Corneille : un théâtre où la vie est un jeu
I. Scène théatrale et parties de jeu

sous la direction de Liliane Picciola

no 1, 2021

À la mémoire de Jean-Claude Guézennec

 

Corneille présent 1/2021

Troisième partie : De la compatibilité de l’héroïsme et du jeu

Faire jouer les limites du jeu : les provocations agonistiques dans la dramaturgie cornélienne

Cécilia Laurin et Sélim Ammouche


Texte intégral

1« Qu’y a-t-il de commun entre Zinedine Zidane et le Don Diègue du Cid de Corneille1 ? », écrit Béatrice Fracchiolla dans l’article qu’elle consacre à l’injure pour le Dictionnaire de la violence. Comme elle l’explique ensuite, le « désormais fameux coup de tête de Zidane dans le thorax de Materazzi » (acte qui possède sa propre page Wikipédia2 et s’est même vu transposé dans le domaine esthétique à travers une sculpture d’Adel Abdessemed), le soufflet du Comte et la demande de réparation par duel qu’il entraîne – qu’il provoque, plus précisément – « ont cela de commun qu’ils ont […] lieu pour réparer, chacun à sa manière, ce que chacun ressent comme une injure » et illustrent « très clairement le haut degré d’évaluation des effets de l’injure3 ». En tant que puissance effective, puissance d’action, l’injure peut se comprendre comme une force à haut potentiel dramatique, comme toute forme de provocation, dont elle est l’une des modalités. Car ces deux exemples fournissent avant tout ici deux occurrences de ce que nous proposons d’appeler des « provocations agonistiques ».

2La provocation agonistique s’entend alors comme la désignation générale d’une attitude ludique, dans le cadre d’une confrontation ou rivalité, qui rassemble une variété d’actes (de « coups ») qui revêtent des formes et des enjeux – éthiques et stratégiques – différents selon chaque instanciation, chaque partie qui se joue. En tant que comportement ludique, la provocation n’est pas étudiée par les théoriciens classiques du jeu, comme Roger Caillois, qui n’y fait pas directement référence, car il ne s’agit pas tant d’une forme que d’une attitude. Impliquant un rapport dual d’opposition, elle se trouve nécessairement liée à l’agôn, mais peut également être jointe à la mise en place d’un jeu de rôles ou de tromperies où la mimicry a son importance4. La provocation s’inscrit dans le jeu de la guerre dont parle Caillois, un espace où « hors du jeu ou à la limite du jeu, on retrouve l’esprit de l’agôn » dans le duel ou le tournoi5. Cherchant généralement la désorientation adverse, par son caractère surprenant la provocation vise à faire surgir la paidia dans le ludus (pour reprendre les distinctions de Caillois entre la règle et son absence) : elle se veut puissance de dérégulation, ou au minimum force de tension entre régulation et dérégulation. Mais aussi entre jeu, non-jeu et hors-jeu.

3Pariant sur les réactions particulières de l’adversaire, la provocation agonistique tend, si on l’envisage dans un rapport rhétorique, à court-circuiter la dynamique générale et logique de la stratégie ludique – en ce sens, la dynamique objective – au profit du surgissement de dynamiques subjectives (éthique et/ou pathétique). Autrement dit, il s’agit d’un instant où le provocateur ne joue plus exactement le jeu, mais le joueur qui lui fait face. Le temps et l’espace de la provocation agonistique sont donc, de différentes manières, toujours caractérisés par un travail du jeu (au sens du potentiel de mouvement) des frontières entre jeu (au sens d’un système libre mais régulé) et non-jeu, ou hors-jeu, des tensions entre la régularité et l’irrégularité, entre le jeu et sa propre subversion. La réaction de Zidane à la provocation de Materazzi signe la fin du jeu pour lui, elle est sanctionnée par l’exclusion. Pour le Comte, c’est finalement la réaction de Don Diègue – la contre-provocation régulatrice, en vertu du système de l’honneur – à sa provocation dérégulatrice initiale qui signe sa perte. Jeu dangereux, qui fait jouer le prévisible et l’imprévisible, la provocation agonistique, comme Materazzi a « joué » avec Zidane – ou plutôt a joué Zidane –, joue avec le jeu lui-même : elle joue avec ses règles, ses possibilités et ses limites.

4Dans son principe, la provocation agonistique peut se comprendre comme un acte surprenant qui vise à déclencher chez l’adversaire – le provoqué – une réaction à l’avantage du provocateur, suivant diverses modalités : déstabiliser, paralyser ou encore pousser à agir dans le sens voulu (le plus souvent à la faute). Dans tous les cas, il s’agit d’une tentative de subvertir la stratégie, la logique de l’affrontement, par un blocage du jeu ou un court-circuitage du rationnel, de la ratio entendue comme pure raison et calcul, sous l’effet d’une réponse émotionnelle spontanée. On perçoit tout le potentiel spectaculaire d’une telle tension ludique et l’intérêt particulier qu’elle peut avoir dans une dramaturgie animée par l’éthique de la gloire comme celle de Corneille : il suffit de penser à toutes les provocations qui jouent des ressorts de l’honneur et de l’amour-propre, ressorts particulièrement sollicités dans son œuvre, et qui entrent en résonnance avec cette observation de Caillois : « L’agôn se présente comme la forme pure du mérite personnel et sert à le manifester6. »

Jouer à provoquer : enjeux généraux

5Évoquer la question du jeu au siècle classique, c’est d’abord faire le constat d’une grande diversité définitionnelle. Et ce sont notamment dans les définitions célèbres qu’en donne Furetière que s’origine une partie des travaux des penseurs francophones du jeu comme Jacques Henriot, en particulier pour sa capacité à travailler en extension les sens métaphoriques :

Donnant l’un des premiers l’exemple que reprendront ensuite Littré, Caillois et bien d’autres ; Furetière écrit : « En termes de Marine, on dit qu’un vaisseau joue sur son ancre, quand il est agité des vents, et néanmoins qu’il est arrêté sur son ancre » (Furetière, art. « Jouer »). C’est essayer de dire que le mouvement relativement imprévisible, capricieux, de ce qui « joue » se produit dans des limites relativement déterminées, à l’intérieur d’un espace calculable : le vaisseau retenu par son ancre ne peut aller au-delà d’un certain périmètre. Mais cet espace est un espace de jeu7.

6Cet espace de jeu est déjà bien évidemment celui du lieu de l’action dramatique ou de la scène de théâtre – qui nous semble à distinguer des comparaisons anthropologiques avec le « cercle magique » de Johan Huizinga8. À l’intérieur de cet espace ludique, la provocation consiste en un jeu limite par excellence : son espace est essentiellement celui de la tension. Le provocateur avance quelque chose qui tend le jeu, et cette tension perdure jusqu’à ce que le provoqué réagisse à la provocation ou parvienne à s’en détacher. La négociation de la distance ludique tient alors à la façon dont le provocateur et le provoqué vont faire jouer la tension entre leur ancrage et leur liberté de mouvement – pour reprendre le lexique maritime de Furetière.

7Dans cette adversité, le contrôle de l’intensité d’une part et la possibilité de rupture ou de déchaînement d’autre part impliquent de risquer l’alea dont parle Caillois. La provocation est par nature toujours hasardeuse, tout en visant justement à risquer dans l’instant pour réduire l’aléatoire du futur. Elle est affrontement, guerre psychologique, selon la célèbre définition de Clausewitz :

La guerre est le domaine de l’incertitude ; les trois quarts des éléments sur lesquels se fonde l’action restent dans les brumes d’une incertitude plus ou moins grande. Plus qu’en n’importe quel domaine, il faut qu’une intelligence subtile et pénétrante sache y discerner et apprécier d’instinct la vérité. […] La guerre est le domaine du hasard. […] Il accentue l’incertitude en toute circonstance, et entrave le cours des événements9.

