La Transgression dans l'épopée
Actes du VIIIe Congrès international du REARE (Rouen, 2018)

sous la direction de Claudine Le Blanc (maître de conférences HDR en littérature comparée à l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3) et de Hubert Heckmann (maître de conférences en langue et littérature françaises du Moyen Âge à l’Université de Rouen)

Le volume constitue les actes du huitième congrès du Réseau Euro-Africain de Recherches sur les Épopées (REARE), organisé conjointement par Claudine Le Blanc (Sorbonne Nouvelle/CERC) et Hubert Heckmann (Université de Rouen/CEREdI), qui s’est tenu à l'Université de Rouen les 27 et 28 septembre 2018, grâce au concours du laboratoire CEREdI.

Une transgression épique dans l’œuvre de J.R.R. Tolkien ? Remarques sur Le Seigneur des anneaux et le Silmarillion

Marguerite Mouton


Texte intégral

– Il est difficile d’être sûr de quelque chose au milieu de tant de merveilles. […] Comment un homme jugera-t-il de ce qu’il doit faire en une telle période ?
– Comme il en a toujours jugé, dit Aragorn. Le bon et le mauvais n’ont pas changé ces dernières années pas plus qu’ils ne sont différents chez les Elfes ou les Nains et chez les Hommes.1

1Ce court dialogue entre Éomer et Aragorn, deux cavaliers éminemment épiques du Seigneur des Anneaux2 armés et entourés de leurs hommes, qui hésitent entre l’alliance et le combat, est emblématique d’une réalité fondamentale de l’œuvre de J.R.R. Tolkien. Si l’on considère la transgression dans son acception négative, comme un phénomène de subversion, la recherche d’une expérience autre aux dépends des règles et qui leur fait violence, alors l’auteur apparaît comme remarquablement anti-transgressif, peu enclin à relativiser ou contester les préceptes, les limites, la vérité. Là où le colloque dont est issu cet article a montré combien épique et transgression avaient partie liée dans la plupart des œuvres, les deux termes semblent d’emblée peu en accord chez Tolkien.

2Cependant, un certain nombre de théoriciens récents, notamment parmi les psychanalystes et les linguistes, proposent de réévaluer le sens du terme transgression en le dépouillant de sa connotation négative par un retour à son étymologie, transgredior, qui associe le préfixe trans (à travers, par-delà, par-dessus, de l’autre côté) et le verbe gradior (marcher, parcourir, avancer)3. Dès lors, il entre en résonnance avec les vastes récits tolkieniens de voyages inattendus dans lesquels les personnages sont engagés, où ils rencontrent obstacles et ennemis, et qui les rendent « bizarres » (queer) par rapport à la norme de leur propre peuple. Et l’on voit ici apparaître que les motifs de transgression ont quelque chose à voir avec les caractéristiques traditionnelles du genre épique.

3Pour évaluer de manière plus précise si et à quelles conditions la transgression peut devenir un motif épique de l’œuvre, nous recourrons aux outils conceptuels développés par Michel Foucault, en particulier dans la « Préface à la transgression » qu’il a publiée en 1963 dans la revue Critique, en hommage à Georges Bataille4. Il s’efforce d’ailleurs d’y relever le défi qui lui paraît lancé à la philosophie, celui de rendre compte et de poursuivre les découvertes de la littérature5. Cependant, dans le cadre de cette communication, il s’agira d’emprunter ses analyses de manière décontextualisée. Elles nous serviront en effet de boîte à outils pour éclairer les rapports entre transgression et épopée chez Tolkien.

