Sommaire
La Transgression dans l'épopée
Actes du VIIIe Congrès international du REARE
sous la direction de Hubert Heckmann (maître de conférences en langue et littérature françaises du Moyen Âge à l’Université de Rouen)
Le volume constitue les actes du huitième congrès international du Réseau Euro-Africain de Recherches sur les Épopées (REARE), organisé conjointement par Hubert Heckmann (Université de Rouen/CEREdI) et Claudine Le Blanc (Sorbonne Nouvelle/CERC), qui s’est tenu à l'Université de Rouen les 27 et 28 septembre 2018, grâce au concours du laboratoire CEREdI.
- Hubert Heckmann Introduction
- Transgressions diégétiques. L'épopée, récit de transgressions
- Bochra Charnay L’acte transgressif comme déclencheur de narration dans la Geste hilalienne
- Jean Derive Interprétation des transgressions dans une épopée bambara de Ségou, La Prise de Dionkoloni, comparées à celles de Silâmaka et Poullôri, un récit épique peul relevant du même cycle
- Amadou Oury Diallo La transgression comme ressort narratif dans les épopées peules du Foûta-Djalon et du Foûta Tôro
- Jean-Désiré Élébiyo’o Mvé L’agir transgressif du personnage féminin dans le Mvett et le Mwendo d’Afrique centrale
- Abdoulaye Keïta Foucade féminine et orgueil masculin, problématique de la transgression dans Ham-Bodédio, épopée peule du Macina
- Anne Lagière Tydée et Capanée dans la Thébaïde de Stace, figures épiques de la transgression
- Marie-Françoise Lemonnier-Delpy L’épopée contemporaine : transgression d’un genre ?
- Blandine Koletou Manouere De la digression et de la transgression comme paradigme pour la conquête du pouvoir : le cas du royaume bamoum et du pays seereer
- Emmanuel Matateyou La transgression dans les traditions fang-beti-bulu en Afrique centrale : le cas du mvett Moneblum et Ndzana Ngazogo
- Cheikh Amadou Kabir Mbaye La transgression dans l’épopée wolof
- Ronan Moreau Quand le dharma s’en va… ou le temps des transgressions dans le Mahābhārata et le Rāmāyaṇa
- Pascale Mougeolle L’exposition de la tête du guerrier ou le spectaculaire épique
- Modou Fatah Thiam La transgression dans le conte épique de Modou Macina
- Isabelle Weill Uhtred of Bebbanburg, un héros épique transgressif dans une serie anglaise de B. Cornwell
- Souleymane Yoro Le rôle spécifique et les différents aspects de la transgression dans l’épopée de Soundjata
- L'épopée transgressive. Effet épique et gestion de la transgression sociale
- Marie-Rose Abomo-Maurin La transgression dans le Mvet ékang ou l’éloge du paradoxe
- Danielle Buschinger La geste des vassaux rebelles en Allemagne à la fin du Moyen Âge en comparaison avec les sources françaises : Gerart van Rossiliun, Reinolt von Montelban, Malagis et Ogier von Dänemark rebelles malgré eux
- François Dingremont Ce que les héros homériques transgressent
- Marguerite Mouton Une transgression épique dans l’œuvre de J.R.R. Tolkien ? Remarques sur Le Seigneur des anneaux et le Silmarillion
- Elena Podetti Inceste, déguisement, homosexualité et mutation sexuelle : transgression et norme dans la Chanson d’Yde et Olive
- Christina Bielinski Ramalho Cobra Norato : la transgression inventive comme ressource épique
- Cheick Sakho Nouvel ordre socioculturel et comportements transgressifs. Le héros peul face à la culture arabo-islamique
- Christiane Seydou La transgression dans les épopées peules du Mali
Quand le dharma s’en va… ou le temps des transgressions dans le Mahābhārata et le Rāmāyaṇa
Ronan Moreau
1Les deux grandes épopées de l’Inde, le Rāmāyaṇa et le Mahābhārata1, content toutes deux le récit d’une extraordinaire bataille ayant notamment pour but la destruction des forces qui mettent à mal le dharma, c’est-à-dire l’ordre du monde. Le terme « dharma », central dans le discours des deux épopées et plus largement dans la pensée indienne, recouvre plusieurs sens. Il peut désigner la loi, les règles établies par les textes normatifs et la tradition, mais aussi la moralité, la vertu, la bonne conduite d’une personne. Chaque groupe de la société observe également des dharma ou règles qui leur sont propres, de même que les individus. À un niveau plus large, le terme désigne l’équilibre de l’univers, l’ordre socio-cosmique.
