Corneille : un théâtre où la vie est un jeu
I. Scène théatrale et parties de jeu

sous la direction de Liliane Picciola

no 1, 2021

À la mémoire de Jean-Claude Guézennec

 

Corneille présent 1/2021

Corneille : un théâtre où la vie est un jeu

Introduction

Liliane Picciola


Texte intégral

Représenter la vie comme un songe et un théâtre ; représenter la vie comme un jeu

1L’idée de consacrer au rôle des parties de jeu dans la dramaturgie cornélienne le premier numéro de la revue Corneille présent est venue du constat de l’étonnante récurrence des termes de jeu dans les pièces de notre auteur : « perdre », « gagner », bien sûr, mais également « hasard », « hasarder », « jouer son jeu », « avoir beau jeu », « cacher son jeu », « couvrir son jeu », « faire un coup », « tenir le coup », « rompre le coup », « quitter » (sans complément direct), « [il ou, par exemple, l’honneur] y va », « obtenir un point », « se retirer du jeu », « en prendre », « le jeu n’en vaut pas les chandelles », « donner quinze et bisque ». Nombre de ces termes figuraient aussi dans le lexique de la guerre, le métier exercé par les nobles, les grands, les rois, qui constituent les listes des acteurs de tous les genres pratiqués par Corneille, mais il semble que les échanges aient été réciproques entre les deux domaines lexicaux.

2Nous nous sommes donc demandé s’il ne convenait pas de voir dans les métaphores cornéliennes relevant d’une partie de jeu davantage qu’une figure de style : une manière de penser le dynamisme de l’action et d’imaginer les comportements des personnages, dans un esprit qui pourrait bien être considéré comme une composante de la sensibilité baroque.

3Depuis que de grands chercheurs suisses comme Marcel Raymond1 et son brillant disciple Jean Rousset2 se sont intéressés aux premières décennies du xviie siècle français et que, de leurs études, a émergé l’idée que l’esthétique baroque concernait en France non seulement les arts mais aussi la littérature, de nombreux travaux ont mis en valeur dans celle-ci la volonté d’exprimer et de transmettre une vision désabusée de l’existence humaine, en présentant la vie terrestre tantôt comme un songe, tantôt comme une pièce de théâtre. Une sorte de sagesse baroque semble avoir consisté à garder la conscience que la fonction que l’on exerce, le pouvoir que l’on détient, les passions que l’on ressent, et les plaisirs que l’on prend, sont des biens fragiles, qui, souvent éphémères dans la carrière terrestre, au cours de laquelle les désillusions ne manquent pas, laisseront au moment de la mort l’impression de n’avoir été que des rêves. Liée en partie à la Réforme et à la Contre-Réforme, cette vision du monde et des hommes s’est exprimée non seulement dans la sphère dominée par le catholicisme (France, une partie de la Flandre, pays du sud), chez des écrivains ou des artistes tantôt influencés par les jésuites tantôt sensibles à l’augustinisme, mais aussi dans plusieurs pays de culture protestante, chez des peintres et des auteurs de l’Europe du nord ou de certains états germaniques.

4En intitulant une de ses comedias La vie est un songe3, publiée en 16364, le poète dramatique Calderón de la Barca a en quelque sorte donné un nom à une métaphore obsédante dans la poésie et le théâtre européens depuis plusieurs décennies, et qui a hanté le théâtre espagnol du Siècle d’Or. Il a également composé un auto sacramental intitulé Le Grand Théâtre du monde5, l’expression correspondant à une autre grande figuration de la vie humaine, non plus comme un rêve, mais comme une comédie, ce terme étant entendu dans son acception la plus large6. Avec plus ou moins de gravité, diverses dramaturgies françaises se sont également fondées sur le rêve7 ou la comédie de la vie, avec des structures de mises en abyme : on connaît de nombreuses comédies de comédiens, L’Illusion comique n’étant pas des moindres, et, dans le genre tragique, Le Véritable Saint Genest de Rotrou8, tirée elle-même de Lo fingido verdadero de Lope de Vega9.

5Ces efforts pour désabuser les esprits paraissent d’autant plus marquants que bien des œuvres de la même époque, voire les mêmes, ont au contraire célébré en l’homme les pouvoirs de création, de maîtrise, voire de dépassement de soi, que Jean Rousset fait incarner par les figures de Circé et de Protée. C’est la cohabitation même de l’exaltation de la puissance et de l’invitation à considérer la finitude de l’être humain qui constitue la pensée de l’époque. Cette approche contradictoire de l’homme et de sa vie s’exprime particulièrement bien dans la métaphore du jeu, à laquelle Corneille – et il n’est pas le seul alors – a si souvent recours.

6Alors qu’il menait une profonde réflexion sur l’importance des jeux dans les mentalités de diverses civilisations10, Roger Caillois a évoqué la pensée du fondateur de l’ordre des jésuites, dont le développement coïncide avec ce qu’on appelle l’âge baroque, même s’il convient de ne pas l’y réduire11, car il a rapproché la complexité de certaines parties de jeu et la leçon d’Ignace de Loyola concernant la manière dont l’homme doit vivre et percevoir sa vie, d’une manière subtilement contradictoire : « Loyola professait qu’il fallait agir en ne comptant que sur soi, comme si Dieu n’existait pas, mais en se rappelant constamment que tout dépendait de sa volonté12. »

7Comme celle du théâtre, la métaphore du jeu met à distance la vie humaine et rappelle que, compte tenu de l’échéance de la mort, la vie n’aura été qu’une partie, qu’elle aura de surcroît été mal dominée du fait des coups du hasard ; mais, dans la mesure où beaucoup de jeux de l’époque font entrer en ligne de compte le mérite, l’image peut en même temps faire admirer de grands joueurs, de grands gagneurs, de surprenants stratèges, toujours montrés néanmoins comme susceptibles de perdre ce qu’ils ont engagé au départ ou ce qu’ils viennent de gagner. Le mérite lui-même est diversifié : dans les jeux sportifs, ou aux échecs, il est avant tout effort, physique ou intellectuel, et habileté ; mais dans d’autres domaines, notamment les cartes, s’il tient dans le raisonnement, la juste évaluation, et l’audace, il côtoie la dissimulation, la simulation, et il comporte des risques d’erreur de stratégie ou d’appréciation. Roger Caillois voit dans les jeux complexes, combinant hasard et effort intellectuel, une sorte d’école de vie :

Le jeu n’est pas une école moins rude. Il ordonne au joueur de ne rien négliger pour le triomphe, tout en gardant ses distances vis-à-vis de lui. Ce qui est gagné peut être perdu, se trouve même destiné à être perdu. La façon de vaincre est plus importante que la victoire même13.[…] La chance représente la résistance opposée par la nature, par le monde extérieur ou par la volonté des dieux à la force, à l’adresse ou au savoir du joueur. Le jeu apparaît comme l’image même de la vie, mais comme une image fictive, idéale, séparée, limitée14.

8Jean Rousset avait justement choisi le théâtre de Corneille pour y rechercher les composantes du baroque, finissant par y voir « une œuvre chargée à la fois de baroque et d’anti-baroque dont les contradictions finissent par s’organiser en un tout homogène15 », après avoir pris soin d’indiquer qu’il ne faut pas faire du baroque « une exacte contre-épreuve du classique16 ».

9On vérifiera d’abord si le recours au lexique du jeu chez notre auteur fonctionne comme le signe de ce que les personnages pensent souvent leur vie, ou les séquences de leur vie, comme un jeu et / ou agissent comme des joueurs ; nous nous demanderons quelles sont les proportions du hasard et du mérite aux jeux dans lesquels ils s’engagent ou se trouvent engagés. Néanmoins cette image baroque supplémentaire n’opère pas sur la scène de la même manière que celle du rêve ou du théâtre : alors que le scénario d’un songe ou la représentation d’un spectacle peuvent faire partie de la fable dramatique, la présence du jeu y est forcément plus diffuse, moins facilement repérable.

10En effet, si le fameux récit de la partie de piquet contée par un des Fâcheux de Molière est bien connu, il ne constitue pas selon nous le type de trace le plus indélébile que pouvait laisser chez un auteur dramatique l’habitude de jouer et de voir jouer. En revanche, le goût de la compétition, de la gageure, du risque, qui caractérise certains personnages, le sens de l’observation, l’aptitude à mettre au point une stratégie, la faculté d’en prêter une à d’autres, la lucidité désabusée, sont autant de comportements et / ou de qualités que Corneille a pu reproduire d’après les joueurs, d’autant plus que les maîtres des collèges de la société de Jésus utilisaient toutes les ressources qu’offraient les jeux, notamment ceux des cartes, pour favoriser les apprentissages, la réflexion, la pensée : l’un d’eux, le moraliste espagnol Baltasar Gracián, utilisait à plaisir cette métaphore des jeux pour guider son héros, son courtisan, son roi, dans la maîtrise des événements décisifs de sa vie17, l’esthétique et l’éthique se trouvant indissolublement liés ; or, contrairement aux écrivains de sa nation, il trouvait grâce auprès du docte Bouhours, lui aussi S. J. Comme les autres établissements de la Compagnie, le collège de Bourbon de Rouen devait cultiver chez les élèves la subtilité et le brio, modelant leur pensée profonde et, par là, leur comportement. Dans ses divers traités, notamment L’Acuité et l’art de l’esprit (Agudeza y arte de ingenio), Gracián affirmait que, loin de ne constituer que des figures de rhétorique18, les tropes devaient être assimilés pour impulser des mouvements intérieurs, et en particulier l’adresse résolutive19 ; il citait au reste l’art du dénouement au théâtre comme une forme de cette adresse résolutive : l’auteur, fait preuve d’une « vaillance dans l’inventivité », qu’il communique à ses créatures, en trouvant soudain une rapide et extraordinaire issue à un entrelacs de difficultés sans s’éloigner de la vraisemblance.

11Ainsi le sujet dramatique lui-même, l’action et sa structuration, peuvent aisément se trouver pénétrés par l’imaginaire des jeux. Concernant la présence de ces derniers dans le théâtre espagnol, Paula Casariego Castiñeira a écrit, sur la comedia de Calderón Nadie fíe su secreto20, un article qui aborde et les parties auxquelles on s’adonne et/ou leur évocation dans les dialogues en convoquant beaucoup d’autres dramaturgies, mais, de surcroît, elle vérifie aussi leurs fonctions dans l’œuvre à la lumière de ce qu’écrit Jean-Pierre Étienvre à propos de la poésie : « dans la poésie du Siècle d’Or, il est extrêmement rare que l’on parle des cartes ; en revanche on parle extrêmement souvent avec les cartes21 ».

12En France comme en Espagne, connaître les pratiques de jeu au xviie siècle peut ainsi permettre de mieux appréhender les mouvements et rebondissements de l’action, les interactions entre les personnages, ainsi que les « coups » des actants, qui sont presque autant de coups dramaturgiques du poète.

Pulsions ludiques et action dramatique : les jeux à l’époque d’un Corneille joueur

13Plus encore que les représentations théâtrales, les jeux étaient devenus en France un véritable phénomène social depuis le xvie siècle. On s’affrontait en effet dans des jeux sportifs comme à la paume, au mail, à la boule, aux quilles, au tir à l’arc, à l’arbalète, les proportions d’adresse et de force physique variant selon les jeux ; la seule adresse l’emporta à la fin de la carrière de Corneille dans la vogue du billard, jeu d’intérieur beaucoup moins physique, que Louis XIV préféra à la paume. Il convient ici de préciser que le caractère sportif d’un jeu n’empêchait pas que des mises – pas forcément sous forme d’argent – fussent proposées, aux joueurs mais aussi à leurs spectateurs. Dans les demeures, tout au long du xviie siècle, on a continué de jouer aux échecs, et aux dames, jeux d’effort stratégique, mais aussi aux dés. Cependant ce sont les jeux de cartes qui semblent avoir suscité le plus grand engouement, les jeux de hasard se développant beaucoup après 1660, notamment avec le hoca et la bassette, venus s’ajouter au lansquenet et au brelan tandis qu’on empruntait toujours plus de nouveaux jeux de cartes à l’étranger, notamment à l’Espagne.

14Le frontispice (1) de la Maison académique des jeux révèle la variété des pratiques. La gravure rassemble habilement des jeux de plein air et les jeux d’intérieur : au premier plan la courte boule et à l’arrière-plan la paume ; au centre de la gravure, on distingue plusieurs jeux en salle et sur table (ici l’on ne joue qu’à deux et entre hommes, ce qui correspond à la configuration de jeu la plus courante, qui peut aisément s’improviser).

