La Transgression dans l'épopée
Actes du VIIIe Congrès international du REARE (Rouen, 2018)

sous la direction de Claudine Le Blanc (maître de conférences HDR en littérature comparée à l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3) et de Hubert Heckmann (maître de conférences en langue et littérature françaises du Moyen Âge à l’Université de Rouen)

Le volume constitue les actes du huitième congrès du Réseau Euro-Africain de Recherches sur les Épopées (REARE), organisé conjointement par Claudine Le Blanc (Sorbonne Nouvelle/CERC) et Hubert Heckmann (Université de Rouen/CEREdI), qui s’est tenu à l'Université de Rouen les 27 et 28 septembre 2018, grâce au concours du laboratoire CEREdI.

Tydée et Capanée dans la Thébaïde de Stace, figures épiques de la transgression

Anne Lagière


Texte intégral

1La Thébaïde de Stace, épopée latine du Ier siècle, relate un célèbre épisode mythologique, extrait du cycle thébain : la guerre pour le trône de Thèbes, opposant Etéocle à Polynice. Rappelons qu’un pacte prévoyait que les deux fils d’Œdipe régneraient chacun leur tour. Mais Etéocle refuse le moment venu de rendre le pouvoir à son frère, exilé à Argos. Par conséquent, la guerre s’engage entre Thèbes et l’armée argienne qui défend la cause de Polynice. Les bataillons d’Argos ont à leur tête sept chefs, qui constituent les personnages principaux de l’œuvre ; l’épopée se consacre au récit de leurs exploits.

2Parmi ces sept chefs de l’armée argienne, deux héros, Tydée et Capanée, se signalent par une geste éminemment transgressive. Le premier, Tydée, connaît une régression bestiale qui aboutit à un acte anthropophage : il dévore sur le champ de bataille la cervelle de son ennemi. Le second, Capanée, n’a de cesse d’offenser les prêtres et de mépriser les divinités ; il finit par s’engager dans une ascension vers l’Olympe où il défie Jupiter, tel un Titan ou un Géant. Ces deux héros commettent chacun une transgression sacrilège qui mène à leur damnation. Tydée, par la transgression du tabou du cannibalisme, se voit refuser l’apothéose. Capanée, par son attaque impie des Olympiens, est foudroyé par Jupiter et précipité au Tartare.

3Or le poète livre une peinture ambivalente de ces deux personnages. Si Tydée fait preuve de sauvagerie, il démontre aussi un courage incomparable. Si Capanée est constamment défini par son impiété, sa valeur et sa magnanimité lui gagnent l’admiration de ses frères d’armes. Cette ambivalence des deux héros questionne le caractère héroïque d’exploits transgressifs ; elle met en tension l’héroïsme épique et la transgression sacrilège. L’analyse de Tydée et de Capanée permet alors d’interroger le rôle, l’importance et le rapport à l’héroïsme de la transgression dans la Thébaïde.

4Dans un premier temps, nous identifierons la nature des transgressions des deux héros afin de préciser leurs effets dans la réception de l’épopée. Puis, nous analyserons les motivations de ces transgressions dans l’univers d’une guerre impie. Enfin, nous verrons comment la transgression promeut un nouvel héroïsme épique.

Des transgressions sacrilèges, engendrées par la fureur, au service du spectaculaire

5La Thébaïde donne à voir de nombreuses scènes de bataille sanguinaires qui participent d’une poétique de l’horreur. Et celle-ci trouve son paroxysme dans l’acte anthropophage de Tydée. Le geste cannibale du héros intervient au moment de son ultime aristie. Tandis que Tydée se bat, seul contre tous, et multiplie les exploits, il reçoit un coup mortel de Mélanippe. Il parvient cependant à abattre d’un dernier trait son ennemi et implore ses frères d’armes de lui rapporter sa tête. Alors il dévore la corruption et le sang frais de la cervelle brisée de Mélanippe. Cette scène, dont le poète appuie le sordide, horrifie Athéna de sorte que la déesse renonce à offrir au héros l’apothéose qu’elle réservait à son courage. Tydée expire, la cervelle de son ennemi dans la bouche. Cet acte anthropophage est caractérisé par le poète comme un nefas, c’est-à-dire un « crime sacrilège », et une manifestation de la feritas, la « sauvagerie ». Il constitue une transgression d’un tabou, non seulement du tabou de la consommation de chair humaine, mais encore du tabou de la manducation de la cervelle, organe frappé d’interdit chez les Anciens.

