Sommaire
La Transgression dans l'épopée
Actes du VIIIe Congrès international du REARE
sous la direction de Hubert Heckmann (maître de conférences en langue et littérature françaises du Moyen Âge à l’Université de Rouen)
Le volume constitue les actes du huitième congrès international du Réseau Euro-Africain de Recherches sur les Épopées (REARE), organisé conjointement par Hubert Heckmann (Université de Rouen/CEREdI) et Claudine Le Blanc (Sorbonne Nouvelle/CERC), qui s’est tenu à l'Université de Rouen les 27 et 28 septembre 2018, grâce au concours du laboratoire CEREdI.
- Hubert Heckmann Introduction
- Transgressions diégétiques. L'épopée, récit de transgressions
- Bochra Charnay L’acte transgressif comme déclencheur de narration dans la Geste hilalienne
- Jean Derive Interprétation des transgressions dans une épopée bambara de Ségou, La Prise de Dionkoloni, comparées à celles de Silâmaka et Poullôri, un récit épique peul relevant du même cycle
- Amadou Oury Diallo La transgression comme ressort narratif dans les épopées peules du Foûta-Djalon et du Foûta Tôro
- Jean-Désiré Élébiyo’o Mvé L’agir transgressif du personnage féminin dans le Mvett et le Mwendo d’Afrique centrale
- Abdoulaye Keïta Foucade féminine et orgueil masculin, problématique de la transgression dans Ham-Bodédio, épopée peule du Macina
- Anne Lagière Tydée et Capanée dans la Thébaïde de Stace, figures épiques de la transgression
- Marie-Françoise Lemonnier-Delpy L’épopée contemporaine : transgression d’un genre ?
- Blandine Koletou Manouere De la digression et de la transgression comme paradigme pour la conquête du pouvoir : le cas du royaume bamoum et du pays seereer
- Emmanuel Matateyou La transgression dans les traditions fang-beti-bulu en Afrique centrale : le cas du mvett Moneblum et Ndzana Ngazogo
- Cheikh Amadou Kabir Mbaye La transgression dans l’épopée wolof
- Ronan Moreau Quand le dharma s’en va… ou le temps des transgressions dans le Mahābhārata et le Rāmāyaṇa
- Pascale Mougeolle L’exposition de la tête du guerrier ou le spectaculaire épique
- Modou Fatah Thiam La transgression dans le conte épique de Modou Macina
- Isabelle Weill Uhtred of Bebbanburg, un héros épique transgressif dans une serie anglaise de B. Cornwell
- Souleymane Yoro Le rôle spécifique et les différents aspects de la transgression dans l’épopée de Soundjata
- L'épopée transgressive. Effet épique et gestion de la transgression sociale
- Marie-Rose Abomo-Maurin La transgression dans le Mvet ékang ou l’éloge du paradoxe
- Danielle Buschinger La geste des vassaux rebelles en Allemagne à la fin du Moyen Âge en comparaison avec les sources françaises : Gerart van Rossiliun, Reinolt von Montelban, Malagis et Ogier von Dänemark rebelles malgré eux
- François Dingremont Ce que les héros homériques transgressent
- Marguerite Mouton Une transgression épique dans l’œuvre de J.R.R. Tolkien ? Remarques sur Le Seigneur des anneaux et le Silmarillion
- Elena Podetti Inceste, déguisement, homosexualité et mutation sexuelle : transgression et norme dans la Chanson d’Yde et Olive
- Christina Bielinski Ramalho Cobra Norato : la transgression inventive comme ressource épique
- Cheick Sakho Nouvel ordre socioculturel et comportements transgressifs. Le héros peul face à la culture arabo-islamique
- Christiane Seydou La transgression dans les épopées peules du Mali
Cobra Norato : la transgression inventive comme ressource épique
Christina Bielinski Ramalho
Publié en 1931 et divisé en 33 parties, le poème de Raul Bopp (1898-1984) Cobra Norato fait partie de la production épique brésilienne moderne et a, entre autres, le mérite de donner visibilité à un contexte géographique et culturel très important : la région amazonienne. Le héros du récit a dérobé la peau du Cobra Norato (un homme-serpent qui séduit les femmes) et, en assumant l'identité mythique du serpent qu'il a trompé, il part vers la forêt en vue de se construire une identité humaine. De cette façon, il transgresse la nature même du mythe, cherchant à devenir humain. L'intention de Norato de voyager à travers la forêt amazonienne jusqu'à ce qu'il trouve et épouse la fille de la « reine Luzia » exige qu'il soit confronté à la séduction de la terre. L'inventivité de cette transgression réside dans le fait que Raul Bopp a exploité un mythe amazonien pour pouvoir, à travers la déconstruction du mythe lui-même, révéler les aspects linguistiques, culturels, géographiques et historiques les plus divers de cette région.
