La Transgression dans l'épopée
Actes du VIIIe Congrès international du REARE (Rouen, 2018)

sous la direction de Claudine Le Blanc (maître de conférences HDR en littérature comparée à l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3) et de Hubert Heckmann (maître de conférences en langue et littérature françaises du Moyen Âge à l’Université de Rouen)

Le volume constitue les actes du huitième congrès du Réseau Euro-Africain de Recherches sur les Épopées (REARE), organisé conjointement par Claudine Le Blanc (Sorbonne Nouvelle/CERC) et Hubert Heckmann (Université de Rouen/CEREdI), qui s’est tenu à l'Université de Rouen les 27 et 28 septembre 2018, grâce au concours du laboratoire CEREdI.

L’épopée contemporaine : transgression d’un genre ?

Marie-Françoise Lemonnier-Delpy


Texte intégral

1L’affirmation de la mort de l’épopée récurrente depuis le XIXe siècle et sa théorisation hégélienne est, pour de multiples raisons, interrogée voire ébranlée de l’intérieur aux XXe et XXIe siècles dans la littérature française et francophone. La question de la transgression dans le récit épique contemporain passe donc d’abord par celle d’une double transgression. Il y aurait d’une part transgression possible d’un interdit implicite ou explicite du genre et d’autre part transgression du genre lui-même par des auteurs qui le pensent et le déclinent de manière nouvelle, d’aucuns diraient de façon totalement iconoclaste voire fort peu conforme aux canons et aux invariants du genre ; encore faut-il préciser lesquels notamment en raison de sa variété d’une part et de la dynamique impulsée par Etiemble pour sa redéfinition d’autre part. Il importe donc de revenir sur ce que ces œuvres peuvent avoir de transgressif à l’égard du genre lui-même, de ses définitions formelles et idéologiques et de son statut de genre défunt ou impossible1.

2 En préambule à cette présentation, précisons tout d’abord que les œuvres examinées sont des œuvres narratives en prose, ce qui exclut de fait toute une part de la production littéraire poétique versifiée et dramatique. Cette première caractérisation constitue de fait une forme de transgression à moins qu’il ne s’agisse d’une mutation ou d’une évolution du genre. La question de l’épopée en prose, concurrente à l’épopée classiquement en vers, concurrente ou alliée du roman, est en effet un sujet de débat et de réflexion qui n’a rien de récent. Par ailleurs aborder la question de la transgression nous invite à prendre appui sur quelques livres dont la publication s’étend sur tout le XXe siècle, de Pierre Albert Birot2 et Joseph Delteil3 à Pierre Guyotat4, pour ne prendre que des exemples d’écrivains qui baptisent tout ou partie de leur œuvre épopée, sans complexe aucun. En ce début du XXIe siècle, d’autres auteurs, qu’il s’agisse de Laurent Gaudé5 ou Alain Borer6 notamment, déclinent autrement le modèle épique, à travers le roman et en conservent l’esprit par la présence de héros ou d’héroïnes épiques, la coloration mythique, le merveilleux et le rapport à la divinité. Disons sommairement que toutes les épopées ou les œuvres qui se réclament du genre épique aujourd’hui ne sont pas systématiquement transgressives.

3Pour que notre propos ne soit pas trop éclaté nous avons choisi de privilégier une réflexion générale sur le caractère transgressif que peuvent prendre le choix et le traitement de l’épopée au cours du XXe siècle, et de dégager, en conclusion, quelques caractéristiques du motif de la transgression dans les œuvres. Nous nous référerons prioritairement à des épopées qui revendiquent cette appellation puis à des romans que leurs auteurs relient à l’épopée dans le péritexte ou l’épitexte de leurs œuvres.

L’épopée contemporaine : transgression d’un genre ?