6De même, la transgression de Capanée relève du nefas. Le personnage, désigné par l’épithète « contempteur des dieux » (superum contemptor), est par excellence le héros impie de l’épopée. Tout au long de l’œuvre, il déconsidère la piété comme une marque de lâcheté, raille les prêtres, provoque les dieux. Il se fait le champion de l’impiété en tuant, par exemple, le serpent de Némée, créature monstrueuse consacrée à Jupiter. Lors de son aristie, son hybris et son mépris des divinités le poussent à délaisser les combats des mortels pour se dresser contre les Olympiens ; Capanée escalade les remparts de Thèbes, et son ascension devient une élévation vers l’Olympe, où il défie le roi des dieux qui le foudroie.

7La transgression anthropophage de Tydée et celle titanesque de Capanée apparaissent toutes deux comme l’aboutissement d’une démesure passionnelle. En effet, Tydée et Capanée sont caractérisés, dans l’épopée, par leur abandon à des passions extrêmes : la colère et la fureur. Ces puissants élans passionnels, qui les transcendent dans la bataille, poussent le premier à sombrer dans la bestialité, le second à dépasser les limites physiques du monde des mortels pour provoquer les dieux. Rappelons que les représentations de la passion chez Stace sont marquées par la philosophie de Sénèque. Or, chez le philosophe stoïcien, la colère s’exaspère en fureur jusqu’à mener au sacrilège, au nefas. Le poète hérite de cet engrenage passionnel, l’acte transgressif correspondant à l’acmé de la démesure passionnelle du héros.

8Les transgressions de Tydée et Capanée sont des transgressions des limites de l’humanité, que ce soit par la régression bestiale ou par l’élévation titanesque. Elles constituent par là des actes exceptionnels dont la représentation se révèle propice au spectaculaire. La mise en scène de l’acte anthropophage produit ainsi des images horrifiantes ; les jeux de regards entre Mélanippe expirant et Tydée à l’agonie exacerbent le désir de voir de l’auditeur-lecteur qui partage la vision fascinée du héros :

Erigitur Tydeus uultuque occurit et amens
laetitiaque iraque, ut singultantia uidit
ora trahique oculos seseque agnouit in illo,
imperat abscisum porgi, laeuaque receptum
spectat atrox hostile caput, gliscitque tepentis
lumina torua uidens et adhuc dubitantia figi.


« Tydée se dresse et vole, par le regard, à sa rencontre ; fou de joie et de rage quand il vit traînés devant lui ce visage et ces yeux convulsifs et qu’il se reconnut à ce spectacle, il ordonne qu’on tranche et qu’on lui apporte la tête de son ennemi et, la saisissant de la main gauche, il contemple cette horreur, il exulte de joie à la voir encore tiède de vie avec ses yeux menaçants qui tardent à se figer1. »

9La narration ménage une pause dans cette représentation hypnotique pour évoquer le retour d’Athéna, apportant à son champion les honneurs de l’immortalité. Ce détour permet de donner à voir, à travers le regard de la déesse et dans toute la brutalité de sa découverte, le nefas accompli :

atque illum effracti perfusum tabe cerebri
aspicit et uiuo scelerantem sanguine fauces
– nec comites auferre ualent –, stetit aspera Gorgon
crinibus emissis rectique ante ora cerastae
uelauere deam ; fugit auersata iacentem,
nec prius astra subit quam mystica lampas et insons
Elisos multa purgauit lumina lympha.