2D’une grande fragilité, le dharma est fréquemment soumis à une instabilité qui se manifeste, entre autres, par une période de désordre grandissant dans la société, que les textes eux-mêmes nomment « temps de détresse ou d’adversité » (āpad). Ce temps est marqué par un relâchement, une transgression, des normes habituelles. Ainsi, à l’encontre des règles de l’organisation sociale, des brahmanes peuvent se comporter comme des guerriers2, et des guerriers devenir brahmanes3. Ce qui est illégal en temps normal peut alors apparaître comme la bonne conduite à suivre, et inversement (MBh. V.28.2-3). C’est l’āpaddharma ou « dharma en temps de détresse »4. À temps exceptionnel, conduite exceptionnelle.
3Dans les épopées indiennes, les transgressions interviennent dans différents niveaux du récit, prennent différentes formes et touchent différents acteurs. Nous évoquerons ici seulement quelques exemples déterminants, nous semble-t-il, pour les trames narratives principales, que nous déroulerons en trois actes, suivant la chronologie des récits. Le début des épopées interroge ainsi la relation du ou des héros au dharma, et leur aptitude à le respecter, ou non. Vient ensuite la transgression envers l’héroïne, l’épouse du/des héros, nœud tragique du récit, avant la résolution du conflit sur le champ de bataille, nouveau lieu potentiel de transgressions, où le sort du dharma se joue. On soulignera également les similitudes ou différences entre les deux poèmes épiques.
Il était une fois… un bref résumé des épopées
4L’histoire du Rāmāyaṇa prend place alors que Rāvaṇa, roi des démons ou rākṣasa, du fait de sa puissance grandissante, met en danger la suprématie des dieux et l’équilibre de l’univers. Dès lors, le dieu Viṣṇu s’incarne sur terre sous les traits du prince Rāma afin de tuer Rāvaṇa, car seul un être humain peut tuer ce démon. Rāma incarne le modèle du prince par excellence, doté de toutes les vertus, il est celui qui suit et fait respecter le dharma. Alors qu’il est sur le point d’être consacré, Rāma est forcé à l’exil pendant quatorze ans. Accompagné de Sītā, son épouse, et de son frère Lakṣmaṇa, il séjourne dans la forêt, confronté à nombre de péripéties. La grande beauté de Sītā étant parvenue aux oreilles de Rāvaṇa, celui-ci décide de l’enlever. S’ensuit une quête désespérée de Rāma pour retrouver son épouse. Dans sa marche il sera aidé par une compagnie de singes et d’ours, jusqu’à l’affrontement final entre l’armée des singes et celle des rākṣasa, entre Rāma et Rāvaṇa. Ce dernier succombera naturellement aux assauts du prince qui retrouvera son épouse, et par la suite son royaume, puisque les quatorze années d’exil seront achevées.
5Le récit du Mahābhārata commence également dans un cadre de crise cosmique et cosmogonique. La terre souffrant du poids des trop nombreux humains et de leurs méfaits fait appel aux dieux pour s’en débarrasser. Viṣṇu s’incarne à nouveau sur terre sous forme humaine afin de mener à bien cette bataille contre les forces qui déséquilibrent le monde. Le dieu prend la forme de Kṛṣṇa, roi de Dvārakā, et surtout cousin et allié des principaux protagonistes, les Pāṇḍava. Au nombre de cinq frères, ils sont les fils du roi Pāṇḍu, et ont pour cousins les Kaurava, au nombre de cent frères, fils de Dhṛtarāṣṭra. Dans les faits, les Pāṇḍava sont les fils de cinq dieux5, les Kaurava eux sont des incarnations partielles de démons (asura). Par tricherie les Kaurava dérobent le trône royal des Pāṇḍava et les bannissent pendant treize ans. Au terme de cet exil, la guerre intervient entre les deux fratries cousines, les Kaurava ayant refusé de rendre tout ou partie du royaume. La bataille mènera à la destruction presque complète des deux armées.
Le respect du dharma, ou le refus de transgression
6Le début des deux récits est marqué par l’apparition des deux partis, d’un côté, les tenants du dharma, de l’autre, les maîtres du désordre. Si ces derniers provoquent les troubles nécessaires à la mise en branle de l’action, les premiers leur opposent un clair refus de transgresser, tout aussi essentiel pour la mécanique du récit. Un désir excessif de pouvoir, malintentionné, est à l’origine de la confusion qui s’installe dans le royaume. Et lorsque le roi légitime est déchu, c’est l’univers tout entier qui tremble.