8Le but de la provocation agonistique peut se comprendre comme une tentative d’augmenter le contrôle de l’issue de l’agôn ludique en réduisant celui de l’adversaire, de recréer de la certitude. Mais il s’agit de diminuer la proportion hasardeuse et de gagner sans guerre, c’est-à-dire en subvertissant le cadre guerrier régulier. La provocation peut viser une annulation du conflit avant toute guerre. L’arme du provocateur est alors justement de se réussir « anté-belliciste », en prenant le contrôle de la puissance d’agir de l’adversaire. La provocation ultime de Médée face à Jason semble aller dans ce sens, lorsqu’elle le force à « leve[r] les yeux » (Médée, V, 5, v. 157110) vers elle et le spectacle de son triomphe parricide, provoquant ainsi son suicide :

Jason
Tourne avec plus d’effet sur toi-même ton bras,
Et punis-toi, Jason, de ne la punir pas
(Médée, V, 6, v. 1651-1652)

9Médée prive alors son adversaire de toute puissance d’agir autre que celle qu’il peut retourner contre lui-même.

10D’autres types de provocations, au contraire, s’inscrivent dans une tension polémique plus régulière, notamment celle du duel, lorsqu’elles font affront à l’honneur ou l’amour-propre du provoqué. Le Cid en fournit l’instance la plus célèbre, mais les occurrences abondent partout ailleurs, aussi bien dans la sphère comique où nombre de jeux amoureux – et les manipulations qu’ils impliquent – reposent sur cette dynamique, que tragique : c’est par exemple l’enjeu agonistique qui fait le nœud d’Horace, alors que Camille refuse de suivre les règles du système de l’honneur. C’est ici la définition de Furetière du jeu d’escrime, de la passe d’arme, qui semble se rapprocher le plus de ces jeux de provocation :

Chez les Maîtres en fait d’armes, on appelle le jeu simple, celui […] qui dans l’offensive doit avoir pour objet principal tout ce qui se peut entreprendre ; en poussant ou passant d’un point à l’autre dans un seul temps à la partie la plus decouverte de l’ennemi, en quelque sorte de gardes que ce soit. La deffensive simple consiste à parer & repousser les coups qui sont portez par l’ennemi. Le jeu composé dans l’offensive comprend toutes les inventions possibles pour tromper l’ennemi, en lui faisant decouvrir la partie qu’on a dessein de surprendre par finesse, ne l’ayant pû faire par la force, ni par la vitesse du jeu simple, dont les principaux moyens sont les feintes, les appels, les engagements & battemens de l’épée, les demicoups, &c. Et dans la deffensive, c’est de porter en parant11.

11Selon cette perspective, certaines provocations peuvent se présenter sur la scène comme des « provocations simples », franches, et d’autres comme des « provocations composées », ingénieuses. La démarche des martyrs qui cherchent à « forcer la main » de leur bourreau pour sortir du jeu terrestre, par exemple, appartiendrait à la première catégorie, là où le geste contre-propositionnel inouï de Rodelinde face à Grimoald dans Pertharite – qui vise à bloquer le jeu de la menace meurtrière en immobilisant celui qui le mène par la provocation à la réaliser – relèverait de la seconde.

12Parallèlement à ces provocations hétérotéliques, nombre de provocations autotéliques12 rythment la dramaturgie cornélienne : des provocations que l’on peut qualifier de « gratuites », qui relèvent alors du taunting13 dans toute sa dimension railleuse. Que l’on pense à Nicomède, Marcelle, dans Théodore, ou encore Médée : autant de personnages qui s’expriment à travers la raillerie, cette provocation qui n’a d’autre fin que d’affirmer l’ethos même du provocateur. C’est alors surtout le pur spectacle de soi qui se joue, dans le refus de s’abaisser ou la volonté de manifester sa supériorité. La provocation agonistique rejoint ici la catégorie du « beau geste » en ce qu’elle est superfétatoire, mais non sans effet. Si le geste suffit à accomplir l’action, le beau geste, lui, la parachève esthétiquement et éthiquement.

Provocations agonistiques et liberté de jeu

13En définissant la provocation comme « une action par laquelle […] on excite à quelque chose14 », et l’acte de provoquer à la fois comme « obliger à se battre » mais aussi « exciter15 », le Furetière met en avant une double dynamique : à la fois un mouvement passionnel contingent, mais aussi un devoir nécessaire. Là où l’excitation renvoie directement aux passions, l’obligation de combattre, pour le provoqué, relève, elle, des codes de l’honneur. Si l’on comprend avant tout la gloire cornélienne comme passion de soi16, alors, ces deux élans peuvent se confondre, et le devoir s’identifier à une passion, mais pas toujours sans douleur, sans jeu entre eux, comme en témoignent de façon paroxystique Rodrigue et Chimène – permettant ainsi l’exploitation d’un puissant pathétique pour le dramaturge, lorsque le rapport agonistique n’est plus seulement de soi à l’autre, mais se dédouble de soi à soi. Mais même si le devoir peut se manifester comme une passion, la question de la liberté de jeu du provoqué par rapport au provocateur reste centrale. Si provoquer « oblige à », la passion n’est pas un libre mouvement de réaction, mais s’inscrit au contraire dans un système nécessaire d’actions régulé, codifié. Le provoqué n’est alors pas libre de réagir, il est tenu de réagir. La liberté de jeu, dans ce cas, se situerait exclusivement du côté du provocateur, et le provoqué ne pourrait que jouer le jeu de son adversaire, s’il veut réparer l’affront subi et sauver l’estime de soi.

14Le Comte exprime tout d’abord une formidable liberté, scandaleuse, en osant remettre en question la décision royale de lui préférer Don Diègue pour le poste de gouverneur du prince :

Pour grands que soient les Rois, ils sont ce que nous sommes,
Ils peuvent se tromper comme les autres hommes
(Le Cid, I, 4, v. 151-152)

15La réaction de Don Diègue, conciliant, vise au contraire à calmer le jeu de son adversaire, à tâcher de ne pas y rentrer. Mais la vantardise et l’arrogance du Comte – dans un langage qui n’est pas sans rappeler le Matamore de L’Illusion comique, qui serait toutefois, lui, trop peu tourné vers l’action pour provoquer qui que ce soit – finissent par pousser Don Diègue, au terme d’un échange stichomythique qui marque l’intensification émotionnelle de l’altercation, à remettre en question le mérite de son rival. Ne pouvant le supporter, le Comte lui donne alors le fameux soufflet, libre provocation qui lancera toute la mécanique agonistique de la pièce, et bloquera le libre jeu du reste du personnel dramatique, contraint de suivre les règles de l’honneur. À partir de cet instant, Don Diègue ne peut plus jouer librement l’affrontement, et sa prochaine action est directement dictée par le coup de son adversaire. S’il quitte la partie, c’est le déshonneur. Il doit donc le défier, c’est son seul coup à jouer, mais ne peut soutenir physiquement la force que demande le duel. La liberté provocatrice du Comte s’exprime alors à nouveau, lorsque, dans la première version de la pièce, il humilie Don Diègue, battu, en le raillant :

Don Diègue
Tu dédaignes ma vie !
Le Comte
En arrêter le cours
Ne serait que hâter la Parque de trois jours.
(Le Cid, I, 4, v. 233-234)

16Cette dernière provocation peut être considérée comme gratuite, puisqu’elle ne vise plus à déclencher une réaction de la part de l’adversaire, déjà vaincu, mais uniquement la célébration du vainqueur. Elle marque toutefois encore toute la liberté du Comte, en même temps qu’elle réduit la liberté des autres personnages, et scelle le sort de tous, y compris le sien.