« Elle le voit tout couvert des souillures de ce crâne brisé et polluant sa bouche d’un sang frais. Ses compagnons ne parviennent pas à lui faire lâcher prise ; alors, la terrible Gorgone hérissa sa chevelure, les cérastes se dressèrent, voilant le visage de la déesse qui s’enfuit loin du mourant et ne revint pas au ciel avant que le feu mystique et les ondes pures de l’Elisos n’eussent abondamment purifié ses regards2. »

10La vue de la transgression est d’une puissance telle qu’elle déclenche la fuite de la déesse qui s’empresse de purifier ses yeux, souillés par l’image stupéfiante du sacrilège. L’enchaînement de la contemplation de Tydée et de la vision de son crime, médiatisée par le regard d’Athéna, témoignent des effets que le poète recherche dans la réception : fascination pour le sensationnel d’un acte extraordinaire et répulsion terrifiée face au tabou transgressé. Le nefas du héros participe ainsi de l’horreur récréative de l’épopée.

11A l’exemple de la transgression de Tydée, celle de Capanée est particulièrement spectaculaire. L’épisode de l’assaut titanesque accumule les images grandioses : Capanée débute par une escalade vertigineuse des remparts de Thèbes avant de se retrouver, dans une vision hyperbolique, au centre des révolutions du monde. La guerre des mortels s’efface pour laisser place à un duel, aux dimensions cosmiques, entre le héros et Jupiter :

Ipsa dato nondum caelestis regia signo
sponte tonat, coeunt ipsae sine flamine nubes
accuruntque imbres : Stygias rupisse catenas

Iapetum aut uictam supera ad conuexa leuari
Inarimen Aetnamue putes. Pudet ista timere
caelicolas ; sed cum in media uertigine mundi
stare uirum insanasque uident deposcere pugnas,
mirantur taciti et dubio pro fulmine pallent.
Coeperat Ogygiae supra fastigia turris
arcanum mugire polus caelumque tenebris
auferri : tenet ille tamen quas non uidet arces,

fulguraque attritis quotiens micuere procellis,
« his », ait, « in Thebas, his iam decet ignibus uti,
hinc renouare faces lassamque accendere quercum. »
Talia dicentem toto Ioue fulmen adactum

corripuit […]

« Le signal n’est pas encore donné que le palais céleste tonne de lui-même ; les nuées se rassemblent toutes seules et les tempêtes accourent sans aucun souffle des vents. On dirait que Japet a rompu ses chaînes stygiennes et qu’Inarimé ou l’Etna maîtrisés sont soulevés jusqu’au plus haut de la voûte céleste ; les résidents du ciel rougissent de cette crainte ; mais lorsqu’ils voient le guerrier, debout au centre des révolutions du monde, exiger des combats insensés, ils s’émerveillent en silence et doutant de la foudre ils pâlissent. Les profondeurs de l’espace, mystérieusement, commençaient à mugir par-dessus le faîte de la tour Ogygienne, et le ciel à disparaître sous les ténèbres. Mais lui cependant continue à s’agripper aux murailles qu’il ne voit pas et à chaque éclair de la foudre, quand les nuages se heurtent dans la tempête, il dit : « Voilà les feux, oui les feux qui me conviennent contre Thèbes ; ils vont raviver ma torche, rallumer ce bois de chêne qui s’épuise. » Comme il disait ces mots, Jupiter lance sa foudre de toutes ses forces contre lui et le frappe3. »

12La réception de la transgression est à nouveau mise en abyme par le regard de la divinité : face au formidable assaut du guerrier, les dieux ressentent terreur et admiration.

13Les représentations des sacrilèges de Tydée et de Capanée, grandioses et frappantes, horrifiantes et sensationnelles, recherchent donc une réception sur le mode du choc. Il s’agit pour le poète de susciter des émotions vives, telles que l’étonnement, la stupeur, l’effroi, l’admiration. Les transgressions des héros, intervenant respectivement à la fin du Chant VIII et du Chant X, sont des temps forts de l’épopée, qui permettent d’achever l’aristie du guerrier et de clore le chant consacré à ses exploits dans une gradation de l’intensité émotionnelle. Elles jouent un rôle essentiel dans la réception ; acmé de la démesure passionnelle du héros, la transgression correspond encore au paroxysme d’un spectaculaire puissamment récréatif.

