La Transgression dans l'épopée
Actes du VIIIe Congrès international du REARE (Rouen, 2018)

sous la direction de Claudine Le Blanc (maître de conférences HDR en littérature comparée à l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3) et de Hubert Heckmann (maître de conférences en langue et littérature françaises du Moyen Âge à l’Université de Rouen)

Le volume constitue les actes du huitième congrès du Réseau Euro-Africain de Recherches sur les Épopées (REARE), organisé conjointement par Claudine Le Blanc (Sorbonne Nouvelle/CERC) et Hubert Heckmann (Université de Rouen/CEREdI), qui s’est tenu à l'Université de Rouen les 27 et 28 septembre 2018, grâce au concours du laboratoire CEREdI.

Inceste, déguisement, homosexualité et mutation sexuelle : transgression et norme dans la Chanson d’Yde et Olive

Elena Podetti


Texte intégral

1Longtemps un jugement négatif a pesé sur la production épique dite tardive, accusée d’hybridisme et de déchéance d’une prétendue pureté de l’épopée traditionnelle1. À la charnière des xiiie et xive siècles, la Chanson d’Yde et Olive2, troisième continuation de Huon de Bordeaux3, constitue un échantillon représentatif de l’évolution du genre : elle raconte comment Yde, petite fille du héros bordelais, se déguise en garçon pour fuir les avances incestueuses de son père le roi, combat à la guerre et épouse une autre jeune fille avant d’être transformée en homme. Parce qu’elle fait la part belle à la transgression, cette chanson a intéressé notamment les études de genre, qui ont vu en ses héroïnes des devancières de revendications féministes et homosexuelles4. Tout en ayant le mérite d’avoir contribué à découvrir ce texte quelque peu méconnu, une telle herméneutique moderniste présente néanmoins deux inconvénients : d’une part, elle privilégie une perspective sociologique au détriment de la dimension proprement littéraire, d’autre part elle aplatit l’altérité de l’œuvre sur une modernité qui frôle parfois l’anachronisme5. En effet, comme l’affirme Jean-Jacques Vincensini « pour comprendre les œuvres littéraires médiévales, il faut accepter sincèrement leur étrangeté et se garder de les contraindre à la familiarité »6.

2Contribuant à fonder la tradition narrative de la « fille en garçon »7, destinée à une longue postérité littéraire, la Chanson d’Yde et Olive actualise et enrichit des canevas actanciels issus de l’univers intemporel des contes oraux. Si, à travers son intrigue où s’entrecroisent inceste, travestissement, homosexualité et changement de sexe, ce texte semble atteindre le paroxysme de la transgression, l’ordre traditionnel, masculin et patriarcal, apparaît néanmoins rétabli, voire renforcé, dans le dénouement. Une tension entre respect de la norme et infraction des tabous traverse cette épopée tardive, la transgression demeurant une pierre de touche à travers laquelle les personnages (et, avec eux, les lecteurs) sont appelés à se confronter. Un nouveau concept d’héroïsme au féminin est ainsi redéfini, qui contribue à nourrir l’imaginaire épique du Moyen Âge jusqu’à nos jours, tout en interrogeant la hiérarchie sociale par-delà les époques.

Du côté du folklore : fonction narrative de la transgression

La figure du père incestueux, entre Peau d’Âne et La fille aux mains coupées

3Il n’aurait pas été étonnant de débuter cette chanson de geste par la formule traditionnelle des contes oraux, Il était une fois. Si la forme et le style d’Yde et Olive sont bel et bien épiques – des laisses de décasyllabes assonancés scandent un récit où l’on retrouve les principaux motifs narratifs et rhétoriques de l’épopée8 – le canevas sous-jacent relève de la tradition littéraire folklorique qu’il convient d’explorer pour comprendre la fonction de la transgression en tant qu’embrayeur et ressort narratif9.

4Après être resté veuf et sans héritiers mâles, le roi Florent demande en mariage sa propre fille. Comme dans les contes oraux, tout commence par une situation de manque10 que le roi cherche à combler en défiant l’un des tabous fondateurs de la société humaine : l’inceste11. Dans la littérature populaire, le motif de la menace d’inceste entre père et fille, classé comme T 411.1 Lecherous father dans le Motif-Index of Folk-Literature de Stith Thompson12, est attesté aussi bien en Europe que dans le folklore africain et indien. De plus, la figure du père incestueux constitue l’embrayeur de deux contes-type également très répandus, l’ATU 510 B, Peau d’Âne, et l’ATU 706, La fille aux mains coupées13. Dans les deux cas, après la mort de la reine-mère, le roi s’éprend de sa propre fille ; cette dernière s’enfuit après s’être cachée sous une peau d’âne ou bien est condamnée à l’exil après avoir subi ou s’être infligé une mutilation. Si un seul manuscrit nous a transmis Yde et Olive14, l’histoire qu’elle relate renoue, du moins à ses débuts, avec les contes populaires dont elle reprend l’ouverture scabreuse. Cependant, comme l’a remarqué Hélène Bernier dans son étude sur le conte ATU 706, si, dans ses versions écrites, l’inceste est presque une constante, il se fait plus rare dans les réalisations orales15. Bien que dans une moindre mesure, une tendance semblable concerne également l’ATU 510 B, du moins dans ses versions francophones et germaniques16. À la lisière entre oralité et écriture, culture savante et culture populaire, cette première séquence serait donc un « pur produit de la littérature médiévale »17. En effet, le fantasme de l’inceste hante de larges pans de la production épique, romanesque et hagiographique de cette période : de la Chanson de Roland au Conte du Graal, de La Manekine à la Mort le roi Arthur, du Lai des deux amants à la Vie de saint Grégoire, l’inceste en littérature constitue un véritable leitmotiv au Moyen Âge18. C’est justement en cette période, autour de 1240, que remonte une des premières versions écrites du conte-type 706, le roman de La Manekine de Philippe de Remi, qui occupe une place prépondérante au sein de la tradition narrative de la fille sans mains19. Or, si l’ouverture sacrilège de notre chanson de geste s’inscrit dans le socle d’une tradition narrative établie, la suite du récit s’en démarque considérablement.