4On peut ainsi voir apparaître dans l’œuvre de Foucault une distinction entre deux modèles de transgression. Le premier, qui est au cœur de L’Histoire de la folie à l’âge classique6, est « violence dans un monde partagé (dans un monde éthique) »7, au sens où « les crises et les réajustements du “monde éthique” autant que les “expériences éthiques” de la déraison et de l’erreur se lient intimement dans ce livre à des partages constants entre les sensés et insensés »8 : il s’agit donc d’un « monde éthique » qui « partage », qui oppose. Le second modèle de transgression entend caractériser une expérience « moderne » où le phénomène serait « dégag[é] de ses parentés louches avec l’éthique », « libér[é] de ce qui est le scandaleux ou le subversif, c’est-à-dire de ce qui est animé par la puissance du négatif » car, dans ce deuxième cas, « la transgression n’oppose rien à rien »9. Elle fait partie intégrante de l’expérience « moderne », qui est « une expérience de la finitude et de l’être, de la limite et de la transgression »10. En effet, Foucault part du principe que tout ce qui est est par définition limité. On ne peut donc faire l’expérience de l’être qu’en faisant celle de sa finitude, en éprouvant ses limites, c’est-à-dire en les franchissant. La connaissance de l’être comme celle des limites n’est possible que par la transgression, qui n’est rien en soi mais n’existe que dans le franchissement des frontières.

5S’il est toujours délicat d’établir des distinctions fermes ou définitives dans la pensée évolutive de Foucault, on utilisera néanmoins ces deux concepts d’expérience éthique et d’expérience ontologique et épistémologique, associées de manière lâche au passé pour l’une et à la modernité pour l’autre. Il s’agira ici de faire jouer ces deux pôles théoriques à l’intérieur de l’œuvre de Tolkien, afin de faire apparaître les types de transgression que l’œuvre décline et d’examiner leur rapport à l’épique.

6On distinguera tout d’abord deux régimes de la transgression telle qu’elle apparaissait dans le « monde partagé » de l’éthique. Les deux présentent une axiologie claire, opposant schématiquement ce qui est bon et ce qui est mauvais. Cette séparation prend chez Tolkien la forme concrète de lieux géographiques et de peuples distincts. Ainsi, dans Le Seigneur des anneaux, les Orques et autres monstres sont concentrés dans la terre ravagée du Mordor ou dans les sombres Mines de la Moria, tandis que les Elfes ont par exemple trouvé refuge avec tout ce qui constitue leur culture et leur art dans le Bois Doré [the Golden Wood] de la Lothlórien. Dans le premier régime du modèle axiologique, ces deux pôles ne sont pas séparés par une simple ligne de démarcation, mais par une zone délimitée par des frontières à ne pas franchir11. À l’intérieur de cette zone, la confrontation est possible, toute rencontre entre les deux camps étant en effet nécessairement conflit. Ce régime de la transgression, en tant qu’il encadre les relations agonistiques entre les parties adverses en une norme, qui-plus-est aux consonnances éthiques, apparaît dans le même temps fondamentalement anti-transgressif et fondamentalement épique, au sens où il érige en règle le conflit extérieur.

7Est-ce à dire pour autant que l’épique lui-même est nécessairement anti-transgressif, encadrement des conflits qui font partie intégrante de la norme ? Pour évaluer si c’est le cas, considérons les autres régimes de transgression qui viennent se combiner à ce premier au sein de l’œuvre. Le second régime, lui aussi hérité de la conception d’un « monde éthique partagé », introduit quant à lui une modalité tragique au cœur de l’épique en intériorisant le combat qui existe entre les pôles de l’axiologie. La zone de conflit se confond alors avec un espace de décision, où les personnages sont amenés à choisir leur côté. Les camps restent pourtant clairement identifiés et associés à une « couleur » éthique. De même, les frontières sont franchies en connaissance de cause, d’une manière qu’on appellera ici « diurne ». L’un des exemples de ce fonctionnement qui a le plus d’ampleur dans l’œuvre est celui de l’Elfe Fëanor rapporté dans « Le Silmarillion »12, narration publiée de manière posthume en 1977, mais à laquelle l’auteur a travaillé toute sa vie, accumulant les versions des mêmes histoires. Ce récit tire son nom de joyaux, les silmarils, forgés par un Elfe très doué, Fëanor, et qui conservent en leur écrin la lumière des origines. Or, la source de cette lumière est attaquée et détruite par Melchor, l’ange déchu. Seuls les bijoux de Fëanor pourraient redonner la lumière au monde, mais à l’issue d’un épisode décisif qui se déroule au centre du Cercle du Destin où les divinités sont rassemblées13, l’Elfe refuse de se défaire de son trésor et choisit son camp, qui s’avère être le « mauvais » : symboliquement, il est d’ailleurs lui-même privé de lumière puisque les joyaux sont volés par Melchor au moment même où Fëanor prend la décision de ne pas les donner. L’Elfe entreprend alors de poursuivre l’ange déchu et, avec ses fils, s’engage par serment dans une quête de vengeance qui engendrera massacres et guerres sur plusieurs générations. Un tel exemple montre comment, une fois que le choix initial entre les deux camps est effectué, ses conséquences en cascade relèvent davantage du premier régime de transgression : on retrouve les conflits extérieurs entre des personnages ayant opté pour des camps adverses. Le moment de transgression tragique se trouve ainsi inséré dans le régime épique qui encadre la transgression et affaiblit par là son caractère même de transgression.

