandais (« eine einfache Übersetzung aus dem Niederländischen », comme l’a souligné B. W. Th. Duijvestijn) – en deux manuscrits dépendant l’un de l’autre (Pal. germ. 340, qui contient en un seul codex aussi bien Malagis que Reinolt et porte la date de 147, et Pal. germ. 315, conservés tous les deux à la Universitätsbibliothek de Heidelberg) et dans onze des quatorze fragments néerlandais parvenus jusqu’à nous (environ 3000 vers) ; la version néerlandaise augmentée en vers, qui est représentée par trois fragments néerlandais et le Volksbuch de Malegijs (1556). Du Volksbuch on connaît au moins quinze versions différentes du XVIe au milieu du XIXe siècle.
20Tout comme le Reinolt von Montalban ou Ogier von Dänemark – et une Margreth von Limburg – le Madelgijs moyen-néerlandais fut traduit en haut-allemand à Heidelberg à la cour du comte palatin, c’est-à-dire pour un public princier, dans la seconde moitié du XVe siècle (1450-1460). Ces textes se trouvaient selon Püterich von Reichertshausen (Ehrenbrief, str. 98 sqq.) dans la bibliothèque de Mechthild von der Pfalz (c’est possible que la bibliothèque de la comtesse palatine ait contenu le Malagis et le Reinolt von Montelban dans un seul codex ("dass die Bücherei der Pfalzgräfin den Malagis und den Reinolt von Montelban in einem einzigen Kodex enthalten hat"17).
21La comparaison du Malagis haut-allemand avec les fragments néerlandais montre que le traducteur s’efforçait de traduire sa source le plus fidèlement possible, même mot-à-mot et que lorsque le texte haut-allemand diverge beaucoup du texte néerlandais, c’est que l’adaptateur-traducteur n’a pas compris son modèle18.
22La chanson de geste française offre le noyau de l’histoire, c’est-à-dire l’histoire de la jeunesse « les Enfances », du parent magicien des frères Heymon, déjà connu par Renaud de Montauban, qui lui est antérieur19. Elle commence avec la naissance et la séparation des jumeaux Maugis et Vivien, et se termine avec le combat puis la réconciliation entre les deux frères et la conversion de Vivien.20 Le poète français raconte avant tout les nombreuses aventures de Maugis, la plupart au service de princes païens. C’est comme le souligne Alain Labbé21, le « Porte-étendard du camp de la révolte » et « il pousse très loin la rébellion, ce dont Charlemagne a bien conscience puisqu’il fait de sa reddition la condition nécessaire à toute réconciliation. » Maugis s’en prend au pouvoir impérial de telle sorte qu’il est « la personne à abattre ».
23La version brève néerlandaise, qui est représentée par le Malagis moyen-haut-allemand, double le nombre de vers par rapport au texte français : face aux 9078 vers français, le texte mha. a plus de 23000 vers. Le traducteur néerlandais développe particulièrement la description de la formation du magicien : la magie occupe une place considérable dans l’ensemble et joue un très grand rôle dans l’action. Les deux œuvres sont parallèles uniquement au début ; dans la suite elles divergent grandement. Vers la fin de l’œuvre Vivien certes meurt, mais il continue à vivre en la personne de son fis Aymijn, celui qui sera le père des quatre Heemskinderen. Le récit en vers (et le Malagis allemand) se termine par le mariage de Aymijn et de la sœur de Charles, Aye, et par la réconciliation de Madelgijs et de Charles. Le roman en prose néerlandais et des fragments néerlandais isolés racontent d’autres aventures de Madelgijs. Pour finir, Madelgijs adoube Aymijn et se retire dans un ermitage où il reste jusqu’à ce que les quatre fils d’Aymijn commencent leur vie pleine d’aventures.
