Corneille : un théâtre où la vie est un jeu
I. Scène théatrale et parties de jeu

sous la direction de Liliane Picciola

no 1, 2021

À la mémoire de Jean-Claude Guézennec

 

Corneille présent 1/2021

Deuxième partie : Corneille en figure de « preneur » : de nouvelles règles pour des jeux dramaturgiques insolites

Sophonisbe : alea et agôn, genre tragique et gender. Les en-jeux diversifiés de la politique et de l’amour

Hendrik Schlieper


Texte intégral

1Sophonisbe, tragédie donnée pour la première fois en janvier 1663 à l’Hôtel de Bourgogne et devant la Cour avant qu’elle ne provoque une des Querelles importantes du xviie siècle1, fait partie des pièces cornéliennes traitant de l’expansionnisme de l’Empire romain. D’où l’intérêt actuel de la part d’une recherche et d’une pratique théâtrale postcoloniales2 : se focalisant sur les asymétries du pouvoir entre « Rome » et les « périphéries », ces approches ont bien réfuté la conviction de Georges Couton, formulée à la fin des années 80 du siècle dernier, que « Sophonisbe est restée une pièce morte3 ».

2L’action de Sophonisbe se déroule pendant la dernière phase de la deuxième guerre punique, et elle est portée par quatre protagonistes : Sophonisbe, reine de Numidie d’origine carthaginoise, Syphax, roi de la Numidie occidentale, Massinisse, roi de la Numidie orientale, et Éryxe, reine de Gétulie. La situation de guerre peu contrôlable laisse supposer que les « jeux » qui y sont mis en scène correspondent, tout d’abord, aux jeux d’alea. Comme il est bien connu, c’est avec ce terme que Roger Caillois se réfère à des jeux où « le destin est le seul artisan de la victoire4 », où les joueurs se voient livrés à des coups incalculables. En effet, l’action dramatique de Sophonisbe est orchestrée par un rapport de forces des deux parties belligérantes qui change trois fois de « face ». Ces changements décident du sort des protagonistes ou bien, si l’on considère le caractère analogue et répétitif des vers correspondants, de la « place » de chacun d’eux sur le terrain du jeu5.

3Ces changements, toutefois, ne sont pas purement aléatoires étant donné qu’ils résultent également d’un jeu complexe d’alliances, jeu essentiellement lié à l’agôn. Ce phénomène peut être rattaché à l’absence frappante de liens familiaux dans cette tragédie, d’où résulte, comme Nina Ekstein le souligne, l’omniprésence du thème de la séduction (au sens large du mot6). Il convient donc de se concentrer aussi – et toujours dans le sens de Caillois – sur les différentes formes de « compétition7 » exposées dans Sophonisbe et nourries par une « revendication de responsabilité8 » de la part des joueurs. La question qui s’ensuit est de savoir, d’un côté, comment l’abandon aléatoire au destin est contrecarré par des décisions actives et prises dans un but précis. De l’autre, on peut se demander si l’idée de Caillois « que toute rencontre qui possède les caractères d’une compétition […] peut faire l’objet de paris, c’est-à-dire d’alea9 » peut être inversée dans la mesure où les « paris » de la situation de guerre ouvrent la voie à une multitude de stratégies individuelles qui se concrétisent à travers de nombreux changements de côté, effectués par les protagonistes cornéliens.

4Vue de près, l’action dramatique de Sophonisbe fait ressortir deux formes d’agôn distinctes, l’une intimement liée à l’autre. Sur le plan politique, les actions tactiques des protagonistes – souverains tous les quatre – visent à s’assurer l’hégémonie en Afrique du Nord et à faire front aux ambitions colonialistes des Romains. À cela s’ajoute l’agôn sur le plan de l’amour, étant donné que la constellation des quatre personnages se définit par une structure presque chiasmatique des relations amoureuses (Sophonisbe-Massinisse, Syphax-Sophonisbe, Éryxe-Massinisse) auxquelles correspondent, en guise de riposte, les rivalités et masculines (Syphax-Massinisse) et féminines (Sophonisbe-Éryxe). En d’autres termes, les asymétries du pouvoir, mentionnées au début, n’y concernent pas seulement la catégorie identitaire de race (Romains, Africains, ou plutôt Carthaginois, Numidiens et Gétuliens), mais aussi celle de gender (hommes, femmes).

5Bien évidemment, un tel entrelacement des deux formes d’agôn touche à un problème qui se trouve au cœur de la tragédie française dite « classique », à savoir la relation entre la politique, traditionnellement attribuée au genre tragique, et l’amour, composant indispensable – et vivement discuté – dès la formation de la « France galante » et dès la « renaissance » de la tragédie française au cours des années 30 du xviie siècle10. Sophonisbe se révélera un exemple particulièrement propice à faire comprendre comment Corneille répond à ce problème ou, plus précisément, à la question de la hiérarchisation de la politique et de l’amour au sein du genre de la tragédie. À cette occasion, il semble indiqué de rapprocher les premières représentations et la publication de Sophonisbe des Trois Discours sur le poème dramatique cornéliens, publiés en 1660, dans lesquels cette thématique est explicitement traitée. Nous citerons le paragraphe bien connu du premier Discours où il est question de la « dignité » de la tragédie :

Sa dignité demande quelque grand intérêt d’État, ou quelque passion plus noble et plus mâle que l’amour, telles que sont l’ambition ou la vengeance ; et veut donner à craindre des malheurs plus grands, que la perte d’une maîtresse. Il est à propos d’y mêler l’amour, parce qu’il a toujours beaucoup d’agrément, et peut servir de fondement à ces intérêts, et à ces autres passions dont je parle ; mais il faut qu’il se contente du second rang, et leur laisse le premier11.

6La hiérarchie est claire : en tant que genre, la tragédie se compose d’actions politiques et héroïques – Staats-und Heldenaktionen, pour reprendre la célèbre formule de Lessing12 – alors que l’amour est relégué au « second rang » où il leur sert de « fondement ». Ce qui saute aux yeux dans cette citation, c’est la codification « genrée » (gendering) de l’argumentation de Corneille13 où la politique et le genre de la tragédie, attribués au « mâle », s’opposent à l’amour lié au « féminin », évoqué par « la perte d’une maîtresse ». Bref, on peut constater que le genre littéraire de la tragédie et le « genre » dans le sens de gender s’entrelacent ici14. Une précision – dont le comparatif « plus mâle » est une indication importante – s’impose : il ne s’agit pas d’une relation fixe, mais d’une relation et dynamique et aléatoire qui, chaque fois de nouveau, demande une propre redéfinition.

7Sur ce fond, nous proposons de rapprocher la relation aléatoire entre genre et gender (telle qu’elle détermine les idées de Corneille sur la dignité de la tragédie) et le caractère aléatoire de l’action dramatique de Sophonisbe. Ce dernier provoque une multitude de stratégies agônistiques qui, chacune à sa propre manière, redéfinissent l’entrelacement de genre et de gender et dont Sophonisbe deviendra le centre de gravité. En conséquence – et voici la thèse de l’étude présente –, c’est justement une femme qui fournira à cette tragédie de Corneille quelque chose de « plus mâle15 ». C’est ainsi que Sophonisbe se révèle non seulement un jeu sur la conception du genre tragique, mais aussi sur les différences du gender traditionnellement associées à celle-ci.

8La discussion de cette thèse se divisera en quatre parties. Nous commencerons (1) par l’analyse des idées directrices (et de leur présentation rhétorique) exposées dans la préface de la tragédie et le jeu rhétorique et agônistique que l’on peut y découvrir ; dans ce contexte, nous livrerons également quelques réflexions plus générales sur la relation entre genre et gender. Puis nous exposerons (2) la pré-action dramatique de Sophonisbe où germent les relations agônistiques des protagonistes et (3) les nombreux renversements par lesquels cette tragédie se caractérise. En guise de conclusion (4), nous nous concentrerons sur le célèbre suicide de Sophonisbe pour faire ressortir la virtuosité « performative » grâce à laquelle le personnage éponyme triomphera de ses concurrents au titre du jeu que constitue une tragédie.

9Une dernière remarque introductive sur le rapprochement effectué ici entre les Trois Discours et Sophonisbe. Évidemment, ce rapprochement est discutable si l’on suit le propos de Georges Couton selon lequel les Trois Discours « sont un bilan et non un programme16 ». Pourtant, une lecture de Sophonisbe en tant que « preuve par l’exemple » des idées poétologiques des Trois Discours s’accordera bien avec les réinterprétations récentes des pièces issues de la « vieillesse » de Corneille (c’est-à-dire des pièces créées entre 1659 et 1674) en tant que « série d’expérimentations17 ».