4 Cédric Chauvin conclut son étude Statuts et fonctions de la référence épique en France depuis la Seconde Guerre mondiale en soulignant que le « discours romantique de la mort de l’épopée, avec ses corollaires (constitue) comme un mythe fondateur et constamment rejoué, depuis, dans la littérature occidentale7 ». Et s’il ouvre sa réflexion sur le rôle que la fantasy et la science-fiction jouent à l’époque contemporaine dans son renouveau, nous ajoutons pour notre part que le genre épique séduit au cours du XXe siècle et aujourd’hui des écrivains conscients des difficultés à surmonter mais également déterminés dans leur démarche. Comme le soulignait William C. Calin dans la fresque qu’il trace de l’histoire de l’épique en France8, il convient sur ce sujet de ne pas confondre la position des critiques ou des théoriciens, prompts à affirmer la mort du genre, et la détermination des poètes. Dans le contexte français la question se complique du fait que l’histoire de l’épopée a connu, depuis le XVIe siècle, nombre de vicissitudes que Klara Csüros9, Siegert Himmelsbach10 Jean-Marie Roulin11 ou encore Dominique Boutet et Camille Esmein-Sarrazin12 pour ne prendre que quelques études importantes, ont analysées. La réalité de « la case vide », dont traite Siegert Himmelsbach et celle de « la tête épique » du Français initialement débattue par Voltaire et Malézieu13 pourraient en être l’emblème. Le paysage de l’épopée contemporaine est donc protéiforme et offre à nos yeux des œuvres qui investissent le genre sans complexe, sereinement ou avec une certaine furia francese et des œuvres qui empruntent au genre plus discrètement ou indirectement, avec précaution, ce que le recours à l’épique, au registre plus qu’au genre, résume. Par ailleurs si l’épopée contemporaine est transgressive, elle peut l’être et dans la forme qu’elle prend et dans la réception qui l’attend. D’une part, elle illustre en effet les capacités de métamorphose du genre évoquée par Paul Zumthor14 et par Jean Derive. « La catégorie “épique”, souligne Jean Derive, ne représente probablement pas une époque (on serait presque tenté de dire une ère) de la création littéraire qui correspondrait, comme on l’a dit parfois, à un état “primitif” des sociétés ». Jean Derive en arrive à la conclusion qu’« il n’y a pas d’âge épique auquel succèderait par exemple automatiquement un âge romanesque » et que « le genre épique, là où il s’est manifesté, a pu certes, comme tout genre, évoluer considérablement dans sa forme mais (que) l’esprit qui animait la démarche n’a pas disparu pour autant15». D’autre part, la complexité de sa réception peut renvoyer à cet « échec d’une communication » évoquée pour les siècles passés par Siegert Himmelsbach, échec qui, dans les contextes contemporains, s’explique différemment.

5 C’est donc dans une perspective où épopée et modernité ne s’opposent pas, perspective défendue par Franco Moretti16 et Saulo Neiva17 notamment, que vient s’inscrire la question de cette épopée et de sa possible nature transgressive. Si transgression des codes épiques il y a, comment la définir et comment l’expliquer ? Nous ne pouvons répondre à cette question qu’en référence aux invariants du genre qui sont transgressés. Parmi ceux-ci, retenons ceux que Bakhtine évoque au moment où il examine la relation entre récit épique et roman :

L’épopée, genre précis, comporte trois traits constitutifs : 1/ Elle cherche son objet dans le passé épique national, le « passé absolu » selon la terminologie de Goethe et de Schiller. 2/ La source de l’épopée, c’est la légende nationale (et non une expérience individuelle et la libre invention qui en découle). 3/ Le monde épique est coupé par la distance épique absolue du temps présent : celui de l’aède, celui de l’auteur et de ses auditeurs18

6 C’est tout d’abord sur le terrain de la matière épique que l’épopée contemporaine apparaît comme transgressive en ce qu’elle rompt avec la distance historique. Dans la littérature contemporaine, la matière choisie peut en effet indifféremment renvoyer à un passé très lointain, à des temps archaïques, à travers une fiction comme c’est le cas dans Koba d’Alain Borer ou dans La Mort du Roi Tsongor de Laurent Gaudé, ou au contraire se tenir à proximité du temps présent. Dans l’histoire du genre, ce n’est guère nouveau si l’on songe aux textes épiques qui portent sur des événements de leur temps, ceux des Guerres de religion par exemple (Ronsard et Agrippa d’Aubigné). Les guerres du XXe siècle, à côté des récits de témoignages ou des romans historiques, peuvent susciter des écritures épiques. Est-ce le sujet qui les rend transgressives ou bien la manière dont il est traité et le contexte de leur production et de leur réception ? La réponse à cette question n’est pas la même selon les guerres dont il est question. Évoquant les romans de la Grande Guerre, Jean Kaempfer rappelle le fossé qui sépare l’univers homérique du monde des tranchées :

S’il y a une idée bien ancrée dans la réception, depuis cent ans, du vaste corpus romanesque consacré à la Première Guerre mondiale, c’est certainement l’idée que ces romans, presque sans exception, sont réfractaires à l’épopée. De fait, les soldats terrassiers de 14-18 sont à mille lieues d’Achille ou d’Hector19