17En effet, le Comte finit par être pris à son propre jeu et n’est plus libre de le jouer librement, car il a après tout, lui aussi, souci de sa gloire. Ses actions contingentes se retrouvent désormais rattrapées par le cadre de la nécessité, et réinscrites dans celui-ci. Son échange avec Don Arias en atteste. Il admet qu’il a exagéré face à Don Diègue, mais il lui apparaît nécessaire d’aller jusqu’au bout des conséquences de sa provocation :

Je l’avoue entre nous, quand je lui fis l’affront
J’eus le sang un peu chaud, et le bras un peu prompt,
Mais puisque c’est en fait, le coup est sans remède.
(Le Cid, II, 1, v. 353-355)

18Nul retour en arrière possible dans la partie, que le Comte perdra face à Rodrigue. Il sera victime de sa propre provocation, selon les règles mêmes du jeu qu’il joue, celui de l’honneur. En ce sens, nous pourrions dire qu’il s’est provoqué lui-même, et que sa trop grande liberté de jeu entraîne sa perte : perte de sa liberté même, perte de sa vie. À l’opposé, pour d’autres personnages cornéliens, il arrive que la provocation agonistique ne soit pas la marque de leur liberté de jouer, mais bien plutôt une tentative de retrouver une puissance d’action, lorsqu’ils s’en sentent privés. Pour ceux-ci, la perte de leur vie signifie au contraire le regain de leur liberté, et provoquer leur adversaire un des moyens de jouer leur coup – à travers l’autre – au cœur même de leur impuissance, quand le libre jeu semble bloqué.

19Cela pose évidemment la question de la distribution de l’agir, dans le rapport agonistique dramatique, et se manifeste particulièrement lorsqu’un personnage se trouve en situation de captivité, à la merci d’un autre. Ne pouvant vivre en chrétiens, Théodore et Didyme, prisonniers de Marcelle dans Théodore, n’aspirent plus qu’à une chose : mourir en tant que tels, mourir en tant qu’eux-mêmes. Ils cherchent alors à exciter la colère de leur bourreau, à la provoquer, afin qu’elle accomplisse l’acte qui les délivrera du jeu terrestre et signalera leur triomphe : qu’elle les tue. Voulant chacun être seul à mourir dans la gloire du martyr, et que l’autre soit épargné, ils rivalisent et se défendent tour à tour pour être estimé le plus coupable, en s’imputant personnellement la responsabilité de la mort de la fille de Marcelle. La réaction de cette dernière signale bien qu’elle ne peut véritablement gagner, c’est-à-dire se venger, si elle ne fait qu’exaucer leur souhait en répondant à leur provocation :

Ô couple de ma perte également coupable,
Sacrilèges auteurs du malheur qui m’accable,
Qui dans ce vain débat vous vantez à l’envi,
Lorsque j’ai tout perdu, de me l’avoir ravi.
Donc jusques à ce point vous bravez ma colère,
Qu’en vous faisant périr je ne vous puis déplaire,
Et que loin de trembler sous la punition,
Vous y courez tous deux avec ambition ?
Elle semble à tous deux porter un Diadème,
Vous en êtes jaloux, comme d’un bien suprême
(Théodore, V, 6, v. 1667-1676)

20Didyme et Théodore, liés par un contrat ludique17 explicité lors d’un précédent échange entre eux – à propos de leur compétition à la mort, reconnaissent les mêmes règles. Au-delà de jouer l’un contre l’autre, ils s’unissent pour jouer contre Marcelle, à qui ils imposent ces règles. La provocation agonistique de ceux qui sont en position d’impuissance permet ainsi de subvertir le rapport de force, d’agir là où l’action semblait impossible, à travers la réaction de l’adversaire, dont la supériorité se voit dégradée ou annulée.

21Lorsque Marcelle exprime ensuite son désir de s’en prendre à celui qu’elle identifie comme le véritable coupable (un autre personnage, Placide), Théodore pense avoir « gagné » (V, 6, v. 1685), mais Marcelle annonce que Didyme et elle mourront tous deux. Les martyrs acceptent finalement de se partager la gloire, c’est-à-dire la mort, ex-aequo :

Théodore [à Didyme]
Ainsi de ce combat que la vertu nous donne,
Nous sortirons tous deux avec une Couronne.
(Théodore, V, 6, v. 1715-1716)

22Dans un tel cas, le rapport agonistique se voit réfléchi sur la scène, mis en abyme : à l’intérieur de la situation de rivalité externe avec l’ennemi se développe une rivalité interne, avec l’ami. On retrouve une telle configuration dramatique dans Héraclius, lorsque Martian et Héraclius se retrouvent ensemble soumis au pouvoir du tyran Phocas, qui veut savoir lequel des deux est Héraclius (son ennemi, qu’il veut tuer) et lequel est Martian (son fils, qu’il veut épargner). Chacun revendique fièrement l’identité glorieuse d’Héraclius, même si elle doit être sanctionnée par la mort, ce qui déstabilise Phocas, incertain du prochain coup à accomplir car le calcul du rapport entre le gain et la perte ressemble alors à un dilemme :

Phocas
Trop d’un Héraclius en mes mains est remis,
Je tiens mon ennemi, mais je n’ai plus de fils.
(Héraclius, IV, 3, v. 1373-1374)

23Ce calcul impossible pour Phocas peut être rapproché des dilemmes des théories du jeu. Hésitant, confus, il ne peut même pas s’en remettre à un modèle probabiliste – estimer qu’il est plus probable statistiquement que l’un ou l’autre soit son fils – pour décider de sa prochaine action. Le jeu du tyran est ainsi bloqué, alors que pour ses opposants perdre (la vie) équivaut à gagner (la gloire). La dramaturgie cornélienne présente encore d’autres cas où la perte se vit comme un gain, comme dans Horace ou, moins tragiquement, La Place Royale. La situation de captivité dont le personnage cherche à s’extraire, en recréant un espace de jeu par la provocation agonistique, n’est alors plus une réalité concrète, mais celle de « l’esclavage du sentiment18 », pour reprendre les termes de Serge Doubrovsky.

24Pour lui, Camille n’est pas à considérer avant tout comme un personnage pathétique (comme Sabine, frappée d’impuissance, subissant tous les événements extérieurs), mais combattif et qui cherche activement à contrôler son destin. Refusant de se soumettre à la loi glorieuse d’Horace et de Rome, tout comme elle refuse de se vivre esclave des passions, elle construit sa propre loi, en subvertissant la première, ce qui lui permet de refaire jouer sa puissance d’agir au lieu de seulement subir. Ainsi, pour Serge Doubrovsky :

c’est en épousant la passion jusqu’au total sacrifice, au lieu de s’y donner avec mauvaise conscience et à demi, que Camille entendra se débarrasser de son propre esclavage ; c’est en constituant une morale héroïque du sentiment, en tous points semblable à la morale héroïque de la gloire, et rigoureusement inverse, que le Moi amoureux sera sauvé19.

25C’est elle qui va provoquer l’événement nodal de la pièce, en provoquant son frère, donnant lieu au « duel le plus extraordinaire du théâtre de Corneille20 ». Cette provocation agonistique n’a rien d’une impulsion soudaine et désespérée, Camille l’a au contraire tout à fait réfléchie, préméditée, comme en témoigne son monologue lors de la scène qui la précède :

Il me faut applaudir aux exploits du vainqueur,
Et baiser une main qui me perce le cœur.
En un sujet de pleurs si grand, si légitime,
Se plaindre est une honte, et soupirer un crime ;
Leur brutale vertu veut qu’on s’estime heureux,
Et si l’on n’est barbare, on n’est point généreux.
Dégénérons, mon cœur, d’un si vertueux père ;
Soyons indigne sœur d’un si généreux frère :
C’est gloire de passer pour un cœur abattu,
Quand la brutalité fait la haute vertu.
Éclatez, mes douleurs, à quoi bon vous contraindre ?
Quand on a tout perdu que saurait-on plus craindre ?
Pour ce cruel vainqueur n’ayez point de respect,
Loin d’éviter ses yeux, croissez à son aspect,
Offensez sa victoire, irritez sa colère,
Et prenez, s’il se peut, plaisir à lui déplaire.
(Horace, IV, 4, v. 1233-1248)

26Ce programme provocateur sera effectivement accompli, en face d’un frère qui ne se montre pas moins provocant lorsqu’il exige fièrement d’emblée qu’elle le reconnaisse comme vainqueur, et comme vainqueur uniquement, même si cette victoire signifie le sacrifice de son amant :

Ce n’est point par forfanterie gratuite de fier-à-bras que, dès le début de la rencontre, Horace va, littéralement, provoquer sa sœur. Parce que le combat de Maître à Maître exige, en son essence, le défi, la victoire et la « reconnaissance » qui s’ensuit n’ont de sens que sur fond de bravade21[.]