« Le seul dessein de faire autrement » : le jeu rhétorique et agônistique de la préface

10Dans le cadre d’un texte intitulé « Au lecteur » qui sert de préface à la version imprimée de Sophonisbe, Corneille assure que son « seul dessein » qui conduisit la rédaction de sa tragédie était de « faire autrement, sans ambition de faire mieux » (p. 382) que « M. Mairet » (p. 381) qui avait réalisé une propre Sophonisbe tragique en 1634 en pleine « renaissance » de la tragédie française. Pourtant, ce renoncement prononcé à tout agôn avec Mairet doit être compris dans le cadre d’un jeu rhétorique propre à cette préface qui tend à prétendre le contraire pour ne pas fournir d’arguments aux critiques. Aux yeux des critiques, bien évidemment, la Sophonisbe de Corneille se révèle une véritable æmulatio agônistique de la tragédie de Mairet qui porte le même nom. Cela renvoie, d’un côté, à l’ancienne rivalité entre Corneille et l’un de ses adversaires les plus acharnés pendant la Querelle du Cid ; n’oublions pas que La Sophonisbe de Mairet est évoquée par Scudéry dans sa critique virulente du Cid en tête de ses contre-exemples positifs à la pièce de Corneille18. De l’autre, la Sophonisbe cornélienne peut être comprise comme un véritable contreprojet générique à la version de Mairet. C’est à travers les étapes suivantes de l’argumentation de Corneille que ce contreprojet prend forme.

11Tout d’abord, Corneille insiste sur la fidélité historique de sa pièce dont les protagonistes correspondent à leur tradition historiographique : « Vous trouverez en cette tragédie les caractères tels que chez Tite-Live » (p. 382). Cela implique que la vérité historique l’emporte sur la vraisemblance, catégorie étroitement liée au goût (galant) du public contemporain. À cette hiérarchisation de vérité et vraisemblance correspond celle de la politique et de l’amour, comme les remarques sur la protagoniste éponyme le démontrent :

Je lui prête un peu d’amour, mais elle règne sur lui, et ne daigne l’écouter, qu’autant qu’il peut servir à ses passions dominantes qui règnent sur elle, et à qui elle sacrifie toutes les tendresses de son cœur, Massinisse, Syphax, sa propre vie. (ibid.)

12En plein accord avec le postulat d’un second rang de l’amour avancé dans le premier des Trois Discours, Sophonisbe ne fait preuve que d’« un peu d’amour » sur lequel elle sait régner et qui « peut servir à ses passions dominantes ». En conséquence, cet amour sera non seulement soumis aux fins politiques mentionnées dans le même contexte – « attachement aux intérêts de son pays », « haine pour Rome » (ibid.) –, mais il sera même instrumentalisé au profit de ceux-ci. Il est remarquable que la citation parle de « tendresses de son cœur ». On peut donc s’attendre à ce qu’un amour tendre et galant tel qu’il est visualisé sur la Carte de Tendre se répercute sur les relations amoureuses des protagonistes et sera joué contre les ambitions politiques de ceux-ci. Aussi l’éthique galante, fondée sur une relation « civilisée » des sexes et sur une conception de l’amour réciproque, se transforme-t-elle chez Corneille en enjeu essentiel pour la tragédie en tant que genre.

13C’est avec les Trois Discours et avec les tragédies réalisées dans le contexte immédiat de ceux-ci que Corneille prend ses distances avec un modèle générique de la tragédie dont un tel amour tendre et galant est constitutif. La Sophonisbe de Mairet peut être comprise comme un premier exemple (précurseur) de ce modèle d’une tragédie d’amour qui connaîtra son essor à partir des tragédies « galantes » proprement dites du frère cadet, Thomas Corneille, des années 5019. Aux environs de 1660, Corneille doit prendre position sur cette évolution du genre tragique, d’autant plus que cette période marque son retour à la scène après une absence de presque une décennie20. Dans le cas de Sophonisbe, c’est déjà dans la caractérisation concise de la première protagoniste féminine au sein de la préface que cette prise de position (ou bien : de distance) avec le modèle d’une tragédie d’amour se profile.

14Les conséquences pour les personnages masculins ne sont pas moins remarquables. Le commentaire suivant est apporté à la caractérisation du personnage de Massinisse, reprenant la primauté de la vérité historique :

J’accorde qu’au lieu d’envoyer du poison à Sophonisbe, Massinisse devait soulever des troupes qu’il commandait dans l’armée, s’attaquer à la personne de Scipion, se faire blesser par ses gardes, et tout percé de leurs coups venir rendre les derniers soupirs aux pieds de cette princesse. C’eût été un amant parfait, mais ce n’eût pas été Massinisse (p. 384).

15Voici une pique à l’adresse de Mairet dans la mesure où le Massinisse de 1634 se suicide, en effet, sur le corps de Sophonisbe. Aussi se révèle-t-il « amant parfait » – conforme à l’idéal galant – et personnage constitutif d’une tragédie d’amour « à la Mairet », et cela au détriment de toute fidélité historique. Sur le plan de l’argumentation de Corneille, cela nous mène à la justification suivante d’un Massinisse conforme à l’historiographie romaine :

[…] j’aime mieux qu’on me reproche d’avoir fait mes femmes trop héroïnes, par une ignorante et basse affectation de les faire ressembler aux originaux qui en sont venus jusqu’à nous, que de m’entendre louer d’avoir efféminé mes héros, par une docte et sublime complaisance aux goût de nos délicats, qui veulent de l’amour partout, […]. (ibid.)

16Au premier coup d’œil, l’argument est clair : se servant d’une captatio benevolentiae évidente (« par une ignorante et basse affectation »), Corneille confirme la préférence qu’il donne à la vérité historique. C’est ainsi qu’il touche à la question cruciale de la ressemblance des caractères « aux originaux » telle qu’elle est traitée par les autorités antiques, de « cette ressemblance », comme Corneille le souligne à la fin de cette préface, « qui fait la principale perfection des portraits » (p. 385). En effet, et Aristote et Horace, mentionnés explicitement par Corneille (p. 384), se prononcent en faveur d’une conformité (perpétuelle) du caractère avec son original ou mythologique ou historiographique21. Par conséquent, toute modification des caractères connus marque une atteinte aux règles du genre tragique ; pourtant, Corneille y fait une distinction importante entre l’héroïsation des personnages féminins et l’effémination des héros masculins, faute encore plus grave à ses yeux.

17Pour comprendre cette distinction, il s’impose de considérer la codification « genrée » traditionnelle de la tragédie. Dans la Poétique d’Aristote, point de repère indubitable des Anciens du xviie siècle, le caractère tragique, son héroïsme et sa capacité d’agir (dans le sens performatif du mot auquel correspond le terme anglais agency) sont systématiquement liés au sexe masculin, voire à l’idée d’une virilité forte (ανδρεία, andreia22). En conséquence, la tradition aristotélicienne ne connaît l’idée d’une protagoniste tragique féminine que sous forme de cas d’exception, la Médée d’Euripide constituant l’exemple de référence le plus important. Corneille, évidemment, s’est déjà penché sur ce problème dans ces tragédies des années 30 et 40. Au début des années 60, toutefois, le paradigme galant s’étant consolidé, les règles du jeu ont changé. Dans le cas de Sophonisbe, il convient de mettre l’accent sur l’appropriation galante de ce personnage telle qu’elle se manifeste, en premier ressort, dans Les Femmes illustres de Madeleine de Scudéry23. C’est grâce à ce recueil que s’établit, à partir des années 40 du xviie siècle, l’idéal de Sophonisbe en tant que femme forte – illustre et héroïque pour reprendre les adjectifs du titre –, idéal par rapport auquel se déterminent également les attentes des spectateurs de la tragédie cornélienne.

18C’est ainsi que nous en arrivons à une première approche de Sophonisbe dans le but d’examiner comment les idées de la préface se réalisent au cours de l’action dramatique.

La pré-action dramatique ou le battage et la distribution des cartes du jeu

19Sophonisbe s’ouvre en pleine guerre : Bocchar, lieutenant de Syphax, fait le récit d’une victoire d’étape de ce dernier qui a juste écarté « [l]e siège » (I, 1, v. 2) de Cyrthe où l’action se déroule. De cette manière Syphax évite que les Romains asservissent et Sophonisbe – le vis-à-vis de Bocchar dans cette première scène – « et tout l’État » (I, 1, v. 6), c’est-à-dire le royaume qui se compose des territoires de Syphax et de Sophonisbe, unis dès le mariage de ceux-ci. Ce récit ne reste pas sans effet étant donné que la possibilité d’être asservie par les Romains – et plus précisément : d’être attachée au char de Scipion, consul de Rome – se présente comme une idée obsédante de Sophonisbe, avancée à plusieurs reprises24. Dans la perspective de Sophonisbe, cette possibilité d’être portée en triomphe à Rome en tant que proie de guerre peut être identifiée comme un des éléments les plus importants dans lequel le caractère aléatoire de l’action dramatique se profile.

