La Transgression dans l'épopée
Actes du VIIIe Congrès international du REARE (Rouen, 2018)

sous la direction de Claudine Le Blanc (maître de conférences HDR en littérature comparée à l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3) et de Hubert Heckmann (maître de conférences en langue et littérature françaises du Moyen Âge à l’Université de Rouen)

Le volume constitue les actes du huitième congrès du Réseau Euro-Africain de Recherches sur les Épopées (REARE), organisé conjointement par Claudine Le Blanc (Sorbonne Nouvelle/CERC) et Hubert Heckmann (Université de Rouen/CEREdI), qui s’est tenu à l'Université de Rouen les 27 et 28 septembre 2018, grâce au concours du laboratoire CEREdI.

L’agir transgressif du personnage féminin dans le Mvett et le Mwendo d’Afrique centrale

Jean-Désiré Élébiyo’o Mvé


Résumés

Le Mvett et le Mwendo sont deux récits épiques d’Afrique centrale. Le Mvett est produit par les Fang, tandis que le Mwendo est produit par les Nyanga. Dans ces deux épopées, le personnage féminin, à l’instar de certains protagonistes masculins, arrive aussi à poser des actes transgressifs soit pour protester contre une règle sociale arbitraire soit pour faire tout simplement plaisir à quelqu’un, notamment à un homme. En tous les cas, ces actes transgressifs témoignent autant de leur charisme que de leur volonté de puissance, dans un univers épique souvent en ébullition.

Mvett and Mwendo are two epic stories from Central Africa. Mvett is produced by the Fang, Mwendo is produced by the Nyanga. In these two epic stories, women,like some male protagonists, also succed in committing transgressive acts either to protest against an arbitray social law or to please the chosen one of their hearts. In any case, these transgressive acts testify as much to their charisma as to their will to power in an epic universes often in turmoil.

Texte intégral

1Les épopées d’Afrique noire1, qui ont commencé à être connues en Europe vers la première moitié du xxe siècle, ont inspiré de nombreux écrivains de la littérature africaine contemporaine2, mais cette poésie épique existe certainement depuis l’époque médiévale. Sans doute l’intensification des collectes des textes oraux, notamment par de nombreux missionnaires occidentaux dans plusieurs pays du continent, a-t-elle permis aux chercheurs de mieux connaître ce patrimoine littéraire oral négro-africain. Il est donc possible aujourd’hui d’intégrer, grâce aux différentes modélisations suggérées par de nombreux théoriciens de l’épique3, plusieurs récits épiques africains dans le modèle épique général, en dépit de quelques spécificités esthétiques que certains contiennent. C’est dans cette perspective que nous analyserons l’agir transgressif du personnage féminin dans le Mvett et le Mwendo, deux épopées mythico-historiques4 bantoues d’Afrique Centrale. Le Mvett est produit par les Fang5, tandis que le Mwendo est produit par les Nyanga6. Nous nous intéresserons aux différents actes transgressifs posés par les protagonistes féminins dans ces deux fictions épiques négro-africaines. Pour ce faire, nous nous appuierons essentiellement sur les versions françaises de ces deux épopées. Nous constatons que les personnages épiques féminins, à l’instar des protagonistes masculins, savent aussi prendre des risques en adoptant des comportements transgressifs qui vont à l’encontre des pratiques culturelles de leurs peuples. Ne perdons pas de vue que

La critique a souvent défini la fonction culturelle du genre épique comme une fonction de légitimation : celles des valeurs d’une société auxquelles l’histoire – revisitée par la légende et par une lecture très idéologique du passé – aurait prétendument donné raison, ce qui conférerait du coup à ces valeurs un fondement absolu.7

2Le fait de ne pas se conformer à la vision du monde de leurs univers anthropologiques condamne en quelque sorte ces femmes. Ainsi serait-il intéressant de voir comment s’articule la fiction transgressive au travers de leurs itinéraires diégétiques.