L’exploit transgressif : une affirmation de la bravoure du héros contre la transcendance

14Tydée et Capanée, loin d’être réductibles à leur démesure passionnelle, présentent une ambivalence qui interroge les ressorts de leurs transgressions. Si Tydée fait preuve de sauvagerie dans ses combats, il est le personnage de l’épopée le plus souvent associé au courage (uirtus). En outre, sa fidélité à Polynice est exemplaire ; le fils d’Œdipe déplore d’ailleurs la mort de Tydée dans une scène pathétique, qui hérite de la douleur d’Achille lors du trépas de Patrocle, tout en s’enrichissant d’une émouvante dimension élégiaque. Après Tydée, Capanée est le personnage dont le poète mentionne le plus fréquemment le courage. Le héros, héritier du Turnus de Virgile et de l’Ajax d’Ovide, exalte une bravoure qui se déploie au grand jour et aux yeux de tous. Aussi dédaigne-t-il les ruses nocturnes et les combats faciles. Le poète souligne sa magnanimité, et, après son foudroiement, son ombre insigne est louée, aux Enfers, par tous les morts. Capanée et Tydée sont donc autant des incarnations de la fureur que du courage.

15Pour mieux saisir leur geste transgressive, il convient de préciser le cadre de leurs exploits. Par le choix d’un sujet mythologique, Stace s’inscrit dans la lignée d’Homère et surtout de Virgile, dont l’Enéide demeure la référence épique de la latinité. Mais l’univers stacien diffère profondément de celui virgilien. En chantant une guerre qui est, par son caractère fratricide, une guerre impie, la Thébaïde fait écho à la Pharsale de Lucain, épopée historique relatant la guerre civile. Soulignons à cet égard que, dès l’époque augustéenne, les Romains rapprochent leurs guerres civiles des épisodes mythologiques des grandes haines fratricides ; l’histoire et le mythe sont profondément liés. La guerre impie de la Thébaïde est alors chargée de ce souvenir des guerres civiles. Elle n’est pas transcendée, comme les combats de l’Enéide, par un destin positif. Chez Virgile, Jupiter est le garant de la providence rationnelle, qui doit mener à la fondation de Rome ; la valeur fondamentale de l’épopée est la piété, qu’observe Enée pour réaliser le destin. Au contraire, chez Stace, Jupiter est un tyran omnipotent et en proie à la fureur. Prétextant des crimes anciens, il décide de sévir contre Thèbes et Argos, sans aucune autre perspective que celle d’anéantir ces peuples. Si la guerre est suscitée, au niveau des mortels, par la haine que se vouent les fils d’Œdipe, elle est, en premier lieu, voulue par Jupiter, qui manifeste une furie de dévastation. Le dieu affirme vouloir réduire en cendres des villes qui ne méritent pas ce sort. En outre, il impose par la terreur son pouvoir sur des divinités qui se montrent tout aussi dénuées de justice. Stace substitue donc au destin positif de l’Enéide une fatalité inique : la fureur de Jupiter. La disqualification des dieux entraînant celle de la piété, le personnage pieux ne peut désormais prétendre à l’héroïsme épique.

16Sous la tyrannie de Jupiter, la transgression du fas, de la « loi divine », devient le moyen de s’aliéner les dieux, disqualifiés par leur cruauté, et de s’affranchir de la piété, devenue inopérante. Elle rend possible l’affirmation d’une force pleinement humaine, indépendante du divin. Aussi les héros transgressifs exaltent-ils une vaillance qui leur appartient en propre, déifient leur bras, revendiquent leurs victoires au combat comme l’œuvre de leur seule puissance. Par exemple, Capanée oppose sa uirtus à une lâche piété :

[…] Virtus mihi numen et ensis,
quem teneo ! Iamque hic timida cum fraude sacerdos
exeat, aut hodie uolucrum quae tanta potestas
experiar. […]
[…] Miseret superum, si carmina curae
humanaeque preces ! Quid inertia pectora terres ?
Primus in orbe deos fecit timor ! […]