20C’est au sein du même récit de Bocchar que l’image initiale qu’on aurait pu se faire de Syphax en tant que guerrier fort – « Syphax a dissipé, par sa seule présence / De leur [i.e. des Romains] ambition la plus fière espérance » (I, 1, v. 6 sq.) – se décompose. Syphax ne se laisse guider que par l’amour pour son épouse ; d’où son intention de faire la paix avec les Romains, intention transmise à Sophonisbe par son lieutenant :

Le champ de la bataille enfantera la Paix.
Voilà ce que le Roi m’a chargé de vous dire,
Et que de tout son cœur à la Paix il aspire,
Pour ne plus perdre aucun de ces moments si doux,
Que la guerre lui vole, en l’éloignant de vous. (I, 1, v. 26-30)

21Les « moments si doux » utilisés ici pour caractériser la relation de Syphax avec Sophonisbe sont révélateurs dans la mesure où la douceur et ses dérivés sont, au xviie siècle, des termes-clés de l’amour tendre et galant25. Si l’on considère aussi l’âge avancé de Syphax – Sophonisbe le qualifie de « Prince à cheveux gris » (I, 2, v. 69) –, on sera tenté de rapprocher Syphax du type du vieillard amoureux qui, d’habitude, appartient au genre de la comédie26. Quoi qu’il en soit, il est indéniable que, d’emblée, Syphax est tendanciellement disqualifié en tant que héros tragique.

22Quant à Sophonisbe, c’est déjà dans sa première réplique qu’elle met en évidence son point de vue tout différent et sur la situation politique et sur la relation de deux époux. Elle est déterminée à rester sur ses positions, et cela au sens littéral (face à la situation de guerre) aussi bien qu’au sens figuré (concernant son ethos). Cela explique que les vers suivants, adressés au lieutenant de son époux, font écho aux idées cornéliennes sur la dignité de la tragédie :

Le Roi m’honore trop d’une amour si parfaite.
Dites-lui que j’aspire à la paix qu’il souhaite,
Mais que je le conjure en cette [sic] illustre jour,
De penser à sa gloire, encor plus qu’à l’amour. (I, 1, v. 31-34)

23Il est manifeste qu’aux yeux de Sophonisbe la « gloire » – manifestation d’un « grand intérêt d’État » – l’emporte sur l’amour. Cela aura pour conséquence que Sophonisbe amènera Syphax à continuer la guerre contre les Romains.

24Au récit de Bocchar succède, tout d’abord, une entrevue entre Sophonisbe et sa confidente Herminie (I, 2) au cours de laquelle les événements antérieurs à ceux-ci sont révélés. Contrairement à l’affirmation de la préface, selon laquelle il a recouru à Tite-Live, c’est d’Appien d’Alexandrie que Corneille reprend l’idée des fiançailles anciennes entre Sophonisbe et Massinisse, fiançailles que Sophonisbe a dissoutes en raison de ses ambitions politiques pour se marier avec Syphax. Sophonisbe fait comprendre à sa confidente qu’elle considère cette décision comme « une infidélité » (I, 2, v. 38) faite à Massinisse aussi bien que comme un « changement » de sa part (I, 2, v. 118, repris au cours de l’entrevue avec Syphax, I, 4, v. 326). En se référant à l’absence de Massinisse, parti en Espagne par ordre militaire, elle continue en disant :

[…] durant cette absence on disposa de moi.
J’immolai ma tendresse au bien de ma Patrie,
Pour lui gagner Syphax j’eusse immolé ma vie :
Il était aux Romains, et je l’en détachai,
J’étais à Massinisse, et je m’en arrachai [.] (I, 2, v. 42-46)

25Le terme « tendresse » indique que sa relation avec Massinisse était (et continue d’être) déterminée par un amour galant et réciproque27 ; Sophonisbe y revient lors de son entrevue avec Syphax, qualifiant son amour pour Massinisse comme « doux lien » et « amour si juste » (I, 4, v. 290, 306). Catégoriquement, cette relation amoureuse avec Massinisse contraste nettement avec celle qu’elle entretient avec Syphax, « [h]ymen politique » et alliance basée sur un « choix fait sans amour » (I, 4, v. 70 sq.). Une autre conséquence en résulte, touchant le statut tragico-héroïque de Massinisse. Sophonisbe le qualifie et de « Héros » (I, 2, v. 59) et d’« Amant » (I, 2, v. 65) ; c’est ainsi qu’elle fait entrevoir la possibilité (au moins à ce moment-là de l’action dramatique) d’un amour intégré à l’héroïsme masculin – attente, pourtant, que Massinisse décevra complètement.

26En outre, il convient de préciser que le récit de l’alliance qu’elle a conclue avec Syphax marque, en termes de jeu, la première transition de la part de Sophonisbe de l’alea à l’agôn, d’une souffrance passive (« on disposa de moi ») à la décision active en faveur de la « Patrie ». C’est grâce à l’agôn de Sophonisbe – l’immolation « mâle28 » de son amour pour Massinisse (amour tendre, doux et donc associé au « féminin ») aux intérêts d’État – que les places de caractères sur le terrain du jeu et le rapport des forces géopolitiques ont changé au cours de la pré-action dramatique. Comme Sophonisbe l’explique, elle est arrivée à « détach[er] » Syphax de son alliance avec l’Empire romain et à joindre le territoire de Carthage au royaume de Syphax. Massinisse, la Numidie orientale une fois conquise par Syphax et annexée au royaume où règnent celui-ci et Sophonisbe, a passé en revanche du camp numidien à celui des ennemis qui s’apprêtent à occuper le territoire africain.

27Passant à l’apparition de Syphax sur scène (I, 4), on apprend qu’il n’a négocié qu’une « trêve » avec les Romains, conditionnant la décision définitive pour ou contre la paix au « sentiment » de Sophonisbe (I, 4, v. 249-250). C’est à l’occasion de la confrontation des époux que Syphax en vient, de son propre point de vue, aux événements précédant leur mariage. Ce recours au passé est particulièrement notable dans la mesure où ce passé se présente, du point de vue de Syphax, sous forme de jeu :

Alors qu’on vit dans Cyrthe entrer d’un pas égal,
D’un côté Scipion, et de l’autre Asdrubal.
Je vis ces deux Héros, jaloux de mon suffrage
Le briguer, l’un pour Rome, et l’autre pour Carthage, […]
Votre beauté, Madame, emporta la balance,
De Carthage pour vous j’embrassai l’alliance. (I, 4, v. 261-264 ; 267-268)

28Selon Syphax, Scipion, représentant de Rome et de l’ethos romain, et Asdrubal, père de Sophonisbe, entrèrent – à conditions égales (« d’un pas égal ») – en rivalité pour gagner son « suffrage », son « alliance » stratégique. Le choix du verbe « briguer » – « [t]ascher d’obtenir quelque chose […] par cabale29 » – signifie non seulement l’agôn diplomatique des rivaux, mais aussi, comme s’il la phagocytait, la conception traditionnelle d’un « Héros » en tant que combattant militaire que ceux-ci incarnent. En ce qui concerne la justification de sa décision en faveur d’Asdrubal et du parti carthaginois, il est surprenant que Syphax se serve de l’image aléatoire de la « balance ». Ce détail souligne que Syphax, fasciné par la « beauté » de son épouse future, manifestait paradoxalement une indéniable passivité.

29C’est sur ce fond que Syphax révèle à son épouse qu’il veut faire la paix avec les Romains, ce qui lui permettrait de « [recevoir] sans combat le prix de la victoire » (I, 4, v. 275), victoire qui signifierait tout simplement la vie auprès de Sophonisbe (voir I, 4, v. 278). Grâce à un véritable jeu de stratégie, Sophonisbe arrive à faire changer son époux d’avis. D’abord, elle l’accuse d’« ingratitude » et de manque « de parole, et de reconnaissance » (I, 4, v. 296, 300) à l’égard de Carthage, dont il a annexé le territoire. Elle continue en assurant son vis-à-vis de son amour : « Je n’aime point Carthage à l’égal d’un époux » (I, 4, v. 330). Évidemment, ces paroles sont équivoques : Syphax pourra bien comprendre qu’il est plus aimé que Carthage alors que les spectateurs ne peuvent pas douter que, pour Sophonisbe, l’amour pour la patrie l’emporte sur l’amour des partenaires30.