Les comportements transgressifs féminins qui bafouent l’autorité des hommes

Dans les sociétés phallocratiques, la plupart des règles traditionnelles sont faites par les hommes et souvent à leur avantage. Les femmes de leur côté, bien que possédant un pouvoir discrétionnaire, sont obligées de les respecter, d’autant qu’elles font partie de la vision du monde de leurs peuples. Cela se justifie aussi bien dans le Mvett que dans le Mwendo. Mais il se trouve que certains personnages féminins charismatiques, parfois, ne se conforment pas à cette vision du monde. De telles attitudes irritent, offensent et peuvent même ridiculiser certains hommes. C’est le cas d’Assangone Obiang qui pratique officieusement la polyandrie dans son village natal à Maane Menie. Sa beauté angélique ainsi que son charisme lui permettent d’être l’amante de plusieurs hommes qui vont vivre dans son village afin de se mettre à sa disposition :

Assangone Obiang est belle. […] elle a le don d’infliger des frissons délirants à ceux qui l’approchent pour les prédisposer à mieux l’aimer, vous comprendrez pourquoi Maane Menie est devenu un grand village qui a plus d’hommes que de femmes.
En effet, très peu de ses amoureux songent à retourner chez eux. Ses courtisans finissent par s’installer dans le village, oublient leurs familles, n’ont plus dans la tête qu’une idée : boire assidûment Assangone Obiang des yeux pendant les quelques brefs, trop brefs instants journaliers que sa générosité accorde à chacun d’eux8.

En réalité, tous ces hommes n’ont plus d’autorité et de dignité devant leur amante qui les manipule à sa guise du fait de son charme envoûtant. Ce trait de beauté arrive à leur faire oublier leurs propres villages. Un tel comportement transgressif voire subversif déstabilise la société parce que beaucoup d’hommes désertent leurs foyers conjugaux pour aller s’installer à Maane Menie. Peut-être faut-il rappeler que la polyandrie est proscrite dans la culture bantoue. Les peuples bantous pratiquent plutôt officiellement la monogamie et la polygynie. La résidence du couple est virilocale. Or, cette Mortelle d’Okuing semble également transgresser cette règle sociale en y instituant l’utéro-localité. Ces hommes n’ont pas le choix.

Intéressante est aussi, dans le Mwendo, l’attitude qu’adoptent les matrones après la naissance du héros épique éponyme. Elles adoptent un comportement transgressif à l’égard du roi en refusant de lui annoncer le sexe de son fils. Ce silence protestataire constitue un véritable refus d’obtempérer qui prend la dimension d’un crime de lèse-majesté. C’est quasiment un double affront qu’elles prennent le risque de faire non seulement à leur roi, mais également à leurs maris qui sont ses conseillers. Leur détermination se lit au travers de leur sang froid. Elles ne sont nullement inquiétées par leur acte transgressif :

Quand sa grossesse commença à être mordante, de vieilles
Accoucheuses, épouses des conseillers, se rendirent auprès
D’elle. Elles arrivèrent là alors que la préférée ressentait déjà les
Douleurs de l’accouchement. De là où l’enfant logeait dans la matrice […]
Là où les conseillers se trouvaient avec She-Mwendo, ils
Demandèrent : « quel enfant est né là-bas » dans la maison, les
Vieilles accoucheuses gardaient le silence, sans répondre9.

Ce double refus d’obtempérer qu’opèrent les vieilles matrones ridiculise et décrédibilise le roi et ses conseillers. En fait, le roi avait interdit à ses sept femmes de lui faire un enfant mâle de peur de précipiter la chute de son règne. Il ne veut que les filles parce qu’elles ne représentent aucun danger pour son trône. Le silence des vieilles accoucheuses constitue donc un acte transgressif protestataire contre cet interdit absurde. Il témoigne de leur indignation face à de telles injustices. En tous les cas, elles supportent mal le fait que leur roi cherche, à tout prix, à s’accrocher au pouvoir au point même de sacrifier ses potentiels héritiers que sont les enfants mâles que ses sept femmes pourraient mettre au monde. Si ses six femmes ne transgressent nullement l’interdit qu’il leur donne en ne donnant naissance qu’à des filles, c’est parce que le sort a bien voulu les épargner tout simplement. Mais la favorite n’a pas eu cette chance dans la mesure où c’est elle qui transgresse cet interdit en donnant naissance à Mwendo. Le roi She-Mwendo semble regretter une telle interdiction arbitraire, à la fin des hostilités contre son fils :