7Dans le Rāmāyaṇa, Kaikeyī, troisième épouse du roi Daśaratha, use de deux faveurs que lui a anciennement promises le roi, pour demander l’exil de Rāma et le trône pour son propre fils, Bharata6. Ces demandes installent de fait une transgression dans les règles de succession au trône, puisque celui-ci reviendrait à un fils cadet du roi, et non plus à l’aîné, Rāma, comme le veut la loi. Néanmoins, ces requêtes, moralement discutables, apparaissent légitimées par l’engagement pris par le roi envers Kaikeyī. En effet, le roi ne peut se dédire de son serment. Dans la pensée indienne, la puissance de la parole est telle que ce qui est dit doit nécessairement se réaliser. Ne pas respecter sa parole, c’est la transgresser, prendre aussi le risque de recevoir une malédiction quasi-mortelle, et aller à l’encontre du destin ou daiva. Ce destin est une force supérieure essentielle et implacable, contraignante pour les hommes, et souvent invoquée par les protagonistes. Il apparaît tantôt comme une volonté divine, diversement personnifiée, tantôt comme une mécanique impersonnelle. Si Daśaratha, contraint par sa parole, désemparé de devoir chasser son fils aimé, reste prostré dans une douleur indicible, la réaction de Rāma est tout autre. Fidèle à son image de prince pétri de dharma, il accepte avec joie les vœux de Kaikeyī. En effet, s’appuyant sur les préceptes énoncés, il ne veut pas faire mentir son père7, et rappelle l’importance et le poids du dharma et du daiva.
« Car le devoir (dharma) est au monde ce qui importe le plus, la vérité (satya) se fonde sur le devoir. L’ordre suprême que me donne mon père s’appuie bien sur le devoir. Qui reçoit l’ordre d’un père, d’une mère ou d’un brâhmane ne doit pas le rendre vain, héros, si cet homme s’appuie sur le devoir. Je ne puis, de ce fait, transgresser ce qu’il m’enjoint : car c’est sur l’ordre de mon père que Kaikeyī m’exhorte à partir. » (Rām. II.18.33-35)8
8Un peu plus loin, il rappelle que son père et Kaikeyī ne font qu’obéir à la force du destin (Rām. II.19.18-22).
9Lakṣmaṇa, frère de Rāma, réagit cependant différemment et laisse éclater sa colère face à ce qu’il considère comme une injustice. Il remet en cause le devoir, utilisé comme prétexte par certains, et oppose l’action des hommes (pauruṣakāra ou puruṣakāra) à celle du destin. Défenseur du devoir du kṣatriya, il incite Rāma à désobéir à l’ordre de son père et à se faire couronner (Rām. II.20). Mais Rāma reste inébranlable, et Lakṣmaṇa finit par accepter la décision de son frère, décidant même de l’accompagner dans son exil. Il en est de même pour Sītā, l’épouse de Rāma qui, dévouée à son devoir d’épouse, le suivra dans la forêt9. Son départ avec Rāma est naturellement déterminant pour la suite de l’histoire, puisqu’elle en deviendra l’enjeu principal.
10Roi, princes et princesse respectent donc normalement les règles et la parole donnée. Ce faisant, en obéissant à l’ordre d’abandonner la royauté au profit d’un autre et de partir en exil, Rāma valide l’installation d’un déséquilibre. En respectant son devoir (dharma) de fils, il semble ainsi mettre en danger un dharma plus vaste. Paradoxe seulement apparent, car bien que Rāma n’en soit pas encore conscient, l’enjeu est plus important. Son départ vers les forêts d’exil doit en effet le conduire vers son futur ennemi, Rāvaṇa, le réel maître du désordre. L’attitude non-transgressive de Rāma et de son père est donc essentielle à la mise en mouvement du récit.
11Dans le Mahābhārata, la mise en scène est un peu plus complexe, mais on y retrouve un désir de pouvoir et une jalousie excessive comme cause première, et la subtilité du dharma, qui devient plus compliqué à ne pas transgresser, même pour le fils du dieu Dharma.