« Mon courage et l’épée que je tiens à la main sont mes dieux à moi ! Et à présent que ce prêtre, avec ses ruses de poltron, sorte de chez lui, ou je saurai ce jour jusqu’où s’étend le pouvoir des oiseaux. […] Les dieux sont à plaindre s’ils se soucient des pieuses formules et des prières des hommes ! Pourquoi terrifier des cœurs faibles ? C’est la peur qui, la première, a créé les dieux dans le monde4 ! »

17Tydée et Capanée sont tous deux comparés aux Géants, et ces comparaisons offrent une dimension titanesque à leurs exploits surhumains. L’acte cannibale de Tydée manifeste cette dimension en ce qu’il lui permet de s’aliéner les dieux et leurs récompenses, sans pour autant perdre la reconnaissance des mortels. Il est d’ailleurs particulièrement signifiant que Stace fasse de la transgression de Tydée une action consciente et volontaire. Le poète s’éloigne en cela de la tradition, qui faisait de la consommation de la cervelle un piège tendu par le devin Amphiaraüs. En effet, suivant le mythe, l’augure, rempli de haine contre Tydée, qu’il accuse d’être l’instigateur de l’expédition contre Thèbes, aurait tranché la tête de Mélanippe, sachant que le héros la dévorerait, dans le but de lui faire perdre l’immortalité. Dans l’épopée de Stace, Amphiaraüs, qui est mort au chant précédent, ne joue aucun rôle dans la transgression de Tydée : le guerrier décide, volontairement, de manger la cervelle, quitte à perdre une immortalité dont il n’a cure. Seule lui importe la tête de son ennemi qui symbolise sa force, sa valeur, sa uirtus suprema :

Inachidae ! Non ossa precor referantur ut Argos
Aetolumue larem ; nec enim mihi cura supremi
Funeris : odi artus fragilemque hunc corporis usum,
Desertorem animi. Caput, o caput, o mihi si quis
apportet, Melanippe, tuum ! Nam uolueris aruis,
fido equidem, nec me uirtus suprema fefellit.

« Fils de l’Inachus ! Je ne fais pas le vœu que mes restes soient ramenés à Argos ou chez moi, en Etolie, car je n’ai cure de mes funérailles. Je hais ces membres, ce corps fragile dans l’épreuve et qui trahit l’esprit. Mais ta tête, Mélanippe, ô cette tête, si quelqu’un me l’apportait ! Car tu roules dans la poussière, je n’en doute pas ; j’ai confiance en mon suprême exploit5. »

18Alors les jeux de regards entre Mélanippe et Tydée, précédemment évoqués, mettent en évidence une quête de reconnaissance dans l’acte transgressif : Tydée se livre à la contemplation du sacrilège, désireux non seulement de regarder son ennemi, mais aussi d’être regardé par lui. Dans cet échange narcissique de regards, le héros contemple, dans les yeux qui se figent de Mélanippe, son triomphe. Il trouve, dans l’exercice de la transgression du fas, la reconnaissance de sa puissance autonome, d’une uirtus qui choque jusqu’au dieu de la guerre :

[…] quin te, diuum, implacidissime, quanquam,
praecipuum tunc caedis opus, Gradiue, furebas,
offensum uirtute ferunt, nec comminus ipsum
ora, sed et trepidos alio torsisse iugales.

« On dit même que toi, le plus violent des dieux, Gradivus, quoique pour l’heure ce fût surtout le carnage, ton œuvre, qui déchaînait tes fureurs, tu fus choqué par cet exploit et que sans approcher tes regards, tu détournas ailleurs tes coursiers effrayés6. »

19Tydée et Capanée manifestent donc dans l’épopée une bravoure personnelle, dont l’autonomie s’impose dans l’accomplissement de la transgression. Leur propre valeur, qu’ils exaltent constamment, est ainsi dégagée de toute compromission avec le divin.

La transgression et l’héroïsme du révolté prométhéen

20Cette affirmation d’une force autonome établit un rapport agonistique à la transcendance. Or cet affrontement, qui culmine dans la transgression sacrilège, est particulièrement inégal : Tydée et Capanée sont voués à la mort et à la damnation. Leurs exploits transgressifs présentent par là une dimension pathétique.