Published in 1931 and divided into 33 parts, the poem by Raul Bopp (1898-1984) Cobra Norato is part of modern Brazilian epic production and has, among other things, the merit of giving visibility to a very important geographical and cultural context: the Amazon region. The hero of the story, after a crafty expedient, wears the skin of the Cobra Norato (Amazonian myth of seduction, a man / snake who seduces women) and, assuming the mythical identity of the snake he has deceived, he makes the journey to the forest, in search of building a human identity. In this way, he transgresses the very nature of the myth, seeking to become human. Norato's intention to travel through the Amazon rainforest until he finds and marries the daughter of "Queen Luzia" demands that he be confronted with the seduction of the own land. The inventiveness of this transgression resides in the fact that Raul Bopp took advantage of an Amazonian myth to be able, through the deconstruction of the myth itself, to reveal the linguistic, cultural, geographical and historical aspects of the most diversified of this region. For this presentation, I will use a French version (by Ciro de Morais Rego and Christine Morault) of the poem, published in 1998 for Éditions Memo.
« Je te dis que c’est le Grand Serpent
Quand commence la pleine lune il apparaît
Et vient chercher une fille qui n’ait pas encore connu d’homme. » 1
1Publié en 1931 et divisé en 33 parties avec 818 versets, le poème de Raul Bopp (1898-1984)2 Cobra Norato fait partie de la production épique brésilienne moderne et a, entre autres, le mérite de donner visibilité à un contexte géographique et culturel très peu connu et exploré jusque-là dans la littérature brésilienne (et même de nos jours) : la région amazonienne.
2Le héros du récit est un je-lyrique/narrateur3, qui, grâce à un procédé astucieux, porte la peau du Cobra Norato4 et, en assumant l'identité mythique du serpent qu'il a trompé, il fait le voyage vers la forêt, en quête d’une identité exclusivement humaine. De cette façon, il transgresse la nature même du mythe, cherchant à devenir humain.
3L'intention de Norato, voyager à travers la forêt amazonienne jusqu'à ce qu'il trouve et épouse la fille de la « reine Luzia », exige qu'il soit confronté à la séduction de la terre : en d’autres termes, il doit affronter sa propre nature de mythe amazonien de séduction et, pour ce faire, il doit se trouver confronté à des situations dans lesquelles son objectif est mis à l’épreuve. L'inventivité de cette transgression réside dans le fait que Raul Bopp a exploité un mythe amazonien pour pouvoir, à travers la déconstruction du mythe lui-même, révéler les aspects linguistiques, culturels, géographiques et historiques des plus diversifiés de cette région.
4Dans cet article, je présenterai quelques considérations sur les relations entre la culture amazonienne et la présence du plan merveilleux dans le poème, afin de justifier la transgression inventive en tant que ressource du plan littéraire, qui met en relation des référents mythiques, géographique et historiques, pour en définitive mettre en valeur la dimension héroïque du parcours du héros Norato et l’Amazonie en tant qu’espace inséré dans l’imaginaire urbain brésilien.
L’Amazonie : terre de mythes
« Des rumeurs lointaines se dissolvent
dans un fond de forêt anonyme»5
5L’Amazonie est une terre de mythes. Et il ne pourrait en être autrement sur un territoire de 5.500.000 kilomètres carrés, dont environ 3.800.000 sur le territoire brésilien. Sa capacité d’absorption de dioxyde de carbone, ses plantes médicinales, sa faune, les peuples autochtones encore isolés6, tous ces facteurs et beaucoup d'autres contribuent à l'expansion de son potentiel mythique et à l’intérêt mondial pour cette région. Le fleuve Amazone, avec ses 6.992,06 kilomètres, et ses affluents constituent comme un système lymphatique pour notre planète. Le verset de Cobra Norato « Ce fleuve est notre rue »7 montre à quel point l’appartenance de la région amazonienne au territoire brésilien est (ou devrait être) une source de fierté nationale.