12Ainsi, Duryodhana, l’aîné des Kaurava, jaloux de la richesse et de la gloire de Yudhiṣṭhira, l’aîné des Pāṇḍava, qui vient d’être couronné roi, cherche un moyen de se venger. Il a par le passé tenté plusieurs fois d’éliminer ses cousins, en vain. Un de ses oncles, Śakuni, expert au jeu de dés, et tricheur notoire, propose à Duryodhana d’organiser une partie avec Yudhiṣṭhira, amateur du jeu mais peu doué. L’enjeu, non encore explicité, en sera le royaume des Pāṇḍava. Yudhiṣṭhira accepte la partie, joue et perd la totalité de ses immenses richesses, son royaume, son peuple, puis ses frères, lui-même et jusqu’à leur épouse commune, Draupadī. La jeune reine est alors menée de force dans la salle d’assemblée où se déroule le jeu. Après un débat sur le dharma et la validité de l’enjeu, la partie est annulée et la liberté rendue aux Pāṇḍava. Furieux, Duryodhana obtient qu’une nouvelle partie soit organisée. Yudhiṣṭhira accepte à nouveau l’invitation, joue et perd à nouveau. Cette fois ce sera l’exil pour lui, ses frères et leur épouse.
13Cet épisode illustre le déséquilibre qui s’installe dans le dharma. D’un côté, le roi Dhṛtarāṣṭra, père de Duryodhana, tergiverse à donner son accord pour l’organisation d’un tel jeu. Il sait les querelles qui peuvent en découler. Il interroge donc son frère cadet, Vidura, incarnation du dieu Dharma qui, voyant le risque de guerre arrivé, tente d’empêcher cette partie de dés10. Finalement, Dhṛtarāṣṭra passe outre ses conseils, donc outre le dharma, et s’en remet au destin. Car « assurément, le monde entier est au pouvoir des décrets de l’Ordonnateur, il ne se meut pas de lui-même » (MBh. II.51.25cd), dit-il. À cela s’ajoute son amour paternel pour son fils, ce qui le retient de refuser toute demande de ce dernier11.
14De son côté, Yudhiṣṭhira, fils du dieu Dharma, est pleinement conscient des dangers que recouvre l’acceptation de cette partie de dés, qu’il ne peut pourtant pas refuser. En effet, il est contraint par trois règles qu’il ne peut transgresser
– comme Rāma, il explique qu’un fils doit toujours respecter un souhait de son père ; or l’invitation vient de Dhṛtarāṣṭra, perçu ici comme père de substitution, puisque celui de Yudhiṣṭhira est décédé
– il a fait vœu de ne jamais refuser une invitation
– et l’homme ne peut se soustraire au destin.12
15Respectueux de ces règles, Yudhiṣṭhira ne peut qu’accepter le jeu.
16Au cours de la partie, le récit laisse entendre que les Kaurava ont de leur côté naturellement peu de scrupules à transgresser les règles. D’une part, Śakuni joue à la place de Duryodhana, ce qui apparaît comme une entorse aux règles, et il semble tricher continuellement, remportant chaque coup. Fixant les enjeux, il pousse même Yudhiṣṭhira à la faute : celui-ci se joue et se perd, avant de placer Draupadī comme enjeu13. Or, on ne peut jouer quelque chose alors qu’on n’est déjà plus maître de soi-même. Et c’est la question soulevée par Draupadī elle-même devant l’assemblée des rois et des sages présents : Yudhiṣṭhira était-il libre ou déjà esclave lorsqu’il l’a mise en jeu ? Où est la loi (dharma) des rois dans cette assemblée14 ?
17Le silence qui lui répond laisse comprendre que le dharma est déjà perdu, ou du moins est-il dans une souffrance extrême. De fait, parler serait énoncer une vérité impensable : Yudhiṣṭhira, fils de Dharma, garant du dharma, a agi contre le dharma ! Cette entorse à la règle du jeu peut cependant apparaître comme une ruse de la part de Yudhiṣṭhira. En acceptant de se mettre en jeu avant son épouse, il s’assurait que celle-ci serait encore libre de sa personne, même après avoir été jouée. Elle obtient ainsi la libération de ses époux. La partie de jeu est même annulée, ce qui permet aux Pāṇḍava de retrouver leur royaume et donc de rétablir pendant un moment l’équilibre, le dharma, du pouvoir royal, et donc de l’univers. La sauvegarde du dharma implique d’aller parfois contre celui-ci, ou du moins d’une part de celui-ci.
18Comme pour le Rāmāyaṇa, l’épisode est essentiel à la mise en marche du récit puisqu’il entraîne l’exil forcé des Pāṇḍava, et plante les graines des actes qui pousseront inévitablement à la guerre. Il révèle également que les actes mauvais renforçant le désordre socio-cosmique ne se réalisent que parce que les bons héros s’y « soumettent », car eux respectent le dharma et se plient au destin. Mais à la différence du Rāmāyaṇa, le Mahābhārata souligne que la sauvegarde du dharma peut passer par la transgression de règles par les champions de l’ordre, les Pāṇḍava15. En ce début du temps de détresse, l’adharma (le non-ordre) s’ouvre des chemins de traverse, qui s’élargiront lors de l’affrontement final, sur le champ de bataille.