24La relativement brève histoire de la jeunesse de Maugis est devenue dans la version allemande un roman prolixe au milieu duquel se trouvent combats contre les païens, voyages en Orient et démêlés entre Malagis et Charles, de même que l’histoire d’amour entre le magicien et la fée Oriande, dont le frère initie Malagis à la magie. Le Malagis allemand est une sorte de « Vorgeschichte », de « premier vers » de Reinolt von Montalban, dans la mesure où sont racontés l’histoire de Vivien, le père de Haymyn, de même que la naissance et le parcours de Haymyn jusqu’à son mariage avec la sœur de Charles ; il relate aussi les origines de la haine entre Charles et le clan des Heymons. Cependant les causes du conflit sont purement romanesques et ne sont pas ancrées dans la réalité historique. Charles a entendu parler de la réputation de magicien de Malagis et lui demande de lui présenter quelques tours. Malagis accepte et, par magie, il demande au couple royal et à toute la cour de se dévêtir et d’aller danser. Personne ne peut s’y opposer22. Ce n’est pas un acte de violence, un meurtre qui déclenche les hostilités entre Charles et le clan de Malagis, mais un acte de magie par lequel Malagis offense Charles à un tel point qu’il jure à Malagis et à son clan une haine éternelle. La magie est responsable du conflit. Le magicien attise le feu en ridiculisant toujours Charles. Puis il est raconté comment Malagis réussit à conquérir et à dompter le cheval Beyart grâce à sa magie et après un dur combat contre différents monstres et même avec le diable Ramas. Malagis, le « larron-enchanteur »23, parvient grâce à la magie à plonger Charles et Roland dans un sommeil magnétique et à les transporter dans la ville de Montpellier dans l’espoir d’amener Charles à la réconciliation. Malagis se libère de ses liens, il parvient à ouvrir des portes fermées à clef ; il peut se transformer en diable ou en ange, en Mahomet, en un pèlerin vieux et malade. Il use pour se métamorphoser à l’occasion d’herbes magiques. Il connaît de nombreuses langues (à l’image de Chundrie dans le Parsifal), « sarrazinsch », « heidenisch », donc l’arabe, le walsch et le latin. Juste après la naissance il reçoit un anneau magique qui le protège contre tous les dangers, contre la faim, la soif, le feu, les animaux sauvages. Son compagnon Spiet dispose d’un anneau qui rend invisible, comme celui de Lunete dans Iwein ou celui de Siegfried dans la Chanson des Nibelungen. Il a le don de divination, et surtout il peut conjurer le diable et l’obliger à agir selon sa volonté, comme il a appris à Paris dans les livres. A l’occasion il mène à bien la conjuration du diable grâce à l’aide de Dieu et de la Vierge.
25La magie est, il est vrai, contestée, surtout par Charles, le chef de la féodalité épique, et les proches parents de Malagys. Cependant le poète plaide lui-même pour l’utilisation de la magie, qui pour lui est essentiellement de la « magie blanche » à laquelle on a recours pour une juste cause. Le magicien est capable de maîtriser les forces du mal et de les manipuler pour faire régner la justice. Par exemple dans le combat contre le roi injuste ou dans la lutte contre le dragon et le serpent qui gardent sur l’île Volcan le cheval Beyart, « le fruit de leur accouplement monstrueux », cheval faé, « symbole de l’indomptable » qui incarne « la figure de la créature sauvage qui ne saurait soumettre qu’un héros hors du commun »24.
26Le roman est certes dominé par la cruauté, l’appétit de sang, de combats et de vengeance ; mais le ton est populaire, plein de diversions parfois burlesques. Et bien plus que dans Reinolt von Montalban, nous est montrée, car ici il s’agit du personnage principal du roman, comme Gervinus25 l’a déjà souligné, la supériorité de l’astuce et de l’intelligence sur la force brute ("Vorherrschaft der List und Klugheit vor roher Stärke"), et sur la violence, la suprématie des ressources intellectuelles sur la force physique, et ce, surtout par les nombreux tours et astuces qui réapparaissent sous une forme analogue à différents endroits du roman et par lesquels Malagis se moque de ses adversaires et les neutralise grâce à la force de son intelligence. Malagis use de sa magie pour divertir ses compagnons, mais essentiellement pour se moquer de ses adversaires, du roi injuste, Charles. Si les moyens militaires ne suffisent pas, il use de magie pour vaincre les païens qui harcèlent le monde chrétien ou bien les gardiens diaboliques du cheval Beyard. Le combat décisif entre Malagis et son frère Vyvien, qui combat dans les armées païennes, lequel se termine sur un résultat nul et conduit à la réconciliation entre les deux frères, se déroule cependant, à la demande de Vyvien, sans l’aide de moyens magiques. Lors de la dispute entre les deux frères (18226-18356), Vyvien soutient que, lors d’une action militaire, c’est la force physique qui joue le plus grand rôle, alors que Malagis prétend que ce sont à « wyßheit » et à « kunst », qualités qui différencient l’homme de toutes les autres créatures, que revient la priorité, et Vyvien, convaincu par l’argumentation de Malagis, le reconnaît : « Bruder, ich prise wicz vor macht » (18359).