30En fin de compte, elle fait appel à la conscience héroïco-militaire de son mari, le mettant à côté de son « père », Asdrubal, d’« Hannon », commandant des Carthaginois dès la première guerre punique, et du type même du héros militaire et ennemi des Romains, « Annibal » (I, 4, v. 360-362). C’est pourquoi Syphax finit par céder aux ambitions guerrières de son épouse :

C’est trop, c’est trop, Madame, il faut vous satisfaire,
Le plus grand des malheurs serait de vous déplaire, […]
La Paix eût sur ma tête assuré ma couronne,
Il faut la refuser, Sophonisbe l’ordonne,
Il faut servir Carthage, et hasarder l’État[.] (I, 4, v. 371-377)

31Le rapport de forces est clair : c’est Sophonisbe qui « ordonne », son mari étant réduit au souci tout galant de ne pas « déplaire » à sa femme31. De plus, Syphax y revient au champ sémantique du jeu : comme le verbe « hasarder » le révèle32, Syphax fait entrer l’État (c’est-à-dire sa propre Numidie occidentale, la Numidie orientale annexée et le territoire carthaginois de Sophonisbe) en jeu, l’exposant aux aleas de la guerre.

Renversements en cours de partie

32Le dialogue entre Éryxe et sa confidente Barcée au commencement du deuxième acte (II, 1) nous révèle que Syphax n’a pas réussi à résister aux ennemis romains qui en ont fait leur prisonnier. C’est par les vers suivants qu’Éryxe, jusqu’à ce moment-là la « captive » de Syphax et de Sophonisbe (I, 2, v. 91), commente la nouvelle situation, une fois confrontée avec cette dernière : « Tout a changé de face, / Madame, et les Destins vous ont mise en ma place » (II, 3, v. 576-577). La réplique de Sophonisbe fait ressortir, tout d’abord, le caractère aléatoire de la tournure que les événements viennent de prendre, tournure prête à se répéter :

Je vous suis obligée, et ce qui m’en console
C’est que tout peut changer une seconde fois,
Et je vous rendrai lors tout ce que je vous dois. (II, 3, v. 580-582)

33En même temps, ces vers ne laissent aucun doute sur le fait que Sophonisbe n’aspire qu’à la vengeance, revendiquant de manière agônistique la place qui lui revient. En outre, il convient de souligner que l’emploi du verbe « changer (de face) » est particulièrement pertinent dans la mesure où il acquiert, dans le contexte d’une représentation, un sens concrètement théâtral33. C’est déjà lors du dialogue d’Éryxe et de sa confidente qu’une telle sémantique théâtrale se manifeste. L’emprisonnement de Syphax y est qualifié de « triste spectacle » (II, 1, v. 392) alors que Sophonisbe, elle aussi, produit « un effet de pitié » grâce à ses pleurs ou bien – selon Éryxe qui fait ressortir le caractère stratégique de ces pleurs – grâce à « l’art en pleurant d’augmenter son empire » (II, 1, v. 440). De nouveau, le choix de ces termes est notable dans la mesure où ils acquièrent un sens complexe : le « spectacle » et « l’art en pleurant » touchent et à l’action dramatique dont il est question ici et à la représentation théâtrale concrète alors que l’« effet de pitié » se produit sur les autres personnages de la pièce comme (au sens aristotélicien du terme) sur les spectateurs.

34À part cela, la situation confidentielle de ce dialogue permet aussi à Éryxe de délimiter sa propre conception de l’amour par rapport à celui de Sophonisbe.

Je sais bien que des Rois la fière Destinée
Souffre peu que l’amour règle leur Hyménée,
Et que leur union souvent, pour leur malheur
N’est que du Sceptre au Sceptre, et non pas du cœur au cœur :
Mais je suis au-dessus de cette erreur commune.
J’aime en lui [i.e. Massinisse] sa personne, autant que sa fortune[.] (II, 1, v. 483-488)

35Pour comprendre la portée de ces vers, il convient, tout d’abord, de préciser le rôle d’Éryxe au sein de l’action dramatique. Dans la préface à Sophonisbe, ce personnage – ajouté par Corneille à la matière historique – est introduit comme « grand ornement » à cette pièce et « d’aiguillon à Sophonisbe » (p. 385). Si l’on considère la correspondance de Corneille à la suite de Sophonisbe, on verra que l’emploi du terme « ornement » dévoile un rapport immédiat entre la fonction d’Éryxe et la place de l’amour dans cette tragédie. En guise de réponse à la « tendresse » que montra Saint-Évremond pour Sophonisbe pendant les attaques que cette pièce avait provoquées contre elle, Corneille, probablement en avril 1668, revient à ses idées sur la dignité de la tragédie en écrivant :

J’ai cru jusques ici que l’amour étoit une passion trop chargée de foiblesse pour être la dominante dans une pièce héroïque ; j’aime qu’elle y serve d’ornement et non pas de corps, et que les grandes âmes ne la laissent agir qu’autant qu’elle est compatible avec de plus nobles impressions34.

36Sur ce fond, on comprend à quel point Éryxe sert « d’aiguillon à Sophonisbe », c’est-à-dire de rivale à la Carthaginoise pour l’amour de Massinisse. D’où la forte jalousie de Sophonisbe qui se révèle déjà au cours de premier acte (I, 2 et 3) et que la préface passe complètement sous silence.

37Revenant aux vers cités d’Éryxe, on s’aperçoit qu’elle s’y réfère à une conception galante de l’amour, partant de l’idée d’un amour réciproque – « du cœur au cœur » – dont les intérêts dynastiques ne décident pas. L’introduction d’un tel amour idéal (incarnée par Éryxe et réalisée, aux seuls yeux de celle-ci, dans la relation entre Éryxe et Massinisse) a pour conséquence que les réserves fondamentales de Sophonisbe sur l’amour ressortent d’autant plus.

38La quatrième scène du deuxième acte marque ensuite la première rencontre de Sophonisbe et de Massinisse. Sophonisbe fait des reproches à son vis-à-vis, attirant l’attention sur le caractère aléatoire, sur l’« inquiétude » et « la triste incertitude » (II, 4, v. 595-596) de la situation à laquelle elle doit faire face en tant que captive des Romains. En conséquence, elle tente de gagner son amant d’autrefois à sa cause, faisant appel à la conscience héroïque de celui-ci (stratégie comparable à celle qu’elle a fait entrer en jeu vis-à-vis de Syphax) : « Et plus l’injure est grande », dit-elle à Massinisse qu’elle a quitté pour se marier avec Syphax, « et d’autant mieux éclate / La générosité de servir une ingrate » (II, 4, v. 611-612).

39Massinisse l’interrompt en expliquant : « Vous pouvez plus sur moi, que je ne puis pour vous » (II, 4, v. 618). Évidemment, ce vers peut être pris au sérieux, étant donné que Massinisse soumet les procédés à suivre – la réorganisation politique des territoires africains et le mariage prévu avec Éryxe – à la décision de Sophonisbe. Concrètement, il propose à Sophonisbe de se marier avec lui, touchant explicitement à la conscience agônistique de celle-ci. C’est ainsi que Massinisse tente de changer les conditions du jeu, prenant la place du « vainqueur », reléguant Syphax à celle du « vaincu » :

La femme du vaincu ne le peut éviter [i.e. le supplice provoqué par le Triomphe des Romains],
Mais celle du vainqueur n’a rien à redouter.
De l’une il est aisé que vous deveniez l’autre,
Votre main par mon sort peut relever le vôtre[.] (II, 4, v. 625-628)

40Cette proposition se base sur « les lois de Rome », exposées dans la préface, qui « voulaient que le mariage se rompît par la captivité » (p. 383). Aux yeux de Massinisse, le mariage qu’il propose à Sophonisbe ne sera qu’un rétablissement de l’ordre initial du jeu, ce qui se manifeste dans les impératifs suivants : « Laisse votre main libre et la sienne enchaînée. / Rendez-vous à vous-même, […] (II, 4, v. 644-645 ; nos italiques). Néanmoins, on ne peut pas se défaire de l’impression que Massinisse exerce un « chantage galant » sur Sophonisbe (« Il faut aller à Rome ou me donner la main », II, 4, v. 669), d’autant plus que les frontières sémantiques entre la guerre et l’amour s’effacent dans ses vers35. Évidemment, cette stratégie agônistique de Massinisse contraste nettement avec « l’immolation mâle » de Sophonisbe pour le bien de sa patrie. Fidèle à ses principes, Sophonisbe ne consent à cette proposition de mariage qu’à condition qu’elle puisse garder sa « haine » pour Rome, rester « Reine » et continuer, même en tant qu’épouse de Massinisse, à « vivre sans maître » (II, 4, v. 691-692 et 696).

41Massinisse une fois sorti, Sophonisbe précise à sa confidente comment le cours du jeu vient de se renverser en sa faveur, soulignant l’« extrême douceur » qu’elle ressent puisqu’elle peut, en se mariant avec Massinisse, « accorder sa gloire avec son cœur » (II, 5, v. 709-710) – c’est ainsi qu’elle fait ressortir son interprétation individuelle de « douceur », terme-clé de la galanterie. En outre, Sophonisbe fait comprendre qu’elle vise avant tout à une réorganisation politique en « arrach[ant] » Massinisse « à Rome » et en « le rend[ant] à Carthage » (II, 5, 716), c’est-à-dire à l’hégémonie d’un Carthage uni à la Numidie orientale de Massinisse. Aussi ce dernier, quant à lui, se transforme-t-il en pur objet du jeu de Sophonisbe, comme les verbes « arracher » et « rendre » le font ressortir.