Les transgressions envers les héroïnes : le nœud du drame
19La scène du jeu de dés dans le Mahābhārata contient surtout une transgression fondamentale pour le récit, qui a également son pendant dans le Rāmāyaṇa. Dans les deux cas, les protagonistes incarnant les maîtres du désordre tentent de s’emparer de l’épouse du ou des héros, la future reine. Sur les plans humain et cosmogonique, celle-ci est une incarnation de la royauté et de la Terre. Sītā et Draupadī sont toutes deux nées, d’une certaine manière, de la Terre et sont les incarnations de Śrī, déesse de la prospérité, de la fortune royale16. Elles sont les épouses royales par excellence. En les convoitant, Duryodhana et Rāvaṇa tentent donc de renforcer, voire de légitimer, leur usurpation du pouvoir royal et de gagner le statut de roi universel. Visible aux yeux de tous, dénoncée publiquement, la transgression des « mauvais » de l’histoire envers celles qui symbolisent la Terre-royaume17, conduit à une même conséquence : elle signe leur arrêt de mort. Celui-ci est clairement énoncé, devant l’univers entier. Le sort qui leur était fatalement réservé d’un point de vue cosmogonique pour sauver l’ordre du monde est ainsi confirmé au niveau humain du récit.
20Dans le Mahābhārata, l’épouse principale des cinq Pāṇḍava, Draupadī, est ainsi la victime de quatre transgressions. À la fin de la première partie de jeu, elle est menée de force, à demi vêtue, dans la salle d’assemblée au milieu des Kaurava et des Pāṇḍava, alors que, selon la loi, nulle femme n’est autorisée à pénétrer dans cette salle (MBh. II.60). Elle y est traînée par les cheveux, alors que la tête est considérée comme sacrée, la toucher violemment est une grande offense. Draupadī est, de plus, en période menstruelle, ce qui la rend impure et lui interdit donc de se montrer en public. Enfin, considérée comme perdue et donc réduite à l’état d’esclave par les Kaurava, ceux-ci la pressent de se choisir un nouveau mari. Duryodhana n’hésite pas ainsi à montrer ostensiblement sa cuisse gauche à Draupadī, siège habituel de l’épouse auprès de son mari, et ici expression du désir sexuel du Kaurava (MBh. II.63.10-12). Face à ces graves offenses, les Pāṇḍava, et notamment le redoutable Bhīma, fulminent. Se retenant de bondir vers ses adversaires, il annonce la mort de tous les Kaurava sur le champ de bataille, et précise qu’il brisera la cuisse de Duryodhana avec sa massue et posera son pied sur sa tête quand il sera au sol18. Comme dans le Rāmāyaṇa, la parole se veut efficiente et devra se réaliser. Les transgressions scellent donc le sort des ennemis du dharma.
21Si Duryodhana ne peut s’emparer réellement de Draupadī, puisqu’elle ne pouvait finalement pas être mise en jeu par son époux, il accède cependant au pouvoir temporairement en forçant ses cousins à l’exil. Il en est tout autrement dans le Rāmāyaṇa. En effet, c’est pendant la période d’exil dans la forêt que Rāvaṇa, grâce à une ruse, enlève l’épouse de Rāma, la belle et fidèle Sītā. Il transgresse ainsi une loi essentielle : il est interdit de convoiter l’épouse d’autrui et de s’en emparer par la force19. De ce rapt, la nature entière est le témoin : divinités sylvestres, animaux aériens, terrestres et aquatiques s’effraient de cet acte, s’écriant : « L’ordre du monde (dharma) est anéanti, il n’y a plus ni vérité, ni droiture, ni compassion, dès lors que Rāvaṇa enlève Vaidehī, l’épouse de Rāma ! »20 Mais Rāvaṇa est un roi soumis au kāma, au désir, et non au dharma. Sītā ne se prive pas de lui rappeler la faute qu’il commet ainsi, et prédit que son enlèvement le conduira inévitablement à la mort. Prisonnier du désir, Rāvaṇa reste sourd aux récriminations de Sītā, de même qu’aux remarques de quelques-uns de ses conseillers, qui l’incitent à agir selon le dharma, et à rendre Sītā à Rāma afin d’éviter la guerre qui s’annonce. Rāvaṇa, de même que les Kaurava dans le Mahābhārata, ne tiendra pas compte de ces conseils, ni des mauvais présages qui se manifestent à l’annonce de la guerre21. Tous persistent et s’enlisent dans leur faute (doṣa), leur transgression.