27En relation étroite avec le rôle central joué par la magie, qui est une discipline à part entière des études universitaires (on se croirait dans la série des Harry Potter !), les capacités intellectuelles sont évaluées positivement par le narrateur néerlandais. Comme le souligne excellemment Bob Duijvestijn, le terme de « kunst » ‑ et ses synonymes « list », « behendickeit », « klereckye », « zauberien », « lere », subtilkeit », « wicz », « wißheit »‑ désigne, en tant que traduction du latin « ars », la science et l’habileté pratique en même temps26.
28Ici nous est présenté un nouveau type d’homme, une sorte d’intellectuel, de savant, d’érudit, qui certes a été initié par le frère d’une fée dans la magie noire, mais qui a pour oncle un véritable érudit en la personne de Maître Yvert, qui est « Magister » à l’Université de Paris. La nigromancie lui est cependant quasiment innée et il perfectionne ses connaissances non seulement chez son oncle mais aussi à Tolède. Grâce à ses tours et facéties, Malagis préfigure pour ainsi dire Eulenspiegel, et, dans la mesure où il réussit à vaincre le diable, Faust lui-même.
29Dans le Malagis ont été utilisés de nombreux textes de la « Artesliteratur » (littérature des sept arts libéraux) dans de nombreuses interpolations didactiques qui n’ont aucun lien avec l’histoire de Malagis et dont il n’y a nulle trace dans le Maugis français. Les digressions didactiques contiennent des enseignements sur des thèmes de la foi chrétienne, l’histoire naturelle, des questions de morale et sur le comportement à adopter en amour27.
30La mise en allemand d’une telle œuvre pourrait avoir pour raison les intérêts artistiques et intellectuels de la société de la cour de Heidelberg, hautement cultivée et lettrée (et de celle voisine de Rottenburg, où résidait la grande-duchesse Mechthild, une tante du prince électeur Philipp) dans laquelle elle a été faite : on y appréciait la littérature narrative médiévale en prose et en vers, mais aussi la littérature contemporaine, comme le montre le catalogue de la bibliothèque de Mechthild qu’a établi Pürterich von Reichertshausen28. Hartmut Becker29 a montré que les textes néerlandais étaient transmis par des familles aristocratiques du Rhin moyen. Peut-être ces textes moyen-néerlandais avaient déjà été transcrits en moyen-francique avant d’atteindre Heidelberg. Dans ce contexte on doit comprendre les efforts pour créer une œuvre cyclique dans l’esprit de l’époque. Enfin, une telle œuvre avec une action si riche en péripéties satisfaisait également les besoins de distraction de la cour.
31Dans Renaut de Montauban, Malagis gagnera en importance et sera au centre du conflit entre les quatre frères et le roi Charles, qui à la fin se réconciliera avec les rebelles, à l’exception de Malagis, personnage sympathique qui représente constamment la bonne cause chrétienne et par ses trucs et astuces rend ses adversaires ridicules.