Éloignement, déguisement et renversement des rôles

5Dans Yde et Olive, la protagoniste rompt avec la tradition contemporaine des jeunes filles persécutées et se distingue par une détermination qui fait d’elle une véritable héroïne épique plutôt qu’une victime du sort. Son projet de fuite déguisée est le fruit d’une résolution intérieure qu’elle met habilement en pratique lors d’une conjoncture favorable20 :

Atant es vous Desiier de Pavie,
En la ville entre a grant cevalerie ;
Encontre va Florens et sa maisnie.
Et la pucelle est fors du baing salie,
Dras d’omme vest, de riens ne s’i detrie,
En guize d’omme s’est bien aparillie ;
Vient a l’estable, au destrier est lancie,
Puis est montee, que ne s’atarga mie.
Par nului n’est veüe ne coisie ;
Fors d’Arragonne en va, Dix li aïe !
v. 6520-6529

6En coïncidant avec un changement de nom aussi, de la forme féminine d’Yde à celle, masculine, d’Ydé, le déguisement cautionne la fin de l’enfance (Jovenete est de .XV. ans tous entiers, v. 6482) et marque le début d’une période de quête qui amènera la travestie à l’appropriation d’une nouvelle identité. Mais si, dans Peau d’Âne et La fille aux mains coupées, les personnages, camouflés ou mutilés, doivent endurer une situation d’abaissement jusqu’à l’heureuse rencontre avec un prince, dans Yde et Olive au contraire c’est le fait de se rendre méconnaissable qui permet à la protagoniste d’accomplir des exploits généralement interdits aux femmes. Cette chanson rationalise le motif de la peau d’âne et le transforme même en un vecteur d’émancipation car, sous son accoutrement masculin, Yde s’illustre dans des activités traditionnellement masculines : elle brave une bande de brigands, remporte la victoire sur l’armée espagnole et délivre la ville de Rome. Bien qu’elle n’ait aucune notion de l’art de la guerre (Ains mais sor home a nul jour ne hurta / Petit sot d’armes, arriere retourna, v. 6622-6623), elle est poussée par une sorte d’instinct guerrier que le port du masque lui transmet à la manière d’une seconde peau.

L’acmé de la transgression : le mariage homosexuel

7Comme celui de l’inceste père-fille, le motif du déguisement intersexuel est également répandu dans la littérature folklorique où il constitue le pivot d’au moins quatre contes-type : AT 425 K, Search in man’s clothing21, AT 884 A The forgotten fiancée, AT 884 B The girl as soldier22 et ATU 514, The shift of sex. En brouillant les apparences, le déguisement déclenche la rupture d’un autre tabou, celui de l’homosexualité, car il provoque le désir d’une autre femme. Mais si, dans l’univers des contes populaires, cette dernière est généralement connotée d’une manière négative – se plaignant d’avoir été éconduite, elle calomnie le jeune « chevalier » – dans le texte épique, Olive représente le guerredon pour Yde dans la mesure où elle a délivré Rome et Othon veut récompenser son « paladin » en lui offrant la main de sa fille. Même lorsqu’Yde lui avoue la vérité sur son identité, Olive décide de garder avec elle le secret :

Olive l’ot, s’en fu espöentee ;
Ydain a mout doucement confortee,
Et si li jure, par la Virge honoree,
Ja nel dira au roi Oton, son pere,
« Le mien seignour qui a vous m’a donnee ;
Mais or soiés toute rasseüree,
Puis que vous estes pour loiauté gardee,
Ensamble o vous prendrai ma destinee. »
v. 7178-7185

8Cette complicité entre les deux femmes est d’autant plus étonnante si on la compare à un autre texte épique qui réélabore le même schéma narratif, sans le motif de l’inceste. Dans Tristan de Nanteuil23, chanson de geste appartenant au cycle de Doon de Mayence et de peu postérieure à Yde et Olive, Blanchandine a également été contrainte de se déguiser en homme et doit épouser une autre femme, Clarinde. Mais cette dernière, agacée par le refus de son « mari » à consommer le mariage et alertée par un messager du frère de Blanchandine qui reconnaît la travestie, convoque cette dernière à un bain public sous peine de mort :

« Blanchandin, dist la dame, entendés ma pensee.
Venés vous en baigner en ma salle pavee,
[…]
Se je puis esploiter ains que soit l’avespree,
Je saveray commant vous estes figuree,
Ne se vous estes homs ne danzelle loee.
Mais se vous estes femme que vous aie trouvee,
Vous serés, par Mahon, dedens ung feu gettee. »
v. 15686-15698

9Dans Yde et Olive au contraire, c’est le roi Othon, père d’Olive, qui, informé par un espion, convoque son « gendre » à un bain :

.I. baing fait faire en la sale pavee,
Dedens entra, puis a Yde mandee.
Et elle i vint, li rois l’a commandee :
« Despoulliés vous sans point de demoree !
Venés o moi baignier, ensi m’agree. »
v. 7204-7208

10Comme dans une sorte de gradation ascendante, après la menace d’inceste et le renversement des rôles que le masque provoque, l’entente toute féminine qui se noue entre les protagonistes de la troisième Suite bordelaise constitue l’acmé de la transgression. Mais le but du mariage étant avant tout de permettre la procréation24, seul le miracle final du changement sexuel d’Yde permettra au couple « normalisé » d’engendrer un héritier mâle, Croissant, protagoniste de la chanson éponyme qui s’enchaîne sans solution de continuité. La Chanson d’Yde et Olive est donc paradoxale en ce sens que, tout en mettant en scène des figures féminines assurément non conventionnelles, elle s’efforce néanmoins d’en atténuer le potentiel subversif.