6Les mythes autour de la région amazonienne sont pluriels comme les éléments de la nature que présente la région. En 1541, l’aventurier et explorateur espagnol Francisco de Orellana fut le premier navigateur à parcourir l’espace séparant les Andes à de l’Océan Atlantique. Il fut surpris par l’attaque soudaine d’une tribu de femmes sur les rives de la rivière Nhamundá, qui lui lancèrent des flèches et le capturèrent. Il baptisa donc le fleuve Rio de las Amazonas (Fleuve des Amazones) par rapprochement avec les Amazones de la mythologie grecque. Pour les indigènes, les Amazones étaient les Icamiabas, ce qui signifie « les femmes sans mari ». Elles vivaient seules entre elles à l'intérieur de la région de la rivière Nhamundá8.
7Parmi les mythes indigènes, on peut citer Caipora, un nain aux cheveux roux et aux dents vertes. En tant que protecteur des arbres et des animaux, il punit généralement les agresseurs de la nature et le chasseur qui tue pour le plaisir. Il est très puissant et fort. Il y a une version féminine de la Caipora avec des cheveux qui vont jusqu'au sexe. Le Mapinguari, dans sa légende, est presenté comme un animal qui a un seul œil au milieu du front. D'autres versions disent qu’il a deux yeux, comme n’importe quel autre mammifère, il est très poilu, crie fort et pue terriblement. Le Boto Cor-de-Rosa ou Boto est la forme sous laquelle est connu le dauphin des rivières amazoniennes. L'une des espèces en est le Boto-Tucuxi. Le mythe du Boto cor-de-rosa parle d'un dauphin ayant le don de la métamorphose, qui se transforme en un beau garçon pour séduire les filles indigènes des communautés riveraines. C’est pourquoi, en Amazonie, il y a beaucoup d’enfants qui sont connus comme « les enfants du boto ».
8Nous pourrions évoquer les innombrables légendes indigènes qui racontent l'origine de plantes comme le guarana ou celle d'une femme effrayante, Matinta Pereira.
9Raul Bopp ne manquait donc pas de matériel pour composer le plan merveilleux de son poème. Cependant, une image mythique particulière est devenue le protagoniste de son travail littéraire : un serpent.
10Le serpent amazonien joue un double rôle mythique de séduction et de protection violente dans la forêt. Dans certaines images mythiques du serpent amazonien, le rôle de séduction prévaut. Dans d'autres, le signe de la violence est plus fort.
11Image mythique9 appartenant au "cycle de l'eau", le Cobra Grande [Grand Serpent] a des pouvoirs cosmogoniques et, à travers lui, s’explique l'origine de nombreux animaux. Il aurait vu la partie la plus profonde des rivières et apparaîtrait de temps en temps à la surface. Les indigènes se refusent à tuer le Cobra Grande parce que cela ruinerait leurs tribus.
12Il y a aussi la Cobra Sofia, qui est fille de l'Indienne Icorã et du Boto-Tucuxi; c’est un immense serpent qui vit sous terre dans la région d'Amapá. Quand il y a des tempêtes dans la ville de Santana, où habite la Cobra Sofia, on dit qu’elles se sont produites parce que le serpent a bougé.
13Cobra Norato est, selon les récits plus traditionnels qui parlent de lui, le fils du Cobra Grande10 et d’une indigène. Norato a une sœur, Maria Caninana. La mère a jeté les enfants dans la rivière et le Cobra Grande les a transformés en serpents. Norato était bon, Caninana, mauvaise. Il l’a tuée pour mettre fin à ses méfaits. Il avait le don de métamorphose. La nuit, il laissait sa peau de serpent au bord de la rivière et devenait un jeune homme qui aimait danser et séduire les jeunes indigènes des communautés riveraines. Si quelqu’un renversait du lait dans la bouche du serpent et, en le poignardant à la tête, répandait son sang, Norato devait redevenir humain. Il existe de nombreuses traditions orales à son propos.