8De cette première série des modèles « transgressifs » associés au passé, où la transgression tend à se saper elle-même en devenant une norme bien encadrée, on peut distinguer une seconde série, correspondant à ce que Foucault analyse comme « l’expérience moderne » et qui relève moins de l’éthique que de l’ontologie. Pour schématiser, on pourrait dire qu’il ne s’agit plus de traverser les frontières du bon ou du mauvais, mais d’éprouver les limites de l’être. Commentant la « Préface à la transgression », Diogo Sardinha met en évidence comment une telle expérience est commandée par le principe de l’excès, de l’illimité14. De ce fait, aucun franchissement ne peut être définitif, chacun repoussant les lignes, qui sont remplacées par d’autres plus loin, tandis que le sujet continue à faire effort pour, comme le dit Foucault, « aller jusqu’au cœur du vide »15. Or, ce régime de la transgression, qui se donne pour objet l’exploration d’une forme de néant, apparaît comme anti-épique dans la mesure où il ne permet plus la rencontre conflictuelle avec l’autre. Il se rapprocherait davantage d’un modèle mythique, pour reprendre une distinction classique développée par exemple par Dumézil, au sens où il sonde les abîmes de l’être, s’intéresse au champ « de l’invisible comme du visible »16. En revanche, le principe d’illimitation qui régit cette tendance en fait une variante toujours possible du récit épique, lui aussi caractérisé par cette propension au superlatif et à l’excès17.

9Ce type de transgression apparaît chez Tolkien en particulier dans les récits des origines, qui ont précisément une dimension mythique plus affirmée, dans la mesure où ils intègrent des éléments d’explications imagés du fonctionnement du monde18. Deux personnages sont spécialement impliqués dans cette recherche qui outrepasse les frontières de l’être : c’est le cas, parmi les Ainur (ces créatures qui revêtent des allures de divinités grecques) du plus grand d’entre eux, appelé Melkor, ainsi que d’Ungoliant, l’araignée monstrueuse à laquelle il s’allie pour détruire les sources de la lumière. À propos de Melkor, le narrateur du Silmarillion rapporte :

Souvent, seul, il s’était aventuré dans les espaces du vide pour chercher la Flamme Impérissable, car il brûlait du désir d’amener à l’Être des œuvres de sa propre volonté, et il lui semblait qu’Ilúvatar ne se préoccupait pas de l’Espace vide alors que lui-même ne pouvait supporter qu’il restât vide.19

10L’environnement divin dans lequel prend place la quête de Melkor d’un au-delà ou d’une source de l’être lui confère une dimension de sacrilège ou de profanation. Ce type de transgression prend une forme plus concrète encore chez l’araignée Ungoliant :

Elle tissait autour d’elle un manteau d’obscurité : une Non-lumière, où les choses semblaient ne plus être et que les yeux ne pouvaient pas percer, car c’était du vide.20

11Ce pacte avec le néant constitue alors un défi pour la narration, qui doit finalement renoncer et s’achève sur ces mots :

Aucun récit ne raconte la fin d’Ungoliant. Pourtant certains disent qu’elle disparut il y a longtemps, lorsqu’à la dernière extrémité de la faim, elle finit par se dévorer elle-même.21

12Si un tel régime de transgression exerce une attirance pour le genre épique du fait du phénomène de la surenchère familier à l’épopée22, il présente donc également une menace pour la possibilité même du récit.