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(1) La Maison academique. Contenant un recueil general de tous jeux divertissans pour se réjouir agreablement dans les bonnes compagnies, Paris, Robert de Nain et Marin Leché, 1654.
BnF, Littérature et Art, V. 43592

15Les jeux qui reposaient essentiellement sur le hasard n’avaient pas bonne presse et le brelan avait été très tôt critiqué22. En revanche, les jeux qui combinaient hasard et stratégie, tel le reversi23, ou le hoc24, étaient beaucoup mieux reçus, ainsi que le prouve l’impression de nombreux livres qui en énonçaient les règles. Même des ecclésiastiques ou des théologiens s’y sont intéressés, comme l’abbé de Marolles, publiant un traité du jeu des tarots, en 1637, ou le réformé Euverte Jollivet initiant au trictrac – jeu de hasard raisonné – , en 163425 ; certains réfléchissaient aux motifs qu’on pouvait faire figurer sur les cartes afin de mêler enseignement et divertissement, comme Claude-Oronce Finé de Brianville, ancien jésuite passionné d’héraldisme, auteur du Jeu d’Armoiries des Souverains et Estats d’Europe, de cinquante-deux cartes, imprimé à Lyon chez Coral en 1659 avec un livret qui en fournissait les règles ; à la fin du siècle, le jésuite Claude-François Ménestrier voyait dans la diversité des cartes un miroir de la diversité sociale d’un peuple. De nombreuses académies, où l’on se réunissait pour jouer, se sont créées. On jouait chez les gens du peuple, chez les bourgeois, dans les salons, on jouait à la Cour. Et les cartes mettaient en rapport avec l’histoire, avec les hiérarchies sociales…

16Alors que son cadet, devenu dramaturge, ne se montrait pas non plus insensible aux jeux de cartes, et notamment à ce qu’ils avaient d’esthétique26, Pierre Corneille vivait dans une cité qui tenait en France le deuxième rang dans la fabrication des cartes à jouer ; de là, elles étaient exportées vers les pays du nord ainsi qu’en Espagne et au Portugal. N’échappant pas à son milieu, notre auteur était un joueur, comme l’attestent d’une part le billet adressé à l’abbé de Pure le 9 juillet 1658, où il évoque un « Sonnet perdu au Jeu27 », d’autre part le poème ainsi désigné, qui a été conservé :

Je chéris ma défaite28, et mon destin m’est doux,
Beauté, charme puissant des yeux et des oreilles,
Et je n’ai point regret qu’une heure auprès de vous
Me coûte en votre absence et des soins et des veilles.

Se voir ainsi vaincu par vos rares merveilles,
C’est un malheur commode à faire cent jaloux :
Et le cœur ne soupire, en des pertes pareilles,
Que pour baiser la main qui fait de si grands coups.

Recevez de la mienne, après votre victoire,
Ce que pourroit un Roi tenir à quelque gloire,
Ce que les plus beaux yeux n’ont jamais dédaigné.

Je vous en rends, Iris, un juste et prompt hommage.
Hélas ! contentez-vous de me l’avoir gagné,
Sans me dérober davantage.

17Notre auteur pratiquait le reversi à en croire le vers 31 d’une « Bagatelle » non datée : « Mais je vaux moins qu’un quinola », ce mot désignant un valet de cœur, de peu de valeur en soi, mais qui, placé en renonce dans un jeu où les faibles cartes sont paradoxalement prisées, pouvait rapporter la poule. Par ailleurs, dans sa « Mascarade des enfants gâtés », le Joueur a « fait à Prime trop de reste » et tout perdu, mais veut néanmoins de retourner au jeu avec lui-même pour mise.

18Roger Caillois a distingué quatre pulsions qui peuvent amener à jouer au moyen de supports concrets, destinés à les satisfaire d’une manière « formelle, idéale, limitée29 » : celle qui consiste à tenter sa chance, le hasard, l’alea ; l’ambition de « triompher grâce au seul mérite dans une compétition réglée, l’agôn » ; le goût du vertige, l’ilinx ; l’envie de se faire passer pour un autre par l’imitation (mimicry). Dans le chapitre VI, « Théorie élargie des jeux30 », il souligne qu’évidemment la quête de satisfaction correspond le plus souvent non pas à des pulsions pures mais à des conjonctions de pulsions : la passion de l’alea flirte avec le vertige, celui qui s’apprête à l’agôn est conscient de l’alea, le compétiteur peut se donner en spectacle, se faire acteur, se faire passer pour autre peut amener à perdre le contrôle de soi.

19Outre le fait que nous mettons de côté pour le moment, jusqu’au deuxième numéro de cette revue, ce qui relève de l’amusement (paidia) et des jeux sans règles de l’esprit, nous réservons également au troisième numéro ce qui concerne la mimicry, en exceptant ce qui peut contribuer à la mise en valeur de soi quand elle est indissociable de l’agôn, ainsi évidemment que la dissimulation, qui constitue une esquisse de mimicry. Nous étudierons donc les formes précises prises dans l’action dramatique par le goût de l’agôn, les défis lancés à autrui, mais aussi au hasard, les efforts pour contrer ce dernier, le désir de triompher, voire l’amertume quand le jeu est fini. La tricherie peut par ailleurs entrer dans notre champ d’étude puisque, comme le souligne Roger Caillois, elle suppose le respect de l’alea et de l’agôn par les autres et la connaissance des règles. De plus, non loin de la tricherie se trouve le coup de force : « En politique, dans l’intervalle des coups de force (où on ne joue plus le jeu), existe de même une règle d’alternance qui porte tour à tour au pouvoir et dans les mêmes conditions les partis opposés31 », écrit Roger Caillois.

20Pour faire mieux saisir les modes d’imprégnation de la pensée d’un poète dramatique par l’imaginaire lié aux jeux, dans leur variété, nous nous référerons d’abord à la peinture et à la gravure, en nous efforçant d’y repérer une éventuelle évolution, puis nous examinerons quelques documents établissant un rapport explicite entre la pratique des jeux et la manière, imitable sur scène, de conduire sa vie, pour exposer enfin les axes d’étude des articles ici réunis.

La perception des jeux et des joueurs révélée par l’abondante iconographie de l’époque

21Décorant parfois simplement une nature morte, le nécessaire à jouer témoigne de l’importance des jeux. D’autres toiles cherchent à éveiller chez l’observateur la conscience que sa vie n’est qu’une partie, qu’il ne peut pas gagner, que le Destin est plus fort que des hommes aux activités dérisoires ; bien que le sujet en soi invite à se tenir à l’écart des passions suggérées, d’autres encore, représentant des jeux moins lugubres, s’attachent à faire saisir les rapports des joueurs entre eux, à révéler des caractères, à sensibiliser au mouvement dramatique d’une partie, soit dans une approche légère, soit dans une approche plus grave. Souvent les représentations picturales des joueurs incluent celle d’un public minimal, qui fait de la pièce où se trouve la table de jeu une salle de théâtre miniaturisée ; dans une sorte de mise en abyme, on peut considérer aussi que, comme sur une scène, les personnages principaux conversent avec des figures secondaires, que des « partis » s’organisent, que tel personnage attablé joue, en fait, sur le conseil et/ou en faveur d’un autre, qu’on sent prêt à le remplacer ; elles cherchent à donner l’impression que d’autres événements se trament en marge de ce qui est donné à voir, hors tableau / dans les coulisses, entre les plis, ou entre les actes.

Les jeux dans le genre pictural des « vanités » : des natures mortes aux parties de jeu moralisées

22Dans les natures mortes aux vanités, bougies, sabliers, bulles de savon, horloges, crânes, cristal mettent en valeur le caractère fugitif et fragile des plaisirs des sens et du sentiment de puissance que symbolisent verres fins, parfois remplis mais souvent brisés, pipes, fleurs fanées ou prêtes à se flétrir, gâteau effrité, épluchures d’orange ou de citron, instruments de musique, livres, parfois une cuirasse abandonnée ; or l’on note souvent la présence, parfois de dés, parfois d’un échiquier, mais surtout de cartes à jouer. Ces derniers objets étaient donc fortement intégrés au rappel obsessionnel de la précarité de la vie humaine et à la dérision des passions, car, comme la lecture ou la musique, ils rappellent l’inanité du divertissement, mais, de plus, une partie de jeu distrait d’une manière bien différente de celle de ces deux activités.

23Parmi les œuvres des peintres français, la Nature morte à l’échiquier ou Allégorie des cinq sens (2), de Lubin Baugin (1610-1663), fait voir, au Musée du Louvre, un luth, une partition musicale, des fleurs, du pain entamé qui durcit, un échiquier mais aussi un jeu de cartes, valet de trèfle sur le dessus, et, à côté de lui, une bourse bien pleine ; plusieurs toiles de Jacques Linard (1597-1645, valet de chambre de Louis XIII à partir de 1631) traitent admirablement le même thème32 : parmi elles Les cinq sens, que possède le musée de Strasbourg, montrent également, à côté des cartes, une bourse ouverte dont on a sorti beaucoup de pièces.

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(2) Nature morte à l’échiquier ou Allégorie des cinq sens, de Lubin Baugin
Huile sur bois, 55 × 73 cm, Musée du Louvre, Paris, RF 3968, circa 1630

24En l’absence de pièces ou de bourse, les cartes sont la plupart du temps accompagnées de dés33 : peindre ces derniers revient à insister sur le fait que la passion du risque et du hasard existe bel et bien dans les jeux de cartes, par opposition à la pure stratégie que représentent au contraire les échecs. Cette signification semble paradoxalement validée par le tableau de Stoskopff, Les cinq sens ou l’été34, car si l’on y voit, non pas des cartes, mais un échiquier, on remarque quelques dés jetés dessus ; or la pratique des échecs avec des dés qui introduisaient le hasard – on s’en servait pour faire avancer les pions – dans un jeu dont la noblesse était de s’en passer révélait une addiction à la quête de la chance : le jeu d’échecs était permis par la papauté depuis le xiie siècle, mais à la stricte condition qu’il se jouât sans dés.

25On peut noter que ces vanités centrées sur des objets sont souvent l’œuvre de peintres protestants, les peintres catholiques associant plus volontiers des figures de saints, d’anges, voire d’êtres humains, aux symboles de l’éphémère. Ainsi l’on pourrait considérer l’Allégorie de la vanité, du peintre espagnol Antonio de Pereda (1611-1678), comme une sorte d’intermédiaire entre la nature morte de vanités et la « scène de vanité » : on y voit simplement un ange entouré de ces symboles, dont des cartes. L’impressionnant Memento mori35 du peintre flamand Carstian Luyckx (1623-1670) inclut également des dés et un jeu de cartes parmi les symboles que le squelette de la Mort semble découvrir dans beau le palais d’un défunt (crânes, sablier, armure vide, étendard, couronne, livres, partition, instruments de musique, masque de théâtre) : on distingue nettement roi et as de cœur. De plus, la Mort foule aux pieds un livre ouvert dont le chapitre s’intitule « Le Premier » : elle agit sans égard pour les plus grands.

26Dans son célèbre Songe du chevalier, qui associe encore le thème du rêve et du théâtre à celui du jeu (3), le peintre Antonio de Pereda représente à jardin un chevalier dormant, au centre un ange aux ailes largement déployées, tandis qu’à cour sont rassemblés sur une table, et autour d’un crâne, horloge, fusil, cuirasse, globe de la science, livre, partition musicale, bijoux, mais aussi masque de théâtre, cartes à jouer – aux enseignes espagnoles –, et pièces de monnaie. La bannière de l’ange commente les effets du temps : « Æterne pungit cito volat et occidit » : il tourmente éternellement, il vole vite, et il tue ».

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(3) Songe du chevalier, d’Antonio de Pereda
Huile sur toile, 152 × 217 cm, Madrid, Académie royale des Beaux-Arts de San Fernando, circa 1640

27Véritablement animées, et par là se rapprochant davantage de l’idée d’une existence humaine vécue dans l’insouciance du mode ludique, des toiles ou des gravures rendent témoin d’une partie de jeu pour délivrer un message plus explicite que celui des vanités : ainsi une gravure, de Pierre Bertrand (vers 1600-1678), Le Berlan de la vie humain, visible au cabinet des estampes de la BNF36, de même qu’à la bibliothèque de Rouen (fonds Leber).