14Voyons comment Raul Bopp a élaboré l’image de Norato dans son poème.
Sur Cobra Norato de Raul Bopp
15Le héros du récit est un je-lyrique/narrateur qui, grâce à un stratagème, parvient à s'approprier la peau de serpent de Cobra Norato – « Je veux te raconter une histoire/ Veux-tu te promener avec moi sur ces îles découpées ?/ On dira qu’il fait clair de lune » 11 –, se revêt de cette peau ( « Je joue alors à lui nouer un ruban autour du cou/ et j’étrangle Cobra ») et, assumant l'identité mythique du serpent qu'il a trompé, fait le voyage à travers l'espace géographique et culturel de l'Amazonie, cherchant à se construire une identité humaine.
16Le contact avec des éléments anthropomorphisés de la nature (les arbres béants, les brindilles qui font « psiu », les racines sans dents mâchant du mucus, la rivière qui étouffe, la grenouille qui parle, les arbres qui étudient la géométrie, etc.) ratifie le désir du héros de s'humaniser pleinement. Pour le donner à voir, Raul Bopp a utilisé la technique du collage, combinant le lyrisme, la personnification des éléments de la nature, la narration, le dialogisme, l’utilisation de diminutifs, les ressources de contes pour enfants, ce qui a conduit Augusto Massi à définir l’œuvre comme une « forme élastique. » (Bopp, 1998b, p.19-20)
17En parcourant les espaces de la géographie amazonienne, Cobra Norato, image mythique de la séduction, veut se « marier » avec la fille de la reine Luzia, c’est-à-dire qu’il veut se déshabiller pour assumer une fonction socialement acceptée. Avec une inversion de perspective (au lieu de simplement séduire la fille pour une nuit, l'épouser), le héros fait la trajectoire opposée du serpent séduisant, c'est-à-dire qu'il se propose d’être séduit et de résister à cette séduction. Le plus grand défi lors de son retour au réel est de résister au processus de séduction inhérent à sa propre nature mythique, de refuser toute forme d’appel à l’imprégnation inscrite dans la nature sous la forme d’images féminines, comme nous le verrons plus bas.
18Son désir transgressif est donc de se libérer de la métamorphose et de s'anthropomorphiser définitivement. Ainsi, rompant avec le potentiel sémique de la séduction, Norato cherche à se construire un nouveau sens qui l’humanisera: la fidélité. Pour y parvenir, il doit non seulement résister à sa nature séduisante, mais aussi surmonter son antagoniste, incarné par le Cobra Grande, une image mythique associée à la fois à la séduction, mais dans une perspective négative ou perverse, parce que sa séduction cause la mort. Ainsi Bopp n’utilise pas le récit traditionnel de Norato en tant que fils de Cobra Grande. Par une intervention inventive, Bopp s'approprie l'image mythique et, en même temps qu'il amène le je-lyrique/narrateur lyrique à revivre des passages du mythe originel (traduit par le passage du serpent à travers la forêt), il s'immisce dans le voyage du Norato recréé, qui cherchera à s’humaniser.
19Dans le poème, la victoire de Norato sur son adversaire acquiert une valeur symbolique grâce à l'image saisissante d'une statue de Notre-Dame aux pieds de laquelle le Cobra Norato s'évanouit.
20Le potentiel sémantique du plan merveilleux de Cobra Norato est donc vaste. L’œuvre présente de nombreux motifs caractéristiques de l’épopée, comme l'expansion, la fécondation, l’omniscience, la métamorphose. Même la misogynie est discrètement présente, car la sexualité séduisante de la Terre nourricière doit être refusée pour que le héros puisse atteindre la condition humaine souhaitée.