7La différence radicale de nature entre guerre traditionnelle et guerre moderne n’est pas seule en cause. Si l’épopée de la Grande Guerre est perçue comme transgressive, c’est parce qu’elle renvoie à des discours et des représentations qui encensent la guerre et en véhiculent une vision héroïsante vite sentie comme mensongère, aux antipodes de la réalité vécue par les soldats. Elle est également perçue comme coupable d’avoir, dès l’avant-guerre, servi la propagande et comme justifié le massacre à venir. Sont ici visés des textes épiques à tonalité patriotique et revancharde que présentent notamment Léon Riegel dans son ouvrage Guerre et Littérature20 et Emile Willard21 dans son étude, datant de 1949, sur La poésie patriotique de l’arrière en France en 14-18. Bref l’épopée et surtout l’héroïsation qu’on lui associe, semblent dans ce contexte suspectes ou inadmissibles à nombre de combattants et d’anciens combattants. S’en réclamer exige donc, pour un écrivain traitant de la Première Guerre mondiale juste après celle-ci, d’expliciter pleinement son propos s’il ne veut pas être perçu comme un de ces fous bellicistes que dénoncent Céline et bien d’autres dans les années vingt et trente. Les Poilus de Joseph Delteil, en 1926, illustrent parfaitement ce caractère transgressif qui n’a pas toujours été compris ni apprécié. Choisir l’épopée pour rendre hommage aux Poilus, représentés comme un seul corps – et dans un « combat de masses que l’antique poème héroïque se refuse à intégrer », comme le rappelle Daniel Madelénat22 – tout en honorant et critiquant les chefs, pour parler politique et chanter la Paix tient du pari risqué. Delteil le relève en jouant sur des tonalités, des représentations ou des messages différents : pathétique, tragique, froideur du bilan des hécatombes, dénonciation des dessous de la guerre (la thématique des Planqués) et distanciation humoristique et parodique qui exhibe le modèle épique et ses composants (merveilleux, archaïsme, légende) tout en l’adaptant. Il fait aussi précéder son épopée d’une préface-manifeste qui veut clarifier sa position en faveur de la Paix et du chant pour l’Homme qu’est le Poilu. Il s’en tire littérairement en revendiquant un déplacement certes conforme à l’esprit épique, mais de pure fiction : « La guerre de 1914 vue en l’an 3000, voilà dans leur ensemble Les Poilus, dit-il dans un article intitulé « Pourquoi j’ai écrit Les Poilus23 ». Un passage en est la stricte mise en œuvre : celui où l’épopée enferme en son sein une micro-épopée, mettant en scène le processus de légendarisation de la guerre, celui de « l’Épopée des Taxis » de la Marne, sorte de morceau de bravoure, humoristique, faisant de l’épique un univers saturé de références, mêlant images d’Épinal et anachronismes :

En l’an 3000 et quelques, un soir, au fond d’une province française, un vieillard raconte à ses arrière-petits enfants :

L’ÉPOPÉE DES TAXIS
Le 5 septembre, à 6 heures du matin, Gallieni observait l’ennemi du haut de la Tour Eiffel. Bientôt, il vit les colonnes ennemies s’arrêter toutes ensemble, se concerter sous les chênes, puis faire un fantastique : À gauche … gauche ! et, délaissant Paris la grand’ville, marcher droit au sud, sur l’Armée française.

Gallieni sourit, dans tout son vieux visage de chèvre. Son œil luisait dans les sûres régions des problèmes résolus. Le cœur du grand soldat battait, son vieux cœur plein de Madagascars et de soleils noirs.

Il descendit quatre à quatre les marches de l’Eiffel. Un rayon de soleil se leva sur la Tour, innocent et gracieux, jouant avec le fer et le général.

Le général combinait son affaire.
[…]

À cette époque, il n’y avait ni garnisons microbiennes, ni artillerie chimique, ni aviation de transport, ni aucune des merveilles de la guerre moderne. On se servait encore de canons, de chemins de fer. Gallieni inventa le taxi
24.

8Sa position l’expose à bien des attaques de tous bords25 comme la critique signée par Bauduin de Belleval, dans Le Temps présent du 8 avril 1926 et intitulée « Un pauvre livre ». Il faut dire que l’épopée, qui accueille en son sein toutes sortes de considérations, sérieuses ou farfelues n’est pas dépourvue d’ambiguïté, ambiguïté que Delteil tâche de corriger dans la Préface où il clame son pacifisme. Quoi qu’il en soit, le jeu avec la légende et le mythe entre bien dans un dispositif de légendarisation qui installe un effet de passé lointain, effet qui n’est cependant pas constant dans Les Poilus. C’est cet ensemble qui apparaît comme transgressif essentiellement en raison du choix et du traitement du genre épique pour parler de la guerre, en 1926.