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(4) Le Berlan de la vie humain, de Pierre Bertrand
estampe, 30,6 × 22,4 cm, Bibliothèque nationale de France, département Arsenal, EST-203 (200), circa 1636

28Notons que le brelan est un jeu où le hasard domine : en conséquence, surtout dans la mesure où l’on y risquait de l’argent, il s’agissait d’une pratique extrêmement critiquée, par un Sully s’indignant devant les excès qu’y commettait Henri IV, comme par les prédicateurs de tous bords. Dans cette estampe (4), on voit que figure l’Amour, qui anime tant de personnages de théâtre, notamment dans les comédies : l’Homme glisse vers ce voisin allégorique un regard inquiet car il est écrit sur le revers de son jeu que lui-même ne dispose que de trois valets, cartes de valeur moyenne ; or, d’après le dos de ses cartes, Amour tient trois dames (on appréciera la symbolique). C’est sans doute la raison pour laquelle celui-ci y « va de son reste et tremble », comme l’indique l’inscription portée sur le pan avant de la nappe : il risque donc de perdre tout ce qu’il a. Le danger n’est pas évité puisque le Temps, plus âgé, plus mûr que les deux autres, dispose de trois Rois. Cependant la Mort triomphe de tous puisqu’elle a entre les mains un brelan d’as. On voit la force du didactisme de cette gravure : mentions portées sur les cartes tenues par chacun des joueurs, légende inscrite sur la nappe, et présence de quatre quatrains sous les pieds du Temps et de la Mort. La combinaison de ces poèmes avec l’inscription de la nappe constitue des esquisses de scenarii, notamment concernant l’Homme, qui s’efforce de cacher son jeu, car de faibles cartes sont désobligeantes pour lui, mais qui essaie néanmoins de garder « bonne mine » ; l’Amour, qui a l’habitude de dominer les êtres, ce qui explique qu’il se lance imprudemment dans les parties, est à son tour vaincu par le Temps, auquel la passion résiste rarement. Tous les joueurs sont, de toute manière, battus par la Mort qui, elle, réussit un brelan d’as.

29On rapproche volontiers de cette estampe une toile anonyme que l’on peut voir au Musée de la carte à jouer d’Issy-les-Moulineaux et qui apparaît d’abord comme une version colorisée du premier Berlan (le costume de l’Homme la révèle postérieure à lui de plusieurs décennies).

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(5) Anonyme
Musée de la carte à jouer, Issy-les-Moulineaux, photo L. Picciola

30En réalité la toile (5) se différencie de l’estampe sur d’autres points. D’abord par son moindre didactisme : pas d’explication sur la nappe, pas de poèmes au bas du tableau, pas d’indication sur les cartes que les personnages ont en main. Par ailleurs, la disposition de la table n’est pas la même – l’orientation de la toile non plus – et les joueurs semblent ainsi plus près les uns des autres. L’intérieur paraît plus cossu, et les pièces correspondant aux mises apparaissent devant chacun. Le Temps a perdu sa faux au profit de la Mort, plus cruelle. Ce sont des phylactères qui, au-dessus des têtes des personnages, nous apprennent moins ce qu’ils déclarent que ce qu’ils ont dans leurs pensées, car la place des mises devant chacun révèle qu’on n’en est pas encore à la fin de la partie. Ces phylactères reprennent quasiment l’inscription qu’on voyait sur la nappe de l’estampe mais la présentation de la partie apparaît comme plus dramatisée : alors qu’on ne sait pas quels sont leurs jeux respectifs, le Temps ne prend pas d’initiative (« Je passe »), l’Amour semble s’affoler un peu en pensant qu’il va tout perdre (« Mon reste »), l’Homme paraît moins lucide que son homologue de l’estampe, et, fermé sur lui-même, il croit encore qu’il peut gagner, concentrant son attention sur Amour (« Je le tiens »), ce qui le rend ridicule à côté de la Mort, qui sera la grande gagnante car elle va réaliser un brelan d’as, et même un brelan carré, le quatrième as, de trèfle, se trouvant posé sur le talon.

Les scènes de genre aux jeux de cartes : le dramatisme des compositions picturales

31Les joueurs eux-mêmes, leur passion pour les surprises des parties, leurs tricheries, intéressaient également beaucoup les peintres, qui, avec ce sujet, pouvaient déployer leur art de la composition. Ils se sont surtout intéressés à la pratique du jeu dans le beau monde, propice au rendu des couleurs, mais certains, notamment en France les frères Le Nain, ont montré combien le peuple se divertissait aux cartes37. Si, compte tenu du niveau social des personnages cornéliens, nous examinerons surtout les scènes élégantes, il conviendra de considérer que les valets et les servantes jouaient aussi dans les cabarets pour leur propre distraction.

32Valentin de Boulogne a repris vers 1615, avec ses Soldats jouant aux cartes, le célèbre tableau du Caravage Les Tricheurs38 (1595) qui montrait un jeune joueur aux aguets, extrayant derrière son dos des cartes cachées dans sa ceinture pour les réintroduire dans une partie qui semble être de prime ; de plus, un complice, qui s’était placé derrière son adversaire pour voir son jeu, lui indiquait de trois doigts que celui-ci disposait d’un brelan.

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(6) Soldats jouant aux cartes et de dés (les tricheurs), de Valentin de Boulogne
Huile sur toile, 121 × 152 cm, National Gallery of Art, Washington, D. C., online collection

33Chez le peintre italien, les personnages étaient élégamment vêtus, la table recouverte d’une tapisserie précieuse et le complice, dont le costume rappelait celui d’un valet de commedia all’improviso, était peut-être faussement désargenté car ses gants percés pouvaient servir à introduire des marques discrètes dans les cartes. Dans la toile de Valentin de Boulogne (6), la table n’est pas recouverte, les costumes sont beaucoup moins raffinés, les trois doigts tricheurs ne sont pas gantés ; même chose dans Le Tricheur de Valentin de Boulogne visible au musée de Dresde et où le complice est enveloppé dans une cape qui évoque les comédies d’intrigue.

34Le plus célèbre des tableaux français consacrés aux joueurs qui trichent est assurément celui de Georges de La Tour, Le Tricheur à l’as de carreau (Paris, Musée du Louvre) : on le date de 1635-1638. On voit qu’il est contemporain du Cid. Ce qui frappe dans ce tableau (7), plus encore que dans les deux autres toiles, c’est le jeu des regards. Par ailleurs, les joueurs sont plus nombreux et l’un d’eux est une femme, qui semble scruter la signification de l’œillade de la servante. Comme dans le tableau précédent, le « spectateur » est comme pris à témoin de la tricherie car les cartes glissées hors de la ceinture du tricheur ne sont visibles que depuis le « quatrième » mur, vers lequel le trompeur regarde, comme pour être sûr que personne ne va le prendre en flagrant délit39.… Le troisième joueur, richement vêtu, semble refermé sur lui-même, comme réfléchissant à sa stratégie. Sur la table, les pièces de monnaie étincellent…

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(7) Le Tricheur à l’as de carreau, de Georges de La Tour
Huile sur toile, 106 × 146 cm, département des peintures du musée du Louvre, inventaire RF 1972-8

35Il va de soi que le genre de la tricherie aux cartes, qu’illustra également, dans un monde aussi peu recommandable, le peintre franco-flamand Nicolas Régnier (1588-1667), avec ses Joueurs de cartes et diseuse de bonne aventure40, peut constituer une source de rire et semble référer davantage à l’univers de la comédie qu’à celui de la tragédie.

36Toutefois un tableau du « Maître des jeux » (autrefois attribué à Matthieu Le Nain) qui se trouve en dépôt au Musée des Beaux-Arts de Reims, montre deux joueurs de cartes, d’une condition modeste, révélée par la grande simplicité des costumes, qui paraissent graves et concentrés. La nappe rouge unie confère une certaine solennité à la partie, dans laquelle un peu d’argent a été engagé, car on voit quelques pièces de part et d’autre. Il n’empêche que, malgré ce sérieux, la tricherie est bel et bien présente – d’où la désignation de la toile comme Les Tricheurs41 puisque, placé derrière un des joueurs, un comparse de son adversaire lève deux doigts pour lui donner des informations sur la « main » qu’il voit. La tricherie n’est pas toujours comique…

37Cependant nombre de scènes de genre au jeu de cartes soulignent plutôt la réflexion et la tension des partenaires. Ainsi le peintre flamand Theodoor Rombouts (1597-1637) avec ses Joueurs de cartes (8), contemporains des œuvres envisagées précédemment, se révèle surtout intéressé par l’affrontement entre deux hommes passionnés par la partie. On remarque combien le personnage situé à cour est concentré sur ses cartes ; en face de lui, son adversaire scrute son visage pour deviner ses réactions. Le personnage situé à cour semble, certes, s’apprêter à jouer son as de cœur, mais la réflexion peut encore retenir sa main. Le talon est peu entamé ; on perçoit un certain suspens, d’autant plus que la pipe à bourrer, par ailleurs signe du plaisir ressenti, annonce une partie longue. En songeant aux tableaux précédents, on peut noter l’absence de pièces, ou de bourse, ce qui semble confirmer l’intérêt des deux adversaires pour le jeu en soi, pour un agôn, dans lequel l’adresse exigée suppose l’habitude d’une gymnastique intellectuelle42. Personne d’autre autour de la table, ce qui renforce l’effet d’affrontement43.

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(8) Joueurs de cartes, de Theodoor Rombouts
Huile sur toile, Salzbourg, Residenzgalerie

38La toile que Matthieu Le Nain a consacrée à ce thème des joueurs et qui est conservée au musée Granet d’Aix-en-Provence a quelque chose de plus sombre, dans un milieu plus modeste, et Les Petits Joueurs de cartes (collection privée) de Nicolas Tournier (1590-1639) signalent l’effort de réflexion consenti par les trois adolescents pour une partie. On peut aussi rapprocher ces peintures d’affrontements aux cartes de celle des deux Soldats jouant aux cartes (9) de Georges de La Tour. Pas de pièces, mais – semble-t-il – des marques. Une bougie, comme dans bien des tableaux du même peintre, avec son symbolisme et ses effets de clair-obscur… Un troisième soldat y allume sa pipe et tient dans l’autre main un verre de vin, sans cartes devant lui (il a peut-être déjà perdu). La partie se déroule donc à deux : le joueur qui se trouve à cour a découvert toutes ses cartes et scrute le visage de son adversaire, mais le regard de l’autre, qui tient un as en main et encore une carte à retourner, est comme protégé par son casque, et par là rendu indéchiffrable à celui qui voudrait deviner ses intentions et sa main.

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(9) Soldats jouant aux cartes, de Georges de La Tour
Huile sur toile

39Le frontispice, qu’on attribue à Pierre Brébiette, du Jeu de piquet qu’imprima Hulpeau en 1631 révèle aussi un très grand sérieux de la part des deux adversaires et les Joueurs de trictrac (10) d’une toile du Musée du Louvre, longtemps attribuée à Matthieu le Nain (circa 1650) et aujourd’hui conçue, elle aussi, comme l’œuvre d’un mystérieux « Maître des jeux », ne paraissent ni l’un ni l’autre pouvoir être distraits de ce jeu qui mêle étroitement hasard et raisonnement. L’on sait que non seulement le Chevalier de Méré, grand joueur, pratiquait le trictrac – ainsi que le piquet – mais qu’il s’y intéressait vivement au plan théorique44, réfléchissant aux probabilités, vers lesquelles allait se tourner Pascal.

40Enfin La Salle des gardes de Tournier (11), réalisée vers 1622 et conservée à Dresde, souligne encore l’effort de concentration des joueurs, mais cette fois au sein même d’une partie collective.

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(10) Joueurs de trictrac, attribué à Matthieu le Nain
Huile sur toile, 96 × 123cm, numéro d’inventaire du Louvre RF2397
Photo (C) RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Stéphane Maréchalle

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(11) La Salle des gardes de Nicolas Tournier
Huile sur toile, 169 × 239 cm, Gemäldegalerie Alte Meister, Dresde

41Comme Tournier, Rombouts a également peint, et dans diverses versions, des parties où les joueurs sont plus nombreux, assistés et, pour certains, moins concentrés. Dans l’un de ces tableaux, qu’on peut voir au Musée national de Varsovie45, un jeune homme est conseillé par une vieille, deux jeunes femmes par un mari ou un amant intéressé. Le jeu semble ne pas captiver autant tous les joueurs puisque l’un deux a interrompu ou dédaigné la partie pour jouer du luth. Dans une version très proche du musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg, que nous empruntons ici (12) au site Ut Pictura poesis, la vieille a disparu, un des jeunes conseillers est remplacé par un homme assez âgé qui ressemble à un vieux mari46, d’autant plus concerné que des pièces de monnaie se trouvent rassemblées devant sa jeune femme47. Au-delà de la partie de cartes, on devine, dans cette version comme dans la précédente, un réseau plutôt complexe de relations entre les personnages, avec des tensions que la partie cristallise.

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(12) Les Joueurs de cartes (version de l’Ermitage), de Theodor Rombouts
Peinture sur toile, 143 × 224 cm, Saint-Pétersbourg, Ermitage ГЭ-522
https://utpictura18.univ-amu.fr/notice/11567-joueurs-cartes-version-lermitage-theodor-rombouts

42Quant aux Joueurs de cartes à une table (13), de Pieter de Hooch (circa 1672), ils introduisent un élément véritablement dramatique, même s’il est difficile à identifier : on peut distinguer un ecclésiastique derrière une joueuse… Une jeune fille semble ne pas participer à la tranquille partie qui se déroule entre une femme assez âgée, qui est vraisemblablement sa mère, et un homme jeune ; mais le mouvement violent qui lui est prêté par le peintre la révèle comme concernée par le jeu, et voulant s’y mêler, comme si c’était son avenir qui était misé. Au reste, une carte a volé sur le carrelage en damier… Arrière-plan de certaines comédies cornéliennes ?

