La Transgression dans l'épopée
Actes du VIIIe Congrès international du REARE (Rouen, 2018)

sous la direction de Claudine Le Blanc (maître de conférences HDR en littérature comparée à l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3) et de Hubert Heckmann (maître de conférences en langue et littérature françaises du Moyen Âge à l’Université de Rouen)

Le volume constitue les actes du huitième congrès du Réseau Euro-Africain de Recherches sur les Épopées (REARE), organisé conjointement par Claudine Le Blanc (Sorbonne Nouvelle/CERC) et Hubert Heckmann (Université de Rouen/CEREdI), qui s’est tenu à l'Université de Rouen les 27 et 28 septembre 2018, grâce au concours du laboratoire CEREdI.

Introduction

Claudine Le Blanc et Hubert Heckmann


Texte intégral

1[Note des éditeurs1]

2Sans être à proprement parler un trait constitutif du genre à l’échelle universelle, le motif de la transgression est cependant largement présent dans les récits épiques de la plupart des cultures. L’épopée n’a certes pas le monopole de ce motif, tout aussi fréquent dans d’autres genres, notamment le mythe et le conte où les comportements transgressifs fonctionnent souvent comme un ressort essentiel de la progression de l’intrigue. Toutefois, dans la mesure où chaque genre a son économie narrative propre servant des fins spécifiques, les actes transgressifs, même s’ils s’habillent souvent des mêmes modalités thématiques, peuvent avoir des fonctions assez différentes.

3Dans les mythes, la transgression prend généralement deux formes principales : ou bien elle est involontaire (Œdipe) et elle est la marque de l’absence de maîtrise de la condition humaine sur son destin, ou bien elle est volontaire et tournée vers la transcendance, signant ainsi l’acte primordial d’un héros fondateur qui, par son geste transgressif, devient initiateur de civilisation (Prométhée).

4Dans les contes, les transgressions interviennent le plus souvent pour être sanctionnées afin de conforter en définitive, dans une moralité explicite ou implicite, les valeurs de la morale sociale ; même si certains contes, il est vrai, mettent parfois en scène des héros-transgresseurs qui ne se verront pas punis mais, dans ce cas, il s’agit en général d’avatars dégradés de mythes.

5Pour ce qui est de l’épopée, la transgression est au cœur même des récits originaires qui ont contribué à l’identification et à la dénomination du genre : le mot épopée vient du grec ancien ἐποποιία (de ἔπος « paroles d’un chant » et ποιέω «créer ») et c’est par ce terme ἐποποιία qu’on désignait les récits homériques. Or, ces modèles constitutifs du genre présentent des récits dont le ressort principal est fondé sur une ou des transgressions : dans L’Iliade, dès le chant 1, Agamemnon offense Apollon en outrageant Chrysès à qui il refuse de rendre sa fille Chryséis contre une généreuse rançon. C’est ce comportement transgressif (l’offense à un dieu par l’intermédiaire de son prêtre) qui, par une cascade d’événements qui en découlent, conduira finalement Achille, vexé lorsque Agamemnon lui dérobe Briséis, à se retirer provisoirement du combat, retrait qui justifie en grande partie toute l’intrigue du poème. De même les infortunes d’Ulysse dans L’Odyssée apparaissent en partie comme les conséquences de ruptures d’interdits de la part de ses compagnons (ouverture de l’outre d’Éole, massacre des bœufs du Soleil…).

6Ces modèles fondateurs et références continues en la matière ont certes eu des précurseurs qui ont été a posteriori intégrés au genre contribuant à l’élargissement du concept de l’épique, lorsqu’ils ont été découverts au xixe siècle : par exemple les récits mésopotamiens tels que Gilgamesh dont les spécialistes, sur des critères linguistiques, font remonter la création à au moins deux millénaires avant J.-C. Or, dans chacun de ces récits, finalement rattachés à l’épique par des traces sensibles d’historicisation du mythe qu’ils relatent, on retrouve une transgression fondamentale fonctionnant comme déclencheur des épisodes qui vont s’enchaîner par la suite pour former la charpente de l’intrigue : l’affront du roi Gilgamesh et de son compagnon Enkidu à l’encontre de la déesse Ishtar, le meurtre du Dieu Apsû par son descendant Ea qui bâtit sa demeure sur la dépouille du défunt.