Vous tous, chefs qui êtes ici, je ne dénie pas
Tout le mal que j’ai fait à ma progéniture, mon fils. Il est vrai que
Devant l’ensemble des conseillers et des nobles, j’ai imposé une
Interdiction à mes femmes, annonçant que je tuerai celle de
Mes femmes qui donneraient naissance à un fils […]
Parmi toutes mes femmes, six n’ont mis au monde que des filles
Et c’est ma préférée qui a mis au monde un garçon10.

Il s’ensuit que la propre sœur du roi adopte également un comportement transgressif au travers du soutien moral et matériel qu’elle apporte à son neveu Mwendo tout au long du conflit qui l’oppose à son père. Une telle prise de position stratégique en faveur du prince héritier consiste, pour sa tante paternelle Iyangora, à protester officiellement contre les lois stupides et arbitraires que son grand frère prend à l’endroit de ses femmes et de ses héritiers. Elle bafoue ainsi l’autorité du roi en s’alliant à Mwendo. D’autant que dans la culture bantoue, un enfant n’a jamais raison devant son père ou son ainé lorsqu’ils sont en conflit. Or Iyangora prend le risque de donner raison à Mwendo en légitimant la contre-offensive qu’il lance contre son père. La princesse Iyagora est déçue par la fuite en avant du roi She-Mwendo. Loin d’être impartiale dans ce conflit, elle a décidé de s’allier non pas à son grand frère, mais plutôt au prince héritier. Car elle ne partage nullement la même conception du pouvoir que le roi. Elle sait que son neveu symbolise l’avenir du royaume. Elle s’oppose donc aux intérêts égoïstes du roi. D’ailleurs elle joue un rôle capital dans le dispositif militaire de Mwendo dans la mesure où c’est elle qui lui donne souvent des conseils. Elle lui demande par exemple de donner à manger à ses combattants avant des les envoyer au front ;

Iyangora, la tante paternelle de Mwendo, lui dit : « ô mon père
Mwendo, qu’allons-nous donc manger ? Regarde combien
Nombreux sont tes oncles maternels et moi aussi, Iyangora ; j’ai
Une quantité de gens et toi, Mwendo, des batteurs de tambours et
Des chanteurs t’accompagneront ; que mangera tout ce monde11 ?

En devenant l’adjuvant de son neveu et l’opposante du roi, Iyangora pose, au travers d’un tel engagement aux côtés du prince héritier, un acte transgressif de haute portée qui participe de la chute du roi voire de la prospérité de Tobondo. Dans Olendé aussi, Agnassa adopte un comportement transgressif en refusant de livrer son hôte à Obielakulu leur chef de famille. Ce refus d’obtempérer prouve à suffisance que cette héroïne fantôme méprise ses parents durant tout le séjour de Suumbu dans leur village, en dépit des menaces qu’elle subit de la part de ses frères. Les propos incendiaires voire discriminatoires ci-dessous de leur chef de famille en sont une parfaite illustration :

Agnassa ! Agnassa ! Ne sommes-nous plus parents aujourd’hui ? Pourquoi ne me réponds-tu pas ? Agnassa, ne casse pas la parenté pour un étranger. Ainsi hurlait Obiélakuulu-qui-ne désarmait pas.
– Nous avons aussi nos amantes, mais ce sont des filles et des femmes de notre race. […] c’étaient des pauvres mots qui faisaient mal à Suumbu. Il demanda à Agnassa de répondre. Mais […] celle-ci refusa net. Dehors, ébranlé par tant de mépris à son égard, lui l’aîné et le craint, Obiélakuulu se fâcha et se fâcha. […] Imbécile qui pense vaincre les frères fantômes12.