9 Les autres conflits et guerres du XXe siècle posent différemment la question de l’épopée : son rejet idéologique et littéraire observé à propos du premier conflit mondial n’entrave pas totalement ses possibilités d’exister. La justesse de la cause défendue avec des accents patriotiques, telle celle de la liberté et de la culture assassinées (Aragon), suffit à légitimer le recours à l’épique et à ses grandes figures et ruine, ce faisant, l’idée d’une épopée qui serait réminiscence esthétique du fascisme comme le souligne Michel Lacroix dans De la beauté comme violence. Son domaine n’est d’ailleurs pas exclusivement guerrier et l’on trouve, dans les œuvres des XXe et XXIe siècles qui s’affichent comme épiques, une ouverture sur l’épopée humanitaire, cosmique, chant du monde ou de l’Humanité. On peut émettre l’hypothèse que la période extrême-contemporaine marque une accentuation de cette tendance.

10 À partir de ces constats, le choix de l’épopée peut constituer ou non un acte de transgression. Apparaît comme transgressive la distanciation, notamment humoristique, observable chez Delteil, mais aussi dans Grabinoulor de Pierre Albert-Birot notamment. Ce n’est pas tant la présence de l’humour que la nature de celui-ci26 qui provoque la transgression.

11 L’option choisie par ces deux chantres de l’épopée est que la pratique du genre est inséparable, au XXe siècle, de l’exhibition de ses ficelles. Le recours à l’épopée est à leurs yeux fondé littérairement (plaisir, grandeur et nécessité de l’épopée) et philosophiquement, par l’épopée encyclopédique qui dit le monde dans le cas de Pierre Albert-Birot). Pour l’auteur de Grabinoulor, le genre manifeste, par la démesure qui le caractérise, sa capacité à inventer un univers, à dire et à interroger le présent sous toutes ses facettes. S’affirme ainsi sa dimension pragmatique, celle-là même que souligne Florence Goyet dans ses travaux.

12 C’est sur la question de la distance absolue, troisième point mentionné par Bakhtine, que la transgression de certaines épopées contemporaines est manifeste si l’on se réfère au commentaire proposé par Aristote au sujet de l’absence d’interventions personnelles du poète dans son œuvre. Encore faut-il moduler cette remarque et se souvenir, comme le souligne Gérard Lambin au sujet des textes homériques, qu’« on ne saurait donc juger une épopée selon sa conformité à des règles qui n’existent pas, en faisant d’Aristote, dont l’attitude se veut purement objective et scientifique, un gendarme des Lettres27 ». Quoi qu’il en soit, les épopées Grabinoulor de Pierre Albert Birot tout comme Jeanne d’Arc, Il était une fois Napoléon ou Les Poilus de Joseph Delteil, transgressent allègrement cette règle même si, de manière très révélatrice, Delteil exclut absolument tout souvenir personnel militaire28 de ses Poilus. Chez ces deux auteurs, les multiples présences du moi auctorial, les métalepses d’auteur, les rencontres physiques imaginées entre le conteur épique et le héros ou l’héroïne mais aussi les incursions strictement autobiographiques sont légion, à l’instar de ce passage de Grabinoulor, déponctué comme l’est l’ensemble de l’épopée :

[…] et l’Histoire de la littérature vite cherchons xxe siècle m’y voici première moitié oh lala oh lala que de nos immortels sont morts tiens voyons un peu si l’on y parle de Grabinoulor puisque Pierre ALBERT-BIROT m’a mis dans un gros livre de cette époque (et quand il serait revenu il aurait fait la révision des valeurs selon les vues de la postérité à l’œil dur) mais si je ne me trouve pas dans l’Histoire de la littérature j’m’apercevrai peut-être dans l’Histoire Générale à propos du maréchal Pétain car j’ai été le voir juger et j’ai assisté à cette audience justement avec Pierre ALBERT- BIROT qui a fait le compte rendu de cet après-midi avec moi au Palais de justice ça au moins c’est un document historique il faut qu’il soit dans mon livre afin que je le retrouve dans l’Histoire Générale qui sera publiée en 399929[…]

13Non seulement Pierre Albert-Birot se met en scène mais il renvoie le lecteur à une historicisation et une passéification de son œuvre, caractéristiques du genre. Il joue avec le temps, situant, comme Delteil, les bornes temporelles de son existence littéraire aux confins du troisième millénaire. Il imagine son inscription, si ce n’est dans l’Histoire de la littérature et le grand registre des épopées, dans celui de l’Histoire Générale.