42La réponse favorable de Sophonisbe à la demande en mariage de Massinisse change visiblement les places des joueurs sur le terrain du jeu. Alors que la voie vers le pouvoir s’ouvre de nouveau pour Sophonisbe, la remise à la place d’une captive semble inévitable pour Éryxe qui admet vis-à-vis de sa rivale : « Une seconde fois tout a changé de face, / Madame, et c’est à moi de vous quitter la place » (III, 3, v. 917-918). Néanmoins, la réapparition de Syphax sur scène (III, 6) au sein du même acte s’avère un nouveau coup au cœur de l’action dramatique. On apprend que Syphax, encore prisonnier des Romains, est envoyé à Sophonisbe « par pitié » de la part du Romain Lélius « [a]vant qu’on le conduise au camp de Scipion » (III, 5, v. 958, 987). C’est lors du face-à-face des divorcés que se confirment la faiblesse et la capacité d’agir à peine existante de Syphax. En toute franchise, Sophonisbe explique à son ancien époux : « Ma gloire est d’éviter les fers que vous portez, […] Je suis à Massinisse » (III, 6, v. 1015, 1019). Le sang-froid de la femme aimée amène Syphax à l’accuser vivement de « déloyauté », d’avoir commis un « crime si noir » en rompant avec lui et de « vanité » (III, 6, v. 1031 sq.). Réponse de Sophonisbe :

Un Roi né pour la gloire et digne de son sort
À la honte des fers sait préférer la mort, […]
Je vis encore en Reine, et je mourrai de même. (III, 6, v. 1039-1040 ; 1045)

43Il est peu surprenant que l’attitude droite de Sophonisbe fasse penser au célèbre « Qu’il mourût » du vieil Horace36 et à l’ethos du Romain strict et fort qu’il communique, ethos constant jusqu’à la mort telle que le dernier vers de Sophonisbe l’anticipe.

44Sur le plan du jeu, il est particulièrement notable que Sophonisbe continue en faisant ressortir son agôn (« Je me donne », « mon changement »), agôn, à ses yeux, tout à fait justifié « par les Lois » ; par contre, les conséquences qui en résultent pour Syphax lui semblent aléatoires, dues au « flux » et « reflux » du sort et au-delà de sa propre responsabilité :

[…] étant dans les fers, vous ne m’êtes plus rien.
Ainsi par les Lois même en mon pouvoir remise,
Je me donne au Monarque à qui je fus promise, […]
Ainsi mon changement n’a point de perfidie,
J’étais, et suis encore au Roi de Numidie [i.e. Massinisse],
Et laisse à votre sort son flux et son reflux [.] (III, 6, v. 1052-1054, 1057-1059)

45Sur ce fond, la proposition de Sophonisbe à Syphax, par laquelle leur entrevue se termine, doit simplement éclater. Contre toute attente, elle se déclare prête à rester fidèle à Syphax (et prête à rompre de nouveau avec Massinisse !), mais à condition que celui-ci la sauve des Romains :

Sauvez-moi des Romains, je suis encore à vous,
Et je croirai régner malgré votre esclavage,
Si vous pouvez m’ouvrir les chemins de Carthage.
Obtenez de vos Dieux ce miracle pour moi,
Et je romps avec lui pour vous rendre ma foi.
Je l’aimai, mais ce feu, dont je fus la maîtresse
Ne met point dans mon cœur de honteuse tendresse,
Toute ma passion est pour ma liberté,
Et toute mon horreur pour la captivité. (III, 6, v. 1100-1108)

46Deux de ces vers cités méritent d’être analysés en détail. D’un côté, on peut se demander si Sophonisbe, en évoquant les « Dieux » au quatrième vers, se réfère ironiquement aux Romains, jouant sur l’ancienne alliance entre Syphax et les ennemis auxquels il s’est soumis sans résistance. Face à la situation menaçante dans laquelle tous les deux se trouvent, la libération de Sophonisbe (et de Carthage) de l’expansionnisme romain sera, en effet, un « miracle » – et cela aussi, sur le niveau de l’action dramatique, au sens théâtral du mot37. De l’autre, on voit bien que Sophonisbe, de nouveau, fait comprendre ses priorités à son vis-à-vis, disant clair et net que le but de « régner » et sa propre « liberté » l’emportent sur l’amour. Toutefois, elle donne des précisions importantes : l’amour ne lui est pas étranger (« Je l’aimai »), mais elle sait bien différencier son amour pour Massinisse – « feu » et « tendresse » (I, 2, v. 43) maîtrisés – d’une « tendresse honteuse » qui aurait empêché que ses ambitions – ou bien, si l’on revient à la terminologie de Caillois : sa « revendication de responsabilité » dynastique et géopolitique – se réalisent.

47Le quatrième acte ne mène pas seulement à un autre renversement ; il confirme en même temps l’image qu’on s’est faite, au cours des actes précédents, de Syphax et de Massinisse en tant que caractères faibles (et simples « pions » dans un jeu dirigé par Sophonisbe). En premier ressort, cela dépend de l’apparition sur scène de Lélius, lieutenant de Scipion et représentant des valeurs romaines telles qu’elles se profilent au cours de l’appropriation (éthique et esthétique) de la Rome antique au xviie siècle38.

48Lors de l’entrevue avec Syphax (IV, 2), Lélius reconnaît en ce dernier l’« ancien ami » (IV, 2, v. 1148) des Romains dont le changement de camp n’est dû qu’à Sophonisbe. Syphax, se reprochant son « âme inconstante » et son « cœur si facile à l’infidélité » (IV, 2, v. 1162, 1164) – infidélité politique, bien sûr –, répond à la loyauté de son vis-à-vis en insistant sur la mauvaise influence que Sophonisbe a exercée sur lui. De nouveau, les frontières sémantiques entre la politique et l’amour s’effacent dans la mesure où le mariage avec Sophonisbe est décrit en tant que conquête au sens littéral du mot :

Mais dès que Sophonisbe avec son Hyménée
S’empara de mon âme et de ma Destinée,
Je suivis de ses yeux le pouvoir absolu,
Et n’ai voulu depuis que ce qu’elle a voulu. […]
Sophonisbe par là devint ma Souveraine,
Régla mes amitiés, disposa de ma haine[.] (IV, 2, v. 1189-1192, 1201 sq. ; nos italiques)

49De surcroît, il est remarquable que Syphax, au sein de cette même réplique, établisse un lien entre Sophonisbe et l’effet du φόβος (phobos) tel qu’il est décrit par Aristote en évoquant les « fureurs » (IV, 2, v. 1204) de celle-ci et en la qualifiant d’« Alecton » – une des trois Érinyes – « qui déchaînait Carthage » (IV, 2, v. 1206). C’est ainsi que Syphax finit par demander au Romain de se venger à sa place sur Sophonisbe (« Vengez-moi de Carthage […] », IV, 2, v. 1258). Cette demande peut être interprétée comme la dernière issue d’un homme privé de tout héroïsme et de toute capacité d’agir39 ; le fait que Syphax, par la suite, n’apparaîtra plus sur scène en est une conséquence à la fois prévisible et logique.

50Le statut héroïque de Massinisse, quant à lui, se révèle aussi précaire que celui de son ancien rival pour l’amour de Sophonisbe. Confronté à Lélius (IV, 3), Massinisse parle de son projet de mariage avec Sophonisbe à ce dernier, soulignant que Sophonisbe, en se mariant avec lui, reçoit « son véritable époux » (IV, 3, v. 1276). Aux yeux de Massinisse, ce mariage permet également aux Romains de « triompher de Carthage » (IV, 3, v. 1286) où il pourrait gouverner en pleine alliance fidèle avec l’Empire romain. On se serait attendu à ce que le lieutenant (!) romain n’ait rien à redire au roi (!) numidien, son allié. Cependant, c’est la catégorie de race qui y donne le ton. D’une manière éloquente, Lélius, porte-parole de « Rome », fait comprendre à son vis-à-vis qu’un pacte avec Sophonisbe est une contradiction en soi, une « étrange balance » (IV, 2, v. 1289), violant les règles du jeu :

[…] confondre ainsi l’une et l’autre alliance,
Notre ami tout ensemble et gendre d’Asdrubal.
Croyez-moi, des deux noms s’accordent assez mal [.] (IV, 2, v. 1290-1292)

51Ces vers importants soulignent que Massinisse n’arrive pas à répondre aux différentes attentes d’autrui, à concilier le rôle de l’amant de Sophonisbe et celui du héros « fort et viril ». La réaction de Massinisse aux vers de Lélius est également révélatrice. Il propose au Romain de se mettre à la place de Sophonisbe captive (IV, 3, v. 1322-1323), même en s’agenouillant (IV, 3, v. 1332), et il finit par une question rhétorique qui en dit long : « Les Héros des Romains ne sont-ils jamais hommes ? » (IV, 3, v. 1345). C’est ainsi qu’il ne se révèle pas un « Héros des Romains », mais un « Héros de roman » (cible de l’attaque virulente de Boileau dans le cadre du dialogue qui porte le même nom), bref « un amant parfait », caractérisation si contestée par Corneille au sein de la préface.