Ce discours injurieux du chef des Fantômes témoigne du climat d’animosité qui règne désormais entre eux du fait de la présence de Suumbu dans leur espace vital. Agnassa manifeste son mépris par son comportement transgressif qui consiste à protéger son ami Suumbu pendant que ses frères lui insistent pour le manger. Parmi tous les amants humains qu’Agnassa a déjà livrés à ses parents, Suumbu constitue une exception, d’autant qu’il ne subit pas le même traitement que ses prédécesseurs massacrés

Des actes transgressifs féminins pour faire plaisir à certains hommes.

3Quelques femmes, dans les deux fictions épiques que nous analysons, savent se monter sympathiques et aimables à l’égard de certains hommes. Dans le Mvett, par exemple, Oyane Medza accepte d’être enlevée nuitamment par son fiancé Elone Kam non seulement pour lui faire plaisir, mais également pour lui permettre de contourner les épreuves qu’un gendre doit traverser durant le versement de la dot dans le village de sa fiancé. L’Immortelle affiche un comportement transgressif indigne en ce qu’un tel rapt ne bénéficie nullement à ses parents, mais plutôt à son fiancé dont la bravoure est mise exergue au travers de cette épreuve glorifiante. La fille du richissime d’Engong soulage ainsi son hôte en lui permettant de contourner les pesanteurs sociales qui conditionnent une telle alliance matrimoniale dans la société fang. Du coup, elle le met en position de force par rapport à ses propres parents. C’est pourquoi sa famille appréhende son acte transgressif comme une trahison à en croire les propos ci-dessous du chef des armées d’Engong :

Je ne sais pas crier, Oyane Medza, mais que signifie cette fugue en compagnie d’un inconnu en pleine nuit ? Qui t’a appris à agir comme une petite écervelée ? As-tu oublié que tu appartiens à la famille la plus respectable du monde ? Parle ! Et vite ! Ou je vous envoie tous les deux là d’où l’on ne revient pas !
Reconnaissant Beko Ondo, l’irréductible fils d’Ondo Mba, un frisson d’angoisse s’empara d’Oyane Medza, un voile noir passa dans ses yeux, […] elle allait s’écrouler si Elone Kam Afé ne l’avait prise dans ses bras. […] C’est la conséquence d’un enlèvement13.

4Toutes ces remontrances amplifiées par une série de menaces rendent comptent du degré de déception et de colère qui anime les parents d’Oyane Medza. Plus qu’un abus de confiance, c’est un véritable acte de déshonneur. En réussissant ce coup de force, le Mortel renverse les termes de l’échange matrimonial à son profit. Son rapt constitue un acte héroïque de grande envergure. Intéressant est aussi, dans le Mwendo, le comportement transgressif qu’adopte Kahendo, la fille de Moesa à l’égard du héros épique son hôte. Car, même si l’hospitalité reste une vertu dans la culture négro-africaine, nous pensons qu’elle en fait un peu trop. Elle se permet de révéler les secrets de son père à Mwendo. Il se trouve que ces secrets constituent le bouclier de sécurisation de leur royaume. En les divulguant sans état d’âme à son hôte, juste pour lui faire plaisir certainement, elle met le royaume en danger. Cet acte transgressif est un acte de haute trahison. Son double jeu va permettre à Mwendo de triompher de son père Moesa :

Elle lui dit à nouveau : « d’abord, arrête-toi un moment chez
Moi. Là-bas, le village de Moesa, jamais personne ne l’a franchi
Kahendo dit à Mwendo : « Maintenant que tu t’en vas chez
Moesa, une fois arrivé là-bas au lieu de réunion, si tu vois un
Homme très fort et aussi grand, lové dans les cendres du
Foyer, c’est lui, Moesa. S’il te salue, s’il te dit : « longue vie
Père », toi aussi tu répondras : » oui, mon père »14.