Ogier von Dänemark
32Il y a plusieurs adaptations françaises de la matière d'Ogier le danois30: la première, La Chevalerie Ogier de Danemarche31 est attribuée dans un manuscrit tardif à un Raimbert de Paris et a été écrite vers 1215 ; à la fin du XIIIe siècle (vers 1275) la première partie est remaniée par Adenet li rois: ce sont les Enfances Ogier; autour de 1310 est écrite une continuation en vers décasyllabiques, qui s’inspire manifestement des romans bretons, avec des aventures entièrement nouvelles en Orient, puis à Avalon et finalement en France deux cents ans plus tard ; au XIVe siècle (vers 1335), l'Ogier de Raimbert est remanié en vers alexandrins; vers le troisième quart du XVe siècle, l'Ogier en alexandrins est mis en prose française (premier incunable en octobre 1496). Au XIIIe siècle Ogier parvient en Norvège ; au XIVe siècle il est adapté aux Pays-Bas et en Italie ; au XVe siècle il est adapté en Espagne d’après un modèle français, en Allemagne d’après un modèle moyen-néerlandais. En 1534, le réformateur Christiern Pedersen (1478-1554) publie une version danoise en prose d’après une source française et le héros devient héros national danois ; ce texte à son tour est traduit en allemand par Conrad Egenberger von Wertheim.
33D'un Ogier van Denemarken moyen-néerlandais, dont la source française est inconnue, il ne reste que quatre fragments du XIXe siècle. Ce roman moyen-néerlandais fut traduit en haut-allemand pour le comte palatin à Heidelberg ou pour sa sœur Mechthild, en même temps que le Renout et le Madelgijs, tous deux contenus dans le même codex. Cette traduction est conservée dans un manuscrit complet, non encore édité, conservé à la Bibliothèque Universitaire de Heidelberg (daté de 1479).
34À la base d’Ogier se trouve comme pour Girart et Renaut le conflit entre le roi et le vassal, entre le pouvoir central et le pouvoir particulier. Toutefois, dans la partie introductrice c’est le vassal, et non le roi, qui se rend coupable. Mais à la fin de la première partie et de la seconde partie l'harmonie féodale est rétablie. Par ses exploits contre les païens devant Rome, Ogier regagne les faveurs de l’empereur. Pour se protéger contre les païens, la société féodale, parfaitement unie, marche sous la conduite d'Ogier contre les Sarrazins et les vainc. Cependant il n’y a pas de trace d’une stricte idéologie des croisades : les Chrétiens ne prennent pas expressément la croix et les morts ne sont pas des martyrs ; le combat contre les païens est purement défensif et il n’y a pas de volonté de les convertir. Nous avons certes l’image du « bon païen » comme dans le Willehalm de Wolfram von Eschenbach par exemple, mais nous sommes loin de la pensée wolframienne des enfants de Dieu que sont dans Willehalm aussi bien les Chrétiens que les païens. La guerre contre les païens a pour fonction de réintégrer de nouveau le vassal rebelle dans la société féodale : il y a réconciliation entre Charles et Ogier, entre le suzerain et le vassal. A l'inverse de Girart et de Renaut le rapport féodal est de nouveau rétabli et l'unité de la société féodale, du monde féodal restaurée. Mais ici aussi le point de vue est pro-particulier: le vassal se révèle indispensable pour la société féodale et Charles pour finir s'humilie devant le vassal et lui tient l'étrier. Cette situation est cependant utopique à l'époque où l'œuvre a été écrite et correspond à un rêve de la féodalité.
35Comme pour les autres œuvres, la charpente du récit français et son idéologie demeurent les mêmes dans l'œuvre allemande32, dont l'auteur prend fermement parti pour Ogier. Cependant comme pour Reinolt von Montelban l'attention est quelque peu détournée de la problématique essentielle de l'œuvre. Je relève les points suivants dans le texte allemand (et n’entre pas dans les détails de la comparaison avec la tradition française) :
1. On relève une tendance à la simplification et à la linéarité du récit.
2. Les passages qui traitent de combats et de guerres, le cœur de l’épopée, sont amplifiés (par exemple par des topoi).
3. On rencontre des éléments du roman arthurien. Les aventures chevaleresques dans le sens du roman arthurien sont plus nombreuses que dans la Chevalerie Ogier. A la fin de toutes les aventures Ogier repart à l'aventure et vainc un mystérieux inconnu, après qu'un schariant stoltz/starck und von großer maht (v. 23693-4) lui a indiqué comme l'homme des bois dans l'Iwein de Hartmann von Aue, à la suite de de Chrétien de Troyes, le chemin qui mène à lui. Cependant le complexe où est raconté le séjour d’Ogier chez la fée Morgue en Avalon et où il est question d’Artus n’est pas repris.