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(13) Joueurs de cartes à une table, de Pieter de Hooch
Huile sur toile, 93 × 113 cm, Collection particulière

Évolutions dans la représentation iconographique des jeux : un reflet des goûts théâtraux ?

43Les effets de la stratégie sur l’expression des joueurs semblent avoir retenu de moins en moins l’attention des peintres et dessinateurs à partir de 1660, probablement parce que les joueurs les plus huppés préféraient de plus en plus le plaisir pris à engager dans le hasard.

44Ce goût croissant pour l’art de tenter le sort dans la plus belle société s’annonçait déjà dans la belle gravure de Mazot (14), réalisée vers 1650 et représentant un momon (ou « mommon »). C’est dans la perspective de la plaisanterie, dans le cadre du Carnaval, que l’on lançait un défi dans une maison choisie pour y gagner quelque chose aux dés. Dans la mesure où l’on arrivait à l’improviste, le gain escompté pouvait se révéler fort modéré. Le jeu de momon a été décrit avec précision par Antoine Offray dans la Suite du Roman comique de Scarron qu’il a publiée en 166448.

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(14) Le soire The night, imprimé en taille-douce par François Mazot
Eau-forte et burin, 29,5 × 38,2 cm, vers 1650
BnF, Estampes, Kd 3 fol., tome 8

45Certes, si elle traduit indéniablement un goût pour les caprices du hasard dans les dés, cette pratique du momon ne se rattache pas pour autant à ce qu’on appelait l’avarice et correspond plutôt à une certaine forme de galanterie. Cependant devoir la faveur d’une dame aux dés, et non pas à un comportement méritant, signale une tendance à la facilité : dans la pratique même du jeu, en amour, peut-être dans d’autres domaines… Que l’amour et le jeu se côtoient de cette manière et recourent au masque n’apparaît pas non plus comme d’excellent augure ; de surcroît, le commentaire en quatrains de la légende rapproche les dés et la chandelle présente dans l’estampe. Comme François Mazot avait de nombreux contacts avec l’Angleterre, où l’on jugeait avec sévérité l’engouement français pour les jeux, sa présentation a pu se ressentir de cette approche.

46Dans son analyse de la partie de reversi décrite par la marquise de Sévigné dans une lettre du 29 juillet 1676, qui révèle que Louis XIV misait et que Madame de Montespan jouait49, Laurent Thirouin souligne qu’un joueur comme Dangeau, qui se montre très attentif à la circulation des cartes, qui en tire des suppositions sur celles de chacun, et qui, par là, gagne toujours, fait preuve d’un comportement exceptionnel50 :

Je voyais jouer Dangeau, et j’admirais combien nous sommes sots auprès de lui. Il ne songe qu’à son affaire et gagne où les autres perdent. Il ne néglige rien, il profite de tout, il n’est point distrait ; en un mot sa bonne conduite défie la fortune. Aussi les deux cent mille francs en dix jours, les cent mille écus en un mois, tout cela se met sur le livre de sa recette. Il dit que je prenais part à son jeu de sorte que je fus assise très agréablement et très commodément […]. On parle sans cesse et rien ne demeure sur le cœur. « Combien avez-vous de cœur ? – J’en ai deux, j’en ai trois, j’en ai un, j’en ai quatre. » Il n’en a donc que trois, que quatre, et de tout ce caquet Dangeau est ravi ; il découvre le jeu, il tire les conséquences, il voit ce qu’il y a à faire. Enfin j’étais ravie de voir cet excès d’habileté ; vraiment c’est bien lui qui sait le dessous des cartes, car il sait toutes les autres couleurs.

47Ainsi, du moins dans le milieu de la Cour, l’agôn exigeant attention et efforts ne bénéficiait plus d’un véritable engouement des grands seigneurs. Certes, les choix entre telle ou telle partie étaient variés quand le roi organisait une soirée d’appartement (plusieurs fois par semaine, et l’on y jouait la comédie, de surcroît) ; une lettre de Madame, la princesse Palatine, datée du 6 décembre 1682, nous évoque cette diversité : « On conçoit à peine combien de jeux on y joue : lansquenet, trictrac, piquet, reversi, hombre, petite prime, échecs, rafle, trois-dés, trou-madame, brelan51 ». L’hombre, malgré son caractère savant, bénéficiait sans doute de quelque faveur : on n’en a donné les règles qu’après 1659 ; il venait d’Espagne, où l’on y jouait depuis le début du siècle sous le nom de triunfo de España, en le considérant comme l’exemple même des jeux de cour raffinés. Anne d’Autriche aussi bien que Marie-Thérèse, reines espagnoles, l’ont forcément pratiqué52. Néanmoins une phrase des Mémoires de Saint-Simon, évoquant une soirée des appartements en 1692, nous semble assez révélatrice de la médiocre qualité de l’attention généralement portée aux parties réflexives :

[…] le roi envoya chercher Monseigneur et Monsieur, qui jouaient déjà au lansquenet ; Madame qui à peine regardait une partie d’hombre auprès de laquelle elle s’était mise ; M. de Chartres qui jouait fort tristement aux échecs53

48En fait, dans les « appartements », où l’on organisait aussi des parties de billard, ce qu’on aimait surtout, malgré et peut-être en partie à cause des interdictions des Parlements ou de la police, c’étaient les jeux de hasard comme le lansquenet, la bassette (toutefois vraiment interdite à la Cour) et le hoca54, où la Montespan, dite « la Dame de Pique », perdit 500 000 écus en une soirée.

49La gravure colorée de la Seconde chambre des Apartemens (15), réalisée entre 1694 et 1696 par Antoine Trouvain se révèle très intéressante pour notre propos :

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(15) Seconde chambre des Apartemens, d’Antoine Trouvain
Eau-forte et burin, épreuve coloriée, 33,5 × 43 cm
BNF, Estampes, collection Smith-Lesouef, no 4632 boîte fol.

50Elle confirme en effet une information encore fournie par la correspondance de la Palatine (Lettre du 4 mai 1694) :

En France, dès qu’il y a une assemblée, on ne fait que jouer au lansquenet ; c’est le jeu qui est ici le plus en vogue […] On joue fort gros jeu ici : les gens sont comme fous ; l’un pleure, l’autre frappe du poing sur la table que toute la chambre en tremble55.

51Le jeu pratiqué ici a bien été identifié par Thierry Depaulis comme le lansquenet56 :

Après avoir pensé que les personnages de la gravure de Trouvain jouaient au reversis (car il y a cinq joueurs actifs), j’ai dû revoir cette interprétation, et avec une collègue, nous avons identifié le jeu comme le lansquenet. En effet, on voit nettement qu’un des joueurs (le Grand Dauphin) est le « banquier ». Le petit nombre de cartes étalées sur la table et, fait typique, recouvertes d’argent (pièces d’or !) suffit à écarter le reversis, qui ne se présenterait pas du tout comme ça. C’est donc un jeu avec « banquier ». Or la bassette est bannie de la Cour. Reste le lansquenet, jeu très prisé à Versailles, car c’est un jeu « équitable », où chacun est banquier à tour de rôle.

52Par ailleurs le lansquenet se jouait systématiquement sur une nappe de velours vert57.

53Peut-on tracer un parallèle entre une relative désaffection de la noblesse de cour à l’égard de la belle part d’agôn que supposaient les règles de nombreux jeux de cartes et l’accueil qui fut réservé aux tragédies cornéliennes ? Abandon au destin dans la tragédie racinienne, goût des jeux de hasard dans les appartements du roi. Madame de Sévigné, qui admire en Dangeau un magnifique joueur-calculateur, reste également très fidèle au théâtre tragique de Corneille…

54Néanmoins dans les demeures privées, les faveurs respectivement accordées aux divers jeux semblent n’avoir pas été les mêmes, sans doute parce que les jeux de hasard y étaient plus effectivement prohibés. En 1699, le peintre Pierre Bergaigne, dit Bergame (1652-1708), a choisi avec ses Joueurs de cartes de représenter une partie d’hombre58 :

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(16) Joueurs de cartes, de Pierre Bergaigne
Huile sur toile, 70 × 89 cm,
Arras, Musée des Beaux-Arts, inv. 938.2. Photographie Hugo Maertens

55Ce jeu réclamait un investissement réflexif important – on y voit maintenant l’ancêtre du bridge –, et, dans les salons cossus, notamment de province, on le pratiquait toujours volontiers, les vainqueurs à ce jeu difficile bénéficiaient d’ailleurs d’un beau prestige : il s’agit en effet d’un jeu de levées, un atout étant décidé par l’un des joueurs au moment de la donne ; celui-là, l’hombre (l’homme), s’engageait, en énonçant ce choix, à réaliser un certain nombre de levées.

56Bergaigne (16) attire l’attention sur le personnage central, qui exhibe un as de pique, réalisant le coup de « la triomphante » ; les as noirs sont à ce jeu des atouts permanents, quelle que soit la couleur choisie par le preneur ; par ailleurs, l’as de pique fait partie du trio des plus fortes cartes, appelées matadors, à savoir l’as de pique, l’as de trèfle, et la manille, qui varie selon la couleur de l’atout. On perçoit au lexique de ce jeu la conscience forte qu’il s’agit d’un jeu de combattants (agôn).

Vers les sujets de théâtre : jeux, galanterie, histoire et politique

57On jouait dans les salons, dans les académies, à la Cour, et l’on montrait par là non seulement son appartenance au monde de la galanterie, mais que l’on savait respecter des codes : participer à une partie de jeu vers 1670 impliquait toujours une fine connaissance des règles sociales et de l’art de ménager ses adversaires. Selon qu’on les respecte ou non, on est grossier, sinon brutal, donc risible, ou l’on est fin ; on est délicat ou trop complaisant… Antoine de Courtin le rappelle ainsi en 1674 :

Que s’il se rencontre que cette personne [de qualité] nous oblige de joüer avec elle, ce qu’il ne faut jamais entreprendre qu’après un exprès commandement, il ne faut point témoigner d’empressement dans le jeu, ni d’envie de gagner ; cela marque la petitesse de l’esprit et de la condition et même il est bon de s’en abstenir tout à fait si nous ne sommes pas d’humeur commode dans le jeu, pour mille inconveniens qui en peuvent en arriver. Il ne faut pas aussi se [ce] negliger dans le jeu et se laisser perdre par complaisance. […] Il ne faut pas non plus parler par quolibets dans le jeu […]. Si on sait que la personne à qui on doit du respect ne se plaise pas à perdre, il ne faut pas, si on gagne, quitter le jeu, si elle ne le commande, ou qu’elle ne se soit racquittée et si on perd, il faut se retirer doucement, étant toujours honnête de se conformer à ses forces, au lieu que c’est s’exposer à la risée et au mépris, que de faire par complaisance plus que l’on ne peut59.

Les jeux et la galanterie des comédies

58Les graveurs intéressés par les beaux costumes ont aussi indirectement fourni des témoignages intéressants sur les jeux pratiqués à la fin du siècle et confirment que la combinaison hasard / stratégie avait toujours des adeptes. Si Nicolas Arnoult, très habile dans le détail des vêtements, dessina vers 1690 un « jeu de déz60 », symbole de l’attrait pour le hasard (mais symbolisant… le mariage !), il manifesta aussi de l’intérêt pour les jeux d’adresse physique – le billard, la boule, le volant, les quilles61 – qu’on pratiquait toujours et qui permettaient d’offrir des scènes très vivantes et des costumes d’extérieur. Il réalisa par ailleurs un beau dessin d’une partie d’échecs dans une perspective métaphorique courtoise.

59En effet, la pratique des échecs semble s’être toujours maintenue à un bon niveau au cours du siècle, résistant sans tapage aux autres jeux à la mode. En témoignent les rééditions de règles du « jeu d’eschets62 ».

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(17) Le Jeu des échecs, Nicolas Arnoult
dans Recueil de modes : Tome 3 : quatre-vingt-dix-huit planches : [estampes]
Bibliothèque nationale de France, département Bibliothèque-musée de l’opéra, RES-926 (7)

60Comme on le voit ci-dessus (17), on a affaire avec Le Jeu des échecs à une estampe moralisée, à l’instar de presque toutes celles qui composent la série signée par ce graveur. Aussi peut-on considérer ces gravures commentées, la vogue moraliste accentuant un phénomène séculaire, comme le témoignage visuel que des correspondances étaient très naturellement perçues entre l’action de la vie et l’action du jeu. La morale est néanmoins tirée sans trop de lourdeur :

Brave Guerrier, il faut se rendre.
La Belle a trop d’esprit Ses yeux trop d’éclat,
Et pour peu qu’on ait le cœur tendre
On est en deux façons bien tost échec et mat.