5Le comportement transgressif qu’adopte Bissé dans Le Mvett II nous intéresse également en ce qu’elle use d’un stratagème afin de tromper son mari avec un Immortel d’Engong de passage dans leur village. Aucun villageois n’ose la soupçonner de se comporter de la sorte, y compris sa victime tant elle avait bien préparé son coup :

Bissé est heureuse. Son stratagème a réussi à souhait. Depuis longtemps, elle cherchait le moyen de devenir l’amante d’un Fono, surtout de ce Nze Medang dont l’affronterie emballe les femmes. Chaque fois qu’il passait à Nzok Ebeme, elle ne manquait pas d’attirer son attention, dans l’espoir qu’il s’intéresserait à elle. (…) Il l’emmène dans sa chambre et tous deux se transportent aussitôt aux sources de l’amour15.

6Une femme mariée qui use de toutes sortes de subterfuges pour séduire le mari d’autrui afin de réaliser un fantasme pose, au travers d’un tel adultère, un acte transgressif fortement condamné par la société. Elle souille autant sa famille qu’elle-même en cherchant à faire plaisir à son amant Nze Medang. Ce dernier semble se complaire dans ce jeu. De tels comportements transgressifs nous rappellent celui qu’adopte Nyéba la favorite de Da Monzon. Celle-ci accepte avec la complicité de quelques tondyons corrompus d’héberger Silamagan à l’insu de son époux :

Silamagan entra et mit cinq moutoukalis,
Dans la main de chaque tondyon, (…).
Il vint saluer la belle Nyéba.
Elle lui souhaita la bienvenue, (…)
Lorsque minuit fut dépassé
Nyéba crut qu’il allait partir
Mais Salimagan ne sortit pas16.

7À force de vouloir faire plaisir à son hôte étrange en lui réservant un accueille digne de son rang, Nyéba est prise à son propre jeu dans la mesure où elle abuse de la confiance de son mari. Son comportement transgressif n’est pas digne d’une femme mariée et de surcroît de l’épouse d’un roi. Le simple fait d’avoir accepté de dormir dans leur lit conjugal avec un étranger à l’insu de son mari constitue un acte de haute trahison. L’indiscrétion de Silamagan est une grande offense à Da.

Les femmes condamnées à mort ou assassinées après leurs actes transgressifs

8Les actes transgressifs posés par quelques femmes peuvent amener leurs maris ou leurs amants soit à les condamner à mort soit à les éliminer physiquement. De telles punitions extrêmes sont malheureusement réservées aux femmes dans les deux épopées. Notamment après qu’elles ont posé un acte transgressif. Les bourreaux n’éprouvent aucun remord. Les victimes ne bénéficient d’aucune circonstance atténuante dans la plupart des cas. La violence physique et morale dont elles sont victimes témoigne du niveau de cruauté de leurs bourreaux. Nya-Mwendo est condamnée à mort par son mari. Elle a transgressé l’interdit qu’il leur a donné en donnant naissance à un enfant mâle qui se trouve être le potentiel successeur du roi :

Le jour où Mwendo fut jeté (dans le tourbillon), une pluie
Diluvienne unit la terre la terre et le ciel ; il plut durant sept jours ;
Après avoir jeté Mwendo, ils retournèrent à Tobondo, lors-
Qu’ils arrivèrent au village, She-Mwendo menaça sa femme
Disant : « Ne verse pas de larmes sur ton fils ; si tu
Pleures, je te ferai subir le même sort que ton fils » ce même
Jour, Nya-Mwendo devint la méprisée.

9Il importe de rappeler que She-Mwendo avait interdit à ses sept femmes de lui mettre des enfants mâles au monde sous peine de les tuer toutes. Les six autres avaient réussi à respecter cet interdit en ne donnant naissance qu’à des filles. Tandis que la favorite semble, malgré elle, violer cet interdit en donnant naissance à Mwendo. Leurs maris leur avait dit ceci :

Vous mes femmes, celle qui portera un enfant mâle,
Parmi vous, mes sept femmes… je le tuerai ; à chaque fois,
Toutes, vous ne donnerez naissance qu’à des filles17.