Le complexe dharma du guerrier
22Le résultat en est donc la guerre, inévitable. Moment long et fort du récit, la bataille est le lieu où les transgressions initiales portent leurs fruits. Au cours de cet épisode, les deux épopées se distinguent. Dans le Rāmāyaṇa, les combats se déroulent avec moult rebondissements et toujours dans les règles de l’art de la guerre, jusqu’à la mort de Rāvaṇa. Il en est autrement dans le Mahābhārata, où on assiste à de nouvelles manifestations du dharma du temps de détresse. C’est le kṣatradharma, ou loi du guerrier, qui est touché et n’est plus respecté. Les fautes n’en reviennent pas seulement aux Kaurava, mais également aux Pāṇḍava. Les partisans du dharma sont ainsi poussés à jouer avec celui-ci. Le dévoiement des règles et de l’ordre est tel qu’il faut recourir à un dharma plus profond. Dans ce contexte, c’est souvent Kṛṣṇa, l’avatar du dieu Viṣṇu, qui tire les ficelles et incite ses cousins les Pāṇḍava à transgresser les règles du combat afin d’anéantir leurs ennemis pour sauver l’ordre du monde.
23Ainsi, Yudhiṣṭhira, gardien de la parole juste et vraie, est amené à mentir pour permettre la mort d’un de leurs plus terribles ennemis, qui risque de décimer toutes les armées. Son frère Arjuna est également incité par Kṛṣṇa à trancher le bras de Bhūriśvaras, allié des Kaurava, alors que celui-ci allait décapiter un guerrier allié des Pāṇḍava. À ce geste, Bhūriśvaras blâme Arjuna d’être intervenu dans ce duel avec un coup qu’il ne pouvait parer, puisqu’ils ne combattaient pas ensemble. Il a commis une faute, il a manqué au dharma du guerrier. Arjuna lui répond qu’il n’a pas transgressé les règles, puisque dans le combat il faut se protéger soi-même, mais aussi ses alliés. Loi contre loi, la réalité de la transgression est toujours discutée (MBh. VII.118). C’est à nouveau le cas plus loin, lorsque Arjuna combat Karṇa. Alors que celui-ci tente de dégager son char dont une roue est enlisée dans la terre, il rappelle à Arjuna le dharma du guerrier qui préconise notamment de ne pas frapper dans le combat un homme en situation difficile, suppliant ou dont les armes sont brisées, etc.22 À ce discours, c’est Kṛṣṇa qui répond, en énonçant toutes les fautes de Karṇa envers le dharma. Arjuna poursuit donc le combat et l’emporte sur Karṇa. Dans les deux cas, la destinée (daiva) des deux guerriers était de mourir sous les coups des Pāṇḍava ou leurs alliés. Karṇa dénonce d’ailleurs le dharma qui ne le protège plus face au poids du destin. Le rappel de la loi du guerrier, confuse dans son énonciation et contrariée dans son application, apparaît aussi comme un élément de la dramaturgie du champ de bataille.
24La mort de Duryodhana par Bhīma repose également sur une torsion aux règles du combat. Alors que la lutte fait rage entre les deux guerriers, Bhīma, sur un signe de Arjuna, incité par Kṛṣṇa, brise les cuisses de son adversaire avec sa massue et lui écrase la tête de son pied, une fois celui-ci mis à terre (MBh. IX.57.43-44 ; 58.5). Ce coup, porté au-dessous du nombril, est interdit dans les règles du combat et soulève l’indignation des guerriers présents. Mais cette transgression est justifiée par Kṛṣṇa. Le dieu venu sauver la Terre reprend ici la main. D’une part, à la fin de la partie de dés, Bhīma avait fait le serment de briser les cuisses de Duyodhana dans la bataille ; d’autre part, Kṛṣṇa rappelle les nombreux cas où les dieux ont dû tricher pour vaincre les démons. De même les Pāṇḍava ne pouvaient gagner contre les Kaurava qu’en allant contre le dharma. De plus, ils n’ont fait que châtier des hommes aux nombreuses fautes, qui paient ainsi le fruit de leurs actes (MBh. IX.59-60). Kṛṣṇa rappelle également que nous sommes dans le kaliyuga23. En cet âge sombre, tous les recours sont pris pour sauver le dharma, quitte à transgresser des lois humaines pour sauver l’ordre cosmique.