14 On pourrait trouver une autre déclinaison de cette transgression possible de la distance épique dans le désir manifesté par Marcel Bénabou d’écrire Une épopée familiale. Ce qu’il nomme humoristiquement sa « Grande geste des Benabouyades30 » aurait acté la naissance d’une épopée autobiographique, s’il avait réussi son entreprise, ce qui n’a pas été le cas. Chez Bénabou, la subversion du code épique qui proscrit toute présence de l’auteur ou de l’aède est d’ailleurs relative. Par le truchement du récit de l’histoire familiale, il s’agit ici de réparer un oubli dans lequel toute une communauté est tombée et de combler les silences et les mensonges de l’histoire au sujet non seulement d’une famille mais de « l’ensemble des juifs du Maroc31 » et bien au-delà. Est ici recherchée la mise en œuvre d’un travail de réparation mémorielle qui justifie pleinement la démarche épique. Raphaël Confiant, dans sa Comédie créole et dans son Bataillon créole (comme dans L’Épopée mexicaine de Romulus Bonnaventure) n’a pas d’autre projet que celui-là : donner à une communauté, à un peuple, à des territoires, le récit complet de leur propre histoire oubliée, absente du récit historique national et universel.

15 La réalisation de ce dessein de restauration d’une mémoire et d’une identité va passer, dans la plupart de ces épopées ou romans à tonalité épique par le recours à une polyphonie générique. La démarche n’est pas, sur ce point, transgressive. Au contraire, elle s’inscrit dans une tradition qui est celle de l’épopée englobante et mère de tous les genres32. De fait, chez Albert-Birot ou Delteil se rencontrent formes poétiques, discours, recueil de maximes, théorisation politique, récit historique ou autobiographique, chanson et publicité. Avec Grabinoulor, champion toutes catégories dans ce domaine, on peut avoir le sentiment que l’œuvre réalise et épuise d’infinies possibilités formelles. Cette polyphonie générique, énonciative, stylistique n’a pas toujours été favorablement appréciée à sa réception. La radicale nouveauté de Grabinoulor, ses dimensions (plus de 900 pages déponctuées) avaient de quoi être jugées transgressives par le lecteur déstabilisé et peu habitué à cette déclinaison du genre. À cela s’ajoute le fait que l’épopée intègre des énonciateurs et auditeurs multiples, caractéristique observable dans les œuvres d’Albert-Birot, de Delteil ou, pour le temps présent, de Raphaël Confiant. S’y conjuguent polyphonie, oralité et auralité dont Florence Goyet a montré toute l’importance.

16 Le choix et le traitement de l’épopée dans le contexte contemporain sont donc totalement tributaires du contexte et d’écriture et de réception de ce genre, de l’idéologie exprimée. Toutes les œuvres placées sous le signe de l’épopée ou de l’épique ne sont pas transgressives. On observe que si transgression effective ou ressentie il y a, elle passe dans l’écriture soit par une distanciation liée à l’usage de l’humour voire de l’ironie, soit par la présence d’une matière subversive par sa surabondance ou sa violence extrême. Dans la seconde moitié du XXe siècle, Tombeau pour cinq cent mille soldats (1967) de Pierre Guyotat en est l’illustration tant la violence guerrière et sexuelle qui frappe hommes, femmes, enfants et animaux envahit tout le texte sans laisser véritablement de répit ou de respiration au lecteur si ce n’est dans l’épilogue. L’œuvre est ici soumise à un régime de transgression permanente, de nature « barbare », que Pierre Guyotat associe, pour sa part, à l’épopée, genre qu’il considère comme le plus à même de dire notre monde :

Je suis de plus en plus convaincu que j’ai inventé une écriture nouvelle, une nouvelle forme de récit, barbare encore, mais authentifiée par le mouvement profond de notre époque, lequel est épique. […] Moi, je crois au récit épique, seul il peut rendre compte du monde contemporain (contradictions, technique, panique), seul, parce qu’il est un genre décisif et affirmatif, il peut correspondre au mouvement positif de ce monde33