Mise en cause du dénouement

Le miracle final entre merveilleux exotique, réminiscences antiques et dénouement hagiographique

11Classée D11 dans le Motif-Index25, le motif de la métamorphose sexuelle est également attesté dans la tradition narrative folklorique, notamment orientale26. Il ne devait toutefois guère surprendre un public occidental familier des Métamorphoses d’Ovide, qui relatent notamment l’histoire de deux jeunes filles, Iphis et Caenis, changées en hommes27. Dans Yde et Olive, ce motif exotique aux réminiscences antiques est enduit d’une coloration chrétienne : dans le moment le plus pathétique de l’action, la métamorphose d’Yde est le signe évident et tangible que Dieu, ayant par tout poissance et pöesté (v. 7235), récompense la vertu morale de ses fidèles : Honme l’a fait Diex par ses dignités (v. 8018)28. Si extravagant et transgressif qu’il puisse paraître dans un texte épique, le changement sexuel que subit la protagoniste répond au goût pour le merveilleux chrétien que les chansons de gestes témoignent dès leurs origines29.

12Cette épiphanie finale se charge également d’une valeur exemplaire qui rappelle le dénouement de certains récits hagiographiques. Selon une version de la légende de Wilgeforte30, dont le culte s’est développé au cours du xive siècle, le visage de la sainte se serait miraculeusement recouvert d’une barbe masculine qui l’aurait protégée des avances incestueuses de son père31. Un autre récit hagiographique répandu en Cappadoce raconte la métamorphose d’Onuphre32 qui, après une vie passée dans le péché, aurait obtenu de Dieu d’être transformée en homme33. Le fait qu’une transformation sexuelle soit racontée dans un texte épique illustre la porosité de l’épopée dans la mesure où elle puise dans le même réservoir de motifs narratifs folkloriques que les Vies des saints.

La transgression : de l’héroïsme à la sainteté

13Si l’armure de soldat que la protagoniste revêt l’investit d’une valeur épique, elle lui confère aussi une auréole de sainteté. Dans l’hagiographie en effet, la figure de la femme déguisée en homme est très répandue: en prenant à la lettre les exhortations pauliniennes de « revêtir l’homme nouveau » (Eph 4, 24) et de « revêtir le Christ » (Gal III, 26-28)34, une cohorte de saintes byzantines, plus ou moins légendaires, change d’habit pour fuir un mariage non voulu, entrer dans un monastère, ou bien se retirer dans le désert35. De plus, Yde refuse le mariage avec son père de même que la sainte irlandaise Dymphe36 et l’italienne Hugoline37. Aux v. 6321-6324, le narrateur dit que tous les nobles du pays qui demandent la main de la ravissante jeune fille sont éconduits :

Pour sa biauté toute gent s’esjoïssent.
Au pere l’ont rouvee duc et prince,
Et conte et roi volentiers le presissent,
N’en n’i vient nul quë on ne l’escondisse.
Requize l’ont de dela Rommenie.
Li rois respont marïer n’en voel mie,
Ains l’avera pour lui a compaignie ;
Ne voel de li encor eslongier mie ;
C’est ses deduis, n’autre amor il ne prise.
v. 6321-6329

14Cependant, il ne fait aucune allusion à une possible frustration de la part de la princesse, comme si elle avait déjà un époux, mystique, en Jésus Christ, car Du tout s’estoit a Diu servir donnee (v. 6398). En outre, lorsqu’elle se présente auprès du roi Othon, Yde met en avant sa piété : – Que sés tu faire ? ce dist li rois Otés, / – Sire, fait ele, chou c’on set commander : / Premiers sai bien Jesucrist aourer (v. 6843-6845). En peu de temps, Yde montre une conduite exemplaire, De bien servir est tous jours apensee / Tant a ouvré, et soir et matinee, / Que ses services toutes les gens agree (6870-6872), qui l’amène à pardonner le péché exécrable de son père : En l’ounour Diu mainte aumosne donnee / Quant loisir a, s’est au moustier alee ; / Sovent prioit pour roi Floire son pere (v. 6877-6879).

15Héroïsme et sainteté participent, tous les deux, d’une forme de transgression qui se manifeste aussi sur le plan physique, comme en témoignent les légendes de Wilgeforte, la sainte barbue, et d’Onuphre, la sainte transgenre. D’une manière similaire, dans le portrait d’Yde, les traits d’une beauté féminine conventionnelle, caviax blons, nés traitich, sourcix enarciés, bouce vermelle (v. 6471-6477), se mêlent à une apparence masculine dans la mesure où, au v. 6483, le narrateur précise : N’ot mamelete c’on aperchoive riens. Cette remarque n’est pas anodine si l’on considère que, dans la séquence très stéréotypée de la descriptio puellae, les seins sont toujours évoqués38. Puis, lorsqu’Yde arrive à la cour d’Othon, ce dernier la voit grant et membru et formé (v. 6807). Sur la voie de la béatitude céleste et de l’héroïsme épique, la différenciation des sexes semble donc être dépassée et sublimée, tout comme dans le mythe antique de l’androgyne, symbole de perfection « de l’unité-totalité »39 par-delà le clivage sexuel.

Métamorphose comme accomplissement : consolidation de la hiérarchie ou « ascenseur social » ?