25Les épopées indiennes, à l’image d’autres récits épiques, contiennent ainsi leur lot de transgressions, qu’elles soient le fait des forces du désordre ou des partisans du dharma. Elles interviennent dans un temps bien spécifique, celui d’une crise cosmique et de l’adversité, qui modifie l’usage du dharma des hommes pour mieux le sauver. À la convoitise du pouvoir royal, donc de la Terre dans son ensemble, répond un respect de l’ordre puis, dans certains cas, une transgression de certaines règles, le tout semblant soumis au poids du destin, ou à un impératif cosmogonique. Ces transgressions sont clairement vues et énoncées, tant par les acteurs que par les spectateurs de l’action. Elles font partie de la mécanique du récit, servent pleinement celui-ci, et doivent être perpétrées pour aboutir à la destruction du désordre et permettre le retour de l’harmonie socio-cosmique dans les trois mondes.
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Dhairyabala P. Vora, Evolution of morals in the Epics (Mahābhārata and Rāmāyaṇa), Bombay, Popular Book Depot, 1959.
1 Ces deux récits ont été composés dans les premiers siècles avant et après le début de notre ère. Il existe plusieurs versions en différentes langues indiennes de ces épopées. Nous les étudions ici dans leur forme sans doute la plus ancienne, en langue sanskrite. Le Mahābhārata (abrégé MBh.) compte environ cent mille strophes réparties en dix-huit livres et la tradition fait de Vyāsa son auteur. Le Rāmāyaṇa (abrégé Rām.) attribué à Vālmīki compte environ vingt-quatre mille vers, répartis en sept livres. Les références données sont celles des deux éditions critiques : V.S. Sukthankar [et al.] (éd.), The Mahābhārata : for the first time critically edited, Poona, Bhandarkar Oriental Research Institute, 1927-1966 ; G.H. Bhatt et U.P. Shah (éd.), The Vālmīki-Rāmāyaṇa : critical edition, Baroda, Oriental Institute, 1960-1975.
2 Dans le MBh., Droṇa, qui est un brahmane de haut rang, s’approprie ainsi le savoir des armes, tant humaines que divines, et de la guerre, devenant l’égal d’un kṣatriya ou guerrier. Ce brahmane-guerrier au savoir et à la puissance gigantesques devient le précepteur des jeunes Pāṇḍava et Kaurava. Néanmoins, la transgression, par Droṇa, de l’ordre des classes sociales (varṇadharma) et de leur dharma propre est dénoncée dans les deux groupes sociaux. Le personnage le paiera de sa vie sur le champ de bataille.
3 C’est le cas de Viśvamitra dans le Rām. Guerrier souverain, appartenant donc à la classe des kṣatriya, Viśvamitra reconnaît que des brahmanes peuvent être plus puissants que lui. Il apprend l’art de la guerre et des armes les plus puissantes auprès du dieu Śiva, puis par une ascèse de mille ans obtient des dieux le statut de brahmane. Guerrier-brahmane, il devient, comme Droṇa, le précepteur des deux jeunes héros du récit, Rāma et Lakṣmaṇa, les préparant ainsi à la guerre.
4 Sur cette notion d’āpaddharma, voir, entre autres : Adam Bowles, Dharma, disorder and the political in Ancient India : the Āpaddharmaparvan of the Mahābhārata, Leiden, Boston, Brill, 2007 ; Adam Bowles, « Law during emergencies : āpaddharma », dans Patrick Olivelle and Donald R. Davis Jr. (éd.), Hindu law : a new history of Dharmaśāstra, New Delhi, Oxford University Press, 2018, p. 245-256.
5 La reine Kuntī ne pouvant s’unir à son époux le roi Pāṇḍu en raison d’une malédiction mortelle avait obtenu d’un sage une formule magique lui permettant de convoquer le dieu de son choix et de s’unir à lui. Ainsi naquirent les Pāṇḍava : Dhṛtarāṣṭra de Dharma, Bhīmasena de Vāyu, Arjuna d’Indra, Nakula et Sahadeva des deux Aśvin (voir généalogie en annexe).
6 Voir généalogie en annexe.
7 Rām. II.31.27 [821* l. 8] (= II.34.38 de l’édition de Mudholkara).
8 Traduction extraite de : Madeleine Biardeau et Marie-Claude Porcher (dir.), Le Rāmāyaṇa de Vālmīki, Paris, Gallimard, 1999, p. 197-198. Voir aussi le commentaire de Madeleine Biardeau, p. 1467-1469.