27Lors de leur dispute, chacun se montre ainsi provoqué et provocateur, mais si l’on suit Serge Doubrovsky, Camille manie mieux ses armes que son frère, et sort victorieuse de l’affrontement, car la véhémence de ses imprécations contre Rome transforme le héros qu’était son frère en son propre assassin, en le poussant à la tuer :

Elle conduira donc un combat qu’elle a voulu avec les moyens dont elle dispose et avec un art consommé. […] l’invective, chez Camille, est calculée, elle devient une arme, elle touche au vif un adversaire qui se croyait irrésistible […]. Il va être manœuvré jusqu’à commettre un crime. […] Camille […] cherche délibérément à se faire tuer. […] Pour atteindre Horace, il ne s’agit pas de le supprimer, mais de le dégrader. […] En provoquant Horace jusqu’au point où il ne peut que l’immoler, Camille le force à immoler du même coup la « gloire » qu’il « souille » à jamais. […] Camille ne meurt donc point éplorée et désespérée, contrairement à l’imagerie traditionnelle, mais ricanante et triomphante face à Horace22.

28Camille, par une provocation agonistique qui joue sur la puissance même de son adversaire, retrouve une puissance de jeu propre en retournant celle de son frère contre lui-même à travers son sacrifice à elle (car pour Horace, ce meurtre devient une exigence rationnelle23, il se sent obligé de le commettre et n’est plus libre d’être libre à cet instant). Elle se libère ainsi de « l’esclavage du sentiment » et de la passivité.

Bluff, jalousie et sourdes manœuvres : les provocations ingénieuses

29D’une manière radicalement différente, la scène cornélienne, avec Alidor dans La Place Royale, présente un autre exemple d’un personnage cherchant à s’affranchir de l’esclavage du sentiment par la provocation. Cette fois, l’affrontement n’a pas lieu ouvertement, mais à travers la feinte et la ruse, ressorts privilégiés des comédies. Ce personnage d’amoureux extravagant, pour reprendre le sous-titre de la pièce, se distingue par la pratique d’une extravagante liberté dans les jeux de l’amour et de l’honneur. Il regrette qu’Angélique « règne absolument » (I, 4, v. 192) sur ses pensées et refuse fièrement de s’en contenter, comme en atteste sa réponse à Cléandre qui s’étonne qu’il ne trouve pas une source de joie dans cet amour parfait :

Comptes-tu mon esprit entre les ordinaires ?
Penses-tu qu’il s’arrête aux sentiments vulgaires ?
Les règles que je suis ont un air tout divers,
Je veux que l’on soit libre au milieu de ses fers.
(La Place Royale, I, 4, v. 209-212)

30Les « règles » qu’il suit semblent en réalité n’être qu’être les siennes – et n’ont donc rien de régulier –, c’est-à-dire simplement équivaloir aux mouvements de ses désirs. Angélique se retrouvera victime de son jeu à lui : la liberté de jeu maximale du premier provoquera la fin de tout jeu mondain pour la seconde, qui se retirera finalement au couvent après une série de coups déloyaux de son amant24. Au début de la pièce, pour se libérer de cet amour qu’il juge aliénant, il met en place une stratégie qui devra la pousser, elle, à le quitter. Cette stratégie repose sur une provocation ingénieuse, industrieuse (par distinction avec les franches provocations que nous évoquions plus haut), qui doit offenser Angélique afin de déclencher sa haine – à travers un faux billet dont la lecture l’humiliera25. Alidor commente et justifie ainsi, de façon sophistiquée, ses propres manœuvres irrégulières :

Ce remède est cruel, mais pourtant nécessaire,
Puisqu’elle me plaît trop, il me faut lui déplaire.
Tant que j’aurai chez elle encore quelque accès,
Mes desseins de guérir n’auront point de succès.
(La Place Royale, I, 4, v. 253-256)

31Son jeu consiste ici à faire jouer Angélique à sa place. Tout son projet repose donc sur la force de la réaction de l’adversaire, et doit lui permettre d’atteindre un but que sa propre faiblesse l’empêche d’atteindre par lui-même. Pour reprendre la célèbre image zoomorphique de Machiavel26, cette forme de provocation agonistique a tout du renard, et rien du lion.

32Des fausses lettres sont également au cœur du rapport agonistique dans Mélite, alors qu’Éraste cherche à provoquer la perte de son rival et de celle qu’ils aiment tous deux, en les ruinant par la calomnie. Il tâche de soutenir la décision d’employer la ruse et la falsification – et de faire reposer l’efficacité du stratagème sur la réaction des autres –, plutôt qu’assumer le conflit ouvert, par la relative régularité du procédé face à ce qui est perçu comme une infidélité, c’est-à-dire irrégulier :

Éraste
Il fut toujours permis de tirer sa raison
D’une infidélité par une trahison :
Vis doncques, déloyal, vis, mais en assurance
Que tout va désormais tromper ton espérance,
Que tes meilleurs amis s’armeront contre toi,
Et te rendront encor plus malheureux que moi.
(Mélite, II, 3, v. 491-496)

33Le problème que pose la ruse, en situation agonistique, est celui, comme l’écrivent Maude Bonenfant et Charles Perraton, « des limites de la règle et du pouvoir de l’invention ; non seulement la règle comme limite entre la ruse et la triche, mais aussi la règle comme limite au-delà de laquelle, ou par rapport à laquelle, l’innovation est possible27 ». Malgré cette tentative d’autojustification d’une manœuvre irrégulière par la précédence d’une autre, Éraste est homme d’honneur, homme d’un système régulé, et cette dérégularisation et les conséquences de sa fourberie rattraperont sa conscience, le plongeant dans la folie et le remords. Son erreur pourra alors être pardonnée, et il pourra in fine être réintégré au jeu mondain, en tant qu’homme d’honneur, justement (contrairement au personnage de Philandre, volage, sans honneur, qui se verra définitivement exclu d’une partie dont il n’a fait que mépriser les règles).

34On entend dans La Veuve une réplique assez proche de celle d’Éraste, en matière de justification spéculaire de la trahison pour un honnête homme, dans un rapport agonistique. L’obsession amoureuse d’Éraste l’amenait à s’estimer lui-même provoqué par l’attitude de son ami rival et de Mélite. Suivant cette perspective, et avant de reconnaître son erreur, il ne faisait que répondre à une provocation par une autre provocation, dans une volonté de rééquilibrer le jeu. Dans La Veuve, même s’il n’est pas guidé par une passion égoïste mais altruiste, pour réparer l’honneur de son ami Alcidon qu’il croit offensé, le vertueux Célidan applique une logique similaire :

Après son action, la tienne est légitime,
On venge honnêtement un crime par un crime.
(La Veuve, III, 1, v. 819-820)

35Cette affirmation positive de la version originale de la pièce se voit ensuite retravaillée par Corneille. Dans la version ultérieure du texte, elle devient seulement caractérisée par le négatif : « Et l’on venge sans honte un crime par un crime ». Ce jeu des variantes porte la trace du problème moral qui subsiste toujours au cœur de toute démarche vindicative, tout en inscrivant le processus au sein de la régularité, dans le rapport agonistique. Il s’agit pour l’offensé de régulariser une situation en faisant jouer une irrégularité contre une autre. Cette plasticité de l’irrégularité provient, en creux, du flou des contours de la triche : presque rétro-légalement, c’est à partir de ce qui est considéré comme de la triche que chaque joueur fixe les limites de ce qui peut être régulier, comme le fait remarquer Mia Consalvo : « Cheating is fascinating because it shows us where we disagree about the limits of acceptable gameplay28 ». C’est alors à partir de l’antijeu que l’on définit le jeu.