21La révolte de Capanée, seul contre l’Olympe, qui n’oppose que sa témérité à la toute-puissance de Jupiter, se souvient du tragique du Prométhée d’Eschyle, refusant de se soumettre à Zeus. Le pathétique du personnage naît de la tension entre son courage démesuré et les limites physiques qu’impose sa condition de mortel. Soulignons que le foudroiement de Capanée n’entame pas sa volonté et que seul son corps succombe, l’inégalité du duel ternissant la victoire de Jupiter :

Stat tamen, extremumque in sidera uersus anhelat,
pectoraque inuisis obicit fumantia muris ;
nec caderet, sed membra uirum terrena relinquunt,
exuiturque animus ; paulum si tardius artus
cessissent, potuit fulmen sperare secundum.

« Toutefois (Capanée) reste debout et, se tournant une dernière fois, haletant, vers les astres il applique sa poitrine fumante contre ces murs odieux ; et il ne serait pas tombé mais le corps matériel abandonne le héros et son âme s’en dépouille ; ses membres auraient-ils tardé tant soit peu à céder qu’il pouvait espérer une seconde foudre7. »

22Cette tension pathétique entre bravoure et limites du corps se retrouve aussi en Tydée. Le guerrier est caractérisé dans l’œuvre par un physique modeste qui contraste avec sa magnanimité ; il hait « ce corps fragile dans l’épreuve et qui trahit l’esprit »8. Au-delà du pathétique, cette tension fait du héros transgressif, mortel condamné par la transcendance mais désireux de lui résister, un révolté prométhéen.

23Nous avons vu que les transgressions des héros étaient des temps forts de l’épopée, propices à des représentations spectaculaires et sensationnelles. Celles-ci magnifient, dans un univers opprimé par une transcendance inique, l’exploit transgressif. Ainsi, dans l’assaut contre l’Olympe, c’est bien la vaillance de Capanée que mettent en lumière les visions hyperboliques du poète. Les représentations grandioses de la transgression promeuvent un nouvel héroïsme : celui du révolté prométhéen, qui exalte sa bravoure humaine et se transcende par sa fureur. Cet héroïsme, fondé sur le courage (uirtus), qui se manifeste dans une démesure passionnelle, s’oppose à celui du pieux Enée de Virgile. Le motif de la transgression sacrilège permet donc à Stace de renouveler l’héroïsme épique, tout en jouant avec le modèle virgilien : son Jupiter furieux tient de la Junon courroucée de Virgile, cependant que la lumière n’est plus portée sur le héros pieux, mais sur le héros transgressif. Ce nouvel héroïsme implique une complexification du personnage, qui assure la singularité et la finesse psychologique du héros stacien : Tydée et Capanée sont des figures ambivalentes, du courage et de la fureur, accomplissant des transgressions qui sont des crimes autant que des exploits, qui relèvent du sacrilège autant que de l’extraordinaire, et dont la réception est double, partagée entre effroi et admiration.