61La présence de ces légendes confirme que l’on traçait volontiers des parallèles entre l’action du jeu et les événements amoureux.

62Dans Le Galant dupé63, la pratique des jeux de cartes est présentée comme propice à une amusante tromperie, dans laquelle le miroir, qui évoque amour de soi et coquetterie, est utilisé par une servante pour révéler à sa maîtresse le jeu d’un naïf (18)

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(18) Le Galant dupé, Nicolas Arnoult
dans Recueil de modes : Tome 3 : quatre-vingt-dix-huit planches : [estampes]
Bibliothèque nationale de France, département Bibliothèque-musée de l’opéra, RES-926 (7)

63L’amour continue donc bien d’être abordé comme une partie de jeu et ceux qui y participent imbus de leur richesse ne sont pas fort bien considérés (on se souvient du costume somptueux du joueur dupé dans Le Tricheur à l’as de carreau de Georges de La Tour : voir l’illustration no 7) :

Ce fat qui veut trancher de l’homme d’importance
Se croit chéri bien tendrement :
Mais n’aurait-il plus de finance,
Très-humble service à l’amant.

64Bien avant la publication de telles gravures commentées, les comédies de Corneille ne nous disent-elles pas la même chose qu’elles, de Mélite à La Suivante et même à La Place royale ?

65Même les jeux d’adresse physique étaient sujets de réflexion à cet égard. Ainsi le graveur fait-il commenter le jeu du billard :

On croit gagner le coup et l’on vous fait sauter,
Bien souvent en amour on court même carrière,
Un rival imprévu vous vient rompre en visière,
Et vous empêche de butter.

66Nous citerons encore le commentaire versifié du jeu de boules :

La boule est un jeu dangereux
Où paroissent les coups d’amour et de fortune
Car qui ne se contente d’une
Risque souvent d’en perdre deux.

67Projection graphique de ces rapports ludiques entre personnages, fut publiée aussi une Géographie galande [sic], la « Description universelle du Royaume de Galanterie » (19).

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(19) Le fleuve Hasard se jette dans la mer d’Imprudence. Géographie galande [sic]. Description Universelle du Royaume de galanterie, vers 1650
Eau-forte, 31 × 43 cm (coup de planche)
BnF, Estampes, Te matière 1 boite fol. 2

68Cette carte fut peut-être gravée pour accompagner, en guise d’illustration, un ouvrage de l’abbé d’Aubignac, intitulé Histoire du temps, ou relation du Royaume de Coqueterie64, et dénonce les effets de la pratique du jeu : les rivières qui arrosent le royaume sont la Grande et la Petite prime, le Piquet, le Reversi, le Hoc, et le « Berlan », unique jeu de grand hasard. Néanmoins toutes les rivières se jettent dans le fleuve Hasard. Est-ce à dire qu’on se donnait peu de mal pour améliorer la main obtenue par la donne ?

69Le Hasard débouche dans la mer d’Imprudence. Par ailleurs l’Opulence, qui a pour capitale Finance, et que domine le mont de Despence, jouxte cette province du Jeu, avec sa capitale, Interest, et ses villes, Ruse, Perte, Dispute, Chanse. De l’autre côté, c’est la province d’Amour, ce qui sous-entend, au premier degré, la fréquentation de tables de jeu par les couples d’amants et, au second, que l’Amour peut bien être vécu comme une forme de jeu parmi tant d’autres.

70Thème de ces gravures et de cette « Géographie galande », la pratique des jeux était de nature à inspirer la peinture des amours plus ou moins sincères ou intéressées dans les comédies. Toutefois l’existence d’un « jeu des Reines » et d’un « jeu des Rois de France65 » semble avoir pu tourner les esprits à mettre en parallèle des rapports de force plus graves.

Jeux et histoire

71Parfois en effet de nouveaux dessins sur les cartes inspiraient des parties spécifiques et nouvelles, bien que les mêmes cartes pussent être utilisées aussi pour pratiquer des jeux déjà connus. Ainsi le « Jeu des Cartes de l’Infanterie de l’Europe », publié par Charles Desmartins chez Jaillot en 167466, avec, deux ans plus tard, un livret en exposant les règles. Ses illustrations éducatives incitaient forcément à réfléchir aux forces militaires en Europe et à la stratégie.

72Il arrivait aussi qu’un événement historique fût à son tour présenté comme inspiré par un jeu de cartes. Ainsi le jeu de l’hombre a servi de métaphore satirique à la politique internationale dans un libelle anonyme67 de 1684, rapporté par Tallemant des Réaux, « Le jeu de l’ombre des princes ». Il a ensuite constitué le sujet d’une gravure, Le Jeu de l’hombre des princes de l’Europe68 (20). La satire avait été écrite après la trêve de Ratisbonne, signée le 15 août 1684, par l’empereur germanique Léopold Ier, pressé par la menace ottomane, et Charles II d’Espagne : cette trêve entérinait pour vingt ans les annexions, par Louis XIV, de Courtrai et Luxembourg (dans les Pays-Bas espagnols), ainsi que de Strasbourg et d’une partie de l’Alsace et de la Sarre : appartenant à la France, des enclaves dans ces régions avaient été peu à peu grignotées par les États voisins. Louis XIV était en position de force (d’hombre !), ayant reçu l’appui des Provinces-Unies, anti-espagnoles, tandis que le roi d’Espagne s’était retrouvé seul à se lancer dans la guerre parce que les Habsbourg étaient occupés ailleurs. Les citations de la gravure viennent du libelle manuscrit. Il convient de rappeler que le jeu de l’hombre était considéré comme un jeu de grande difficulté et que Louis XIV savait effectivement y jouer69.

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(20) Le Jeu de l’hombre des princes de l’Europe
Eau-forte, 28,5 × 35,5 cm, 1685
BnF, Estampes Qb1, 1687-1688, f. 166

73Particulièrement dans la sphère des jésuites, on était prompt à accorder aux cartes une valeur de symbole historique. Le jeu, quand on a affaire à des cartes suffisamment évocatrices, c’est de l’histoire en train de se refaire… comme dans une tragédie. C’est ce qu’exposera en 1720 une dissertation sur le jeu de piquet, un temps attribuée au Père Gabriel Daniel, mais, de toutes les manières, écrite par un auteur que reconnaissait le Journal de Trévoux70, dans lequel elle fut publiée. Bien entendu, Corneille n’a pas connu l’auteur de cette dissertation sur le piquet, mais celle-ci en disait long sur l’approche des jeux de cartes par les membres de la Compagnie.

74Pour le jésuite, « dans l’idée de ce jeu sont contenues les plus belles maximes pour la guerre », et il entend le démontrer : ainsi, l’as étant un mot latin qui signifie pièce de monnaie, il est naturellement fort car l’argent est le nerf de la guerre ; les piques et les carreaux désignent des magasins d’armes ; les cœurs représentent le courage des chefs et des soldats. Les quatre rois sont à la tête des troupes. Les valets sont des gens de qualité car autrefois c’était un titre très honorable. Les autres cartes représentent les gens qui sont à la suite des quadrilles. La Pucelle d’Orléans, si importante pour Charles VII, est représentée par la déesse Pallas (une des reines)…

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Mémoires pour l’histoire des sciences et des beaux-arts, Trévoux, Étienne Ganeau, mai 1720

75Côtoyant sans cesse l’histoire tout en pratiquant des jeux, les Grands apprenaient notamment avec les cartes la patience, l’attention, la nécessité de réagir vite, l’art de surprendre, l’art d’impressionner, l’art de s’allier contre un adversaire, l’art de dissimuler, et ils se pénétraient de l’idée que la pratique de l’héroïsme commence en salle ou sur l’aire d’un jeu de paume ou de barra en Espagne. Cette habileté héroïque, physique ou mentale, a beaucoup à voir avec la politique, extérieure notamment, dans la conscience des préludes à une guerre et les éventuels efforts pour son évitement, mais aussi intérieure, dans la réflexion sur le rapport d’un roi à ses grands sujets, dans l’art d’acquérir ou de conserver sa faveur en qualité de grand guerrier ou de courtisan.

Les présentes approches des parties dramatiques organisées par un Corneille-joueur

76Dans les articles qu’on va lire, Corneille a été appréhendé à plusieurs reprises en sa qualité d’auteur dramatique comme une sorte d’hôte qui reçoit des invités en assez grand nombre : certains assistent en spectateurs, donc commentateurs potentiels, à une partie principale, jouée par quelques-uns selon une règle fixée par le maître des lieux71, et ils s’associent de cœur avec ceux qui ont cartes ou pions et dés en main. Ledit maître n’indique-t-il pas dans l’Examen d’Héraclius : « au théâtre […] l’auteur est maître des événements qu’il tient dans sa main, et non pas dans la vie civile où les hommes en disposent selon leurs intérêts et leur pouvoir » ? Le poète prend ainsi l’apparence d’un donneur de cartes, qui, selon la force et / ou la faiblesse qu’elles confèrent aux diverses « mains », déterminent des rôles susceptibles de mettre en place des stratégies interactives : si quelques tactiques sont attendues, bien d’autres peuvent surprendre et déclencher des réactions en chaîne. Dans les règles du jeu de l’hombre, il est souvent rappelé que, pour bien jouer, « il faut du silence et de la tranquillité », comme dans une salle de théâtre…

77Tout en surveillant en maître de maison le déroulement de cette partie principale, Corneille se fait parfois à une autre table « preneur » d’un jeu d’une nature différente, qu’on pourrait appeler « jeu de la comédie nouvelle » ou « jeu de la tragédie nouvelle72 » : il lance des défis au public querelleur, mais surtout aux doctes, et hasarde beaucoup – sa réputation d’auteur ; il ménage également la sortie de telle carte haute figurant, dans une main de poète que les adversaires pourraient considérer comme de peu d’espérance au regard de la pratique commune mais qui est prometteuse dans les variantes de tel jeu dramatique73 : Corneille multiplie ces variantes, mais d’aucuns ont peine à les assimiler.

78Les travaux ici présentés étudient la présence et la conscience du jeu dans les fables dramatiques et la poétique cornélienne tantôt par l’examen détaillé d’une pièce, tantôt en surplombant un ensemble d’œuvres ; les paratextes cornéliens ont été souvent sollicités et mis en rapport avec le contenu de ces dernières. Quoi d’étonnant en effet à ce qu’un auteur lui-même provocateur, et provoqué, inspire un article sur les provocations agonistiques ?

79Nous avons regroupé les contributions autour de trois axes de considérations, mais nous tenons ici à souligner que quasiment toutes introduisent çà et là des remarques qui pourraient prendre place dans un autre de ces trois regroupements. Convergences réjouissantes…

L’intérêt d’amour pensé comme partie de jeu

80Dans la mesure où la métaphore du jeu s’applique, et depuis des siècles, à l’amour, les dramaturgies comiques sont fortement imprégnées par les images qui se rattachent aux pratiques ludiques, d’une part dans les propos et réflexions prêtés aux personnages, d’autre part dans le dynamisme qui est imprimé à l’action, mais, si cette passion ne forme pas l’intérêt principal des tragédies ou des comédies héroïques, elle n’en est pas absente et la pensée du jeu l’accompagne chez des personnages qu’elle anime, même si le lexique utilisé n’est pas analogue à celui qu’on trouve dans les comédies.