La transgression du héros et de l’héroïne

17 Au terme de ce parcours, à ces observations sur le caractère transgressif que peut prendre l’épopée au XXe siècle on peut adjoindre, en changeant de niveau d’étude, quelques observations sur la place de la transgression au sein des œuvres. La transgression, dans les épopées ou textes épiques que nous avons mentionnés, quand elle n’est pas le fait du conteur ou de l’auteur, est bien le fait de certains personnages et prioritairement, du héros ou de l’héroïne. Elle rejoint totalement les situations-types de l’épopée. On enfreint des règles définissant la relation à la transcendance, des règles sociales, des tabous. De fait le protagoniste fait souvent de la désobéissance et de la transgression sa loi. Une telle dynamique, dans le roman épique Koba d’Alain Borer, fonde toute l’action puisque les héros, Villen puis Koba, entrent en révolte contre les dieux qui, dès l’ouverture de l’œuvre, déchaînent leurs forces contre les hommes, incitant ces derniers à se venger. Cette détermination justifie toute la progression des aventures de Koba que l’on suit jusqu’à son terme, la rencontre avec le Dieu Poséidon. Dans l’épopée johannique de Delteil, c’est à l’inverse pour obéir à l’ordre divin que Jeanne désobéit à l’ordre social en se faisant combattante et en s’habillant en homme, ce que les juges lors de son procès ne manquent pas de lui reprocher. Dans le roman épique du début XXIe siècle, la désobéissance à l’ordre familial est également présente si l’on songe à Samilia qui, dans La Mort du Roi Tsongor de Laurent Gaudé, désobéit à son père, le Roi, et fait de la question de l’insoumission le nœud de sa situation. Le récit nous la montre en effet profondément divisée. La situation de l’héroïne épique est donc celle du choix et de l’écartèlement, comme dans la tragédie, entre des impératifs contradictoires. Cette situation donne aussi la mesure de l’espace de liberté que l’on octroie au personnage ou qu’il conquiert en refusant de se soumettre. La transgression de l’ordre familial, si commune dans le roman, se retrouve également à la source de l’action narrée dans l’épopée qu’il s’agisse de personnages ordinaires de prime abord (comme Pierre dans Le Régiment noir, roman épique d’Henry Bauchau) ou de personnages historiques tels La Fayette, Napoléon ou Jeanne d’Arc dans l’œuvre delteillienne. Dans des romans à coloration historique et épique comme ceux de Malraux la question de la transgression est traitée de manière plus politique et en référence à la discipline imposée par l’action révolutionnaire.

18

19 Ce bref aperçu sur les aspects transgressifs de l’épopée contemporaine pose évidemment une question : suffit-il de mettre l’étiquette d’épopée à une œuvre pour qu’elle en soit une ? Quel rôle jouent les aspects génériques transgressifs dont nous avons fait mention dans la renaissance du genre ? Pour les uns, ils sont la marque de la vitalité du genre et le choix de l’épopée, à contre-courant d’une époque ou d’une mode, répond à une sorte de nécessité supérieure esthétique, philosophique (Pierre Albert-Birot), politique et poétique. Joseph Delteil, pour sa part, y croit fermement en 1926 : « Je sens venir à pleins pas l’âge de l’épopée. J’ai la tête épique ! Bonjour, Épopée !34 ». Ses propos entrent en résonance avec le récent renouveau de l’épopée retraçant la Première Guerre mondiale sous la plume de Jacques Darras ou de Patrick Quillier. L’épopée Voix éclatées (de 14 à 18)35 que signe Patrick Quillier et que préface un autre poète épique, Gabriel Mwènè Okoundji, est composée de 7 chants où le dit de la guerre, entrelacs polyphonique de textes de toute nature et de temps différents, constitue un poème long, rythmé et comme divisé en laisses d’un nouveau style. Ces Voix éclatées ouvrent des perspectives sur le devenir du genre aujourd’hui (la question du morcellement et des petites épopées est ainsi à nouveau posée) et exigeraient un long développement tant l’œuvre est riche et fascinante. Patrick Quillier fait partie de ceux et de celles qui, comme Jacques Darras, « osent36 » l’épopée. On ne saurait mieux souligner la force transgressive du genre en ce début du XXIe millénaire.

Notes

1 Cette transgression s’enracinerait dans une transgression constitutive du discours littéraire dont Pascale Mougeolle rappelle la présence en référence aux réflexions de Gérard Genette sur l’hypertextualité : « En effet tout discours littéraire est fondé sur une transgression, mais qui ne peut être sensible qu’à la condition qu’une norme soit exprimée », Poétique de l’épopée d’Homère à Hugo, Une esthétique de la violence, Paris, Éditions de Boccard, 2019, p. 12.