9 Sītā invoque également comme argument la prédiction que lui ont faite des brahmanes, qu’elle devrait séjourner dans la forêt au cours de sa vie (Rām. II.26.6-8).
10 Les dieux se manifestent sous différentes formes dans le récit. Comme les démons qui se sont incarnés en partie dans le corps des Kaurava et leurs alliés à leur naissance, certains dieux ont descendu une part d’eux-même sur terre dans le corps d’êtres humains. C’est le cas du dieu Dharma qui s’est incarné dans Vidura, demi-frère de Dhṛtarāṣṭra et de Pāṇḍu. Parallèlement, Dharma intervient comme père de Yudhiṣṭhira en s’unissant à la reine Kuntī (voir note 5).
11 À ce sujet, voir Emily T. Hudson, Disorienting dharma. Ethics and the aesthetics of suffering in the Mahābhārata, Oxford, Oxford University Press, 2013, p. 85-89. L’ouvrage est à lire aussi pour le rôle des autres acteurs de la scène du jeu de dés, ainsi que pour les fonctions du temps et du destin dans le récit.
12 MBh. II.52.14-16 ; II.53.13.
13 Yudhiṣṭhira est soumis à l’emprise du jeu, l’un des vices qui menacent les hommes selon les traités de lois. Il y a faute aussi de Śakuni, qui demande Draupadī comme enjeu alors qu’il sait que Yudhiṣṭhira ne peut plus jouer. En ce sens, tous les acteurs du jeu apparaissent soumis au destin.
14 MBh. II.62.
15 Cette différence entre le Rām. et le MBh. peut peut-être s’expliquer par le fait que les deux récits se déroulent à deux âges différents du temps cyclique hindou constitué de quatre âges ou yuga. Le Rām. se déroule au cours du deuxième âge (tretayuga), alors que le MBh. se passe à la jonction du troisième (dvāparayuga) et du quatrième âge (kaliyuga). Au cours des âges, le dharma se dégrade, passe de la perfection à la disparition. Selon la formule, il se tient sur quatre pieds au premier âge, trois pieds au deuxième âge, deux pieds au troisième âge et un seul pied au quatrième âge. Le déséquilibre du dharma est donc plus conséquent dans le MBh. et peut impliquer des transgressions plus importantes, même de la part de ses défenseurs. Le mal étant plus grave, le remède peut s’avérer plus violent. La différence de traitement entre le Rām. et le MBh. est encore plus visible à la fin du récit (voir troisième partie de cet article). Néanmoins, les références au cycle des yuga sont rares dans les épopées, le système ne fut donc pas forcément un élément constitutif de la construction des récits.
16 Les deux princesses ont une naissance merveilleuse, hors d’une matrice humaine. Alors que le roi Janaka creuse un sillon rituel dans la terre, une jeune enfant, Sītā, en surgit. Le roi l’adopte comme sa fille. Draupadī, quant à elle, est née au cours du sacrifice réalisé par son père, Drupada, pour obtenir un fils. De l’autel du sacrifice (vedi) naît d’abord un garçon, puis surgit une fille, Draupadī. L’autel lui-même symbolise la Terre, Draupadī apparaît donc comme fille de la Terre.
17 Nous reprenons ici la formule de Madeleine Biardeau, op. cit., p. 1467.
18 MBh. II.63.14 ; II.68.26-29.
19 Rām. III.47.15-20 ; III.48.6-7. Rāvaṇa saisit de plus Sītā par les cheveux et les cuisses, aggravant ainsi le rapt.
20 Rām. III.50.37. Trad. Biardeau et Porcher, op. cit., p. 499.
21 Par exemple, des pluies de sang brûlant se déversent sur la capitale de Rāvaṇa tandis que la ville est envahie par des chacals, des vautours et des démones, et que des naissances effrayantes se produisent (Rām. VI.26.22-30).
22 Voir MBh. VIII.66.62-63, et sur cet épisode en particulier : Ronan Moreau, « Chroniques d’une mort annoncée : les héros et la mort dans le Mahābhārata », dans Romuald Fonkoua et Muriel Ott (dir.), Le héros et la mort dans les traditions épiques, Paris, Karthala, 2018, p. 344-346.
23 MBh. IX.59.21, voir note 15 à ce sujet.
URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/reare/index.php?id=647
Quelques mots à propos de : Ronan Moreau
Ronan Moreau est maître de conférences au Collège de France.