52Lélius, en guise de réponse, lui donne une leçon de pouvoir, évoquant les qualités que requiert non seulement un souverain, mais aussi un héros tragique tel qu’il se profile dans les Trois Discours de Corneille :

Vous parlez tant d’amour, qu’il faut que je confesse
Que j’ai honte pour vous tant de foiblesse .[…]
Mais quand à cette ardeur un Monarque défère,
Il s’en fait un plaisir et non pas une affaire,
Il repousse l’amour comme un lâche attentat,
Dès qu’il veut prévaloir sur la raison d’État[.] (IV, 3, v. 1361-1362, 1373-1376)

53C’est le manque de ces qualités, confirmé encore une fois à l’occasion de sa dernière entrevue avec Sophonisbe40, qui met Massinisse hors du jeu, jeu qui ne se peut terminer que par la confrontation directe entre « Rome » et Sophonisbe.

Le triomphe de Sophonisbe par retrait d’un jeu tragique sans grandeur

54Comme il fallait s’y attendre, Massinisse n’obtient rien auprès de Scipion. Pour la dernière fois, Sophonisbe, remise à la place de celle qui a le dessous, se déclare à sa rivale Éryxe, tout en se référant à l’ultime renversement que leur relation a subi : « Une troisième fois mon sort change de face / Madame, et c’est mon tour de vous quitter la place » (V, 4, v. 1643-1644). En outre, les remarques qu’elle fait à sa rivale sur Massinisse font ressortir, de nouveau, que ce dernier s’est transformé en objet de jeu entre les deux femmes ; la répétition multiple du couple formé par les verbes « prendre » et « rendre » dans les vers suivants de Sophonisbe en est la preuve :

Je vous l’ai pris vaillant, généreux, plein d’honneur,
Et je vous le rends lâche, ingrat, empoisonneur ;
Je l’ai pris magnanime, et vous le rends perfide,
Je vous le rends sans cœur, et je l’ai pris intrépide ;
Je l’ai pris le plus grand des Princes Africains,
Et le rends, pour tout dire, esclave des Romains. (V, 4, v. 1661-1666)

55L’image d’un Massinisse privé de tout héroïsme est également liée au jugement suivant que porte Sophonisbe sur son amant d’autrefois dont le dévouement amoureux n’a mené qu’à une incapacité totale d’agir sur le terrain politico-militaire : « Je sais qu’il est Numide. / Toute sa Nation est sujette à l’amour » (V, 2, v. 1578-1579). Ce jugement est notable vu que la hiérarchie « genrée » entre les « grands intérêts d’États » (mâles) et l’amour (féminin) est augmentée d’une hiérarchie « raciale » où le propre ethos carthaginois de Sophonisbe l’emporte sur l’ethos numidien de Massinisse et de Syphax41. Ce penchant à l’amour de la nation numide que dénonce Sophonisbe, pourrait bien suggérer aussi l’idée d’une « mollesse » qui amène aisément à pratiquer un double jeu.

56En conséquence logique, elle refuse le poison que Massinisse lui envoie (joint à une lettre d’adieux sous forme de « billet » doux) dans le but d’un suicide mutuel (V, 2. v. 1591 sqq.). Strictement parlant, ce n’est pas seulement ce « présent nuptial » macabre (V, 2, v. 1603) qu’elle refuse ; sur un plan poétologique, elle refuse également de se transformer, en imitant le modèle de la Sophonisbe de Mairet, en protagoniste d’une tragédie d’amour. Au contraire, elle est décidée à se tuer en toute indépendance. Ce faisant, elle vise un double but : « montrer » à Massinisse « qu’une femme a plus de cœur que lui » (V, 4, v. 1613) et « braver » sa rivale Éryxe « en mourant » (V, 1, v. 1560). L’expression « avoir du cœur » peut être identifiée comme une référence au Cid et à la conception d’un héroïsme « fort » telle qu’elle est traitée par Corneille en 163742 alors que le verbe « braver » rappelle évidemment la situation de jeu agônistique43.

57Dans ce sens, le suicide de Sophonisbe tel que Corneille le met en récit scénique se révèle comme le triomphe absolu de celle-ci. Lépide en fait la narration, citant les dernières paroles de la mourante :

[…] Pour voir de deux grands Rois la lâcheté punie,
J’ai dû livrer leur femme à cette ignominie ;
C’est ce que méritait leur amour conjugal ;
Mais j’en ai dû sauver la fille d’Asdrubal.
Leur bassesse aujourd’hui de tous deux me dégage,
Et n’étant plus qu’à moi, je meurs toute à Carthage,
Digne sang d’un tel père, et digne de régner […] (V, 7, v. 1787-1793)

58On voit bien que l’image de soi de Sophonisbe mourante est celle d’un personnage agissant, supérieur à ses époux (et aux hommes en général), patriotique, et conscient de son ethos généalogique en tant que « fille d’Asdrubal ». Nous avons là exactement les passions « plus nobles et plus mâles que l’amour » que Sophonisbe incarne. C’est pourquoi la dignité sur laquelle elle insiste à la fin ne se limite pas à la dimension généalogique et politique : c’est également sur le plan poétologique que Sophonisbe se révèle une dernière fois le seul personnage vraiment digne du genre tragique.

59Les dernières remarques de sa rivale s’expliquent également de cette manière. Touchée par le récit de Lépide, Éryxe prononce : « je la plains, et l’admire. / Une telle fierté méritait un Empire » (V, 7, v. 1803-1804), reconnaissant à Sophonisbe non seulement la suprématie politique, mais aussi la perfection tragique, plainte (au sens de l’έλεος, eleos, aristotélicien) et admirée (au sens de l’admiration telle que Corneille l’a définie en 1660 dans l’Examen de Nicomède44) par les spectateurs. Cela est expressément confirmé par Lépide qui, dans son rôle de témoin de la mort de Sophonisbe, conclut en exaltant le triomphe performatif de celle-ci qui « soutient en mourant la pompe d’un courroux, / Qui semble moins mourir que triompher de nous » (V, 7, v. 1801-1802). La pompe et le triomphe qui se manifestent dans son agonie ne laissent, au plein sens théâtral des mots, aucun doute sur le fait que Sophonisbe sorte victorieuse du jeu que constitue la tragédie – et surtout la tragédie « romaine45 ».

60Cette dernière carte jouée par Sophonisbe nous ramène aux relectures postcoloniales actuelles de la pièce mentionnées en guise d’introduction. Lélius, lui aussi, s’incline devant la Carthaginoise en disant qu’« [u]ne telle fierté devait naître Romaine » (V, 7, v. 1812). C’est ainsi qu’il lui témoigne sa reconnaissance la plus respectueuse possible : en conclusion, l’ennemie jurée se révèle digne de l’ethos romain, ethos sur lequel se fonderont, aux temps de Corneille, la civilisation française aussi bien que les idées sur la relation entre les sexes, l’amour et le « genre » qui lui sont propres.

Notes

1 Toutes les citations de Sophonisbe et d’autres textes de Corneille seront tirées de l’édition des Œuvres complètes (OC) procurée par Georges Couton, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade » ; pour Sophonisbe, voir le vol. III (1987), p. 381-446 et, pour le commentaire de l’éditeur, p. 1460-1468. Pour une vue d’ensemble de la Querelle de Sophonisbe, voir l’étude de Cinthia Meli, « La Querelle de la Sophonisbe : enjeux critiques », dans La Médiatisation du littéraire dans l’Europe des xviie et xviiie siècles, dir. Florence Boulerie, Tübingen, G. Narr, 2013, p. 87-99.

2 On pourra se reporter, en guise d’exemple, à Mohamed Raja Rahmouni, « L’Afrique de Pierre Corneille ou le lointain obscur », dans L’Afrique au xviie siècle. Mythes et réalités, dir. Alia Baccar Bournaz, Tübingen, G. Narr, 2003, p. 283-291, et Cornelia Ruhe, « Fern von Rom. Pierre Corneille postkolonial gelesen », dans Engagement und Diversität. Frank-Rutger Hausmann zum 75. Geburtstag, dir. Wolfgang Asholt, Munich, AVM 2018, p. 399-418. La mise en scène de Sophonisbe en tant que « pièce coloniale » réalisée en 2013 par Brigitte Jaques-Wajeman au Théâtre de la Ville à Paris, point de départ pour la lecture de Ruhe (voir p. 402 sqq.), mériterait une étude à part.