81Outre quelques comportements qui s’assimilent à l’agôn de la chasse ou de la pêche, dévalorisant pour la proie, c’est d’abord une « économie de l’amour faite de gains et de pertes symboliques » que Sandrine Berrégard débusque, dans Mélite, la pratique de la feinte, qui suppose au reste une connaissance des règles, venant à son appui. Par ailleurs, elle distingue dans la conduite de l’action des figures qui s’apparentent au jeu très concerté du quadrille dansé et à des gestes du jeu de paume, les fausses lettres pouvant faire fonction de balle. À l’opposé de ces parties comparables à des parties sportives, le « jeu des compliments », dont la Maison des jeux de Sorel énonce le fonctionnement, est l’objet de l’article de Françoise Poulet : « Le théâtre ou la “maison des jeux” : règles et stratégies du compliment dans quelques comédies et tragédies cornéliennes ». L’auteur y révèle, dans la conversation ou les échanges épistolaires des comédies, le respect de règles strictes, la nécessité d’efforts pour bien jouer, la possibilité d’un échange long entre deux personnes ; il peut s’agir d’une sorte d’échange détendu de balles verbales, semblable à un entraînement à la paume, mais les partenaires peuvent aussi viser une victoire qui consiste à avoir le dernier mot, comme au piquet on totalise un plus grand nombre de points que l’adversaire, à moins que le/la destinataire du premier compliment n’esquive sa réception, ou refuse nettement l’invitation au jeu. On perçoit, derrière plusieurs analyses, que le jeu est évité autant que faire se peut par certains protagonistes, sur la scène galante comme dans les salons, quand ils ont affaire à des partenaires qui n’ont pas la capacité financière de miser, donc in fine de rapporter beaucoup, telle l’héroïne éponyme de La Suivante. La tricherie entre souvent en ligne de compte dans ces parties d’amour et d’amabilité : elle est même presque attendue, au point que, parfois, les tricheurs ont droit à plus de sympathie que ceux qui ne se prêtent pas du tout aux jeux d’échange et de calcul, telle l’Angélique de La Place royale. L’article de Françoise Poulet, comme celui de Liliane Picciola au reste, font apparaître cette héroïne comme peu sociable, préférant une très hasardeuse partie de va-tout à celles où, en réfléchissant et en agissant bien, l’on peut gagner un peu ou ne pas ne perdre trop : ce personnage féminin qui ne joue pas aux communs jeux de calcul est, en tout cas, trop peu léger pour une comédie. On peut néanmoins noter que certains acteurs s’abstiennent à peu près de jouer, comme Clarice et Philiste dans La Veuve, tandis que d’autres préfèrent les parties où la loyauté est garantie, comme aux échecs : on peut apprécier à cet égard la lente et honnête victoire de Célidan sur Doris à la fin de cette comédie, examinée par Liliane Picciola.

82Contrastant avec ces approches et par là soulignant la variété de la dramaturgie cornélienne, l’article de Flavie Kerautret, « “Tout mettre au hasard”. Aléatoire et goût du risque dans Le Menteur et sa Suite », révèle que le hasard prend à l’action de ces deux comédies une part beaucoup plus importante qu’à celle des dramaturgies cornéliennes des années trente. Pourtant la présence de la thématique du mensonge semble devoir a priori mobiliser avant tout les capacités de calcul des personnages et l’on décèle d’intéressantes ambiguïtés : « les gestes et les dires des personnages sont des choix tactiques mais des choix qui comportent une forte part d’aléatoire » (on songe aux rivières et au fleuve de la province du jeu représentée dans Le Royaume de galanterie évoqué supra). D’un côté, les jeunes héroïnes du Menteur, au contraire d’une Angélique, mais telle une Philis, ne veulent absolument pas prendre de risques et cherchent à passer d’une partie où le hasard intervient trop entre jeunes gens nubiles à un jeu où seules règnent stratégie et habileté ; de l’autre, dans La Suite mais aussi dans le même Menteur un goût certain pour le hasard, l’aventure…

83L’article de Flavie Kerautret introduit par ailleurs une notion dont approchait une réflexion de Françoise Poulet à propos de la Philis de La Place royale : l’existence dans l’action théâtrale, comme dans les parties de jeu, de la fonction de croupier. Furetière définit ainsi le croupier : « Celuy qui est associé avec un autre auquel il laisse tenir son jeu, parce qu’il ne sçait pas si bien joüer que luy, ou qui parie pour luy ». Si, dans Le Menteur, Lucrèce s’en remet à sa servante Sabine et si, dans La Suite, Mélisse s’en remet à Lyse, le phénomène n’est pas propre à la comédie, car, comme le remarque Liliane Picciola, on le retrouve dans Héraclius.

84Flavie Kerautret souligne également qu’une comédie comme La Suite du Menteur, dans sa première version, développe l’idée que les êtres qui, en se fiant au hasard, vivent ludiquement – romanesquement ? – leur vie sont de nature à inspirer directement un nouveau dynamisme théâtral ; or Corneille est toujours à l’affût de la nouveauté en matière de dramaturgie.

85Les deux comédies à l’espagnole se révélant beaucoup plus romanesques, on peut y voir un Corneille s’exerçant avec elles à maîtriser le jeu des tragédies implexes qu’il va bientôt écrire. En effet, si, dans les premières comédies de l’auteur, les événements qui surviennent à partir d’une certaine donne apparaissent comme le produit de comportements somme toute logiques, c’est bien l’auteur, dans ces deux comédies tardives, qui, sans beaucoup de scrupules, et tel un auteur de romans, produit des hasards, ses personnages le suivant au reste dans ce goût. Dans l’Examen d’Héraclius, qui appartient au groupe des pièces implexes, comiques comme tragiques, Corneille écrit à propos d’Exupère : « Quand il découvre Héraclius à Phocas et le fait arrêter prisonnier, son intention est fort bonne, et lui réussit, mais il n’y avait que moi qui lui pût répondre du succès » (nos italiques).

Corneille en figure de « preneur » : de nouvelles règles pour des jeux dramaturgiques insolites

86Assez logiquement, dans la mesure où l’appréhension de la vie ou d’une phase de la vie est perçue par tel personnage comme un jeu, donc avec distance, il existe une frontière commune entre la participation à une partie et l’endossement d’un rôle de comédien, et plus encore l’assomption du métier d’auteur dramatique.

87Tiphaine Pocquet (« Joueur de métier, joueur “primitif” : réflexions sur Clindor, Matamore, et la production du rire dans L’Illusion comique ») suit ainsi l’itinéraire qui mène le fils prodigue de Pridamant de l’engagement effectif dans les jeux des Académies à une pratique quotidienne et pécuniairement intéressée du risque, du bluff, de la tricherie : toutes ces pratiques ne sont pas incompatibles avec l’agôn car, enfin, l’on se prend bel et bien au jeu dans lequel on s’est impliqué, au point d’exercer finalement le métier ennoblissant d’acteur – à moins que le passage à un métier d’acteur-auteur ne se fasse directement, car bluffer, tricher, affronter verbalement, voire physiquement, un adversaire mais toujours fictivement, pourrait bien amener celui qui dispose d’une belle plume à imaginer, pour soi et pour d’autres, des comportements qui catalysent les événements dramatiques. Tiphaine Pocquet signale qu’au contraire de Clindor, Matamore « ne quitte jamais l’espace-temps particulier du jeu pour revenir à la “réalité” », évoquant là non pas seulement le jeu de l’acteur mais toute forme de jeu impliquant autrui. On aurait alors affaire, avec ce Capitaine « prince des fous », à un joueur primitif, relevant d’une « société à tohu-bohu », pour reprendre l’expression de Caillois, et victime d’un « phénomène de possession dans laquelle l’officiant s’oublie dans ce vertige de l’ilinx », qui participe aussi d’une lutte contre sa propre peur. Cependant le résultat, qui pourrait effrayer, déclenche le rire devant le refus systématique de tout agôn, attendu au théâtre, comme devant la présence du vertige de l’invention verbale et éloigne ainsi la peur de l’incontrôlable.

88Séverine Reyrolle, dans une audacieuse contribution (« Le poète de L’Illusion comique “seul contre tous” : des hasards et calculs cornéliens aux jeux d’écrans dans deux mises en scènes contemporaines de la comédie »), rappelle que, dans cette emblématique dramaturgie de jeunesse, et en un contexte de défi ouvert avec les prétentieux « novices de l’art », chaque étape des jeux extrêmement élaborés et perturbants de mise en abyme du théâtre qu’a inventés Corneille est fortement marquée à l’intention des lecteurs / spectateurs vigilants qui veulent éviter de se laisser leurrer ; en même temps il doit rester loisible à d’autres de goûter les délices du leurre provisoire en cédant à un moment d’inattention, ou par volonté de se livrer à la passion du jeu. En fait, les genres et les niveaux de mise en abyme semblent battus comme des cartes, qui apparaissent ensuite au jeu sans qu’on sache bien de quelle « main » ils proviennent, leurs origines respectives étant découvertes ou non, selon la volonté d’égarer ou conscientiser les spectateurs car la fantaisie du metteur en scène renouvelle celle de l’auteur. L’extraordinaire poétique de cet « étrange monstre » cornélien semble avoir pour équivalent aujourd’hui celle d’un certain type de jeu vidéo, dans lequel le/la metteur en scène immerge le spectateur. Les écrans produisent un peu le même effet que les cartes, dont chacune, avant d’être retournée, laisse voir sur son dos un dessin intéressant puis, sortie et activée, satisfait et captive par là, en même temps qu’elle fait attendre, voire redouter, le spectacle de celle qu’elle recouvrait et la manière dont elle sera jouée. Au sujet de la même comédie, Tiphaine Pocquet souligne au reste que c’est surtout le Corneille jeune qui use du langage du jeu en cherchant à faire valoir sa manière habile et puissante à la fois d’abuser les esprits pour mieux les gagner et que l’âge le rend moins ouvertement provocateur. Aussi les audaces de mises en scène écraniques peuvent-elles présenter plusieurs degrés. L’idée que les représentations de cette pièce de Corneille puissent aisément la mettre en lien avec la « société des écrans » converge avec celle de Jörn Steigerwald selon lequel la dramatologie de Rodogune est de nature à rendre particulièrement sensible, lors d’actuelles représentations de la tragédie, à la présentation de soi dans la « mise en scène » de la vie quotidienne, selon l’approche sociologique de Goffman.

89De plus en plus, ce sont les dramaturgies elles-mêmes, sans mise en abyme, sans succession de genres, qui mettent en valeur le « maître des jeux ». Si les premières tragédies cornéliennes proposent – semble-t-il – des agôns clairs, toujours évolutifs néanmoins, Corneille n’étant pas un auteur simpliste, il devient difficile, dès La Mort de Pompée, de délimiter, dans l’action des « partis », des affrontements véritables, chacun s’appliquant à rendre opaque sa manière de jouer ; la stratégie des uns et des autres paraît de plus en plus délicate à deviner. Françoise Poulet montre même que le jeu codé et extérieurement aimable, voire doucereux, des compliments de César et de Cléopâtre dissimule des calculs politiques impitoyables. Cléopâtre joue-t-elle avec ou contre César ? Et réciproquement…

90Les agôns les plus importants ne sont pas toujours ceux qu’on croit, ni les plus visibles et ils sont parfois masqués par la complexité des comportements. Pour Jörn Steigerwald (« Corneille maître du jeu ou la dramatologie novatrice de Rodogune ») la fabrication extrêmement complexe des rapports entre les personnages peut se percevoir dans une approche goffmanienne des interactions sociales qui s’opèrent sous les yeux des spectateurs mais aussi avant l’action scénique. Par ailleurs, il scrute dans la tragédie préférée de notre auteur la présence récurrente d’un théâtre dans le théâtre, ce qui rappelle la belle formule de Tiphaine Pocquet concernant Clindor, qu’elle voit comme un « grand ordonnateur de jeux de rôles » : les personnages eux-mêmes, dans une approche non moins goffmanienne, reprendraient sur le théâtre la mise en scène de soi, la recherche de la façade propre à tous les humains, faisant ainsi voler en éclats l’homogénéité des caractères à la mode antique. En quelque sorte, Corneille aurait projeté sur la scène, et avant la lettre, une vision ultra-sophistiquée de l’existence et de la société, considérée, comme chez Goffman selon Pierre Bourdieu, dans sa frange élevée – les Grands en l’occurrence (notre auteur pourrait-il créer des personnages ordinaires dans une tragédie ?). Corneille semble raffoler de l’égarement des spectateurs des parties qu’il organise (la perturbation est parfois prêtée aux personnages eux-mêmes) ; dans ces conditions, il n’est guère étonnant qu’il se soit engagé dans des pièces implexes comme Rodogune ou Héraclius – il l’énoncera clairement dans l’Examen de cette dernière tragédie74.

91En quelque sorte le poète cherche à donner aux spectateurs, plutôt qu’aux lecteurs d’ailleurs, l’impression d’être au moins engagés dans un jeu de bonneteau, dont cependant le maître finit par fournir lui-même les solutions, les erreurs de repérage ne pouvant provenir que du public lui-même, déconcerté notamment par la discontinuité des récits liminaires et, à l’instar de Laonice, par la simulation d’une actrice comme Cléopâtre. On pourrait même considérer que Corneille s’est fait l’inventeur amusé d’une sorte de Rubik’s cube75 dramatique, aux couleurs de la famille, de la politique intérieure, de la politique extérieure, de l’amour, de la haine, de la fraternité, qu’il en a brouillé les cubes miniatures de coin et d’arête, chaque face présentant ainsi neuf carrés de couleurs variées et réparties différemment : à chaque spectateur mission de restituer son unité de couleur à chacune des six faces du grand cube. Il procède par raisonnement, par intuition… Évidemment c’est seulement avec l’aide du poète, qui organise l’avancée de l’action, que le joueur moyen peut y parvenir.