16Le miracle de la métamorphose cependant, annulant toute ambiguïté, achève le parcours de mutation sexuelle commencée par le déguisement et rétablit ainsi la traditionnelle (et rassurante) séparation des sexes. Ainsi la métamorphose finale représente-elle l’accomplissement d’un processus de masculinisation commencé par le déguisement. Une fois camouflée, Yde ne s’interroge jamais sur l’éventualité de délaisser son masque ; même face à la perspective d’épouser Olive, bien qu’elle en soit effrayée, elle décide d’accepter ne voulant renoncer aux privilèges qu’elle a obtenus : Puis que j’ai Rome et l’onour conquesté / J’espouserai la fille au couronné / Si face Dieu de moi sa volenté (v. 7089-7091). La reconnaissance publique et l’estime de la société sont des prérogatives masculines dont la protagoniste peut bénéficier grâce à un masque qui deviendra pour ainsi dire sa seconde peau. Dans Yde et Olive et Tristan de Nanteuil, ainsi que dans les légendes hagiographiques que nous avons citées, ce sont toujours des femmes qui se transforment en hommes ou acquièrent des attributs masculins. De plus, la transformation d’Yde en mari d’une princesse et en père du futur héritier s’accorde à la logique du cycle dont notre texte fait partie : pour que la geste continue, il faut pourvoir le couple d’une descendance. Plus qu’une figure subversive, Yde-Ydé se révèle finalement un personnage pleinement épique, protégé par Dieu et chargé d’accroître la noble lignée de son grand père Huon de Bordeaux. Si toutefois, en changeant d’habit, Yde transgresse une coutume sociale40 ainsi qu’un interdit ecclésiastique (Dt 22, 5)41, la métamorphose finale est moins une sanction qu’une récompense.

17La Chanson d’Yde et Olive fait donc partie d’une mosaïque de textes brouillant la traditionnelle répartition des sexes et des rôles, sans pour autant que l’on puisse parler de subversion, car, si les femmes se déguisent en homme, ces derniers ne sont pas pour autant détrônés, et les aventures, si extraordinaires soient-elles, se terminent toujours par un retour à l’ordre établi, masculin et patriarcal.

La transgression à l’épreuve des mécanismes du pouvoir : royauté, héritage et lignage

La faute du père : le tabou d’inceste

18En dépit de sa datation tardive, cette chanson de geste nourrit une réflexion profonde sur des thématiques éminemment épiques : la royauté, la continuité du pouvoir et la question lignagère. Tout commence par le fourvoiement du roi Florent, aveuglé par une souffrance intarissable et troublé par des apparences trompeuses :

Mix ressamblés vostre mere au vis fier
Que riens qui fust onques desous le ciel ;
Pour son samblant ai jou vo cors plus cier,
Si vous prendrai a per et a moullier.
v. 6492-6495

19Contrairement aux contes folkloriques, où c’est la reine souffrante qui impose au roi de n’épouser en secondes noces qu’une femme qui lui ressemblera (c’est le motif dit de la « promesse contraignante »), ici toute la responsabilité incombe au roi. Aux yeux de ce dernier il ne s’agit pas pour autant d’une proposition blâmable dans la mesure où, après en avoir discuté avec ses barons, le roi demande à sa fille de s’unir « légitimement » à lui en mariage. Du point de vue du souverain, le tabou d’inceste peut être détourné pour le bien du royaume qui nécessite un héritier mâle. Mais Yde n’est en aucun cas disposée à accepter cette demande et, en se rebellant contre l’autorité paternelle, elle devient la véritable héroïne du texte, fait rare dans un monde épique traditionnellement considéré comme masculin42.

20Dans Yde et Olive, la figure du souverain apparaît donc isolée dans son obstination sacrilège qui suscite la plus grande réprobation :

Dix, pour coi a li rois tele pensee 
Dont tante dame iert encor esplouree,
Et tante terre et destruite et gastee !
Tante jovente en iert deshyretee,
Tante pucelle orphenine clamee !
Li rois ara pour li sa ciere iree.
v. 6379-6384

21Toute la cour met en garde le souverain contre le risque de la damnation éternelle : Qu’est ce que tu dis, leres ? / Doit dont ta fille estre a toi marïee ? / A ceste loi que Dix nous a donnee, / Dedens infer sera t’ame dampnee ! (v. 6361-6364). Les barons se réunissent en deux assemblées pour tâcher de convaincre Florent à délaisser son projet : plus qu’un simple motif liminaire, dans Yde et Olive la menace de l’inceste entre père et fille occupe en tout quatre laisses entières, c’est à dire 195 vers43 : pour un texte de 1062 vers (si l’on omet Croissant et la partie de « raccord » d’Yde et Olive II)44, il s’agit d’une proportion élevée, signe de l’importance que l’auteur épique accorde à ce sujet scabreux.

Le mariage, sous toutes ses formes

22L’insistance avec laquelle la Chanson d’Yde et Olive traite ce thème aussi scandaleux qu’universel, révèle un questionnement sous-jacent sur l’institution du mariage. Pendant tout le haut Moyen Âge jusqu’au xiiie siècle au moins, l’Église ne cesse de légiférer sur les unions matrimoniales. En s’appuyant sur les préceptes bibliques du Lévitique45, elle visait au contrôle des alliances aristocratiques dont dépendaient les équilibres territoriaux dans la mesure où l’argument de la consanguinité pouvait être allégué pour empêcher ou annuler le mariage. En 1059, pendant le Concile de Rome, le pape Alexandre II établit l’interdit de mariage en deçà du septième degré de parenté ; cependant, comme le montre Georges Duby, si la haute aristocratie avait respecté à la lettre cette interdiction, elle serait toujours tombée dans les pièges des interdits canoniques46. En 1215, avec le IVe Concile de Latran, le pape Innocent III réduit cet interdit du septième au quatrième degré de parenté. Dans notre texte, on trouve une allusion à cette nouvelle prescription puisque, lorsque le roi Florent annonce à ses barons qu’il veut épouser sa fille, ceux-ci s’écrient : Tu ne le pués avoir dusques en quart ! (v. 6450). Il s’agit sans doute d’un écho du retentissement que cette nouvelle disposition ecclésiastique avait dû avoir à l’époque.

23Or, à l’aspiration endogamique du roi Florent correspond, d’une manière opposée, la tendance exogamique du roi de Rome qui concède la main de sa fille au brave « chevalier », inconnu quelques temps auparavant et qui, en réalité, n’a jamais été adoubé47. À travers la représentation des trois paires antithétiques – deux binômes de pères et filles, Florent-Yde et Othon-Olive, et le couple Yde-Olive – le thème du mariage est exploré sous toutes ses formes. Mais, encore une fois, la responsabilité revient aux souverains dans la mesure où ce sont leurs choix imprudents, voire inconsidérés, qui provoquent un mariage homosexuel et célébré sur l’autel d’une église consacrée. Il s’agit certainement de la scène-pivot de tout le récit, que la seule enluminure relative à cette œuvre a immortalisée dans le luxueux manuscrit turinois.