2 Pierre Albert-Birot, Grabinoulor, Paris, Éditions Jean-Michel Place, 1991.

3 Joseph Delteil, Les Poilus (1926), Paris, collection « Les Cahiers Rouges », Grasset, 1987, rééd.2013.

4 Pierre Guyotat, Tombeau pour cinq cent mille soldats, Paris, collection « L’Imaginaire », Gallimard, 1980.

5 Bien des œuvres de Laurent Gaudé, récits ou pièces de théâtre ont partie liée avec l’épopée ou l’épique. La Mort du Roi Tsongor (2002) en constitue un bon exemple.

6 Alain Borer, Koba, Paris, Éditions du Seuil, collection « Fiction & Cie », 2002.

7 Cédric Chauvin, Statuts et fonctions de la référence épique en France depuis la Seconde Guerre mondiale, Paris, Honoré Champion, collection « Bibliothèque de littérature générale et comparée », p. 437.

8 William C. Calin, A muse for heroes, Nine centuries of the Epic in France, Toronto, University of Toronto Press, 1986.

9 Klára Csűrös, Variétés et vicissitudes du genre épique de Ronsard à Voltaire, Paris, Honoré Champion, 1999.

10 Siegert Himmelsbach, L’épopée ou la « case vide », la réflexion poétologique sur l’épopée nationale en France, Tübingen, Mimesis, Éd. Niemeyer, 1988.

11 Jean-Marie Roulin, L’Épopée de Voltaire à Chateaubriand : poésie, histoire et politique, Oxford, SVEC, Voltaire Foundation, 2005.

12 Dominique Boutet & Camille Esmein-Sarrazin (dir.), Palimpsestes épiques, Récritures et interférences génériques, Paris, PUPS, 2006.

13 Voltaire, Essai sur la poésie épique, Œuvres complètes avec des remarques et des notes historiques, scientifiques et littéraires, vol. 13, Paris, Éd. Baudouin Frères, libraires, M.DCCC.XXV, p. 542-543.

14 Paul Zumthor, Introduction à la poésie orale, Paris, Éditions du Seuil, collection « Poétique », 1983, p. 122.

15 Jean Derive (dir.), L’épopée, Unité et diversité d’un genre, Paris, Karthala, 2002, p. 259-260.

16 Franco Moretti, Modern Epic, The world System from Goethe to García Márquez, trad. Quintin Hoare, London, New York, Éd. Verso, 1996.

17 Saulo Neiva (dir.), Désirs & débris d’épopée au xxe siècle, Berne, Peter Lang, 2009.

18 Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, collection « Tel », trad.1978, p. 449.

19 «Jean Kaempfer, « Rémanence de l’épopée dans quelques romans de la Grande Guerre » dans : Aurélie Adler, Marie-Françoise Lemonnier-Delpy, Herta-Luise Ott, (dir.), Figurations épiques et contre-épiques de la Grande Guerre, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, collection « Interférences », 2019, p.25.

20 Léon Riegel, Guerre et littérature, Paris, Klincksieck, 1978, p. 47-95.

21 Émile Willard, Guerre et Poésie, La poésie patriotique française de 1914-1918 (Volume I : La poésie patriotique de l’arrière en France et la guerre de 1914-1918), Boudry-Neuchâtel, Éd. de la Baconnière, 1949, p. 18.

22 Daniel Madelénat, L’épopée, Paris, PUF, 1986, p. 67.

23 Article paru dans Les Nouvelles littéraires du 20 mars 1926. Delteil y explique que faute, pour lui-même, de pouvoir « attendre » le troisième millénaire, moment adéquat pour « entreprendre » « cette synthèse de la Guerre », il « a donc fallu que l’esprit supplée aux fonctions du Temps » et qu’il a obéi à cette nécessité. Il reconnaît ici la nécessité de « grands reculs dans le Temps » tout en ayant auparavant affirmé que les Poilus sont « le grand sujet de notre époque ». Il souligne ainsi la tension qui s’établit entre le principe même de la distance épique et le caractère impératif d’une écriture qui ne se fasse ni « sur le ton subjectif », ni « sur le ton objectif », ne soit ni « carnets de notes » ni « document officiel ». Ces deux voies de l’écriture de la Grande Guerre ont, à ses yeux, leurs limites : « Mais les souvenirs personnels sont courts et l’Histoire ne ressuscite pas les morts » écrit-il. Le choix de l’épopée permet selon lui de transcender les limites du récit testimonial ou historique. Il permet aussi à celui qui n’a pas pu combattre sur le front pour de vraies raisons de santé et qui ne se veut pas historien, d’écrire sur la guerre. Le choix de l’épopée résulte donc d’une aspiration personnelle à participer par sa plume à la construction d’une « Cathédrale » derrière laquelle le bâtisseur disparaît, ne compte plus, mais affirme sa détermination à « chanter les Poilus ». Situer cet aède des temps modernes s’avère complexe.