10La naissance d’un enfant mâle sous-tend alors, du fait même de l’interdit qui pèse sur les sept femmes du roi, la condamnation à mort du roi lui-même. D’autant que cela implique la fin de son règne et sa mort symbolique. She-Mwendo préfère donc les filles parce qu’elles ne constituent aucune menace pour son trône. Car chez les Nyanga, les filles ne montent nullement sur le trône en cas de disparition de leur père. En d’autres termes une fille ne peut pas succéder à son père. La venue au monde d’un enfant mâle pourrait ainsi précipiter la fin du règne du roi. L’agir transgressif de Nya-Mwendo, au travers de la naissance extraordinaire du prince héritier, ne peut qu’annoncer la descente aux enfers du roi. C’est pourquoi sa venue au monde est appréhendée comme une fatalité aussi bien par le roi que par ses conseillers. Ils voient leurs privilèges menacés par cette naissance. Paradoxalement, l’acte de procréation qui aurait pu constituer un événement salutaire pour le royaume, devient un crime de lèse-majesté. Une trahison pour tout dire. Cet acte transgressif provoque également un changement de statut de la mère du nouveau-né. Elle perd d’emblée sa position enviable et prestigieuse de favorite pour devenir finalement la méprisée. Mieux, tous les actes que cet enfant pose étant encore dans le ventre de sa mère prouvent qu’il s’agit d’un enfant extraordinaire. Il se trouve que c’est ce nouveau-né qui protège même sa mère contre toutes les tentatives d’assassinat dont ils font l’objet. Les regrets du roi en témoignent :

Vous tous, chefs qui êtes ici, je ne dénie pas
Tout le mal que j’ai fait à ma progéniture, mon fils. Il est vrai que
Devant l’ensemble des conseillers et des nobles, j’ai imposé une
Interdiction à mes femmes, annonçant que je tuerai celle de mes
Femmes qui donneraient naissance à un fils, tel que cet enfant. […]
Je voulais tuer l’enfant et sa mère. […]
Si je n’arrive pas à tuer cet enfant, il me chassera de mon siège18.

11She-Mwendo retrouve enfin la raison à la fin des combats du fait des mesures d’apaisement des tensions que prend le héros épique éponyme après sa victoire. Le roi comprend finalement qu’il avait injustement condamné à mort sa femme et son prince héritier. Il est surtout agréablement surpris parce que Mwendo, après l’avoir vaincu, décide contre toute attente de partager le pouvoir avec lui. Il va même loin en acceptant de lui pardonner en dépit de toutes les souffrances qu’il leur a fait endurer. Personne ne s’attendait à un tel dénouement apaisé de ce conflit. Cette accélération des événements sera surtout aussi en faveur de la mère du héros épique dans la mesure où elle va être réhabilitée par son fils à la fin des combats. Celle-ci finit par triompher aussi bien de son mari que de ses rivales. Nkoudang Medza, quant à elle, n’a pas pu bénéficier de telles circonstances atténuantes. Elle connaît plutôt une fin tragique à la suite de son entêtement à aller rendre visite à l’élu de son cœur qui se trouve être malheureusement l’ennemi juré des Immortels d’Engong ses parents. En effet, Zong Midzi profite de la naïveté et de la fragilité de cette jeune femme qui lui avoue son amour afin de l’assassiner. Ce Mortel fait preuve, au travers de ce crime, d’une certaine lâcheté. Au lieu d’aller affronter directement les guerriers d’Engong qu’il se permet de défier, il profite de la présence de leur fille dans leur territoire pour l’abattre. Cette fin tragique de Nkoudang Medza peut être perçue comme une punition parce qu’elle n’a pas respecté les consignes de ses parents qui s’opposent à cet amour apparemment contre nature :

J’aime entendre appeler Zong Midzi, je l’aime davantage
Quand on prononce ZongMidzi Mi Obame. J’aime entendre le nom
De son clan Okane.
Engbang, je ne puis plus vivre si je n’épouse pas Zong Midzi […]
Les hommes d’Engong firent silence. « Comment ! Par mon père
Mfoule, il n’existe pas de fille plus insensée que celle-ci19.