La présence féminine dans le poème
21Dans les 33 parties du poème, il y a d'innombrables allusions à l'univers féminin. Le mythe de la Terre nourricière est sans conteste le moteur de l'expérience de Norato pour accéder à l’humanité. Fructueuse et utérine, la terre – sexualisée en tant que femme – à travers laquelle la créature hybride serpent / homme rampe, confie ses secrets et révèle la dynamique de la création amazonienne : « Maintenant commence la forêt chiffrée »12
22On compte aussi des femmes comme Joaninha Vintém, une conteuse, des travailleuses qui mâchent leur pipe, la propriétaire de la maison où se déroule une fête, dans laquelle Norato et son ami Tatu-de-bunda-seca ont l'occasion de manger, de danser et de se reposer (ce qui, bien sûr, s'avère être une épreuve supplémentaire pour le héros). Ces femmes représentent le mode de vie culturel amazonien avec tous leurs rituels quotidiens de travail et de loisirs.
23L'intention de Norato (parcourir le monde amazonien jusqu'à trouver et épouser la fille de la reine Luzia) est conforme à la condition imposée par la reine : « Alors il faut que tu éteignes d’abord tes yeux »13. À partir de là, le héros devra faire face à la séduction de la terre jusqu'à ce qu'il mérite de voir son intention se réaliser. L’effacement des yeux métaphorise donc une expérience symbolique au-delà du visible, représentée de manière connotée par le nom de la reine. C'est pourquoi le poème imprègne le lecteur d'expériences synesthésiques autres que visuelles, sonores, tactiles, gustatives et olfactives. Selon Manuel Cavalcanti Proença, le héros Norato, pénétrant dans la maison macabre du Cobra Grande pour sauver la fille de la reine Luzia, « répète l'aventure d'Orphée, de tous les héros universels qui descendent dans le royaume des ténèbres, c'est-à-dire qui retournent à la nuit du chaos, pour ressusciter purifiés et glorieux, renaître à une nouvelle vie de sainteté et d'initiation » 14.
24La reine Luzia s’intègre dans le récit en tant que voix qui agit dans les deux dimensions, mythique – elle livre la connaissance des rituels mythico-magiques : « Il faut que tu livres ton ombre à la Bête du Fond / Il faut que tu lances des maléfices à la nouvelle lune/ Il faut que tu boives trois gouttes de sang »15 – et humaine en même temps, car, à travers sa fille, le héros peut atteindre l’humanité désirée. La reine est liée à l'omniscience.
25Tandis que Norato, remplissant le fatum des héros épiques, parcourt l’espace (ici la mythique géographie amazonienne), la fille de la reine Luzia, immobile, en état de soumission et « toute nue comme une fleur »16, espère que son destin sera rempli : le « mariage », que ce soit avec Cobra Grande ou avec Cobra Norato.
26Bien que remarquable dans le poème, la présence des femmes reste soutenue par la dichotomie entre l’historico-géographique et le merveilleux. D’un côté, la femme est sexuelle, séduisante, visqueuse et sans remplissage utérin ; de l’autre, elle est la vierge, la femme « digne » d'être l'objet du désir et du conflit.
27Anthropocentrique, le poème met en lumière l'homme qui trompe le serpent, sublime sa sexualité instinctive et animale, fait face à l'adversité, gouverne la terre, se soumet à des rituels chrétiens et finit par se réintégrer dans l'espace magique du « Sem-Fim » (« Sans-fin »). Il peut, de cette façon, réinventer le Paradis adamique avant l'apparition du serpent, auquel est traditionnellement associé le mal qui met fin au Paradis.
Le plan littéraire : la transgression inventive comme une ressource épique
28Au plan littéraire, les transgressions inventives que nous pouvons reconnaître dans le poème Cobra Norato se trouvent dans l’anthropophagie moderniste brésilienne, qui mélange des images mythiques importées, comme Ulysse, Thésée et Orphée, avec des références mythiques indigènes ; dans la présentation d’un voyage qui, partant du mythe, se dirige vers la réalité ; dans la proposition d’une lecture unique ou exclusive du contexte amazonien, mixant le mythe et l’histoire ; dans la déconstruction de l'image du serpent comme mauvais ; dans le rapprochement entre le monde urbain et la forêt.