36Mais Alcidon a dupé Célidan, pour qu’il l’aide à obtenir irrégulièrement l’objet de son obsession amoureuse : Clarice, qu’il désire enlever. Il se présente à Célidan comme la victime d’une provocation (d’une dérégulation) qui n’a en réalité jamais eu lieu, car il sait – en vertu du système régulé de l’honneur – que cela justifiera une action régulatrice aux yeux de celui-ci. La manœuvre, qui fait jouer ensemble agôn et mimicry, lui a été soufflée par le malin génie de la pièce : la Nourrice. Alors qu’Alcidon peine à trouver un prétexte qui justifierait la participation à « une action si noire » (II, 6, v. 776), c’est elle qui lui recommande de recourir à la force agissante des effets de la provocation, en feignant d’en avoir été victime :

Tu n’en saurais manquer, aveugle, considère
Qu’on t’enlève Doris, va quereller son frère,
Fais éclater partout un faux ressentiment.
Trop d’amis s’offriront à venger promptement
L’affront qu’en apparence aura reçu ta flamme,
Et lors (mais sans ouvrir les secrets de ton âme)
Tâche à te servir d’eux.
(La Veuve, II, 6, v. 779-785)

37Toutefois, en raison du caractère criminel du coup à jouer, Célidan se montre d’abord hésitant à aider son ami. Il acceptera finalement, face au désespoir feint d’Alcidon qui, contrefaisant le vertueux blessé dans son honneur, affirme qu’il ne survivra pas à une telle offense :

Avec leurs trahisons ta lâcheté conspire,
Puisque tu sais leur crime et consens leur bonheur.
Mais c’est trop désormais survivre à mon honneur
C’est trop porter en vain par leur perfide trame
La rougeur sur le front et la fureur en l’âme,
Va, va, n’empêche plus mon désespoir d’agir.
Souffre qu’après mon front ce flanc puisse en rougir,
Et qu’un bras impuissant à venger cet outrage
Reporte dans mon cœur les effets de ma rage.
(La Veuve, III, 1, v. 804-812)

38La contamination de la technique actoriale en tant que feinte pour atteindre le but fixé affecte ensuite Célidan lui-même, lorsqu’il finit par réaliser qu’Alcidon s’est joué de lui (et du même coup de son honneur), en ne suivant qu’un désir personnel. Il entreprend alors de le perdre, et de rétablir l’ordre régulier. C’est l’ensemble de ce processus qui donne à la pièce son sous-titre : Le Traître trahi. Pour déjouer les manœuvres d’Alcidon, Célidan décide de jouer en feignant à son tour, et remporte la partie contre Alcidon et la Nourrice. Il se félicite même de la supériorité de son jeu :

Et que depuis qu’on joue à surprendre un ami
Un trompeur en moi trouve un trompeur et demi.
(La Veuve, IV, 7, v. 1521-1522)

39Jeu d’acteur et affrontement se confondent ici, dans une tension ludique extrêmement forte, appuyée par le paradoxe de la ruse, qui elle-même tend à « amalgamer transgression et obéissance29 » de et à la règle.

40Au sein des jeux de l’amour et de l’honneur, un ressort peut se révéler puissamment agissant, en matière de provocation : exciter la jalousie30. C’est alors une tension agonistique entre « duo et duel » qui se joue sur la scène, pour reprendre les termes utilisés par Michèle Rosellini31 à propos des confrontations entre amants. L’être aimé est alors manipulé, traité comme un adversaire, pour gagner son cœur. Dans La Galerie du Palais, on assiste à une véritable concaténation des manœuvres et attitudes provocatrices, en ce domaine, dont les conséquences iront jusqu’à la provocation en duel. Face à l’épreuve du dédain que lui impose Célidée, pour tester la force de son amour pour elle, Lysandre, sur les conseils artificieux de son écuyer Aronte, décide de provoquer sa jalousie – en l’humiliant publiquement en déclarant son amour pour une autre. Voici comment Aronte convainc Lysandre, explicitant la mécanique – et en ce sens, le jeu – des passions :

Osez-vous espérer qu’elle soit plus humaine,
Puisque sa gloire augmente augmentant votre peine ?
Rabattez cet orgueil, faites-lui soupçonner
Que vous seriez enfin homme à l’abandonner,
La crainte de vous perdre, et de se voir changée,
À vivre comme il faut l’aura bientôt rangée,
Elle en craindra la honte, et ne souffrira pas
Que ce change s’impute à son manque d’appas.
Il est de son honneur d’empêcher qu’on présume
Qu’on éteigne aisément les flammes qu’elle allume,
Feignez d’aimer quelque autre, et vous verrez alors
Combien à vous ravoir elle fera d’efforts.
(La Galerie du Palais, III, 1, v. 721-732)

41La provocation par la jalousie se comprend alors comme l’impulsion d’un mouvement dans le but de déclencher un contre-mouvement par lequel l’être aimé devrait revenir librement – spontanément – vers soi. La même dynamique sous-tend la menace de Domitian dans Tite et Bérénice d’épouser Bérénice, dans l’espoir que Domitie renonce à son ambition et revienne vers lui, choisissant leur amour :

Domitian
Me puis-je mieux venger, si vous me trahissez,
Que d’aimer à vos yeux ce que vous haïssez ?
(Tite et Bérénice, IV, 3, v. 1261-1262)

42Il s’étonne même de la puissance de la jalousie provoquée en Domitie, jalousie dont son confident Albin lui explique alors tout le jeu d’une façon qui rappelle les mécanismes évoqués par Aronte dans La Galerie du Palais32.

43Lorsqu’il ne saurait être question de duo amoureux (que ce soit par simple rivalité entre deux personnages pour un même objet convoité, ou en raison d’un sentiment amoureux non partagé), la jalousie est alors provoquée dans le cadre d’un pur duel. La provocation joue dans ces cas d’autres forces : celle de faire éclater sa propre position de supériorité (tel est l’enjeu dans Sophonisbe de l’attitude agonistique de Sophonisbe envers Éryxe, par exemple) ou, pour un personnage en position d’impuissance, celle de riposter face aux attaques du jaloux, en excitant encore davantage sa jalousie. C’est en ce sens que l’on peut comprendre la réaction d’Eurydice face à l’incessante insistance de Pacorus pour qu’elle lui révèle l’identité de celui qu’elle aime secrètement, alors qu’elle le prie de laisser sauves les apparences et l’honneur qui permettra leur union – puisqu’elle a accepté d’accomplir son devoir en l’épousant. Jouant sur cette espèce particulière de crainte que ressent Pacorus qu’est la jalousie telle que définie par Descartes dans sa forme la plus blâmable puisqu’elle ne se rapporte dans ce cas « qu’aux soupçons et aux défiances33 », bien loin de calmer le jeu, elle en rajoute. Alors qu’il déduit d’une remarque que celui qu’elle aime se trouve dans leur entourage, elle répond :

[…] Il y peut-être,
Seigneur, si déguisé qu’on ne le peut connaître.
Peut-être en domestique est-il auprès de moi,
Peut-être s’est-il mis de la maison du Roi,
Peut-être chez vous-même il s’est réduit à feindre,
Craignez-le dans tous ceux que vous ne daignez craindre,
Dans tous les inconnus que vous aurez à voir,
Et plus que tout encor, craignez de trop savoir.
(Suréna, II, 2, v. 573-580)

44Elle finit ainsi par renforcer elle-même le climat d’hypersoupçon en retournant contre Pacorus les effets de son obsession, en démultipliant le jeu possible des apparences, le jeu des « peut-être ». La provocation agonistique se présente ici comme une forme d’attaque défensive, de la part d’un personnage qui n’est pas en situation d’exercer librement sa puissance d’agir, et tente de riposter aux assauts de son adversaire en utilisant ses passions contre lui.