7Dans la culture européenne, après le modèle antique, c’est l’époque médiévale, âge d’or de l’épopée, qui apparaît comme la référence du genre.  Pour se limiter aux chansons de geste françaises, diverses formes de transgressions apparaissent dans ce volumineux corpus eu égard au système de valeurs en cours à l’époque qui dictait implicitement des normes de comportement dans l’univers chevaleresque :

  • transgression de la règle de soumission et d’alliance du vassal à son seigneur par des comportements rebelles (Garin de Montglane, Girard de Vienne, Jehan de Lanson…), transgression qui, dans certains cas n’est que la conséquence de la violation préalable d’une autre règle d’honneur de la part du suzerain qui au lieu de garantir justice et protection à son vassal comme c’est son devoir, lui fait préjudice en le spoliant ou en déshonorant par exemple sa fille (Anséis de Carthage) ;

  • transgression de la règle de loyauté par des trahisons ou des machinations diverses (Hernaut d’Orléans, dans le Couronnement de Louis ; Ganelon dans la Chanson de Roland…) ;

  • transgression du tabou interdisant à un chrétien d’aimer une Sarrasine et réciproquement (Les Enfances Guillaume, Prise d’Orange, Hernaut de Beaulande, Huon de Bordeaux…).

8Les investigations des comparatistes au xxe et xxie siècles en diverses zones de civilisation (Scandinavie, Inde, Japon, Sibérie, Mongolie, Tibet, Afrique, etc.) ont mis au jour un peu partout dans le monde un corpus reconnu comme épique par une analogie plus ou moins étroite au modèle originel dont les récits sont également riches en transgressions de toutes sortes. Citons par exemple, dans le domaine africain, le refus de Silâmaka de porter des vêtements d’homme libre si son esclave Poullori n’en porte pas lui aussi ou, dans Soundjata, le sort du griot du héros, livré à Soumaoro.

9Il n’est pas question ici de les énumérer toutes dans leurs modalités thématiques respectives, mais plutôt de repérer quelques grands ordres récurrents, définis par leur nature.

10Dans la mesure où l’épopée est essentiellement un genre agonistique, la nature des transgressions qu’on y rencontre est intrinsèquement liée au défi et à la provocation d’une force adverse ; elles sont par conséquent conscientes et volontaires, ce qui est loin d’être toujours le cas pour le conte et le mythe. Ainsi peut-on distinguer par exemple :

  • la transgression d’une règle portant sur la relation à la transcendance (le destin, une divinité…) manifestée par le refus volontaire de faire cas des signes envoyés par cette transcendance (notamment le résultat de pratiques divinatoires) ou encore par une attitude consciemment offensante à l’égard d’une divinité à qui sont normalement dus respect et dévotion (Anne Lagière étudie les transgressions sacrilèges de Tydée et Capanée dans la Thébaïde de Stace) ;

  • la transgression d’une règle réputée naturelle (loi du plus fort, du plus grand nombre) manifestée par le refus de s’y soumettre contre toute raison, ou par une intervention surnaturelle comme dans la Chanson d’Yde et Olive étudiée par Elena Podetti, où le miracle de la métamorphose sexuelle, si extravagant et transgressif qu’il paraisse, permet à Dieu de récompenser la vertu de l’héroïne.

  • la transgression d’une règle sociale admise dans le système de valeurs de la culture qui a produit le récit épique : respect des ancêtres,respect des tabous (notamment sexuels) entre individus ou communautés, loyauté avec ses pairs etc. (Jean-Désiré Élébiyo’o Mvé étudie dans cette perspective les personnages féminins transgressifs du Mvett et du Mwendo d’Afrique centrale, qui bafouent l’autorité des hommes, et Blandine Koletou Manouere décrit les différentes formes de la transgression qui constituent le paradigme de la conquête du pouvoir dans les récits épiques de fondation du royaume bamoum et du pays seereer).

11La liste, donnée à titre d’exemple, n’est pas close. Pour comprendre plus avant le rôle de ce motif dans l’épopée, les contributeurs ont corrélé ces modalités de nature avec les motivations de la transgression : recherche de gloire (individuelle ou de la lignée), peur de déchoir en souillant son honneur (personnel ou celui du groupe auquel on appartient), recherche de vengeance, transgression d’un ordre social pour obéir à la loi d’un ordre plus grand (désobéir à la loi des hommes pour obéir à loi de Dieu, etc.). François Dingremont dresse ainsi une typologie des transgressions dans l’épopée grecque antique.

12Ces deux premiers facteurs sont à leur tour à mettre en rapport avec la place qu’occupent les différents auteurs de ces transgressions dans le système actantiel : héros positif, adversaire, allié (ou supposé tel), etc. C’est en grande partie de cette conjugaison entre ces trois facteurs qu’émerge l’esquisse d’une typologie fonctionnelle spécifique de la transgression dans le genre épique.