29La première transgression cristallisée par le héros de Bopp réside dans la fusion des références amazoniennes et urbaines comme moyen d'insertion du nord du pays dans le contexte moderniste de la littérature brésilienne – soit l’anthropophagie. Une des ressources utilisées par l'auteur consiste à intégrer l'espace amazonien par le moyen d’une hybridation linguistique régionale-urbaine, d'où la présence de formules du type :
« Ici c’est l’école des arbres/ Ils étudient la géométrie » (V)17
« On ditait qu’on fabrique de la terre../ Ça alors! On fabrique vraiment de la terre » (VI, 1998a)
« De grands réservoirs de vase-pacoema chuintent/ Les vieux échafaudages pourris s’effondrent » (VI, 1998a)
« Petit ruisseau va à l’école/ Il apprend la géographie » (XII, 1998a)
« Ce fleuve est notre rue » (XII, 1998a)
« Des morceaux de terre effritée/ vont s’installer plus loin/ en une géographie en construction » (XIII, 1998a)
« Des convois d’îles flottantes/ remontent lentement le fleuve/ pour construire de nouvelles îles/ en une ingénierie silencieuse » (XXII, 1998a)
« La nuit est belle/ Elle semble être en verre » (XXVI, 1998a)
« Forêt ventriloque joue à être une ville »(XXVIII, 1998a)
« Des arbustes cubiques s’agitent/ sous des arcades de kapokiers » (XXVIII, 1998a)
« - Qui vient là?/ - C’est un train qui vient:/ Marie-fumée passe passe passe » (XXVIII, 1998a)
30Le rôle de la première transgression est de rapprocher et fusionner des références culturelles du pays. Pour cela, d’un côté, nous pouvons reconnaître un matériel linguistique régional comme : açaï ; anïnga ; aracouan ; cachiri ; chiribita ; amabouba ; gouachinim ; Grand Ver ; jabouti ; jouroucoutou ; Matinta-Pereira ; Nheengatu (langue du peuple indigène tupi) ; pajélance ; Péréré ; Soco-boï ; tacaca et tiquira. D'autre part, nous avons le matériel linguistique urbain traduit en mots comme : école ; géométrie ; fabrique ; réservoirs ; échafaudages, géographie ; rue ; géographie en construction ; construire ; ingénierie ; ventriloque ; ville ; cubiques ; arcades ; train ; Marie-fumée18.
31Cette hybridation a aussi valeur transgressive vis-à-vis du portugais du Portugal, comme l'ont souligné Ciro de Morais Rego et Christine Morault, qui écrivent : « [c]omme Macunaíma, de Mario de Andrade, [Bopp] met en scène un héros légendaire et tire profit d’une langue vernaculaire, syncrétisme de mythes et de parlers régionaux, pour bousculer le portugais du colonisateur »19. Nous pouvons donc dire que cette première transgression a deux fonctions: rapprocher les référents nationaux et distinguer l'identité nationale du Brésil.
32La seconde transgression incarnée par le héros de Bopp est l’anthropomorphisme du mythe. Comme nous l’avons dit, le héros transgresse la nature même du mythe, cherchant à devenir humain, ce qui signifie qu’il veut se dépouiller de sa fonction mythique et assumer un rôle social. Les éléments naturels, plantes, animaux, éléments géographiques entre autres, prennent vie et s'expriment, en phase avec l'humanisation du personnage principal. La transgression joint le merveilleux et le quotidien, le mythe et l'histoire. Examinons un extrait de l'avant-dernier poème :
— Et maintenant, compère
je m’en retourne au Sans-fin
Je vais vers les hauts terres
là où les monts s’amoncellent
où courent les rivières d’eaux claires
parmi des touffes de moloungou
Je veux y emmener ma promise
je veux demeurer avec elle
dans une gentille Maison
avec une toute petite porte bleue
peinte au crayon de couleur20
33Le rôle de la seconde transgression est de modifier la vision de l'Amazonie en tant que lieu exotique, en humanisant la vie en forêt au moyen de références issues des valeurs urbaines pour fonde par la suite une intégration nationale réelle.