24 Les Poilus (1926), op.cit., p. 44. Les italiques sont dans le texte d’origine.

25 Certaines critiques prennent le temps de lire le texte différemment même si elles le condamnent également. Tel est le cas de celle de Jean Norton Cru dans Témoins.

26 Humour et épopée ne sont en effet pas incompatibles et ce, dès l’épopée homérique comme l’a montré Michel Casevitch dans son étude de « L'humour d'Homère. Ulysse et Polyphème au chant 9 de l'Odyssée » (Études homériques. Séminaire de recherche sous la direction de Michel Casevitz. Lyon : Maison de l'Orient et de la Méditerranée Jean Pouilloux, 1989. pp. 55-58. (Travaux de la Maison de l'Orient, 17). https://www.persee.fr/doc/mom_0766-0510_1989_sem_17_1_1735

27 Gérard Lambin, L’épopée, genèse d’un genre littéraire en Grèce, Rennes, PUR, collection « Interférences », 1999, p. 21.

28 Il eût pu, en effet, rendre compte de son expérience au camp de Fréjus. Seul le chapitre introductif qui évoque le jour de la mobilisation, à Pieusse, met en scène Delteil dans son village mais cette présence en lien direct avec l’événement « le plus formidable », c’est-à-dire le plus effroyable, qui s’annonce, s’arrête au seuil de l’épopée.

29 Pierre Albert-Birot, Grabinoulor, op.cit., p. 518-519.

30 Marcel Bénabou, Jacob, Ménahem et Mimoun. Une épopée familiale, Paris, Éditions du Seuil, collection « La librairie du XXe siècle », 1995, p. 228.

31 Ibid., p. 43.

32 Au xvie siècle, Jacques Peletier en fait un trait définitionnel du genre à travers la métaphore d’« une Mer » (l’épopée) alimentée par des « Rivières et ruisseaux » (les autres genres). Au xviiie siècle, l’Abbé Batteux reprend cette idée : « L’épopée est la mère et la source de tous les genres » dans son Cours de belles-lettres (1750). Chateaubriand, dans Génie du Christianisme (Partie 2, Livre I, ch.1), affirme également que « Toute espèce de ton, même le ton comique, toute harmonie poétique, depuis la lyre jusqu’à la trompette, peuvent se faire entendre dans l’épopée ».

33 Cité par Catherine Brun, Pierre Guyotat, essai biographique, Paris, Éditions Léo Scheer, 2005, p. 147.

34 Article paru dans Les Nouvelles littéraires du 20 mars 1926. Voir supra, note 24.

35 Patrick Quillier, Voix éclatées (de 14 à 18), Gardonne, Fédérop, « collection Paul froment », 2018.

36 C’est ainsi que Jacques Darras présente son œuvre dans un entretien avec Marie Etienne en date du 3 juillet 2018 : « J’ose le mot. Car il faut véritablement « oser » une pareille affirmation dans le contexte poétique actuel. Rouvrir un genre clos depuis deux siècles, au moins depuis Hugo, dans un climat nettement plus propice à l’élégie (une majorité des bons poèmes français contemporains sont de nature élégiaque), demande une sacrée dose d’inconscience. », En attendant Nadeau, https://www.en-attendant-nadeau.fr/2018/07/03/entretien-darras/

Pour citer ce document

Marie-Françoise Lemonnier-Delpy, « L’épopée contemporaine : transgression d’un genre ? », dans La Transgression dans l'épopée : Actes du VIIIe Congrès international du REARE (Rouen, 2018), sous la direction de Claudine Le Blanc et Hubert Heckmann, Publications numériques du REARE, 10 juin 2024 Licence Creative Commons

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/reare/index.php?id=635

Quelques mots à propos de :  Marie-Françoise Lemonnier-Delpy

Marie-Françoise Lemonnier-Delpy, professeur de littérature française à l’université de Picardie Jules Verne, responsable de l’axe « Transmissions historiques » du CERCLL est l’auteur de Joseph Delteil, une œuvre épique au XXe siècle (IEO, 2007) et d’un ouvrage à paraître « La tête épique », Vitalité de l’épopée dans la prose narrative française des xxe et xxe siècles (Honoré Champion). Elle a codirigé, avec A. Adler et L.-H. Ott, le volume Figurations épiques et contre-épiques de la Grande Guerre (PUR, Collection « Interférences », 2019).