13L’une des stratégies à la fois narrative et philosophique pour réintégrer cette ramification « mythique » problématique consiste alors à inclure les nouvelles frontières ainsi découvertes dans la dialectique d’un dessein toujours plus vaste, en constante expansion, et retrouvant finalement la coloration éthique de l’axiologie traditionnelle. C’est le modèle adopté par la « Musique des Ainur », ce premier récit du Silmarillion. À l’origine de la création du monde, Eru (autre nom d’Ilúvatar, le dieu, que nous avons déjà rencontré) propose un thème musical et invite les Ainur (les anges ou divinités inférieures) à le développer pour en faire une Grande Musique, dont il créera par la suite le contenu, qui deviendra la Terre et son histoire. Or, lorsqu’Eru chante le premier thème musical, Melkor, au lieu de chercher à entrer dans le même registre, juxtapose ou superpose son propre thème discordant. Pour restaurer l’harmonie, Eru intervient à trois reprises, proposant trois thèmes successifs, auxquels correspondront des phases dans l’histoire de la terre créée. Dans le dernier apparaissent les Elfes et les Hommes. Les nouveaux thèmes proposés par Eru ont pour but de réparer les dissonances causées par Melkor. De ce fait, les Elfes et les hommes, qui n’apparaissent que dans le troisième thème, sont conçus comme des instruments de guérison pour un monde abîmé. Eru conclut en effet l’épisode ainsi :

Et toi, Melkor, tu verras qu’on ne peut jouer un thème qui ne prend pas sa source ultime en moi, et que nul ne peut changer la musique malgré moi. Celui qui le tente n’est que mon instrument, il crée des merveilles qu’il n’aurait pas imaginées lui-même !23

14Si le chant cacophonique de Melkor a introduit des monstres et des fléaux dans la création, une « musique » supérieure porte la promesse de contreparties inattendues, qui prendront la forme d’Elfes ou d’Hommes, et, à partir de là, l’annonce de combats pour un plus grand bien. À la faveur d’un dépassement dialectique, on retrouve donc le premier régime que nous avons identifié, qui est pourvu d’une dimension éthique, est largement anti-transgressif et fondamentalement épique.

15La question est alors de savoir si le modèle de transgression non pas axiologique mais ontologique, que Foucault identifie comme correspondant à l’expérience « moderne », est compatible ou non avec le genre épique. En effet, le troisième régime faisait peser une menace sur la possibilité d’une narration et éventuellement sur l’existence de relations agonistiques à l’intérieur du récit, tandis que le quatrième régime renoue avec l’éthique à une autre échelle.

16Reste alors une dernière piste, explorée dans l’œuvre par exemple à travers la quête de Frodo dans Le Seigneur des anneaux. Comme dans le troisième régime, il s’agit d’une sortie à l’extérieur des frontières de la normalité, mais vers un inconnu qui n’est pas nécessairement de l’ordre du néant, qui est vraisemblablement davantage de l’ordre du dessein supérieur, mais qui reste obscur et que l’on appellera ici « nocturne ». Le dynamisme de franchissement de la frontière ne provient pas de la tension vers le but, de la quête d’une maîtrise de l’inconnu interprété comme interdit. Il procède au contraire de l’origine, qu’une conjoncture menace et à laquelle il est nécessaire de renoncer pour la sauvegarder et espérer pourvoir y revenir. Là où Melkor franchissait les limites de l’être pour mieux s’en rendre le maître par sa connaissance du néant, Frodo fuit le Comté, le pays des Hobbits, que sa présence met en danger. Il le quitte d’abord sans savoir où il va, avec le seul souvenir de ce à quoi il tenait et auquel il renonce pour mieux le protéger. Ce départ apparaît alors comme une transgression de la norme, de la règle ordinaire. Frodo lui-même le souligne en rapportant une maxime de son oncle, qu’il est précisément en train d’enfreindre :

Il est dangereux, Frodo, de sortir de chez soi, disait-il. Tu fais un pas sur la Route et, si tu ne surveilles pas tes pieds, qui sait jusqu’où tu pourrais être entraîné.24

17Le narrateur insiste sur le caractère casanier du peuple des Hobbits et sur le fait que ceux-ci jugent « bizarre » le comportement apparemment aventureux de Bilbo puis de Frodo.