34La troisième transgression du héros de Bopp est de refuser d'être le mythe de la séduction opposé à un nouveau mythe, celui de l'expansionnisme. Le héros du récit, voyageant dans le labyrinthe de la forêt, affronte son père, le Cobra Norato, afin de réaliser la transgression de son état de serpent et de s'humaniser. Comme dans le labyrinthe du Minotaure, Norato est Thésée, qui cherche sa libération : « Je me glisse dans un labyrinthe/ où des arbres enceints sont assis dans le noir/ Des racines affamées mordent le sol »21. C’est non pas l'expansionnisme colonial, mais l'expansion de la conscience de l'identité nationale, propre du projet moderniste de la génération des années 20 (Averbuck, 1985).
35Le rôle de la troisième transgression est de substituer au mythe de la séduction un mythe de l'expansion par la connaissance de soi, en remplaçant l'image de la terre brésilienne exotique et érotique par l'expérience de la terre vécue.
36Il est également intéressant de noter que, malgré la présence de plusieurs images mythiques régionales brésiliennes – Cobra Grande, Cobra Norato, Bicho-do-Fundo, Minhocão, Onça-Poiema, Boto, onça caruana Maracá, Mãe do lago, Urubu-tinga, Lobisomen, Matim-tá-pereira, Curupira, Aracuã, bruxa de olho comprido, Boiúna, Cururu, Quatro-Ventos, Pajé-pato parmi d'autres – en plus des références au syncrétisme religieux – Cobra Norato est dépouillé de son identité primordiale, car il n’y a aucune référence à sa sœur Maria-Caninana ou à la genèse même du mythe.
37Autrement dit, il est également possible d'affirmer que Bopp transgresse la matérialité même du mythe en portant sur l'histoire de Norato un point de vue de poète du modernisme littéraire brésilien. Pour lui, ce qui compte, c’est le présent et sa matérialité géographique et culturelle dans l’espace mythique et multicontextuel des Terres Sans-fin, incarné à la fin de l’épopée dans un espace amazonien où, outre les images mythiques, on trouve des artistes (Xicos, le couple Portinari, Tarsila, Augusto Meyer, entre autres) et les habitants de Belém, Porto Alegre, São Paulo.
Conclusion
38Dans « [l]a sylve immense [et] insomniaque » que Bopp a chantée, nous pouvons trouver beaucoup d’images mythiques amazoniennes et faire, avec Norato, un voyage da,s un espace rempli de référents culturels, de visions du monde et d'un désir de transgression.
39On peut constater que la transgression inventive dans Cora Norato est une ressource épique entraînant trois conséquences principales : montrer la recherche d'un epos national, à travers la fusion des références culturelles du pays ; modifier la vision de l'Amazonie en tant que lieu exotique, en humanisant la vie en forêt ; substituer au mythe de la séduction celui d’un accroissement de la connaissance de soi.
40Rappelons les propos de Sogedo publiés en 201822 : « L’agriculture, l’élevage, l’abattage illégal d’arbres, l’activité minière clandestine et le narcotrafic sont les principaux responsables de la destruction de cette forêt [Amazonienne]23». L'appréciation des œuvres littéraires qui renouvellent l'épopée, telles que Cobra Norato, est fondamentale pour que le regard du peuple brésilien évite de perdre l'une de ses plus grandes richesses par suite de la négligence, de l'irresponsabilité et de l’ignorance même de la diversité qui se cache sous les nombreuses peaux de Cobra Norato.
Averbuck, Lígia Morrone, Cobra Norato e a revolução caraíba, Rio de Janeiro, José Olympio, Brasília, INL, 1985.
Bopp, Raul, Cobra Norato, 23ª ed, Rio de Janeiro, José Olympio, 2006.
Bopp, Raul, Cobra Norato. Nheengatu de la rive gauche de l’Amazone, traduit du portugais par Ciro de Morais Rego et Christine Morault, Nantes, Editions Memo, 1998a.
Bopp, Raul, Poesia completa de Raul Bopp, Organização e Comentários Augusto Massi, Rio de Janeiro, José Olympio, São Paulo, EDUSP, 1998b.
Bopp, Raul, Vida e morte da antropofagia, Apresentação Régis Bonvicino. Rio de Janeiro, José Olympio, 2008.
Cascudo, Luís da Câmara, Geografia dos mitos brasileiros, São Paulo, Global, 2002.