4. Des éléments du Reinolt, écrit pour le même commanditaire, sont insérés dans Ogier.
5. Après la bataille décisive contre Broyer, Ogier tombe amoureux d'une princesse anglaise et combat, dans une sorte de service d'amour, pour mériter l'amour de cette pucelle, wenn er die jumpfrauwe sere begert (v.19554), ce qui banalise le tout.
6. A l'action principale est accroché un appendice de cinquante feuillets (un huitième de toute l'œuvre), où il est question d'un pèlerinage d'Ogier à Rome, puis en Palestine, de sa captivité à Babylone, avec maints rebondissements romanesques, en partie burlesques (Ogier se défend contre ses ennemis avec un plateau de table, puis une femme le fait tomber en répandant des pois sur le sol). Il est aussi question de la bataille de Charles et de sa victoire contre Broyer jr. Les païens sont vaincus et prennent la fuite. Ogier rentre en France où il est reçu avec tous les honneurs par Charles. Jusqu’à sa mort il s’emploie à renforcer la chrétienté ; puis Dieu lui envoie son ange et il meurt tel un saint.
36Tout cela témoigne de la volonté de l'auteur de divertir son public. Remarquons au passage qu’en Allemagne, à la fin du XVe siècle, quand en 1479 l’épopée de Charlemagne fait son entrée avec la traduction en vers allemands d’un texte néerlandais traduit du français, on en reste avec l’ancien genre de la chanson de geste sous la forme manuscrite, en France au contraire c’est un nouveau medium qui s’empare du texte quand en 1496 une version en prose d’Ogier est diffusée grâce à l’imprimerie.
Conclusion
37En conclusion je vais m'interroger d’abord rapidement sur la question du genre littéraire de ces œuvres, puis sur leur finalité et leur fonction.
38Genre littéraire
39L'adaptation des chansons de geste françaises en allemand peut également être une mode, puisqu'en France ce genre de littérature était fort apprécié. Ce n’est que dans la mesure où nous sont montrées des figures héroïques et nous est présentée une idéologie épique (courage, loyauté, lutte contre les ennemis des seigneurs, mais aussi rébellion contre ces mêmes seigneurs), que nous pouvons dire que ces œuvres sont des épopées. Cependant, comme on le constate en France à la fin du Moyen Age, la part du romanesque est fort importante. Leur forme n’est plus celle de l’épopée héroïque de langue allemande (essentiellement des strophes). Ces œuvres sont soit écrites comme les romans courtois en octosyllabes à rimes plates, ou même en prose, comme les romans en prose. Pour ce qui est des œuvres d’Elisabeth von Nassau-Saarbrücken, ce sont de véritables romans signés.
40Finalité et fonction
41Tandis que le Karlmeinet est à ranger dans la littérature de propagande pour un pouvoir central fort, aussi bien sous Louis de Bavière que sous Charles IV, on doit chercher les commanditaires des adaptations de chansons de rebelles avec leur tendance proparticulariste chez les princes.