92Hendrik Schlieper (« Sophonisbe : alea et agôn, genre tragique et gender. Les en-jeux diversifiés de la politique et de l’amour ») montre qu’en 1663, Corneille a cherché, en le dissimulant à peine, et comme on le fait volontiers au jeu, à prendre une revanche sur Mairet, près de trente ans après la querelle du Cid ; il entendait reprendre et gagner une partie de « tragédie » engagée avec lui ; ce faisant, il se positionnait aussi dans la querelle très actuelle de la tragédie galante. Relisant Sophonisbe avec une sensibilité nouvelle et contemporaine à certains antagonismes racisés ou genrés, l’article oppose à la pièce féminisée de son détracteur d’antan une dramaturgie particulièrement dense en agôns, deux catégories essentielles se dégageant : les agôns concernant le genre (féminin / masculin) et les agôns concernant la race, mais qui n’effacent pas les agôns entre la reine des Gétules et la fille d’Asdrubal, ni celui qui oppose, jusque dans le personnage éponyme, les valeurs de l’amour et les valeurs de la politique, en un affrontement coïncidant avec celui que Corneille imagine au plan de la poétique. C’est une héroïne, carthaginoise, Sophonisbe, qui, alors qu’elle substitue à la soumission au hasard du jeu reçu de l’Histoire une attitude de compétition face à l’adversaire, fait paradoxalement triompher, y compris par sa mort même, les valeurs qu’on pourrait qualifier de viriles, dans une sorte de provocation qui met hors-jeu tous les autres, même les Romains. Il ressort de l’article d’Hendrik Schlieper que, par des biais tout différents, voire opposés à ceux qu’avait choisis Euripide, cette pièce de Corneille ferait mériter à ce dernier le qualificatif de tragikotatos qu’Aristote donnait à l’auteur de la Médée grecque.

93Certains traits de ce portrait du poète en promoteur de jeux dramaturgiques nouveaux sont par ailleurs précisés par la contribution de Sandrine Berrégard : « Les règles du jeu dans Mélite : stratégies auctoriales et fictionnelles ». Elle montre qu’en Mélite, « se conjuguent donc deux sortes de règles, relatives respectivement aux jeux de l’amour instaurés entre les personnages et à ceux du théâtre lui-même ». Au détour d’une réflexion centrée principalement sur un autre objet, Françoise Poulet, puis Yasmine Loraud, achèvent de faire apparaître Corneille comme un « Maître des jeux » (dramatiques), tel le peintre de l’époque76, avec une subtilité qui s’affirme de L’Illusion comique à Agésilas. De fait, par les paratextes des pièces évoquées, la préface de Rodogune faisant attendre celle d’Héraclius, dans laquelle Corneille avoue « beaucoup hasarder », comme il reconnaissait l’avoir fait dans L’Illusion comique, le poète confirme cette vision de lui-même comme créateur de parties inédites ; sans dénigrer la tradition, il souligne que les modifications qu’il introduit dans ses jeux dramaturgiques ne sont nullement interdites77 (cependant l’on ne peut inventer des variantes que si l’on domine parfaitement les règles de base….) : il trouve des charmes à la production de la surprise, autrement dit à la nouveauté (Illusion comique) ; il souligne les vertus d’une action tragique extraordinaire (elle « doit n’être point vraisemblable » pour être belle, selon la préface d’Héraclius) ; il prend des risques en imaginant des acheminements étranges vers le dénouement, seul vraiment imposé par l’Histoire, et intangible, lui.

De la compatibilité de l’héroïsme et du jeu

94Yasmine Loraud se demande dans quelle mesure l’impression de jeu qui se dégage d’une pièce sérieuse, tragi-comédie, comédie héroïque, ou tragédie, est compatible avec l’héroïsme, qui, d’origine épique, peut difficilement se déployer dans des dramaturgies contraintes par les règles. La dignité d’un poème dramatique semble devoir empêcher l’auteur de créer l’impression de présence d’un jeu – ne serait-ce que par l’inégalité de style – car, comme dans Médée ou Le Cid, elle risque de gêner la pleine adhésion du spectateur à l’action, à moins que le poète ne souhaite priver tel ou tel acteur de la sympathie du public (Hendrik Schlieper montre au reste dans Sophonisbe, que le fait de cacher son jeu pouvait, dans certaines conditions, connoter la mollesse). Néanmoins la « dégradation éthique » par le jeu n’est pas fatale. D’abord, on assiste dans quelques dramaturgies au refus vertueux des agôns sanglants que des manipulateurs ont voulu mettre en place ; d’autre part, dans telle comédie héroïque, des invitations à un combat présenté comme une partie sont déclinées parce que la qualité de ceux ou celles qui lancent le défi se trouve suspectée, sinon ridiculisée, et que se détourner du jeu prévu confère à l’auteur du dédain une indéniable grandeur. Surtout, dans certaines dramaturgies (comme Agésilas), la réflexion le calcul minutieux, les petites manœuvres s’opèrent en vue d’un gain politique avec une absence de passion et une dignité qui les sauvent car ces pratiques sont présentées comme inhérentes à une belle ambition ; la feinte, notamment quand elle côtoie l’ironie (Nicomède) – dans laquelle l’article de Cécilia Laurin et Sélim Ammouche voient une sorte de « beau geste » dicté par l’esthétisme –, et quand elle se justifie par la déloyauté du ou des adversaires, ou par un contexte politique délabré (Othon), peut même apparaître comme le premier degré d’un héroïsme à réédifier.

95Il arrive néanmoins que l’art de mêler stratégie et prise de risque ne manque pas de panache. Ainsi l’évitement d’un certain type d’agôn, le refus calculé et provisoire de profiter de ses forces, peuvent correspondre paradoxalement à une insolite partie de reversi, jouée au plus brillant dans le retournement final de Cinna, qui aboutit à un triomphe. L’article de Liliane Picciola (« Des parties de mariage aux parties de pouvoir : lucidité féminine et participation au jeu dans deux comédies et deux tragédies cornéliennes ») montre combien de nouvelles manières de jouer mettent mal à l’aise des acteurs qui ne parviennent pas à penser en d’autres termes que l’agôn classique et qui se trouvent ainsi frustrés d’une victoire, certes hypothétique, mais dont la préparation hasardeuse, avec ses valeurs anciennes, a quelque chose d’exaltant, surtout pour une femme, souvent privée des cartes qui donnent du pouvoir. À côté, Héraclius permet notamment au lecteur, qui ne se trouve pas dans l’incertitude du spectateur concernant les identités des personnages, de percevoir fortement l’action comme un jeu (d’autant plus que, comme le remarquent Cécilia Laurin et Sélim Ammouche, on voit Phocas s’interroger sur des probabilités au cours de l’acte IV…) : il assiste alors par l’imagination à une partie à suspens dans laquelle plusieurs personnages doivent relever un défi lancé à tous par un tyran-preneur. C’est véritablement la conjugaison de tous les efforts stratégiques et de tous les atouts, stricto sensu, de l’ensemble des défenseurs, qui, comme une émanation des vertus de la famille royale et d’une détestation collective de l’usurpateur sanguinaire, peut arracher la victoire. Cependant un joueur, ou plutôt une joueuse, se distingue des autres par ses manœuvres et ses dissimulations courageuses, proprement héroïques dans le passé, étonnantes pour le présent ; elles forcent l’admiration même quand elles s’accompagnent d’un surcroît de manipulations : la Léontine d’Héraclius apparaît bien comme une sorte de « Héros » de Gracián, mais au féminin.

96Entre Léontine et Rodelinde, la distance n’est pas bien grande. Rodelinde fait partie de ces provocateurs qui cherchent à « déstabiliser, paralyser ou encore pousser à agir dans le sens voulu (le plus souvent à la faute) » et auxquels s’intéressent Cécilia Laurin et Sélim Ammouche (« Faire jouer les limites du jeu : les provocations agonistiques dans la dramaturgie cornélienne »), concluant le volume d’une manière plaisamment paradoxale… Il est vrai que pour déployer l’art d’empêcher quelqu’un de jouer, ou l’enfermer dans un seul jeu, bien circonscrit, encore faut-il bien connaître le dynamisme des autres jeux dans lesquels les personnages savent évoluer et réagir. L’article évoque donc un certain nombre de figures cornéliennes qui, loin de jouer avec les autres acteurs d’une pièce, comme les données le feraient imaginer, s’ingénient à en pousser certains hors des parties attendues. Rappelant que « provoquer » comporte toujours une part de « hasarder », les deux auteurs soulignent toutefois l’art avec lequel les provocateurs réduisent autant qu’ils le peuvent la part prise par le hasard. La provocation consiste d’abord à calculer les effets de ses paroles ou de ses gestes de manière si précise que l’autre est comme acculé à la réaction, à l’exécution de l’acte que le provocateur attend, voire se trouve démuni de toute possibilité de bouger, le danger de s’immobiliser soi-même n’étant au reste pas nul pour le calculateur. Sans doute moins nobles que la programmation qui table sur la contestation des valeurs reconnues par l’adversaire, la mise au point de ruses, d’apparences, de fausses lettres, de manœuvres – qui amènent souvent à la mimicry – est également souvent destinée à produire un agôn auquel l’autre ne peut se dérober ; le degré le plus innocent de la manœuvre consiste à abonder dans le sens soupçonneux d’un jaloux en surenchérissant mais le bluff révèle ses dangers comme mode de défense. L’artifice peut permettre également de bloquer le jeu (réalisation d’un « pat », comme aux échecs). La dernière partie de cette étude, qui convoque un très grand nombre de pièces, apparaît comme une image inversée de la contribution de Françoise Poulet : on assiste au traitement agonistique non plus des compliments mais des attaques verbales, celles de l’agresseur étant reprise contre lui-même, voire des méchancetés ; il peut au reste offrir parfois un spectacle pur, sans aucune incidence sur l’avancée de l’action, mais créant l’impression d’une indéniable supériorité éthique de celui qui formule sa pensée de la manière la plus incisive.

97Ainsi ce ne sont pas moins de vingt-sept pièces de Corneille qui, au total, ont été visitées par les auteurs de ces articles pour y déceler et y mettre en valeur des mentions et/ou des structures de jeu, soit apparentes soit dissimulées, ou faire percevoir la dynamique de gageure poétique qui entraîne la création cornélienne. Sur ce dernier point, l’analyse a parfois été stimulée par l’utilisation d’outils récents, voire contemporains, mais aussi différents que l’approche goffmanienne à laquelle a recouru Jörn Steigerwald pour faire mesurer la complexité ludique de Rodogune, et la double lecture, réunissant la perspective des études post-coloniales et celle des Gender Studies, qu’a choisie Hendrik Schlieper pour souligner les innovations puissantes de Sophonisbe.

98Parmi les jeux à faible part de hasard – souvent invoqué néanmoins – et dont le fonctionnement a pu être rapproché du dynamisme de telle action dramatique, on a évoqué la paume, la pêche, la chasse à la pipée, la danse du quadrille, l’escrime, le piquet, le hère, le reversi, le tarot, l’hombre, les échecs et, implicitement, bien d’autres jeux de cartes comportant triomphe, écart, et talon dans lequel on « prend ». Le pur hasard est figuré par les dés.

99Si la réalisation scénique d’une dramaturgie tragique peut être comparée à une cérémonie de sacrifice d’un bouc émissaire, ne peut-on considérer que Corneille se comporte à l’égard de ses personnages comme cet Attila « homme de tête », auquel il prête cette apostrophe, adressée à Valamir et Ardaric : « Nobles gladiateurs, dont ma colère s’apprête le spectacle pompeux à cette grande fête » (V, 3, v. 1545-1546) ? La formule dit assez combien notre auteur aimait ces affrontements scéniques et combien, pour lui, les diverses formes d’agôn, dont les coups se trouvaient portés essentiellement par les mots, étaient spectaculaires, même si souvent ils se révélaient de peu de conséquences concrètes et immédiates, les situations simples se résolvant par l’évolution intérieure d’un personnage (effet différé de l’agôn ?), les plus complexes trouvant souvent une issue dans un assassinat quasiment inattendu, voire un suicide. Corneille aime assurément la compétition, caractéristique de tout son théâtre, mais, alors que ses comédies font naturellement apprécier des concurrences ouvertement ludiques entre honnêtes gens, il semble de surcroît lui être de plus en plus rarement arrivé d’atténuer le plaisir pris au pur spectacle des affrontements tragiques (de type rhétorique, politique, moral) au profit d’une excessive pitié inspirée par un des adversaires introduits dans l’arène-scène : jeux graves, mais jeux tout de même.