24L’héroïsation de la transgression joue un rôle dans la cohérence de la Thébaïde. L’épopée se compose de douze chants : les chants I à XI sont dominés par la tyrannie de Jupiter, répliquée sur terre par celles d’Etéocle, puis de Créon ; ces chants relatent la guerre fratricide et les exploits des sept chefs d’Argos. Le chant XI s’achève par le duel de Polynice et d’Etéocle, qui s’entretuent ; les Argiens sont défaits, et Créon, nouveau tyran de Thèbes, leur refuse les honneurs funèbres. Le chant XII voit l’avènement de la justice et la restauration de la paix : les femmes d’Argos pressent Thésée, le roi d’Athènes, d’agir afin que les défunts ne soient pas privés de sépulture. Le héros athénien vainc Thèbes, tue Créon, et l’épopée se clôt sur la célébration des funérailles des chefs argiens. Le chant XII est celui de la fin des tyrannies, de celle de Créon comme de celle de Jupiter. En effet, le roi des dieux disparaît à la fin du chant XI et son absence du chant XII est d’autant plus frappante qu’elle tranche avec le rôle central du Jupiter de Virgile, réglant, à la fin de l’Enéide, la destinée des Latins et des Troyens. Ce n’est pas le dieu, disqualifié par son exercice tyrannique du pouvoir, qui assure le dénouement, mais un mortel, Thésée, lequel agit non pas au nom de la piété, mais de la justice. Or, le roi d’Athènes hérite des guerriers transgressifs des chants précédents. S’il se conforme au même courage et manifeste la même puissance personnelle, il se souvient encore de leur lutte contre l’oppression tyrannique. En effet, le héros transgressif, parce qu’il est le champion d’une force autonome, refuse la soumission à la tyrannie. Ainsi Capanée se dresse contre Jupiter, Tydée contre Etéocle dont il dénonce la perfidie et qu’il désire affronter en premier dans les combats. A leur exemple, Thésée s’indigne de la tyrannie de Créon, et, répétant le mouvement de Tydée, recherche d’abord le tyran sur le champ de bataille. Les exploits transgressifs des héros, du chant I au chant XI, apparaissent alors comme les prémices de l’action pacificatrice du roi d’Athènes : la transgression du fas, de la « loi divine », dans les chants I à XI, prépare l’avènement de la loi humaine dans un chant XII libéré de la tyrannie de Jupiter. La geste transgressive concourt ainsi à la résolution finale du conflit, tout en participant à la cohérence de l’épopée.

Conclusion : Héroïsme de la transgression et subversion

25Acmé de la fureur, la transgression sacrilège permet au héros d’affirmer sa propre bravoure contre une transcendance tyrannique. Or cet héroïsme titanesque, exalté par des représentations spectaculaires, aptes à susciter des émotions fortes dans la réception, implique une admiration pour la geste transgressive. Il présente par là une portée subversive, qui interroge la dimension politique de l’épopée. Rappelons qu’à l’instar de Lucain, Stace connaît la tyrannie de Néron, puis la découverte du complot de Pison entraînant la mort du chantre de la Pharsale, les conflits sanglants de 69, année d’anarchie, et enfin le règne de Domitien, marqué par la terreur, sous lequel est rédigée la Thébaïde. La peinture très sombre qu’offre le poète des figures de tyrans, qu’il s’agisse de dieux ou de mortels, paraît à même de constituer une dénonciation tacite du pouvoir en place. Soulignons que l’empereur Domitien s’identifiait lui-même à Jupiter ; l’héroïsme du révolté prométhéen, que magnifie Stace, peut alors se révéler éminemment subversif.

Notes

1 Stace, Thébaïde, VIII, 751-756, texte établi et traduit par R. Lesueur, Paris, Les Belles Lettres, 1990-1994.

2 Ibid., VIII, 760-766.

3 Ibid., X, 914-928.

4 Ibid., III, 615-661.

5 Ibid., VIII, 736-741.

6 Ibid., IX, 4-7.

7 Ibid., X, 935-939.

8 Ibid., VIII, 738-739.

Pour citer ce document

Anne Lagière, « Tydée et Capanée dans la Thébaïde de Stace, figures épiques de la transgression », dans La Transgression dans l'épopée : Actes du VIIIe Congrès international du REARE (Rouen, 2018), sous la direction de Claudine Le Blanc et Hubert Heckmann, Publications numériques du REARE, 10 juin 2024 Licence Creative Commons

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/reare/index.php?id=633

Quelques mots à propos de :  Anne Lagière

Anne Lagière est docteure ès lettres classiques de l’Université Paris-Sorbonne. Ses travaux portent sur l’épopée antique, en particulier la poésie épique d’époque flavienne, et sur la notion de sublime. Elle a publié en 2017 un ouvrage aux éditions Peeters, intitulé La Thébaïde de Stace et le sublime, qui synthétise ces réflexions. Ses recherches s’intéressent encore aux études de genre, à la question de l’animalité et à l’évolution du rapport de l’homme à la nature, de l’antiquité à la modernité.