24Les aventures de cette foisonnante chanson de geste font de la transgression le ressort de l’intrigue, puisqu’elles commencent et s’enchaînent toujours par le détournement d’un interdit. Comme dans une sorte de parcours initiatique, à chaque tournant de son existence, la protagoniste d’Yde et Olive est confrontée à un tabou qu’elle respecte, qu’elle brave, ou qu’elle redoute. Les choix qu’elle fait pour y faire face nous permettent de réfléchir à l’univers éthique de la narration ainsi qu’aux aspirations et aux tensions de la société qui s’y reflètent. Sous une apparence enjouée, on décèle notamment une interrogation pressante sur l’institution du mariage responsable des mécanismes de conservation du pouvoir. Bien que les protagonistes de cette geste finalement « conservatrice » soient deux jeunes filles tout à fait remarquables, ce sont leurs pères qui apparaissent comme les responsables, malgré eux, de leur étonnant destin. Mais si ces derniers font preuve d’un manque de discernement patent, Yde et Olive se distinguent par leur sagacité et adresse. La première notamment est la véritable héroïne du texte, dont la rébellion initiale la conduira dans la suite du récit à sonder les limites d’autres interdits, vestimentaires et sexuels. Pourtant, sous la plume de son auteur anonyme, cette « hors la loi » qu’est Yde n’est jamais montrée comme un modèle négatif. Au contraire, c’est en défiant les tabous qu’elle fait preuve de qualités jusqu’alors méconnues, tant et si bien que Dieu lui-même viendra la sauver au moment le plus périlleux.

25La notion d’interdit se révèle ainsi plus souple que ce que l’on pourrait penser : elle relève des exigences narratives et sociales plus que d’impératifs moraux. En faisant d’une femme déguisée la protagoniste de l’intrigue, la Chanson d’Yde et Olive contribue à nourrir l’imaginaire épique du Moyen Âge, tout en questionnant les frontières entre je individuel et je social, rôles établis et genres, dont l’équilibre précaire ne cesse de nous interroger.

Notes

1 Voir par exemple les jugements cinglants de Léon Gautier, Les épopées françaises : études sur les origines et l’histoire de la littérature nationale, Paris, V. Palmé - H. Welter, 1878-1897, 5 t., vol. 2, p. 407, et de Martin de Riquer, Les chansons de geste françaises, Paris, Nizet, 1968 [1957], p. 288.

2 On dispose de quatre éditions du texte, mais la première seulement a été publiée : Max Schweigel, Esclarmonde, Clarisse et Florent, Yde et Olive : drei Fortsetzungen der Chanson von Huon de Bordeaux, nach der einzigen Turiner Handschrift zum Erstenmal veröffentlicht, Marburg, Elwert’sche Verlagsbuchhandlung, « Ausgaben und Abhandlungen aus dem Gebiete der Romanischen Philologie, LXXXIII », 1889. Les trois autres éditions inédites sont : Barbara A. Brewka, Esclarmonde, Clarisse et Florent, Yde et Olive I, Croissant, Yde et Olive II, Huon et les Geants : sequels to Huon de Bordeaux, as contained in Turin Ms. L. II. 14 : an edition, Vanderbilt University, 1977, 2 vol., 747 p. (dactyl.) ; Attilio Motta, Dalla Chanson d’Yde et Olive alla Reina d'Oriente di Pucci : i testi, Dottorato di ricerca in filologia romanza XII ciclo, Università degli Studi di Firenze, Dipartimento di Studi sul Medioevo e il Rinascimento, 31 dicembre 2000, 1 vol., 323 p. (dactyl.) ; Mounawar Abbouchi, Yde et Olive : edition and translation of the text in ms. Turin L. II. 14, Master of Arts, University of Georgia, August 2015, 1 vol., 190 p. (dactyl.).

3 L’édition la plus récente est celle de William W. Kibler et François Suard, Huon de Bordeaux : chanson de geste du XIIIe siècle, publiée d’après le manuscrit de Paris BNF fr. 22555 (P), Paris, Champion, « Champion Classiques. Moyen Âge », 2003.

4 Pour un aperçu, ici en ordre chronologique, voir Michèle Perret, « Travesties et transsexuelles: Yde, Silence, Grisandole, Blanchandine », dans Romance Notes, 25, no 3, 1985, p. 328-340 ; Jacqueline De Weever, « The lady, the knight and the lover: androginy and integration in La chanson d’Yde et Olive », dans The Romanic Review, 82, 1991, p. 371-391 ; Valerie R. Hotchkiss, Clothes Make the Man : Female Cross Dressing in Medieval Europe, New York, Garland, « The New Middle Ages », 1996 ; Diane Watt, « Behaving like a Man ? Incest, Lesbian Desire, and Gender Play in Yde et Olive and Its Adaptations », dans Comparative Literature, 50, 1998, p. 265-285 ; Marguerite C. Walter, « Cross-gender transformation and the female body in La chanson d’Yde et Olive », dans Mediaevalia, 22/2, 1999, p. 307-322 ; Sarah J. Dietzman, “En guize d’omme” : Female Cross Dressing and Gender Reversal in Four Medieval French Textes, Ph. D. University of Virginia, 2005, 317 p. (dactyl.) ; Sahar Amer, Crossing Borders : Love between Women in Medieval French and Arabic Literatures, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, « The Middle Ages Series », 2008 ; Anita Sobczyk, L’érotisme des adolescents dans la littérature française du Moyen âge, Louvain, Peeters, « Synthema », 2008 ; William Robins, « Three Tales of Female Same-Sex Marriage : Ovid’s Iphis and Ianthe, the Old French Yde et Olive, and Antonio Pucci’s Reina d’Oriente », dans Exemplaria, 21/1, 2009, p. 43-62 ; Robert Clark, « A heroine’s sexual itinerary : incest, transvestism, and same-sex marriage in Yde et Olive », dans Karen Taylor (dir.), Gender transgressions : crossing the normative barrier in Old French literature, New York, Londres, Routledge, 2016, p. 89-105 [New York, Garland, 1998].