42Hormis Gerart, écrit à une période (XIIIe-XIVe siècle) où Rudolf von Habsburg et Albrecht I, qui recherchaient un renforcement du pouvoir central, se heurtaient à la résistance des princes allemands qui l'emportèrent pour finir (1ère moitié du XIVe siècle), la problématique des autres œuvres n'était politiquement plus actuelle, dans la mesure où le problème fut réglé par la Bulle d'Or (1356) au bénéfice du pouvoir territorial: le pouvoir royal est désormais totalement impuissant. On pourrait certes considérer Gerart comme un hymne à la gloire du rebelle par excellence, Henri le Lion, écrit sur l'ordre d'Albrecht der Große et de ses fils et caractériser le Reinolt ou Ogier comme littérature de mise en scène personnelle: par là le comte palatin voulait faire la démonstration de son prestige personnel. Et à une époque où les Turcs avaient pris Constantinople (en 1453) les victoires d'Ogier sur les païens et la libération de Jérusalem par Reinolt à la fin de l'œuvre pourraient encore davantage apparaître comme des rêves qu'à l'époque où les œuvres françaises ont été écrites. L'adaptation des chansons de geste françaises en allemand était certes une mode. Cependant la fonction principale de ces œuvres, qui témoignent également du zèle du collectionneur typique de l'époque, servait par une action riche en rebondissement au divertissement d'un large public aristocratique, et c'est dans ce cadre qu'il faut voir la volonté de composer une œuvre cyclique dans le goût de l'époque. Et si parmi ces œuvres c'est Reinolt qui a connu le plus grand succès à travers toute l'Europe et est devenu livre populaire, Volksbuch, aussi bien en France qu'aux Pays-bas et en Allemagne, cela ne tient pas seulement à l'action mouvementée, mais aussi aux différents trucs qui permettent au magicien Malegys de duper les adversaires des fils Aymon, à la fonction de l'intelligence qui est le signe d'une nouvelle ère, en remplacement de la force brutale, et à la part prise par l'auteur au destin des révoltés, dont la rébellion peut être interprétée comme rébellion contre toute tyrannie.
1 Karl Heinz Bender, König und Vasall. Untersuchungen zur Chanson de geste des XII. Jahrhunderts. Heidelberg 1967 (Studia Romanica 13. Heft), p. 173.
2 Girart de Roussillon: Chanson de geste, publiée par W. Mary Hackett vol. I-III, Paris 1953 (SATF); Gerart van Rossiliun, Ausgabe: H.Naumann, in Altdt. Prosalesebuch (Trübners Bibl.5) 1916, S.147-160. Hartmut Beckers : Der mittelniederdeutsche Prosaroman Gerhard von Roussillon. Versuch einer sprach- und literaturgeschichtlichen Einordnung, in: Niederdeutsches Jahrbuch, Jahrbuch des Vereins für niederdeutsche Sprachforschung 1983 (106), S.74-95.
3 K.H. Bender, König und Vasall. Untersuchungen zur Chanson de geste des XII. Jahrhunderts…, p.179.
4 Voir aussi Bernd Bastert, Helden als Heilige. Chanson de geste-Rezeption im deutschsprachigen Raum…, pp. 373-384.
5 Renaus de Montauban oder die Haimonskinder, hg.v. Heinrich Michelant, Stuttgart 1862 (Bibl.des lit.Vereins in Stuttgart LXVII). La Chanson des quatre fils Aymon, éd. par Ferdinand Castets (d'après le manuscrit La Vallière), Montpellier 1909; Reprint: Genf 1974. Renout van Montalbaen, hg.v. Hoffmann von Fallersleben; Breslau 1837 (In: Horae Belgicae Pars V). Renout van Montalbaen;. hg. von J.Diermanse. Leiden 1939. Renout van Montalbaen, Uitgegeven, ingeleid en verklaard door D. Van Maelsaeke. Antwerpen 1966 (Klassieke Galerij 156). Reinolt von Montelban oder die Heimonskinder, hg.v.Fridrich Pfaff, Tübingen 1885 (Bibl.des lit.Vereins in Stuttgart CLXXIV). Historie van Sent Reinolt, hg.v.Al. Reifferscheid, ZfdPh 5 (1874), S.271-293. De Historie van den vier Heemskinderen, uitgegeven naar den Druk van 1508 door G.S.Overdiep; Groningen/Den Haag 1931 (Groninger Bijdragen voor Taal- en Letterekunde I). Das deutsche Volksbuch von den Heymonskindern, hg. v. Fridrich Pfaff; Freiburg im Breisgau 1887. Die Haimonskinder in deutscher Übersetzung des XVI.Jahrhunderts, hg .v Albert Bachmann, Tübingen 1895 (Bibl. des lit.Vereins in Stuttgart CCVI). Les Quatre Fils Aymon ou Renaud de Montauban, Présentation, choix et traduction de Micheline de Combarieu du Grès et Jean Subrenat, Paris 1983. Histori von den vier Heymonskindern, ausgewählt und eingeleitet von Peter Suchsland, in Deutsche Volksbücher in drei Bänden, Bd.3, S.123-323 und 335-338. Berlin und Weimar 1982 (Bibliothek deutscher Klassiker). Leo Jordan: Die Sage von den vier Haimonskindern, In: Romanische Forschungen XX (1907), S.1-198. Voir Danielle Buschinger, "Die vier Heymonskinder". In: Heldensage - Heldenlied - Heldenepos. Actes du 2ème colloque de la Reineke-Gesellschaft. 16-20 Mai 1991 à Gotha. Amiens 1992 (WODAN 12), pp.57-71.