3 Georges Couton, commentaire sur Sophonisbe, OC, p. 1464.

4 Roger Caillois, Les Jeux et les hommes. Le masque et le vertige, Paris, Gallimard, 1958, p. 34-36 (« Alea »), ici p. 35.

5 « Tout a changé de face, / Madame, et les Destins vous ont mise en ma place », II, 3, v. 576-577 (Éryxe à Sophonisbe) ; « Une seconde fois tout a changé de face, / Madame, et c’est à moi de vous quitter la place », III, 3, v. 917-918. (Éryxe à Sophonisbe) ; « Une troisième fois mon sort change de face, / Madame, et c’est mon tour de vous quitter la place », V, 4, v. 1643-1644 (Sophonisbe à Éryxe).

6 Nina Ekstein, « Sophonisbe’s seduction: Corneille writing against Mairet », Studies in Early Modern France 8 (2002), p. 104-118, ici p. 107 : « The instability of alliances is in part a function of the striking absence of family ties. […] Without the stability of family ties, seduction takes on a particular power and increased importance. »

7 Caillois, op. cit., p. 30-34 (« Agôn »), ici p. 30.

8 Ibid., p. 36.

9 Ibid., p. 37.

10 Pour le paradigme de la galanterie, voir les études de Delphine Denis, Le Parnasse galant. Institution d’une catégorie littéraire au xviie siècle, Paris, Honoré Champion, 2001, et d’Alain Viala, La France galante. Essai historique sur une catégorie culturelle, de ses origines jusqu’à la Révolution, Paris, P.U.F, 2008. La renaissance de la tragédie française en tant que tragédie d’amour est détaillée par Bénédicte Louvat-Molozay, L’« enfance de la tragédie » (1610-1642). Pratiques tragiques françaises de Hardy à Corneille, Paris, Presses universitaires de Paris-Sorbonne, 2014 (voir par exemple le chapitre dédié à l’idée d’un « Sénèque galant », p. 119-125), et Georges Forestier, Passions tragiques et règles classiques. Essai sur la tragédie française, Paris, P.U.F, 2003, surtout p. 250-258. Le fait qu’une tragédie d’amour – au sens strict du terme – ne se trouve pas dans la littérature antique est aussi discuté par Erich Auerbach dans Mimésis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale, Paris, Gallimard, 1973 (1re éd. 1946), p. 386.

11 Pierre Corneille, Trois Discours sur le poème dramatique, dans OC, vol. III, p. 117-190, ici p. 124.

12 Lessing avance cette formule dans sa célèbre 17e Lettre sur la littérature moderne, règlement de comptes avec le théâtre allemand de son époque ; voir Gotthold Ephraim Lessing, « 17. Literaturbrief (16.2.1759) », dans Werke in 12 Bänden, éd. de Wilfried Barner et al., Francfort-sur-le-Main, Deutscher Klassiker Verlag, 1997, p. 499-501, ici p. 499.

13 Pour éviter tout anachronisme, cela, bien évidemment, n’a rien à voir avec la séparation des sexes à travers les sphères du « public » et du « privé » qui ne naît qu’au cours du siècle suivant. C’est le modèle « unisexe » (selon Thomas Laqueur) qui se manifeste dans l’argumentation de Corneille, modèle qui se base sur l’idée d’un continuum des sexes dans lequel la femme et le féminin se révèlent une version imparfaite de l’homme et du mâle ; voir Thomas Laqueur, Making Sex. Body and Gender from the Greeks to Freud, Cambridge, Harvard University Press, 1990. Pour cette problématique, voir aussi l’étude détaillée de Matthieu Dupas, « Sophonisbe queer ? Maîtrise de l’amour et genre chez les héroïnes cornéliennes », dans Héros ou personnages ? Le personnel du théâtre de Pierre Corneille, dir. Myriam Dufour-Maître, Mont-Saint-Aignan, Presses Universitaires de Rouen et du Havre, 2013, p. 63-80.

14 Pour une vue plus ample sur la relation entre genre (Gattung) et gender (Geschlecht), nous renvoyons à notre recueil récemment édité avec Merle Tönnies : Gattung und Geschlecht. Konventionen und Transformationen eines Paradigmas, Wiesbaden, Harrassowitz, 2021 ; voir surtout notre étude sur les deux Bérénice de 1670/1671 : « Helden-Geschlechter: Die Bérénice-Tragödien Corneilles und Racines », p. 53-95.

15 C’est sur ce fond que s’imposerait une comparaison détaillée entre la protagoniste de la tragédie discutée ici et la « mâle » Cléopâtre de Rodogune dont, pourtant, le caractère profondément maléfique contraste avec celui de Sophonisbe.

16 Georges Couton, La Vieillesse de Corneille, Paris, Deshayes 1949, p. 239.

17 Bénédicte Louvat-Molozay, « La vieillesse de Corneille face à la critique », dans Pratiques de Corneille, dir. Myriam Dufour-Maître, Mont-Saint-Aignan, Presses Universitaires de Rouen et du Havre, 2012, p. 323-337, ici p. 336. À ce propos, voir également les questions suivantes de Liliane Picciola (et c’est par l’affirmative qu’elle répondra à la dernière) dans son étude « Corneille et le temps créateur : souci de l’originalité, souci de la postérité », dans Pratiques de Corneille, op. cit., p. 185-204, ici p. 187 : « Enfin, en publiant ses Discours et ses Examens en 1660, […] Corneille se contentait-il d’établir pour lui-même un bilan de son expérience théâtrale, d’assurer sa propre gloire, ou peut-on penser, à la lumière de certaines de ses réflexions sur ses créations, qu’elles pourraient prendre un autre visage, qu’il ne percevait pas son œuvre, scénique et théorique, comme close et finie mais susceptible d’ouvrir des perspectives ? »

18 Georges de Scudéry, Observations sur Le Cid, dans La Querelle du Cid (1637-1638), éd. Jean-Marc Civardi, Paris, Honoré Champion, 2004, p. 367-431, ici p. 396-397 : « […] je conjure les honnestes gens de suspendre un peu leur jugement, et de ne condamner pas sans les ouyr, les sophonisbes, les cæsars, les cléopatres, les hercules, les marianes, les cléomédons, & tant d’illustres héros, qui ont charmez sur le Theatre. »

19 Voir B. Louvat-Molozay, L’« Enfance de la tragédie » (1610-1642), op. cit., p. 133-141 (« Le socle tragico-pastoral de La Sophonisbe ») et Gilles Revaz, « Peut-on parler de tragédie “galante” (1656-1667) ? », xviie siècle 216 (2002), p. 469-484, aussi bien que l’étude approfondie de Carine Barbafieri, Atrée et Céladon. La galanterie dans le théâtre tragique de la France classique (1634-1702), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2006.

20 À ce propos, voir aussi Myriam Dufour-Maître, « Corneille poéticien (anti)galant. L’édition de 1660 et la formation du public mondain », dans Littéraire. Pour Alain Viala, dir. Marine Roussillon et al., Amiens, Artois Presses Université, 2018, vol. I, p. 378-387.

21 « Sit Medea ferox invictaque, flebilis Ino, / perfidus Ixion, Io vaga, tristis Orestes », pour citer la célèbre formule de l’Ars poetica horacienne ; voir Horace, Ars poetica (Épître aux Pisons), dans Épitres, éd. et trad. de François Villeneuve, Paris, Les Belles Lettres 1955 (1re éd. 1934), v. 123-125 (« Que Médée soit farouche et indomptable, Ino plaintive, Ixion perfide, Io vagabonde, Oreste sombre »). Dans la Poétique d’Aristote, la ressemblance fait partie des « quatre conditions » que les caractères d’une tragédie « doivent remplir » ; voir Aristote, Poétique, dans Œuvres, éd. Richard Bodéüs, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2014, 1447a.