45Un autre exemple d’amplification provocatrice se retrouve dans Pertharite, qui fonctionne cette fois sur une extraordinaire escalade rhétorique du jeu criminel. Grimoald, personnage vertueux mais amoureux de Rodelinde, se laisse séduire par les conseils vicieux de Garibalde, qui le convainc de recourir au chantage pour obtenir sa main : si elle refuse, il tuera son fils. Mais Rodelinde retourne le chantage contre lui et subvertit son ultimatum en le mettant au défi de réaliser un coup si atroce : qu’il tue son fils, et elle l’épousera. La vertu joue le jeu – au moins rhétoriquement – du vice, en faisant miroiter des images criminelles surprenantes, propres à impressionner le spectateur. L’horreur du crime évoqué se voit ainsi dédoublée et dépassée – dépassée parce que dédoublée – par la provocation de Rodelinde, suivant un principe de surenchère criminelle qui tend vers une extraordinarité extrême, cette extraordinarité qui motive la dramaturgie cornélienne :

Rodelinde
Tes offres n’ont point eu d’exemples jusqu’ici,
Et ce que je demande est sans exemple aussi
(Pertharite, III, 3, v. 881-882)

46Elle va même jusqu’à proposer à Grimoald de commettre ce crime avec lui, de lui montrer l’exemple de ce qui est, précisément, sans exemple :

Tu trembles, tu pâlis, il semble que tu n’oses
Toi-même exécuter ce que tu me proposes !
S’il te faut du secours, je n’y recule pas,
Et veux bien te prêter l’exemple de mon bras.
Fais, fais venir ce fils, qu’avec toi je l’immole,
Dégage ton serment, je tiendrai ma parole,
Il faut bien que le crime unisse à l’avenir
Ce que trop de vertus empêchait de s’unir.
(Pertharite, III, 3, v. 903-910)

47Par ce coup de bluff, pour reprendre l’expression parfois utilisée par la critique34, qui est également coup de théâtre – répondant au bluff de Grimoald – Rodelinde entend provoquer et rappeler la vertu de celui-ci : elle le pense trop magnanime pour exécuter sa menace. En l’occurrence, s’opposer à l’adversaire ne consiste pas à prendre une autre direction que lui, mais exactement la même, à aller encore plus violemment dans son sens. Ce faisant, elle utilise la provocation agonistique d’une manière particulière : elle provoque non pas pour qu’il se passe quelque chose, mais pour qu’il ne se passe rien, non plus pour faire avancer le jeu, mais pour bloquer celui-ci, en neutralisant le coup de son adversaire dans un match nul35. La provocation signe ici la fin de tout jeu possible.

« Tu railles, mais bientôt nous verrons d’autres jeux36 »

48Les multiples exemples présentés de ce qui se joue sur la scène cornélienne à travers les provocations agonistiques témoignent de la grande variété de coups possibles dans l’affrontement, qui structurent sa dramaticité. Parallèlement à ces provocations hétérotéliques, qui visent à faire évoluer le jeu, on trouve de nombreuses provocations autotéliques, de nombreux cas de taunting, qui servent alors principalement à accuser l’ethos d’un personnage en situation agonistique – et provoquer le plaisir intellectuel du spectateur – sans pour autant agir sur la partie. Aux limites de la ludicité, il s’agit avant tout d’un jeu sur l’expression de l’essence du personnage, qui se satisfait par et pour lui-même dans la gratuité de son geste provocateur, pour peu qu’il ait un public. Coup supplémentaire, surnuméraire, dont le jeu dramatique n’a pas besoin, ce genre de raillerie agonistique repose sur la logique du beau geste spectaculaire, que ce soit pour défendre l’intégrité de l’être du joueur en difficulté dans la partie ou écraser encore davantage un adversaire déjà vaincu, d’un geste technique parfaitement exécuté, comme le Comte envers Don Diègue. Tout comme l’injure, cette forme de provocation, d’humiliation rhétorique, joue puissamment sur l’amour-propre de l’adversaire. C’est ce qu’exprime Carlos, dans Don Sanche d’Aragon, ignorant encore qu’il est de sang royal, lorsqu’il se croit raillé par les seigneurs qui, refusant de le combattre, le méprisaient initialement mais s’adressent désormais à lui comme à un prince alors qu’il ne se reconnaît pas en tant que tel :

Comtes, ces faux respects dont je me vois surpris
Sont plus injurieux encor que vos mépris.
Je pense avoir rendu mon nom assez illustre
Pour n’avoir pas besoin qu’on lui donne un faux lustre,
Reprenez vos honneurs où je n’ai point de part.
J’imputais ce faux bruit aux fureurs du hasard,
Et doutais qu’il pût être une âme assez hardie,
Pour ériger Carlos en Roi de Comédie.
Mais puisque c’est un jeu de votre belle humeur,
Sachez que les vaillants honorent la valeur,
Et que tous vos pareils auraient quelque scrupule,
À faire de la mienne un éclat ridicule.
Si c’est votre dessein d’en réjouir ces lieux,
Quand vous m’aurez vaincu vous me raillerez mieux,
La raillerie est belle après une victoire,
On la fait avec grâce, aussi bien qu’avec gloire.
(Don Sanche d’Aragon, IV, 2, v. 1223-1238)

49Cette réaction de Carlos à ce qu’il perçoit comme une provocation railleuse montre combien celle-ci peut déclencher un sentiment d’humiliation encore plus cinglant, par le jeu de l’ironie, que le franc mépris, tout en privant le provoqué de la noblesse d’un combat régulier.

50Face à un adversaire qui refuse de combattre en toute régularité – comme Arsinoé dans Nicomède, qui exploite la ruse et la feinte pour parvenir à ses fins –, la raillerie peut être utilisée comme une arme à part entière au sein du rapport agonistique, en même temps qu’elle exprime l’intégrité du personnage : c’est l’usage qu’en fait Nicomède. Lorsqu’il doit se défendre des accusations mensongères qu’Arsinoé lui oppose, il fait dévier l’argumentation adverse par la raillerie et déplace ainsi l’interrogation d’un camp vers l’autre, tout en moquant la provoquée qui s’est laissée prendre à son jeu :

Nicomède
Qu’ont-ils dit qui vous plaise, et que vous vouliez croire ?
Arsinoé
Deux mots de vérité qui vous comblent de gloire.
Nicomède
Peut-on savoir de vous ces deux mots importants ?
Araspe
Seigneur, le Roi s’ennuie, et vous tardez longtemps.
Arsinoé
Vous les saurez de lui, c’est trop le faire attendre.
Nicomède
Je commence, Madame, enfin à vous entendre.
Son amour conjugal chassant le paternel
Vous fera l’innocente, et moi le criminel,
Mais…
Arsinoé
Achevez, Seigneur, ce mais, que veut-il dire ?
Nicomède
Deux mots de vérité qui font que je respire.
Arsinoé
Peut-on savoir de vous ces deux mots importants ?
Nicomède
Vous les saurez du Roi, je tarde trop longtemps.
(Nicomède, III, 7, v. 1055-1066)

51Le jeu psychologique de Nicomède, qui fait le choix de privilégier l’emprise et l’ascendant rhétoriques sur l’adversaire, travaille ici à parasiter l’entendement du provoqué, à défaut de pouvoir faire évoluer la partie. Le retournement sarcastique de la domination par la reprise des mots d’Arsinoé marque une raillerie certes ironique de la part de Nicomède, mais surtout efficace, en ce qu’elle capte l’attention de son adversaire. Comme le note Anne-Marie Paillet-Guth :

[Nicomède se trouve] dans une situation hostile où la seule arme est l’ironie. La reprise ironique, en mention et en usage, n’est pas seulement un écho du discours de l’autre ; dans la dynamique de l’échange, il s’agit d’un retournement de la propre parole de l’adversaire contre lui, qui vise une certaine inversion des rapports de force37.