12Loin de vivre réellement l’amour comme elle se l’imaginait à Engong après avoir rencontré l’homme de ses rêves, Nkoudang vivra plutôt l’enfer. Elle est décapitée froidement par l’élu de son cœur qui en profite pour se venger des Immortels qu’il vient de défier :

Alors ZongMidzi Mi Obame mit la main à son côté droit. Tu
Vois comme il prend sa grande épée brillante. Il bondit à travers le
Nuage. Vvoouum ! Tu vois comme il va s’arrêter là où se trouve
NkoudangMedza M’Otougue. Tu vois comme ZongMidzi Mi
Obame laisse tomber sa grande et puissante épée… et tu vois comme
La tête de Nkoudang roule20 !

13De tels assassinats sont récurrents dans d’autres récits épiques africains. Dans Da Monzou de Ségou, épopée bambara, Saran trahit son mari Douga en révélant les secrets de ce dernier à Da Monzou son amant. Elle sera lâchement assassinée par les conseillers du roi de Ségou qui voient la sécurité de leur royaume menacée par la simple présence de Saran. Les hésitations de Da ne les rassurent au sujet du sort que Ségou doit réserver à cette femme. C’est pourquoi eux-mêmes passent à l’action nuitamment :

Le mieux n’est-il pas comme je l’ai dit à Douga
De l’élever au rang d’épouse favorite ? […]
Les trois captifs, alors, n’insistèrent point
Mais allèrent s’emparer de Saran en cachette.
Ils creusèrent un grand trou et l’enterrèrent dedans21.

14Ils sont convaincus que Saran finira par trahir Da comme elle l’a fait avec son mari Douga. D’où la décision de l’éliminer physiquement avant qu’elle ne passe à l’action. Personne ne regrette cette fin tragique de Saran tant sa présence à Ségou semblait menacer la sécurité de ce royaume. Car elle symbolise, au travers de son comportement transgressif, la femme fatale. Le roi lui-même semble se réjouir d’une telle fin tragique dans la mesure où il ne prend pas la peine de punir les assassins de cette prisonnière de guerre. Les tondyons sont convaincus que c’est la raison d’État qui les a incités à commettre ce crime odieux. C’est pourquoi ils n’hésitent pas d’avouer cet homicide volontaire au roi. Ils usent d’un euphémisme pour parler de cette mort de Saran afin de mieux la banaliser.

15Somme toute, l’épopée demeure sans conteste le genre littéraire qui célèbre mieux le sens de l’honneur, du défi et de la bravoure dont font montre ses protagonistes tout au long de leurs parcours initiatiques. Qu’ils soient homme ou femme, dieu ou monstre, ces personnages épiques évoluent évidemment dans un univers de tensions qui est souvent régi par un certain nombre de règles. Mais celles-ci peuvent parfois être transgressées par quelques-uns en fonction des contextes et des convictions. Dans bien des cas, on fait le constat que, dans la fiction épique de façon générale, et notamment dans le Mvett et le Mwendo, les actes transgressifs posés par les hommes sont plus tolérés et prennent facilement une dimension héroïque, tandis que les comportements transgressifs qu’adoptent les personnages féminins sont énergiquement condamnés et réprimandés par la société. Une telle différence de traitement voire de jugement ne fait nullement reculer les femmes qui prennent souvent le risque d’agir librement sans trop se conformer à la vision du monde de leur univers anthropologique, et aux règles de vie de leur peuple qui en découlent. Fort de ce constat, Mamoussé Diagne dit :

On peut, en effet, se demander, en réfléchissant un peu plus sur les rapports entre épopée et société, si l’absence de contradictions sociales antagonistes (ou tout au moins la non-conscience de ces contradictions) est forcément la situation de départ qui engendre le récit plutôt que le résultat qu’il vise à atteindre, par la création d’une vision hégémonique de la société et du monde. Il y a sans doute les deux, c’est-à-dire une relation circulaire entre l’épopée et l’ordre social dans lequel elle surgit, et qu’elle contribue en retour à légitimer et à stabiliser dans l’espace symbolique22.

Bibliographie

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ZUMTHOR, Paul, Introduction à la poésie orale, Paris, Seuil, 1983.

Notes

1 Pour reprendre le titre de l’ouvrage emblématique de Lilyan Kesteloot et Bassirou Dieng, Les Épopées d’Afrique noire, Paris, Karthala-UNESCO, 1997.