18Ce régime de transgression, solidement ancré dans une origine et poussé par la nécessité et la perception encore obscure d’un dessein supérieur, peut faire l’objet de deux interprétations. L’une est d’ordre éthique : le personnage suit les implications d’une décision qu’il a au départ prise en fonction de critères moraux. Ainsi, Frodo cherche le bien du Comté, des Hobbits et de la Terre du Milieu en général, quête qui lui dicte de partir. L’autre interprétation rejoint en un sens bien particulier le domaine ontologique ou épistémologique, notamment par le biais du schéma du roman de formation ou d’apprentissage. En effet, entraîné par une nécessité vitale, le personnage quitte le confort du monde bien délimité de son enfance pour s’ouvrir à une réalité plus vaste qu’il ne connaît pas encore, ainsi qu’à des expériences nouvelles. Au cours de cet itinéraire, les limites du monde apparaissent toujours au-delà de ce qui est accessible, mais elles ne sont jamais inexistantes comme dans le troisième régime : ce que le personnage découvre dans cet univers relève de l’être et non du néant. Ce cinquième régime de transgression se présente donc à la fois comme romanesque et comme épique, dans la mesure où, d’une part, il est proche du Bildungsroman et où, d’autre part, l’itinéraire suppose un lieu d’origine à défendre et s’ouvre sur un monde peuplé d’êtres à rencontrer, d’alliances à contracter et d’ennemis à combattre. Dans le nouvel espace ouvert par ce type de transgression peuvent alors intervenir d’autres régimes de transgression hérités de la conception d’un « monde éthique partagé » et se jouer des conflits éthiques, sans que disparaisse pour autant l’expérience ontologique obscure d’un départ qui laisse en arrière le connu pour mieux le sauvegarder et qui entraîne vers l’inconnu et vers le déploiement apparemment illimité des potentialités inattendues de l’être.

19Ce faisant, l’œuvre crée un univers inconnu, où les lois éthiques restent les mêmes, mais s’agrandissent en quelque sorte, dans la mesure où les situations inédites, le déploiement de nouvelles virtualités de l’être conduisent à les redécouvrir dans une écoute attentive de leur résonnance par rapport au réel. Dans sa conférence de 1939 sur le conte de fées25, Tolkien appelle ce phénomène de renversement de la perspective qui n’est pas pour autant subversion, mais inversion en vue d’un « recouvrement », l’effet « mooreeffoc ». Il emprunte ce terme à G.K. Chesterton : mooreeffoc, c’est « coffee-room » lu de l’intérieur à travers une porte vitrée. Chesterton l’utilise pour désigner « la bizarrerie des choses devenues banales, lorsqu’elles apparaissent soudain sous un angle nouveau » : il s’agit d’amener à reconsidérer le réel par le déplacement, l’inversion de la perspective, qui dans le même temps est créatrice et entend « réaliser quelque chose de nouveau »26. Or, l’on a pu considérer, à la suite des travaux de Florence Goyet, que cette capacité à faire surgir subtilement une nouveauté sous les apparences de l’ancien est au cœur du genre épique. Et c’est bien à cette conversion du regard et de l’agir, et à cette épreuve de la nouveauté au contact d’un réel que la règle formelle ne parvient plus à saisir, qu’Aragorn invite Éomer à l’issue de la rencontre déjà évoquée :

– C’est vrai, dit Éomer. Je ne doute pas de vous, ni de ce que mon cœur voudrait faire. Mais je ne suis pas libre d’agir comme je l’entends. Il est contraire à notre loi de laisser des étrangers voyager à leur guise sur notre terre […].
– Je ne pense pas que votre loi ait été faite pour une telle circonstance, dit Aragorn27.