6 Voir Sarah Baudelle-Michels, « La fortune de Renaut de Montauban ». In : La tradition épique, du Moyen Age au XIXe siècle. Cahiers de Recherches Médiévales XIIe-XVe siècles), n° 12, année 2005, p. 103-114. La citation se trouve p. 103.
7 Voir aussi Bernd Bastert, Helden als Heilige. Chanson de geste-Rezeption im deutschsprachigen Raum…, pp. 365-367.
8 Zur Quelle des Frnhd. 'Reinolt von Montelban' (cpg.340); eine Stellungnahme (im Druck). Je voudrais remercier Bob W.Th. Diujvestijn qui m’a communiqué ses travaux non encore publiés.
9 Renaus de Montauban oder die Haimonskinder. Hg. von H. Micherlant. Stuttgart 1862.
10 Sarah Baudelle-Michels, « La fortune de Renaut de Montauban ». In :La tradition épique, du Moyen Age…, p. 106.
11 Sarah Baudelle-Michels, « La fortune de Renaut de Montauban ». In : La tradition épique, du Moyen Age…, p. 106.
12 Peter Wunderli (art. cit. p. 30) souligne, à la suite de Karl-Heinz Bender, König und Vasall. Untersuchungenzur Chanson de geste des XII. Jahrhunderts. Heidelberg 1967 (Studia Romanica 13) que dans le Renaut français, Charles est devenu un « antiideal », il représente exactement ce qu’un souverain ne doit pas être. On peut dire à peu près la même chose de Karl dans l’œuvre allemande.
13 Karl der Große…, art. cit., pp. 145-146.
14 Attirons l’attention par exemple sur les vers 5038ff. dans lesquels on reconnaît une parodie du Graal hingewiesen, in denen eine Parodie des Grals zu erkennen ist: Malegys parle d’une coupe qui s’appelle Christian et de laquelle le Christ le Jeudi Saint a donné à manger à ses apôtres. Celui qui mange sa soupe, lit-on dans Reinolt, dans cette coupe est lavé de ses péchés. Pour finir Charles mange cette soupe pour être libéré de ses péchés et sans l’aide de Dieu ( !) il serait tombé de son cheval.
15 A propos de l’image de Louis dans la chanson de geste, voir K.H. Bender, König und Vasall. Untersuchungenzur Chanson de geste des XII. Jahrhunderts…
16 Der deutsche Malagis. Nach den Heidelberger Handschriften CPG 340 et CPG 315 unter Benutzung der Vorarbeiten von Gabriele Schieb und Sabine Seelbach herausgegeben von Annegret Haase, Bob W. Th. Duijvestijn, Gilbert A.R. de Smet und Rudolf Bentzinger, Berlin, Akademie-Verlag, 2000 (Deutsche Texte des Mittelalters, LXXXII); B. W. Th. Duijvestijn, Bob W. Th., De Antwerpse Madelgijsfragmenten, Antwerpen 1983 (Publikaties van de Stadsbibliotheek en het Archief en Museum voor het vlaamse Cultuurleven 4). B. W. Th. Duijvestijn: Der deutsche und der niederländische Malagis;. Eine vergleichende Studie. Diss.Gent (masch.) 1984-1985 (Bd.1: Studie; Bd 2: Texte) ; G. G. Gervinus: Geschichte der deutschen Dichtung, Bd.2, 4. gänzlich umgearbeitete Ausgabe; Leipzig 1853, p.62-68.