2 On peut citer au xxe siècle Camara Laye avec Le Maître de la parole, Yambo Ouologuem avec Le Devoir de violence et Mongo Beti avec Le Pauvre Christ de Mbomba.

3 Nous pensons notamment aux travaux de Daniel Madelénat, Paul Zumthor, Lilyan Kesteloot et Bassirou Dieng sans oublier Jean Derive.

4 Selon la typologie proposée par Jean Derive, op. cit., p. 12.

5 Ce peuple bantou se trouve en Afrique centrale. Notamment au Gabon, Cameroun, Guinée Équatoriale et Congo Brazzaville.

6 Ce peuple bantou se trouve en République Démocratique du Congo (Afrique centrale).

7 Jean Derive, L’Épopée : unité et diversité d’un genre, Paris, Karthala, 2002, p. 128.

8 Tsira Ndong Ndoutoume, Le Mvett, Livre II, Paris, Présence africaine, 1975, p. 166.

9 Daniel Biebuyck et Kahombo Mateene, Mwendo, une épopée nyanga, Paris, Classiques africains, 2002, p. 59.

10 Ibidem, p. 209.

11 Daniel Biebuyck et Kahombo Mateene, Mwendo, une épopée nyanga, op. cit ; p. 129-131.

12 Okoumba-Nkoghe, Olendé, une épopée du Gabon, Paris, L’Harmattan, 1990, p. 35.

13 Tsira Ndong Ndoutoume, Le Mvett livre II, op. cit, p. 149.

14 Daniel Biebuyck et Kahombo Mateene, Mwendo, une épopée nyanga, op. cit., p. 155.

15 Tsira Ndong Ndoutoume, op. cit., p. 180.

16 Lilyan Kesteloot et Amadou Traore, Da Monzon de Ségou, épopée bambara, Paris, Fernand Nathan, 1978, p. 74-75.

17 Daniel Biebuyck et Kahombo Mateene, Mwendo, une épopée nyanga, Paris, Classiques Africains, 2002, p. 59.

18 Ibid., p. 209.

19 Herbert Pepper, Un Mvet de Zwè Nguéma, chant épique fang, Paris, Armand Colin, 1972, p. 125-127.

20 Ibid., p. 213.

21 Lilyan Kesteloot, Amadou Traoré, Jean-Baptiste Traoré et Amadou Hampâté Ba, Da Monzou de Ségou, épopée bambara, Paris, Fernand Nathan, 1978, p. 120-121.

22 Mamoussé Diagne, Critique de la raison orale. Les pratiques discursives en Afrique noire, Paris, Karthala, 2005, p. 421.

Pour citer ce document

Jean-Désiré Élébiyo’o Mvé, « L’agir transgressif du personnage féminin dans le Mvett et le Mwendo d’Afrique centrale », dans La Transgression dans l'épopée : Actes du VIIIe Congrès international du REARE (Rouen, 2018), sous la direction de Claudine Le Blanc et Hubert Heckmann, Publications numériques du REARE, 10 juin 2024 Licence Creative Commons

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/reare/index.php?id=620

Quelques mots à propos de :  Jean-Désiré Élébiyo’o Mvé

Jean-Désiré Élébiyo’o Mvé est enseignant-chercheur à l’Université Omar Bongo de Libreville (Gabon). Il est membre du Centre de Recherches en Esthétique Littéraire Africaine (CRELAF). Il s’intéresse notamment aux épopées d’Afrique en général et à celles des peuples bantous en particulier. Il enseigne la littérature orale africaine à l’Université Omar Bongo et à l’École Normale Supérieure de Libreville. Il a publié entre autres : « Le mvett et ses avatars : entre tradition et modernité », dans Revue burkinabè de la recherche, n° 2, (Actes du colloque de Ouagadougou, 2014), p. 57-70. « Pouvoirs et stratégies de séduction dans la trilogie mvett de Tsira Ndong Ndoutoume », dans Revue Scientifique de la Faculté de lettres et sciences humaines de Niamey, (Actes du colloque du REARE, Niamey 2017), p. 129-148.