5 Pour les concepts d’altérité et modernité dans la littérature médiévale, voir notamment Hans Robert Jauss, Alterità e modernità della letteratura medievale, Turin, Bollati Boringhieri, 1989 [Alterität und Modernität der mittelalterlichen Literatur. Gesammelte Aufsätze 1956-1976, Munich, W. Fink, 1977].

6 Pensée mythique et narrations médiévales, Paris, Champion, « Nouvelle Bibliothèque du Moyen Âge », 1996, p. 400.

7 Nous empruntons cette définition à l’ouvrage de Catherine Velay-Vallantin, La fille en garçon, Carcassonne, Garae-Hésiode, 1992.

8 Voir Jean-Pierre Martin, Les motifs dans la chanson de geste : définition et utilisation (discours de l’épopée médiévale 1), Paris, Champion, « Essais sur le Moyen Âge », 2017.

9 Sur le concept de fonction cf. Vladimir Propp, Morphologie du conte, suivi de Les transformations du conte merveilleux et d’une postface d’Evguéni Mélétinski, « L’étude structurale et typologique des contes », p. 201-254, Paris, Éditions du Seuil, « Points. Essais », 2015 [1965], p. 29-34.

10 Ibid., p. 45-47.

11 Bien que les prescriptions qui règlent cet interdit puissent, elles, changer selon les sociétés et les époques, voir Claude Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, Paris, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, 2017 [1949].

12 Stith Thompson, Motif-Index of Folk-Literature. A Classification of Narrative Elements in Folktales, Ballads, Myths, Fables, Mediaeval Romances, Exempla, Fabliaux, Jest-books and Local Legends, Bloomington, Indiana University Press, 6 vol., 1960 [Copenhagen, 1955-1958].

13 Nous reprenons ici la dénomination de Paul Delarue et Marie-Louise Tenèze, Le conte populaire français. Catalogue raisonné des versions de France et des pays de langue française d’outre-mer : Canada, Louisiane, îlots français des États-Unis, Antilles françaises, Haïti, Ile Maurice, La Réunion, Paris, Maisonneuve et Larose, 2002 [reprod. en fac-sim. de l’éd. en 4 vol. 1976-1985], p. 256, 618. Dans Antti Aarne et Stith Thompson, The Types of the Folktale : a classification and bibliography, Helsinki, Academia Scientiarum Fennica, « FF Communications », 1961, p. 177, 240, il s’agit, respectivement, de The Dress of Gold, of Silver and of Stars (Cap o’ Rushes) et The Maiden Without Hands. Récemment, ce classement a été repris par Hans-Jörg Uther, The Types of International Folktales : a classification and bibliography based on the system of Antti Aarne and Stith Thompson, Helsinki, Suomalainen Tiedeakatemia, « FF Communications », 2004, 3 vol. Selon l’usage répandu dans le domaine des études folkloriques, nous ferons allusion à ces contes en utilisant le sigle ATU (Aarne, Thompson, Uther), suivi par le numéro correspondant. Signalons enfin que le motif du père incestueux apparaît aussi dans un sous-ensemble de l’ATU 706, le 706 C, Lecherous Father as Queen’s Persecutor, dont la dynamique narrative est quelque peu différente des récits que nous étudions.

14 Il s’agit du ms. L. II. 14 de la Bibliothèque Nationale et Universitaire de Turin. Sur ce ms., voir notamment Gabriele Giannini, « Poser les fondements : lieu, date et contexte (essai sur le recueil L.II.14 de Turin) », dans Études françaises, 48/3, 2012, p. 11-31, et Simonetta Castronovo, La biblioteca dei Conti di Savoia e la pittura in area savoiarda : 1285-1343, Turin, Allemandi, 2002.

15 Hélène Bernier, La Fille aux mains coupées: conte-type 706, Québec, les Presses de l’Université Laval, 1971, p. 26, 99 : sur 83 versions franco-canadiennes du conte, trois seulement réactualisent le thème initial de l’inceste. Cf. aussi Claude Roussel, Conter de geste au XIVe siècle. Inspiration folklorique et écriture épique dans La Belle Hélène de Constantinople, Genève, Droz, « Publications Romanes et Françaises », 1998, p. 142 ; Catherine Velay-Vallantin, L’histoire des contes, Paris, Fayard, 1992, p. 98.

16 Des 39 versions francophones recueillies pas Paul Delarue et Marie-Louise Tenèze 17 ne présentent pas le motif du père incestueux ; de même, dans les multiples versions de Toutes-fourrures (Allerleirauh) et de la Princesse Peau-de-souris (Prinzessin Mäusehaut), rapportées par les frères Grimm et classées par l’éditeur moderne comme ATU 510 B, l’inceste n’y est pas une constante, cf. Jakob Grimm et Wilhelm Grimm, Contes pour les enfants et la maison, Natacha Rimasson-Fertin (trad.), Paris, Éditions Corti, 2017, respectivement p. 384-391 et p. 984-985 (même si le second conte nous semble plutôt correspondre à l’ATU 923, Aimé comme le sel, où un roi demande à ses trois filles laquelle l’aime le plus et chasse celle qui avait avoué l’aimer comme le sel).

17 Alexander Haggerty Krappe, The Science of Folk-Lore, London, 1930, p. 17, cit. par Anna Birgitta Rooth, The Cinderella cycle, Lund, Gleerup, 1951, p. 118.

18 Voir notamment Elizabeth Archibald, Incest and the medieval imagination, Oxford, Clarendon Press, 2001 ; Otto Rank, The incest theme in literature and legend : fundamentals of a psychology of literary creation, Gregory C. Richter (trad.), Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1992 [1974] ; Bernard Meslier et Mireille Meslier, Le thème de l’inceste dans la littérature du Moyen-Âge, Thèse de 3e cycle sous la dir. de Joël Grisward, Littérature française, Université François Rabelais, Tours, 1981, 1 vol., 362 p. (dactyl.).