17 Bob Diujvestijn, op. cit. Bd.I, p.7.
18 Voir pour la comparaison l’introduction à l’édition du Malagis (p. LV-LXVI).
19 Voir Bob Duijvestijn, « Er hett gelert und was edyn clerg gut/ von nygromancij. Die Zauberkunst im ‘Malagis’. In :Sprache und Literattur des Mittelalters in den Nideren Landen. Gedenkschrift für Hartmut Beckers. Hg. von Volker Honemann u.a., Köln/ Weimar/Wien 1999, p. 67-86.
20 ? Voir le résumé dans Der deutsche Malagis. Nach den Heidelberger Handschriften CPG 340 et CPG 315…, p. XLII-XLIV.
21 « Enchantement et subversion dans Girart de Roussillin et Renaut de Montauban ». In :Chant et enchantement au Moyen Age. Toulouse 1997, p. 149. Cité par Sarah Baudelle-Michels, art. cit., p. 108.
22 Pour la magie voir en particulier l’article de Bob Duijvestijn, « Er hett gelert und was eyn cleg gut/ von nygromancij. Die Zauberkunst im ‘Malagis’. In : Sprache und Literatur des Mittelalters in den Nideren Landen. Gedenkschrift für Hartmut Beckers. Hg. von Volker Honemann u.a., Köln/ Weimar/Wien 1999, p. 68-86.
23 Philippe Verelst, « L’enchanteur d’épopée ; prolégomènes à une étude sur Maugis ». Romanica Gandensia 16 (1976), p. 199-234. Cité par Bob Duijvestijn, p. 70.
24 Sarah Baudelle-Michels, « La fortune de Renaut de Montauban ». In :La tradition épique, du Moyen Age…, p. 109.
25 G. G. Gervinus: Geschichte der deutschen Dichtung, Bd.2, 4, p. 66.
26 Voir Bob Duijvestijn, « Er hrtt gelert und was edyn clerg gut/ von nygromancij. Die Zauberkunst im ‘Malagis,…, p. 69.
27 Voir l’introduction à l’édition du Malagis (LII-LIV).
28 Voir l’introduction à l’édition du Malagis (LXVII-LXX).
29 Hartmut Beckers, « Frühnuehochdeutsche Fassungen niederländischer Erzälliteratur im Umkreis des pfalzgräflichen Hofes zu Heidelberg um 1450/80 ». In : Miscellanea Neerlandica.Opstellen voor Dr. Jan Deschamps ter gelegenheid van zijn 70. Verjaardag. Onder red. Van E. Cockx-Indestege, F. Hendrickx. Bd. 2. Leuven 1987, p. 237-249.
30 Voir pour les textes français l’ouvrage d’Emmanuelle Poulain-Gautret, La tradition littéraire d’Ogier le Danois après le XIIIe siècle. Permanence et renouvellement du genre épique médiéval. Paris, Champion, 2005.
31 Chevalerie d’Ogier de Danemarche, La, canzone di gesta. Edita per cura di Mario Eusebi. Milano-Varese 1963.
32 Ogier von Dänemark nach der Heidelberger Handschrift Cpg 363, herausgegeben von Hilkert Weddige in Verbindung mit Theo J.A. Broers und Hans van Dijk. Berlin, Akademie Verlag, 2002 (Deutsche Texte des Mittelalters, 83). Voir pour la comparaison avec la tradition française l’introduction à cette édition, p. XLIII-XLIX.
URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/reare/index.php?id=678
Quelques mots à propos de : Danielle Buschinger
Danielle Buschinger est germaniste, professeure émérite de langue et de littérature allemande à l’Université de Picardie-Jules Verne (Amiens), où elle a enseigné entre 1974 et 2004.