20Si l’œuvre de Tolkien est a priori très peu relativiste quant aux règles éthiques, elle abrite pourtant nombre de motifs de transgression et fait varier les régimes, depuis le franchissement des frontières si bien encadré par l’axiologie de l’œuvre qu’il perd tout aspect subversif mais permet le combat épique, jusqu’à la recherche de l’expérience du néant qui menace la possibilité de la narration, en passant par une association avec le tragique, le romanesque, voire la dialectique. Une telle variété s’éclaire à la lumière de la distinction foucaldienne entre, d’une part, l’expérience éthique héritée d’un monde d’autrefois « partagé » entre des pôles axiologiques et, d’autre part, l’expérience « moderne » qui cherche à faire l’épreuve du néant pour mieux découvrir et maîtriser l’être et pour en repousser toujours plus les limites. Ces deux conceptions permettent de poser à nouveaux frais les questions de la compatibilité entre le genre épique et l’expérience moderne du monde et de la capacité de l’épique à créer du nouveau sous la règle apparemment prééminente. L’œuvre de Tolkien répond à ce double défi par l’exploration et l’articulation de registres génériques variés ainsi que de régimes transgressifs de divers ordres, redéfinissant la transgression comme principe dynamique de surgissement du nouveau, de l’inédit.

Notes

1 « – It is hard to be sure of anything among so many marvels. […] How shall a man judge what to do in such times? – As he ever has judged, said Aragorn. Good and ill have not changed since yesteryear; nor are they one thing among Elves and Dwarves and another among Men. It is a man's part to discern them, as much in the Golden Wood as in his own house. » (J.R.R. Tolkien, The Lord of the Rings [1954-1955], Londres, HarperCollins Publishers, 2002 [ci-après abrégé en LoR], vol. 2 p. 429 ; Le Seigneur des anneaux, traduction de Daniel Lauzon, Paris, Christian Bourgois éditeur, 2014-2017 [ci-après abrégé en SdA], p. 68, traduction modifiée).

2 Sur cette question, voir Verlyn Flieger

3 Voir par exemple Vincent Estellon, « Éloge de la transgression. Transgressions, folies du vivre ? De la marche vers l'envol », Champ psychosomatique, 2005/2 (n° 38), p. 149-166 ; Brizard Philippe et Dominique Folscheid (dir.), La transgression, Paris, François Xavier de Guibert, 2005 ; Marie-Noëlle Cocton, Hélène Favreau et Sophie Roch-Veiras, introduction au recueil La transgression : de l’émancipation à la progression, Voix Plurielles, vol. 12-2, 2015. Cette tendance à la réévaluation apparaissait déjà chez Roger Dorey dans son introduction au recueil collectif L’interdit et la transgression (Paris, Dunod, 1983).

4 Michel Foucault, « Préface à la transgression » (1963), Dits et écrits, t. i, Paris, Gallimard, 1994, p. 233-250.

5 Sur cette question, voir Diogo Sardinha, « L'éthique et les limites de la transgression », Lignes, vol. 17, no. 2, 2005, p. 125-136.

6 M. Foucault, Folie et déraison. Histoire de la folie à l’âge classique, 1961 ; réédition avec le seul sous-titre en 1972.

7 M. Foucault, « Préface à la transgression », op. cit., p. 238.

8 D. Sardinha, « L'éthique et les limites de la transgression », p. 126.

9 M. Foucault, « La Préface à la transgression », op. cit., p. 237-238.

10  Ibid., p. 241.

11 Voir LoR, p. 336 ; SdA, p. 648.

12  Ce titre entre guillemets renvoie à l’œuvre à laquelle travaillait Tolkien, mais qui n’a jamais atteint un état définitif. Le livre actuellement publié sous ce titre (auquel nous réservons l’italique) est une composition de son fils Christopher à partir d’une sélection de manuscrits dispersés de son père. Il a été édité en 1977, après la mort de l’auteur. Une version du « Silmarillion

13 J.R.R. Tolkien, The Silmarillion [1977], édition de Christopher Tolkien, Londres, HarperCollins Publishers, 1999, [ci-après abrégé en Silm] ; Le Silmarillion : histoire des Silmarils, édition de Christopher Tolkien, traduction de Pierre Alien, Paris, Christian Bourgois éditeur, 1978 (2005) [ci-après abrégé en Vo], p. 74.