Proença, Manuel Cavalcanti, Cobra Norato, In: Bopp, Raul, Poesia completa de Raul Bopp, Rio de Janeiro, José Olympio;,São Paulo, EDUSP, 1998, pp. 56-60.
Ramalho, Christina. Vozes épicas: história e mito segundo as mulheres, thèse de sémiologie, Universidade Federal de Sergipe, 14/07/2004, 2 vol., 825 p.
1 Bopp, 1998a. Pour cette présentation, j’utilise une version française (de Ciro de Morais Rego et Christine Morault) du poème, publié en 1998 pour Éditions Memo.
2 Raul Bopp est né en 1898 à Pinhal, dans l’État du Rio Grande do Sul, au Brésil, d’une famille d’immigrants allemands éleveurs et tanneurs. Après une adolescence aventureuse, il entreprend des études de droit à Belém mais passe le plus clair de son temps le long des affluents de l’Amazonie. C’est à Belém qu’il entreprend à partir de 1921 d’écrire un long poème que ne sera publié qu’en 1931 et qu’il retouchera toute sa vie. Écrit sous l’emprise de la malaria, Cobra Norato s’imprègne d’une force tellurique et hallucinatoire : « L’étrange brutalité de ce monde se cristallisa en moi. Je sentis que ce monde-là exigeait une versification nouvelle qui puisse capter un langage nouveau et qui rompe avec les procédés formels de la poésie’ » (Bopp, 1998b).
3 Catégorie théorique que nous utilisons pour nommer l'instance de énonciation épique. Voir : Silva et Ramalho, 2007.
4 Cobra Norato est un mythe amazonien de la séduction, un serpent qui utilise sa capacité à se transformer en homme la nuit pour séduire les filles au bord de la rivière.
5 Bopp, XVIII, 1998a.
6 Voir: https://www.survivalbrasil.org/ultimas-noticias/11504. On sait qu'au moins 3 groupes sont isolés.
7 Bopp, XII, 1998a.
8 Voir: https://noamazonaseassim.com.br/as-amazonas/; https://www.portalt5.com.br/noticias/geral/2017/12/34005-brasil-faz-acordo-internacional-para-conservacao-da-amazonia et https://aminoapps.com/c/terroramino_pt/page/blog/lenda-amazonica-as-amazVonas/lXE7_qegsQuQjgd3Bnm6gEwnYYrDLVoRNz.
9 Voir : http://jornalfatosenoticias.com.br/pt-br/publicacoes/conheca-as-lendas-da-amazonia-que-mexem-com-imaginario-popular et https://yamearam.blogspot.com/2012/05/cobra-grande-do-amazonas.html
10 Bopp, II, 1998a. Voir : Cascudo, Luís da Câmara, Geografia dos mitos brasileiros, São Paulo, Global, 2002.
11 Bopp, I, 1998a.
12 Bopp, II, 1998a.
13 Bopp, I, 1998a.
14 Ma traduction. Texte original en portugais: « repete a aventura de Orfeu, de todos os heróis universais que descem ao reino das trevas, isto é, retornam à noite do caos, para ressuscitar purificados e gloriosos, renascidos para uma vida nova de santidade e iniciação ». In: Poesia completa de Raul Bopp, p. 59.
15 Bopp, II, 1998a.
16 Bopp, XXXI, 1998a.
17 Toutes ces citations proviennent de l'édition française.
18 Un type de train.
19 Bopp, 1998a.
20 Bopp, XXXII, 1998a.
21 Bopp, VII, 1998a.
22 Voir https://sogedo.fr/deforestation-des-chiffres-tristement-records-pour-lamazonie.
23 Notre observation.
URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/reare/index.php?id=661
Quelques mots à propos de : Christina Bielinski Ramalho
Docteure ès Lettres (UFRJ, 2004) et Professeure adjointe de Littératures de Langue Portugaise et de Pratiques Pédagogique à l’Universidade Federal de Sergipe – UFS (Brésil). Elle a développé des études postdoctorales sur l'épopée capverdienne (USP, 2010-212) et sur la catégorie des propositions épiques (Université Clérmont-Auvergne, 2016-2017). Directrice du CIMEEP, réseau de recherche international sur les épopées (www.cimeep.com).