22 Dans le quinzième chapitre de la Poétique, Aristote expose qu’il est nécessaire que les caractères tragiques, en premier lieu, soient « honnêtes », précisant que « [l]a chose est possible à toute espèce de personnage : une femme ou un esclave peuvent être honnêtes, encore que la femme soit déjà inférieure, et l’esclave encore plus bas. » En second lieu, les caractères doivent être « adéquats », et nous lisons en guise d’explication : « ainsi la virilité est un caractère, mais il n’est pas adéquat qu’une femme soit virile et pleine d’assurance » (Aristote, Poétique, éd. citée, 1454a ; nos italiques). Nous avons proposé une lecture plus détaillée de ce chapitre dans notre article « Mort et renaissance du héros tragique : Hercule mourant de Rotrou », dans European Drama and Performance Studies (10), Paris, Classiques Garnier, 2018, p. 211-228, ici p. 213-216. Dans ce contexte, voir aussi l’étude récente de Sabine Chaouche, « La tragédie au prisme du genre. L’idée de masculinité d’après La Poétique de La Mesnardière », Littératures classiques 103 (2020), p. 73-82. Pour une étude détaillée de l’andreia antique, voir Andreia. Studies in Manliness and Courage in Classical Antiquity, dir. Mark Rosen et Ineke Sluiter, Leyde, Brill, 2003.

23 Voir la « Cinquième harangue » qu’adresse Sophonisbe à Massinisse dans Madeleine de Scudéry, Les Femmes illustres ou les Harangues heroïques, éd. Claude Maignien, Paris, Côté-femmes, 1991, p. 69-77. Pour une analyse détaillée de ce texte, concernant surtout le statut de Georges et Madeleine de Scudéry en tant qu’auteurs, voir Donna Kuizenga, « L’Arc de Triomphe des Dames : l’héroïsme dans les Femmes illustres de Madeleine et Georges de Scudéry », dans Les trois Scudéry, dir. Alain Niderst, Paris, Klincksieck,1993, p. 301-310.

24 Le « char de Scipion » est évoqué par Sophonisbe et vis-à-vis de Massinisse (II, 4, v. 602) et vis-à-vis de Syphax (III, 6, v. 1024). Même sa rivale Éryxe admet qu’elle « aurai[t] en sa place eu même aversion / De [se] voir attachée au char de Scipion » (V, 7, v. 1805-1806).

25 Voir Carine Barbafieri, « Du bon usage de la douceur dans la peinture du héros tragique », dans Le Doux aux xvie et xviie siècle. Écriture, esthétique, politique, spiritualité, dir. Marie-Hélène Prat et Pierre Servet, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2004, p. 161-176, aussi bien que l’entrée douceur dans le Dictionnaire universel de Furetière, La Haye, Rotterdam, Arnout & Reinier Leers, 1690, 3 vol., ici vol. I, p. 874 : « On dit, Compter des douceurs à une femme, lui dire quelque douceur, pour dire, la flatter, luy faire l’amour. »

26 Pour le type du vieillard amoureux, voir Bénédicte Louvat-Molozay, « La vieillesse de Corneille face à la critique », art. cité, p. 336-337.

27 Voir aussi : « Tu vis en tous deux l’amour croître avec l’âge » (I, 2, v. 40, Sophonisbe à Éryxe, se référant à Massinisse et à elle-même).

28 La connotation « mâle » du terme « immoler » se manifeste dans les exemples avancés par Furetière, s. v. immoler, vol. II, p. 318 : « cet homme s’est immolé pour sa patrie, pour ses enfants, pour sa maitresse, c’est à dire qu’il s’est ruiné, qu’il s’est fait mourir en travaillant pour eux. »

29 Furetière, s. v. briguer, vol. I, p. 332.

30 Voir le commentaire de G. Couton sur ce vers, p. 1475.

31 Furetière, s. v. galant, vol. II, p. 138 : « galant, se dit aussi d’un homme qui a l’air de la Cour, les manieres agreables, qui tâche à plaire, & particulierement au beau sexe. »

32 De manière explicite, l’entrée du verbe hasarder dans le Dictionnaire de Furetière (vol. II, p. 238) en fait ressortir la sémantique aléatoire : « […] Risquer, mettre au hasard. […] Quelques-uns derivent ce mot de alea, comme estant la source de tous les hasards. »

33 Furetière, s. v. changer, vol. I, p. 436 : « ce Comedien change de visage selon les divers rolles qu’il jouë […] le theatre change plusieurs fois durant cet Opera. »

34 Lettre de Pierre Corneille à Saint-Évremond et réponse, dans OC, vol. III, p. 725-727, ici p. 726 ; nos italiques.

35 « N’attendez point, Madame, […] / Que votre changement n’éteignit point ma flamme / Qu’il ne vous ôta point l’empire de mon âme, / Et que si j’ai porté la guerre en vos États, / Vous étiez la conquête où prétendait mon bras » (II, 4, v. 651, 655-659 ; nos italiques).

36 Horace, dans OC, vol. I, p. 831-901, ici III, 6, v. 1021.

37 Furetière, s. v. miracle, vol. II, p. 639 : « miracle, se dit aussi d’un effet extraordinaire & merveilleux. »

38 Pour les fondements de la translatio de la Rome antique à la France de Corneille, voir le recueil de Marc Bayard (dir.), Rome-Paris, 1640. Transferts Culturels et Renaissance d’un Centre Artistique, Paris, Somogy Éditions d’Art, 2010.

39 C’est sur ce fond qu’on pourra comprendre la référence à Syphax dans L’Homme heroïque, traité par Blaise-François de Pagan en 1663 (et donc aux environs immédiats de la tragédie de Corneille), où il sert d’exemple des « amours déreglez » : « Siphax Roy de Mauritanie [sic] qui preferant les beautez de Sophonisbe à l’alliance des Romains, perdit son Royaume [,] sa femme & sa vie » ; L’Homme heroïque du Comte de Pagan, Paris, Antoine de Sommaville, 1663, p. 256.

40 Massinisse prie Sophonisbe de l’accompagner au camp de Scipion pour que le Romain donne son assentiment à leur alliance (« venez-y par vos charmes / Appuyer mes soupirs et secourir mes larmes », IV, 6, v. 1421-1422). Il ne peut pas surprendre que Sophonisbe le refuse avec une franchise brutale.

41 Ce n’est pas par hasard qu’un tel racialisme est également en relation avec le terme efféminer tel qu’il est défini par Furetière : « Efféminer […], Prendre les qualitez & les foiblesses d’une femme. Les Perses au temps d’Alexandre s’étoient effeminez par une trop grande oisiveté. »

42 Voir par exemple, le célèbre « Rodrigue, as-tu du cœur ? », Le Cid, dans OC, vol. I, p. 689-777, ici I, 6, v. 263.

43 Furetière, s. v. braver, vol. I, p. 326 : « […] Choquer, mépriser quelqu’un [,] le traitter de haut en bas. Un homme de cœur [!] souffre difficilement qu’un autre le brave. braver, se dit figurément en choses morales. Braver la mort, braver les perils, braver la fortune, pour dire, les mépriser, ne les craindre point. »

44 OC, vol. II, p. 643 : « Dans l’admiration qu’on a pour sa vertu [i.e. de Nicomède], je trouve une manière de purger les passions, dont n’a point parlé Aristote, et qui est peut-être plus sûre que celle qu’il prescrit à la tragédie par le moyen de la pitié et de la crainte. »

45 Voir aussi les réflexions de Myriam Dufour-Maître sur cette dernière scène de Sophonisbe, mettant l’accent sur la question des émotions tout en considérant la dimension « genrée » de celles-ci : « “La pompe d’un courroux”. Éclat et mesure des émotions chez les héroïnes tragiques de Corneille », Littératures classiques 68 (2009), p. 255-270, ici p. 266.

Pour citer ce document

Hendrik Schlieper, « Sophonisbe : alea et agôn, genre tragique et gender. Les en-jeux diversifiés de la politique et de l’amour » dans Corneille : un théâtre où la vie est un jeu,

sous la direction de Liliane Picciola

© Publications numériques du CÉRÉdI, « Revue Corneille présent », n° 1, 2021

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=1223.

Quelques mots à propos de :  Hendrik Schlieper

Université de Paderborn (Allemagne)
Institut für Germanistik und Vergleichende Literaturwissenschaft
Hendrik Schlieper est professeur (Juniorprofessor) de littérature comparée à l’Université de Paderborn (Allemagne). En privilégiant une approche intersectionnelle (études de genre, études postcoloniales), ses recherches se focalisent sur les littératures françaises et espagnoles entre 1600 et 1900. Il porte un intérêt particulier à la relation entre genres et gender (voir le volume co-édité avec Merle Tönnies : Gattung und Geschlecht. Konventionen und Transformationen eines Paradigmas, 2021). Quant au théâtre classique, il a publié avec Jörn Steigerwald les volumes La Querelle du Cid. La naissance de la politique culturelle française au xviie siècle (Œuvres & Critiques, 2015) et Georges de Scudéry et le théâtre (PFSCL, 2019). Un volume dédié à Sophonisbe en tant que protagoniste des tragédies européennes entre 1500 et 1800 (Sophonisbe. Die Renaissancen der frühneuzeitlichen Tragödie) ainsi qu’une monographie dédiée à la tragédie d’amour française entre 1630 et 1680 (Liebestragödie. Genealogien einer französischen Gattung) paraîtront en 2022.