52S’il ne peut marquer aucun point utile, Nicomède peut au moins irriter son adversaire, et l’empêcher de jouir pleinement de son libre jeu. Dès l’aposiopèse du « Mais… », qu’Arsinoé elle-même lui demande d’achever, Nicomède reprend la main dans le jeu rhétorique agonistique, laissant son opposant en suspens. La raillerie ne nécessite même plus que Nicomède se justifie, réponde à Arsinoé ou même qu’il tente d’éclaircir ses manœuvres. Cette provocation gratuite se contente d’annuler l’argument adverse, en même temps qu’elle signale la supériorité éthique du personnage, même lorsqu’il se trouve en position d’infériorité stratégique.

53Au-delà du moment de la provocation agonistique, la raillerie comme attitude ludique est plus généralement inscrite dans l’ethos de Nicomède, qui ne se prive pas d’en user régulièrement. Certains personnages criminels de la scène cornélienne se montrent également volontiers railleurs envers les ennemis qu’ils provoquent, alors même qu’ils sont en position de force. C’est le cas de Marcelle dans Théodore, de Médée, caractérisée par un usage récurrent de l’ironie, ou encore d’Attila, que Corneille présente comme une puissance intellectuelle, un fin stratège, calculateur avant tout, et non une brute sanguinaire. Comme le fait remarquer l’une des victimes de son jeu, Valamir :

À l’inhumanité joindre la raillerie,
C’est à son dernier point porter la barbarie.
(Attila, V, 3, v. 1529-1530)

54Une telle attitude ludique – qui écrase l’adversaire de façon inutile dans l’économie de l’affrontement – offre effectivement une sorte de raffinement spectaculaire dans le traitement dramaturgique de la méchanceté. La provocation railleuse peut se comprendre comme un ornement qui vient rehausser l’éclat du spectacle. Car sur la scène cornélienne, c’est le spectacle qui compte avant tout, y compris par le traitement excessif et exhaustif de personnages qui luttent superbement pour exposer leur être tout entier, ne laissant rien dans l’ombre. De la tension agonistique théâtrale, particulièrement à travers le jeu gratuit de la raillerie, cela nous renvoie à une autre forme d’affrontement qui est un pur spectacle : le catch, tel que Roland Barthes propose de le concevoir, c’est-à-dire dans le prolongement des grands théâtres de caractères antique et classique. Pour lui, dans cet espace où « tout est donné exhaustivement38 », ce qui se joue, c’est le combat des passions, qui expriment de façon essentielle ceux qui les impriment : les différents personnages qui s’affrontent sur la scène. C’est un jeu d’ethos. Les personnages méchants, les « salauds39 » comme il les appelle, sont particulièrement attrayants et plaisants pour le public en ce qu’ils font toujours jouer les règles et les limites du jeu :

[Un salaud] admet les règles seulement quand elles lui sont utiles et transgresse la continuité formelle des attitudes. C’est un homme imprévisible, donc asocial. Il se réfugie derrière la Loi quand il juge qu’elle lui est propice et la trahit quand cela lui est utile ; tantôt il nie la limite formelle du Ring et continue de frapper un adversaire protégé par les cordes, tantôt il rétablit cette limite et réclame la protection de ce qu’un instant avant il ne respectait pas40.

55Alors, ce que le public désire le plus ardemment, c’est d’une manière ou d’une autre le retour à l’ordre, à travers l’agôn : la vengeance, la pénalité… La régulation, de façon très cornélienne, doit être provoquée par le spectacle des passions elles-mêmes, et le plus agréable des spectacles est celui qui offre l’expérience de « la punition des méchantes actions, et la récompense des bonnes41 ».

Notes

1 Béatrice Fracchiolla, art. « Injure », dans Dictionnaire de la violence, sous la direction de Michela Marzano, Paris, Presses universitaires de France, 2011, p. 708.

2 https://fr.wikipedia.org/wiki/Coup_de_t%C3%AAte_de_Zidane, page consultée le 5 juin 2021.

3 Béatrice Fracchiolla, art. « Injure », dans op. cit., p. 708.

4 Voir Roger Caillois, Les Jeux et les hommes : le masque et le vertige, Paris, Gallimard, 1967, p. 66-67, pour le lien de compétition entre agôn et mimicry.

5 Ibid., p. 53.

6 Ibid., p. 53.

7 Jacques Henriot, Sous couleur de jouer : la métaphore ludique, Paris, José Corti, 1989, p. 90.

8 Johan Huizinga, Homo ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu, trad. Cécile Seresia, Paris, Gallimard, 1951, p. 27.

9 Carl von Clausewitz, De la guerre, livre 1, chap. 3 : « Le génie guerrier », trad. Denis Naville, Paris, Édition de Minuit, 1955, p. 86.

10 Pour toutes les citations de Corneille, nous nous référons à l’édition des Œuvres Complètes (OC) par Georges Couton dans la collection « Bibliothèque de la Pléiade » (Paris, Gallimard, 1980, 1984, 1987).

11 Antoine Furetière, art. « Jouer », dans Dictionnaire universel. Nouvelle édition, revue, corrigée, et considérablement augmentée, La Haye, chez Pierre Husson, Thomas Johnson, Jean Swart, Jean van Duren, Charles Le Vier, la veuve Van Dole, 1727.

12 Sur cette différenciation dans le domaine ludique, en reprenant une distinction aristotélicienne, voir notamment Stéphane Chauvier, qui rappelle qu’une action peut être autotélique, c’est-à-dire « être à elle-même sa propre fin » ou hétérotélique, « ayant un objectif distinct d’elle-même » (Qu’est-ce qu’un jeu ?, Paris, Vrin, 2007, p. 19).

13 Nous employons ici le terme anglais de taunting que le dictionnaire Collins traduit par « raillerie, sarcasme ». Le choix de ce terme repose sur la fécondité qu’il trouve chez les Anglo-saxons dans les pratiques ludiques (on taunt aux échecs comme on taunt dans les jeux vidéo, où des commandes précises permettent de railler l’adversaire purement gratuitement, sans aucun effet sur le déroulement de la partie) et sportives : plusieurs sports font figurer le taunting (aussi appelé unsportmanlike conduct, « conduite antisportive », forme d’antijeu) parmi les fautes sanctionnables pour un joueur par un arbitre. L’idée d’unsportmanlike, dont le pendant positif est be a sport (« sois un bon joueur »), témoigne d’une vertu, d’une noblesse honorable dans la conduite sportive. Mais elle peut aussi colorer de grands gestes agonistiques d’une grandeur d’âme spectaculaire que le public admire, comme les pas de danse de Mohamed Ali défiant son adversaire, prenant le risque de baisser sa garde pour la beauté du geste.

14 Antoine Furetière, art. « Provocation », op. cit.

15 Ibid., art. « Provoquer ».

16 Dans le prolongement du célèbre jugement de Nicole, tout en pouvant nuancer son aspect systématiquement « furieux » : « Toutes les pièces de Corneille, qui est sans doute le plus honnête des poètes de théâtre, ne sont que des vives représentations de passion d’orgueil, d’ambition, de jalousie, de vengeance, et principalement de cette vertu romaine, qui n’est autre qu’un furieux amour de soi-même. » (Pierre Nicole, Traité de la comédie, éd. Laurent Thirouin, Paris, Honoré Champion, 1998, p. 62). Autour de cette question, voir par exemple Cécilia Laurin, Admirables criminels. Éthique et poétique du spectaculaire dans le théâtre de Pierre Corneille, thèse sous la direction de Gilles Declercq, Sorbonne Nouvelle-Paris 3, soutenue le 16 décembre 2019.

17 « [L]es individus qui vont jouer s’accordent pour dire qu’à partir de tel moment, qui représente le début du jeu, c’est cette légalité ludique là, ce système de règles, qui vaut uniquement. Cet accord tacite ou explicite marque le début du jeu », écrit Colas Duflo, Jouer et philosopher, Paris, Presses universitaires de France, 1997, p. 220.