14 D. Sardinha, « L'éthique et les limites de la transgression », op. cit., p. 129.

15 M. Foucault, « La Préface à la transgression », op. cit., p. 238.

17 Voir par exemple

18 Si Platon a recours au mythos comme outil imagé d’explication lorsque le discours rationnel atteint sa limite, le mythe est plus généralement envisagé comme l’héritage d’une communauté, comme un ensemble d’histoires explicatives du monde tel qu’il est, dont l’origine se perd dans le passé et qui appelle une adhésion de groupe, fondamentale dans la formation de son identité. C’est une définition de ce type qui a été donnée au XIXe siècle, à l’époque où naît la recherche sur les mythes. En effet, dans l’élan positiviste de la seconde moitié du siècle, on considère ces derniers comme la forme ordinaire des explications préscientifiques.

19 « He had gone often alone into the void places seeking the Imperishable Flame; for desire grew hot within him to bring into Being things of his own, and it seemed to him that Ilúvatar took no thought for the Void, and he was impatient of its emptiness. » (Silm, p. 4 ; v.o. p. 9, traduction modifiée).

20 « A cloak of darkness she wove about herself: an Unlight, in which things seemed to be no more, and which eyes could not pierce, for it was void. » (Silm, p. 62 ; v.o. p. 69, traduction modifiée).

21 « Of the fate of Ungoliant no tale tells. Yet some have said that she ended long ago, when in her uttermost famine she devoured herself at last. » (Silm, p. 68 ; Vo p. 76, traduction modifiée)

22 Sur cette question, voir par exemple Emil Staiger

23 « And thou, Melkor, shalt see that no theme may be played that has not its uttermost source in me, nor can any alter the music in my despite. For he that attempteth this shall prove but mine instrument in the devising of things more wonderful, which he himself has not imagined. » (Silm, p. 5 ; v.o. p. 10, traduction modifiée).

24  « It’s a dangerous business, Frodo, going out of your door, he used to say. You step into the Road, and if you don’t keep your feet, there is no knowing where you might be swept off to. » (LoR, p. 72 ; SdA, p. 156, traduction modifiée).

25 Voir The Monsters and the Critics and Other Essays [1983], édition de Christopher Tolkien, Londres, HarperCollins Publishers, 2006, p. 5-48 et 109-161 ; Les Monstres et les critiques et autres essais, édition de Christopher Tolkien, traduction de Christine Laferrière, Paris, Christian Bourgois éditeur, 2006 (2013), p. 15-93 et 197-287.

26 Sur la question de la nouveauté dans l’épopée, voir Florence Goyet, Penser sans concepts : fonction de l’épopée guerrière, Paris, Honoré Champion, 2006.

27 « – True indeed, said Éomer. But I do not doubt you, nor the deed which my heart would do. Yet I am not free to do all as I would. It is against our law to let strangers wander at will in our land […]. – I do not think your law was made for such a chance, said Aragorn. » (LoR, p. 428 ; SdA, p. 68-69, traduction modifiée).

Pour citer ce document

Marguerite Mouton, « Une transgression épique dans l’œuvre de J.R.R. Tolkien ? Remarques sur Le Seigneur des anneaux et le Silmarillion », dans La Transgression dans l'épopée : Actes du VIIIe Congrès international du REARE (Rouen, 2018), sous la direction de Claudine Le Blanc et Hubert Heckmann, Publications numériques du REARE, 10 juin 2024 Licence Creative Commons

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/reare/index.php?id=658

Quelques mots à propos de :  Marguerite Mouton

Marguerite Mouton est agrégée de Lettres modernes et docteur en Littérature générale et comparée.