19 Cf. Claude Roussel, Conter de geste au XIVe siècle, op. cit., p. 80.

20 Les citations sont tirées de Max Schweigel, Esclarmonde, Clarisse et Florent, Yde et Olive, éd. citée. S’agissant d’une édition semi-diplomatique et afin d’en rendre plus aisée la lecture, nous nous permettons de développer les abréviations et d’ajouter la ponctuation selon l’usage moderne. Nous sommes en train de préparer une nouvelle édition critique du texte dans le cadre de notre thèse de doctorat.

21 Ce type n’est présent que dans A. Aarne, S. Thompson, The Types of the Folktale, op. cit., p. 144 ; en revanche, H.-J. Uther le considère comme une sous-catégorie du 884, cf. The Types of International Folktales, op. cit., vol. 1, p. 254, 508. P. Delarue et M.-L. Tenèze, Le conte populaire français, op. cit., p. 72-109, n’analysent pas non plus cette variante.

22 Ces deux sous-types A et B sont regroupés par H.-J. Uther dans un même type 884 The Forsaken Fiancée : Service as Menial, cf. The Types of International Folktales, op. cit., vol. 1, p. 508.

23 Nous citons d’après l’édition de Keith V. Sinclair, Tristan de Nanteuil : chanson de geste inédite, Assen, Pays-Bas, Van Gorcum, 1971.

24 Didier Lett, Hommes et femmes au Moyen Âge. Histoire du genre xiie-xve siècle, Paris, Armand Colin, « Cursus – Histoire », 2013, p. 180 et Id., Famille et parenté dans l’Occident médiéval. v-xv siècle, Paris, Hachette, 2000, p. 181-182.

25 Stith Thompson, Motif-Index of Folk-Literature, op. cit.

26 Parmi les sources possibles de l’épisode de transformation dans Yde et Olive et Tristan de Nanteuil, il y aurait justement un conte en vieux gujarati (une variété de l’Inde nord-occidentale) transmis par le Panchâkhyânavârttika qui relate l’histoire d’une jeune fille déguisée, contrainte au mariage avec une autre fille et finalement transformée en homme lors d’un bain public. Un des premiers critiques qui a soutenu cette thèse orientaliste est Alexander Haggerty Krappe, « Tristan de Nanteuil », dans Romania, t. 61, n° 241, 1935, p. 55-71. On peut lire le résumé en français du conte indien dans l’ouvrage de Caroline Cazanave, D’Esclarmonde à Croissant : Huon de Bordeaux, l’épique médiéval et l’esprit de suite, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2008, p. 273-274.

27 Respectivement dans les livres IX (v. 666-797) et XII (v. 189-209) ; l’édition de référence est celle de Ovide, Les Métamorphoses, Georges Lafaye (éd.), Paris, les Belles Lettres, 1994 [1928].

28 Comme le rappelle plus tard Olive à un abbé, dans la partie « de raccord » Yde et Olive II. Sur l’agencement des différents volets du cycle, cf. C. Cazanave, D’Esclarmonde à Croissant, op. cit., p. 37.

29 Hans Robert Jauss, Alterità e modernità della letteratura medievale, op. cit., p. 210-211.

30 AA. SS., Jul. V, p. 50-70 ; BS XII, p. 1094-1099. Nous utilisons les abréviations en vigueur dans les études hagiographiques, respectivement Acta Sanctorum, Anvers-Bruxelles, 1643-1925, et Bibliotheca Sanctorum, Rome, Città Nuova, 1970-2013. Cette sainte légendaire est connue aussi sous d’autres appellations : Livrade, Liberata ou Débarras dans le monde méditerranéen, et Kümmernis ou Uncumber dans les pays germaniques, cf. Frédérique Villemur, « Saintes et travesties du Moyen Âge », dans Clio, no 10, 1999, p. 1-23, p. 10-12. Sur les origines du culte de cette sainte androgyne, voir ibid., p. 11-12 ; Hippolyte Delehaye, Les légendes hagiographiques, Bruxelles, P. Peeters, Société des Bollandistes, 1955 [1927], p. 135 ; René Aigrain, L’hagiographie : ses sources, ses méthodes, son histoire, Bruxelles, Société des Bollandistes, 2000 [reprod. éd. Paris, Bloud et Gay, 1953], p. 288 ; Alexander Haggerty Krappe, « The Bearded Venus », dans Folklore, 56, no 4, 1945, p. 325-335, p. 334-335.

31 Selon François Delpech, « Pilosités héroïques et femmes travesties: archéologie d’un stratagème », dans Bulletin Hispanique, vol. 100, no 1, 1998, p. 131-164, p. 142, le motif de la pilosité faciale repoussant des ennemis serait aussi à rapprocher à des figurations frontales effrayantes qui, le plus souvent sous la forme de masques ou de visages barbus, ont connu dans toute l’aire indo-européenne des applications talismaniques. De plus, cette image de sainte barbue n’est pas sans rappeler les nombreuses déesses velues de l’Antiquité, comme l’Aphrodite chypriote et la Venus Barbata, de probable origine moyen-orientale, cf. ibid., p. 144 et Alexander Haggerty Krappe, « The Bearded Venus », art. cité, p. 326, 332.

32 AA. SS., Jun. II, p. 519-533.

33 Cette version de la vie de sainte Onuphre est citée par Caroline Cazanave, D’Esclarmonde à Croissant, op. cit., p. 132.

34 Frédérique Villemur, « Saintes et travesties du Moyen Âge », art. cité, p. 4.

35 Comme Thècle, Pélagie et Marine, pour ne citer que les plus connues. Mais pour un aperçu exhaustif, voir John Anson, « The Female Transvestite in Early Monasticism : the Origin and Development of a Motif », dans Viator : Medieval and Renaissance Studies, n° 5, 1974, p. 1-32, et Evelyne Patlagean, « L’histoire de la femme déguisée en moine et l’évolution de la sainteté féminine à Byzance », dans Studi Medievali, n° 17, 1976, p. 597-623.