18 Serge Doubrovsky, Corneille et la dialectique du héros, Paris, Gallimard, 1963, p. 158.

19 Ibid., p. 159.

20 Ibid., p. 160.

21 Ibid., p. 161.

22 Ibid., p. 163-167.

23 Il finit par se diriger vers ce crime lorsque « [s]a patience à la raison fait place » (IV, 5, v. 1319).

24 Elle précise : « Rien ne rompra le coup à quoi je me résous » (La Place Royale, V, 7, v. 1553). En ce sens, le seul coup qui lui reste à jouer est de décider de quitter la partie, de ne plus jouer aucun jeu.

25 Provocation qui se verra amplifiée par un échange entre les deux amants, où il méprise sa douleur et se moque cruellement d’elle. Alors qu’elle dit qu’elle voudrait pouvoir déchirer son cœur plutôt que ce billet insultant, il répond : « Qui ne vous flatte point puissamment vous irrite, / Pour dire franchement votre peu de mérite / Commet-on envers vous des forfaits si nouveaux / Qu’incontinent on doive être mis en morceaux ? / Si ce crime autrement ne saurait se remettre, / Cassez, ceci vous dit encor pis que ma lettre. Il lui présente aux yeux un miroir qu’elle porte pendu à sa ceinture » (La Place Royale, II, 2, v. 389-394).

26 « Puis donc qu’un prince est obligé de savoir bien user de la bête [en tant que la force est la manière de combattre propre à la bête – celle propre à l’homme étant la loi], il doit parmi elles prendre le renard et le lion, car le lion ne se défend pas des rets, le renard ne se défend pas des loups. Il faut donc être renard pour connaître les rets et lion pour effrayer les loups. » Machiavel, Le Prince, trad. Yves Lévy, Paris, Flammarion, 1980, p. 141-142.

27 Maude Bonenfant, Charles Perraton, « Les Limites de la ruse », dans La Ruse, entre la règle et la triche, dir. Maude Bonenfant et Charles Perraton, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2011, p. 9.

28 « La triche a cela de fascinant qu’elle nous indique là où nous nous opposons quant aux limites d’une jouabilité acceptable » (notre traduction, à partir du texte de Mia Consalvo, dans Cheating. Gaining Advantage in Videogames, Cambridge, MIT Press, 2009, p. 177).

29 Gabrielle Trépanier-Jobin, « Ruser avec la mécanique des règles », dans La Ruse, entre la règle et la triche, op. cit., p. 96.

30 Jeu psychologique par excellence, la provocation par la jalousie cherche à court-circuiter le rapport rationnel au profit d’un mouvement passionnel qui réinterprète le réel en fonction de ses craintes. Elle empêche de penser droit, et est ainsi souvent symboliquement associée aux vers ou aux serpents. Voici comment Hérode s’en prend à elle dans la Mariane de Tristan L’Hermite : « Serpent couvert de fleurs, dangereuse vipère / […] Dragon toujours veillant avec cent yeux ouverts / Qui prends tout à rebours, et vois tout de travers / Vautour insatiable, horrible jalousie / Qui de cent faux objets brouilles ma fantaisie / […] Ne m’importune plus, Conseillère indiscrète / Infidèle espionne, et mauvaise interprète » (V, 1, v. 1405-1414).

31 Michèle Rosellini, « Du duo au duel : la stichomythie, marqueur de violence dans le dialogue des amants », dans Pierre Corneille, la parole et les vers, dir. Myriam Dufour-Maître, avec le concours de Cécilia Laurin, Publications numériques du CÉRÉdI, « Actes de colloques et journées d’étude », no 26, 2020 : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=992, page consultée le 5 juin 2021.

32 « Seigneur, telle est l’humeur de la plupart des femmes. / L’amour sous leur empire eût-il rangé mille âmes, / Elles regardent tout comme leur propre bien, / Et ne peuvent souffrir qu’il leur échappe rien. / Un captif mal gardé leur semble une infamie, / Qui l’ose recevoir devient leur ennemie » (Tite et Bérénice, IV, 4, v. 1283-1288).

33 Descartes, Les Passions de l’âme, éd. Pascale d’Arcy, Paris, Flammarion, 1996, p. 206.

34 Voir par exemple : Georges Couton, Corneille et la Fronde : théâtre et politique il y a trois siècles, Clermont-Ferrand, G. de Bussac, 1951 ; R. C. Knight, Corneille’s Tragedies: The Role of the Unexpected, Cardiff, University of Wales Press, 1991.

35 Il s’agit en ce sens d’une transposition criminelle d’une stratégie ludique qui s’exerce régulièrement : pour éviter de perdre on cherche à provoquer le match nul. Ainsi, si l’on compare cette situation à celle du jeu d’échecs, Rodelinde menace ici de réagir à l’action de son adversaire en lui offrant un gambit, le sacrifice volontaire d’une pièce, dans le but stratégique d’obtenir un pat : un arrêt immédiat de la partie (déclarée nulle) car plus aucun coup légal n’est possible pour l’adversaire. Voir par exemple Ivan Gros, L’Imaginaire du jeu d’échecs et la poétique de l’ordre et du chaos : histoire d’une représentation de la cérébralité, Paris, L’Harmattan, 2011, p. 181.

36 Mélite, réécriture ultérieure de la fin de la scène (V, 3) à partir de 1660.

37 Anne-Marie Paillet-Guth, « L’Ironie dans Nicomède », L’Information Grammaticale, no 76, 1998, p. 22.

38 Roland Barthes, Mythologies, Paris, Éditions du Seuil, 2007, p. 23.

39 Ibid., p. 22.

40 Ibid.

41 Pierre Corneille, Discours de la tragédie, dans OC, t. III, p. 146.

Pour citer ce document

Cécilia Laurin et Sélim Ammouche, « Faire jouer les limites du jeu : les provocations agonistiques dans la dramaturgie cornélienne » dans Corneille : un théâtre où la vie est un jeu,

sous la direction de Liliane Picciola

© Publications numériques du CÉRÉdI, « Revue Corneille présent », n° 1, 2021

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=1233.

Quelques mots à propos de :  Cécilia Laurin

IRET – Institut de Recherche en Études Théâtrales – EA 3959
Université Sorbonne-Nouvelle Paris 3
Cécilia Laurin, docteur en Études théâtrales, est l’auteur d’une thèse consacrée aux personnages cornéliens (Admirables criminels. Éthique et poétique du spectaculaire dans le théâtre de Pierre Corneille, sous la direction de Gilles Declercq, Sorbonne Nouvelle-Paris 3, 2019). Cette thèse se situe au croisement des études théâtrales et des philosophies de l’action et du sujet. D’autres travaux questionnent plus généralement les enjeux dramatiques de la criminalité, mais aussi les rapports de l’être au paraître et la représentation du sujet. Elle a récemment publié « “Connais-moi tout entière” : parole apocalyptique et dramaturgie cornélienne », dans Corneille : la parole et les vers, sous la direction de Myriam Dufour-Maître avec la collaboration de Cécilia Laurin, Bénédicte Louvat et Liliane Picciola, Publications numériques du CÉRÉdI, Université de Rouen Normandie, 2020.

Quelques mots à propos de :  Sélim Ammouche

CIM – Communication, Information, Médias – EA 1484
Université Sorbonne-Nouvelle Paris 3
Sélim Ammouche est docteur en sciences de l’information et de la communication, auteur d’une thèse sur les enjeux interprétatifs des joueurs dans les jeux vidéo (Énigme et énigmatique dans les jeux vidéo, jouer avec le sens, sous la direction de Marie-France Chambat-Houillon, Sorbonne Nouvelle-Paris 3, 2019). Ses recherches portent sur l’herméneutique ludique, les dynamiques de recherches d’informations et de sens dans les dispositifs vidéoludiques, les discours critiques et analytiques, mais aussi les médiations de mythes, de figures et d’idées au sein des jeux vidéo. Il a notamment publié « Jouable, injouable : le brouillon et l’épure dans Super Meat Boy », dans « Questionner le jouable », Interfaces Numériques vol. 4, sous la direction de S. Genvo et B. Solinski, Éditions Lavoisier, 2015.