13Certaines contributions sont des études de cas de transgression dans une œuvre donnée qui en dégagent la portée dans l’économie narrative : Bochra Charnay analyse ainsi la geste hilalienne, Souleymane Yoro l’épopée de Soundjata, Abdoulaye Keïta l’épopée peule de Ham-Bodêlio, et Modou Fatah Thiam le conte épique sur Modou Macina ; d’autres adoptent un point de vue plus comparatiste en étudiant un même ordre de transgression accompli par un ou plusieurs types d’actants dans plusieurs œuvres, provenant soit d’une même culture définie par une localisation dans le temps et dans l’espace (Amadou Oury Diallo éclaire le rôle de la transgression comme ressort narratif dans les épopées peules du Foûta-Djalon et du Foûta Tôro ; Cheikh Amadou Kabir Mbaye compare l’utilisation du motif de la transgression dans deux épopées wolof : celle du Kajoor et celle de Cheikh Ahmadou Bamba ; Ronan Moreau étudie le rapport au dharma dans les deux grandes épopées de l’Inde que sont le Mahābhārata et le Rāmāyaṇa ; Pascale Mougeolle analyse le rôle de l’exposition de la tête du guerrier dans l’épopée grecque et latine, chez Homère, Lucain et Stace, ainsi que sur un haut-relief de la Grèce antique ; Isabelle Weill constate la permanence d’une conception médiévale de la transgression épique dans une serie anglaise de B. Cornwell) soit de cultures différentes (Jean Derive étudie dans cette perspective les transgressions dans La Prise de Dionkoloni, épopée bambara de Ségou, comparées à celles de Silâmaka et Poullôri, récit épique peul relevant du même cycle). Des tentatives d’écrire de l’épopée au xxe siècle sont présentées par Marie-Françoise Lemonnier-Delpy comme la transgression d’un genre littéraire et par Christina Bielinski Ramalho comme la transgression du mythe.

14D’autres enfin suivent une orientation plus sociologique. Dans la mesure où l’exécution de  l’épopée est ou a été essentiellement orale et donc en prise directe avec un auditoire, plusieurs contributeurs s’interrogent aussi sur l’effet immédiat que les transgressions dont fait état sa déclamation peuvent avoir sur l’auditoire en termes sociopolitiques dans la situation contemporaine à l’énonciation : invitation à la résistance face à un ordre établi (Danielle Buschinger montre que les adaptations allemandes de chansons de geste font des héros rebelle des modèles de résistance à la tyrannie ; Cheikh Sakho étudie le rapport du héros peul à la culture arabo-islamique, marqué par la transgression), ou proposition de nouvelles solutions dans le cadre de nouvelles valeurs (François Dingremont montre comment le potentiel de perturbation de la transgression sert dans l’épopée homérique à imaginer de nouvelles normes ; Marguerite Mouton étudie dans l’œuvre de J.R.R. Tolkien des transgressions qui, dans la perspective de la théorie de Florence Goyet sur le « travail épique », permettent une conversion du regard pour faire surgir la nouveauté sous les apparences de l’ancien). Les transgressions ont été étudiées par rapport aux théories sur la fonction sociale du genre épique. Ce type d’interrogation est particulièrement pertinent en Afrique (mais pas seulement), dans la mesure où l’épopée y a toujours une fonction socioculturelle très prégnante, en prise avec la vie sociale et politique, comme le montrent Christiane Seydou dans son étude de la transgression dans les épopées peules du Mali ou Marie-Rose Abomo-Maurin au sujet du Mvet ékang, paradoxalement fondé sur la transgression. Dans de tels contextes, la notion de transgression, investie d’une double valeur sémantique et pragmatique, prend une dimension extratextuelle : moteur de la dynamique du récit, elle peut aussi devenir le moteur de l’effet à produire sur le public.

15La combinaison de ces différentes approches a permis aux participants du Congrès d’appréhender, dans une perspective résolument comparative et interculturelle, un régime spécifique du motif de la transgression tel qu’il fonctionne dans le genre épique.

Notes

1 Claudine Le Blanc et Hubert Heckmann tiennent à remercier pour leur aide précieuse dans la relecture des textes Elara Bertho, Caroline Cazanave et Jean-Pierre Martin.

Pour citer ce document

Claudine Le Blanc et Hubert Heckmann, « Introduction », dans La Transgression dans l'épopée : Actes du VIIIe Congrès international du REARE (Rouen, 2018), sous la direction de Claudine Le Blanc et Hubert Heckmann, Publications numériques du REARE, 10 juin 2024 Licence Creative Commons

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/reare/index.php?id=533