36 AA. SS., Mai III, p. 477-497 ; BHL 2353 ; BS IV, p. 618-622 (BHL est le sigle adopté pour Bibliotheca Hagiographica Latina antiquae et mediae aetatis, Bruxelles, Société des Bollandistes, 1898-1986). Cette légende hagiographique aurait été mise par écrit entre 1238 et 1247, par le chanoine du chapitre de Saint-Aubert à Cambrai. Pour la tradition manuscrite de la Vie de cette sainte, cf. Alain Dubreucq, « Le mariage dans la Vie de sainte Dymphe », dans Michel Rouches (dir.), Mariage et sexualité au Moyen Age. Accord ou crise? Colloque international de Conques, Paris, Presses Universitaires de Paris-Sorbonne, 2000, p. 53-68, p. 53-54, n. 3.

37 AA. SS, Aug II, p. 395-398 ; BS, XII, p. 782-783. L’état des sources concernant cette sainte ayant vécue au xiiie siècle est très lacunaire : la première biographie du xive siècle a été très tôt perdue et, à présent, on ne peut que s’appuyer sur une documentation tardive, du xviie siècle. Les Bollandistes rapportent une brève version de l’histoire d’Hugoline, selon une source différente et postérieure à celle que suit Ludovic de Verceil dans sa Vie de 1632 (mais les données principales de l’histoire de la sainte, à savoir la tentative d’inceste et la fuite déguisée, demeurent inchangées). Ludovic affirme avoir tiré son récit directement de la première biographie de la sainte : il s’agirait alors d’une des sources les plus anciennes. Ainsi, c’est sur cette dernière que Davide Alzetta s’est appuyé pour sa thèse, Scritture agiografiche ed eremitismo irregolare laico in Italia centro-settentrionale (secoli xiii-xiv), XVIII ciclo del dottorato di ricerca in Forme della comunicazione del sapere storico dal Medioevo alla contemporaneità, Università degli Studi di Trieste, 2007, 166 p. (dactyl.), p. 40-50, que nous suivons. Pour un résumé de cette Vie, cf. aussi Anna Benvenuti Papi, « In castro poenitentiae » : santità e società femminile nell’Italia medievale, Rome, Herder, 1990, p. 328-329 ; Aldo Ponso, Duemila anni di santità in Piemonte e Valle d’Aosta. I Santi, i Beati, i Venerabili, i Servi di Dio, le Personalità distinte. Guida completa dalle origini ai nostri giorni, Turin, Effatà Editrice, 2001, p. 221 ; Carlo Dionisotti, Notizie biografiche dei Vercellesi illustri, Bielle, 1862, p. 14.

38 Alice M. Colby, The Portrait in twelfth-century French literature, an exemple of the stylistic originality of Chretien de Troyes, Genève, Droz, « Histoire des idées et critique littéraire », 1965, p. 59.

39 Mircea Éliade, Méphistophélès et l’androgyne, Paris, Gallimard, 1972 [1931], p. 133.

40 Jacques Le Goff, La civilisation de l’Occident médiéval, Paris, Arthaud, 1984 [1964], p. 400.

41 Bien que l’Église tolère, parfois, des exceptions, cf. John Anson, « The Female Transvestite in Early Monasticism », art. cité, p. 3.

42 Bien que la critique tende à présent à nuancer cette affirmation, voir Sarah Kay, « La représentation de la féminité dans les chansons de geste », dans Charlemagne in the North. Proceedings of the Twelfth International Conference of the Société Rencesvals, Edinburgh, 4th to 11th August 1991, Société Rencesvals British Branch, Londres, Grant and Cutler, 1993, p. 223-240 ; Id., The chansons de geste in the age of romance : political fictions, Oxford, Clarendon Press, 1995, en particulier p. 4-5, 29 ; Beate Langenbruch, « La chanson de geste à ses débuts : un univers masculin ou non ? », Epic Connections / Rencontres épiques. Proceedings of the Nineteenth International Conference of the Société Rencesvals, Oxford, 13-17 August 2012, Société Rencesvals British Branch, Édinbourg, 2015, 2 t., vol. 2, p. 381-402.

43 De la l. 204, v. 6313 à la l. 207, v. 6508.

44 Pour la répartition des continuations de Huon de Bordeaux qui s’enchaînent sans solution de continuité, cf. Caroline Cazanave, D’Esclarmonde à Croissant, op. cit., p. 37-38.

45 Lv 18, 6-18 et 20, 10-21.

46 Georges Duby, Le chevalier, la femme et le prêtre, Paris, Hachette Littératures, 2010 [1981], p. 77.

47 Nous empruntons ces adjectifs d’endogamique et exogamique à Martin Aurell, « Stratégies matrimoniales de l’aristocratie », Michel Rouches (dir.), Mariage et sexualité au Moyen Age, op. cit., p. 185-202, p. 188.

Pour citer ce document

Elena Podetti, « Inceste, déguisement, homosexualité et mutation sexuelle : transgression et norme dans la Chanson d’Yde et Olive », dans La Transgression dans l'épopée : Actes du VIIIe Congrès international du REARE (Rouen, 2018), sous la direction de Claudine Le Blanc et Hubert Heckmann, Publications numériques du REARE, 10 juin 2024 Licence Creative Commons

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/reare/index.php?id=659

Quelques mots à propos de :  Elena Podetti

Elena Podetti est docteur de l’Université de Strasbourg, chargée de cours à l’Université Paris Cité (Diderot) et membre du Groupe de recherche sur l’épique à l’Université de la Sorbonne. Elle a édité La chanson d'Yde et Olive et de Croissant dans la collection « Classiques français du Moyen Âge » chez Honoré Champion en 2024.