100Plusieurs contributions soulignent le rôle extrêmement intéressant des personnages féminins dans ces parties de jeu, qu’elles soient comiques ou qu’elles soient tragiques : quelques héroïnes se montrent tentées de refuser les jeux de stratégie en faveur des jeux de hasard, ce qui peut supposer un certain courage, mais loin de se contenter de participer discrètement, voire passivement, à ces compétitions à base de calculs, la plupart d’entre elles en apprennent les règles et les exploitent habilement afin, au plus bas, d’être considérées comme des adversaires valables, au plus haut d’en profiter, de surprendre au mieux, et de triompher, sinon dans leurs gains, du moins par une beauté de leur « coups » qui fait oublier que leur condition les empêche de gagner.

Notes

1 Marcel Raymond, « Baroquisme et littérature », dans La Profondeur et le Rythme, Paris, Arthaud, 1948, ainsi que « Propositions sur le baroque et la littérature française », dans Revue des Sciences Humaines. Revue d’histoire de la Philosophie et d’Histoire générale de la Civilisation, publiée par la Faculté des Lettres de l’Université de Lille, fasc. 55-56, juillet-décembre 1949, p. 133-144.

2 Jean Rousset, La Littérature française de l’âge baroque. Circé et le Paon, Paris, José Corti, 1954.

3 Le sujet est constitué par l’initiation du prince Sigismond à un exercice désabusé du pouvoir : après de rudes épreuves (isolement total pour l’empêcher de nuire, puis phase d’essai dans laquelle il s’est montré particulièrement violent), il accepte in fine la couronne en considérant son existence de roi comme un rêve.

4 La vida es sueño parut à Madrid dans La Primera parte de las comedias de Calderón, chez M. de Quiñones ; on dispose d’une édition critique bilingue par Bernard Sesé (Paris, Aubier-Flammarion, 1976). Parfois ce sont des magiciens qui entraînent les protagonistes dans une illusion, comme Lisipo, dans En esta vida todo es verdad y todo es mentira, du même Calderón (Madrid, 1664), ou Illán, dans La prueba de las promesas de Ruiz de Alarcón (Barcelona, 1634), pour ne citer que des auteurs qu’on peut directement mettre en rapport avec Corneille : on songe ici encore à L’Illusion comique.

5 On peut se référer à l’édition bilingue procurée (traduction et annotation) par Mathilde Pomès (Paris, Klincksieck, 1981). Le critique N. D. Shergold estime que cet auto a été représenté pour la première fois entre 1633 et 1636, mais il ne fut publié qu’en 1655, dans un recueil des autos sacramentales de Calderón.

6 L’Auteur, depuis son globe céleste, décide que les hommes vont lui offrir un divertissement en endossant les rôles (allégoriques) que Monde, qu’il a chargé de cette mission, leur distribue, dotant chacun d’attributs symboliques. La pièce qu’ils jouent ensemble commence, et ils s’entendent mal, leurs différends se trouvant souvent résolus par l’interruption brutale du rôle / de la vie de l’un d’entre eux. De fait, à la différence du Pauvre et de Sagesse, tous les autres comme Le Roi, Le Riche, Le Laboureur, Beauté, renoncent difficilement à leur vie terrestre quand ils parviennent à son terme : elle ne leur semble pas avoir duré plus longtemps qu’une pièce de théâtre et ils sortent de scène bien peu satisfaits de la manière dont ils ont joué leur personnage.

7 Entre autres, Les Songes des hommes éveillés, de Brosse. Sur cette pièce, voir Pierre Pasquier, « Un miroir du savoir baroque : “Les Songes des hommes éveillés” de Brosse (1646) », dans Esthétique baroque et imagination créatrice. Colloque de Cerizy-La Salle, juin 1991, dir. Jean-Claude Vuillemin, Tübingen, G. Narr, 1998, p. 37-52, halshs-00979488.

8 Publication à Paris, chez Toussaint Quinet, en 1647 ; édition critique par Pierre Pasquier dans Jean de Rotrou, Théâtre choisi. Venceslas, Antigone, Le Véritable Saint Genest, Paris, STFM, 2007, p. 371-583.

9 Dans Decima sexta parte de las Comedias de Lope de Vega Carpio, Madrid, Viuda de Alonso Martín, 1621, f. 259 vo-284 ro ; édition critique par F. C. Sainz de Robles, dans Lope de Vega. Obras escogidas, tome III, 3e éd., Madrid, Águilar, 1974, p. 169-204.

10 Roger Caillois, Les Jeux et les Hommes. Le masque et le vertige, Paris, Gallimard, 1958.

11 Ce qu’un article de Pierre Charpentrat, « Le trompe-l’œil », a tendance à faire dans Effets et formes de l’illusion. Nouvelle revue de psychanalyse, no 4, 1978, p. 168.

12 Roger Caillois, op. cit., édition revue et augmentée, Paris, Gallimard, 1967, « Introduction », p. 10.

13 Ibid., édition de 1967, p. 10.

14 Ibid., édition de 1958, p. 118.

15 La Littérature de l’âge baroque en France, op. cit., p. 245.

16 Ibid., p. 243.

17 Voir Benito Pelegrín, Éthique et esthétique du baroque : l’espace jésuitique de Baltasar Gracián, Arles, Actes Sud, 1985. On trouvera des références précises à ces idées dans notre prélude à la deuxième partie de ce volume.

18 Corneille les dominait bien puisqu’il obtint à deux reprises un prix d’éloquence latine.

19 Nous empruntons cette traduction du terme desempeño, employé par Gracián dans la perspective de la subtilité, au § 2 du Discours XLV de Agudeza y arte de ingenio (dans Baltasar Gracián, Traités politiques, esthétiques, éthiques, Paris, Le Seuil, 2005, p. 643). À bien des égards, l’œuvre dramatique de Corneille peut être assimilée à une dramaturgie de l’acuité, comme nous avons déjà pu le montrer (Liliane Picciola, « Corneille et l’esprit de Gracián : une dramaturgie de la pointe », dans Colloque Pierre Corneille et l’Europe. Paris, 1er-5 septembre 2006, actes réunis et présentés par Alain Niderst, Tübingen, G. Narr, « Papers on French Seventeenth Century Literature », 2008, vol. XXXV, no 68, p. 159-169).

20 « Juegos y lenguajes de naipes en Nadie fíe su secreto de Calderón », dans Serenísima palabra : actas del X Congreso de la Asociación Internacional Siglo de Oro (Venecia, 14-18 de julio de 2014), dir. Anna Bognolo, Florencio del Barrio de la Rosa, María del Valle Ojeda Calvo, Donatella Pini et Andrea Zinato, Venezia, Edizioni Ca Foscari, 2017, p. 453-464.

21 « En la poesía de la Edad de Oro, se habla poquísimas veces, en realidad, de los naipes ; se habla muchísimas veces, en cambio, con los naipes » (dans Márgenes literarios del Juego. Una poética de los naipes. Siglos XVI-XVIII, London, Tamesis Book, 1990, p. 15).

22 On était moins sévère avec le jeu de l’oie, pour lequel il était rare que l’on misât, qui pouvait se jouer avec des enfants, et que l’on considérait souvent comme initiatique car il représentait les contrastes entre malheurs et bonheurs rencontrés dans un chemin de vie. Paolo Santarcangeli s’est intéressé à ce jeu dans la perspective de ses études sur la symbolique du labyrinthe. On constituait aussi des jeux de l’oie avec 52 cartes à jouer disposées en colimaçon : on y jouait avec des dés ou un jeu de cartes duquel on tirait une carte qui indiquait les cases à passer ; dans cette variante on pouvait perdre ou gagner un enjeu. L’itinéraire, selon le contenu des cases, favorisait toutes sortes d’apprentissages, notamment en histoire ou en matière de doctrine religieuses.

23 Le plaisant jeu du reversy des dames, ou le doux entretien des bonnes compagnies, Paris, Claude Gourault, 1634.

24 Le royal jeu du hoc, Paris, Jean Promé, 1643. Le jeu avait été introduit en France par Mazarin.

25 L’Excellent jeu du Trique-trac très doux esbat es nobles compagnies (Paris, Jean Promé) fut donné comme d’Euverte Jollivet en 1656, mais il reprend en grande partie un volume de même titre publié pour la première fois à Paris, chez P. Guillemot, en 1635, de manière anonyme, et qui connut des éditions augmentées en 1637 et 1639, ce qui dit assez le succès du livre. Moréri, dans son Dictionnaire historique (1674) présente Jollivet comme « philologiste, philosophe, et théologien ».

26 Le Ballet du jeu de piquet constituait l’un des intermèdes du Triomphe des dames de Thomas Corneille, représenté en 1676.

27 « Monsieur, je vous envoie un méchant sonnet que je perdis hier au jeu contre une femme dont le visage et la voix valent bien quelque chose. C’est une bagatelle que j’ai brouillée ce matin. »

28 Nos italiques. Sonnet publié dans Poésies choisies de Messieurs Corneille, Boisrobert…. et plusieurs autres, Cinquiesme partie, Paris, Charles de Sercy, [1re éd. 1660] 1666, p. 91.

29 Les Jeux et les Hommes, op. cit. (édition de 1658), p. 76.

30 Ibid., p. 124.

31 Ibid., édition revue et augmentée de 1967, « Introduction », p. 15.

32 Thierry Depaulis a recensé ces tableaux de vanités du xviie siècle dans Les Cartes à jouer au portrait de Paris avant 1701, Paris, Le Vieux Papier-Issy-les-Moulineaux, Musée de la carte à jouer, 1991, p. 8-10.

33 Les cinq sens et les quatre éléments (1627) de Jacques Linard (huile sur toile,105 × 153 cm, Musée du Louvre, no d’inventaire DL1970-12, https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl010061647) montrent deux jeux de cartes dans un tiroir à demi ouvert : on n’en voit que de petites cartes ; sur le rebord du tiroir on remarque également des dés. Les cinq sens à l’horloge de table de Sébastien Stoskopff (huile sur toile, 49 × 66 cm, Musée de l’œuvre de Notre-Dame, Strasbourg, circa 1631) incluent aussi des cartes accompagnées de dés.
(https://commons.wikimedia.org/wiki/File:S%C3%A9bastien_Stoskopff-Les_Cinq_sens_%C3%A0_l%27horloge_de_table.jpg).

34 Huile sur toile, 114 × 186 cm, Strasbourg, musée de l’Œuvre Notre-Dame, 1633. Sébastien Stoskopff habitait à Paris, rue Vieille-du-Temple, au moment où Corneille faisait représenter ses pièces dans le quartier du Marais…

35 Huile sur toile, 73,5 × 92,5 cm, vers 1650.
https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Memento_mori_painting_by_Carstian_Luyckx.jpg.

36 Au xviie siècle, on disait indifféremment « berlan » ou « brelan ».

37 Un peu plus tôt, avec sa Lutte entre joueurs de cartes dans une taverne, le peintre flamand Jan Havicksz Steen (1626-1679) insiste sur la violence suscitée par les jeux de cartes dans le peuple.

38 Huile sur toile, 94,2 × 130,9 cm, Musée d’art Kimbell, Fort Worth.

39 Même attitude chez la tricheuse que peint Jan Steen vers 1660. Elle peut changer les cartes qu’elle veut puisqu’un complice, un verre à la main, distrait son adversaire…

40 Musée de Budapest. Voir https://www.telerama.fr/divers/nicolas-regnier,-lhomme-libre,n5440717.php, page consultée le 4 octobre 2021.

41 Huile sur toile, 65 × 81cm, musée des Beaux-Arts de Reims, numéro principal : RF 1974 7, numéro dépositaire : D 974 3.

42 Deux joueurs s’affrontent aussi dans Les Joueurs dits aussi Joueurs de cartes (huile sur toile, Apsley House, Londres), œuvre du peintre italien Antiveduto Grammatica (1571-1626). Un des joueurs attend manifestement sa victoire avec un demi-sourire, scrute le visage de l’autre, plus sombre, contrarié, avec peu de pièces devant lui contrairement au premier, mais qui semble réfléchir encore. Toujours autant de sérieux chez les trois Joueurs de cartes aux chandelles de Wolfgang Heimbach (1615-1678), la partie étant observée par quatre témoins.

43 Theodoor Rombouts a réalisé un autre tableau opposant deux joueurs dans une position quasiment identique au cours d’une partie, mais leur niveau social semble bien moins élevé, la différence se révélant particulièrement sensible dans la transformation des collets en une sorte d’écharpe ; leur tension réflexive est bien moindre : l’un fume déjà la pipe, l’autre boit, un autre jeu de table, les attend, les visages ne sont pas du tout tendus vers la performance.

44 « En combien de coups peut-on amener sonnez avec deux dés ? », demande-t-il à Pascal  (?) dans sa lettre de 1654 (Lettres de Monsieur le chevalier de Méré, Première partie, Paris, Thierry et Barbin, 1682, p. 110). L’expression « Sonnez ! » s’emploie surtout au trictrac quand le jet de dés amène deux six.

45 Theodoor Rombouts, Les Joueurs de cartes, huile sur toile, de 167,5 × 235,5 cm, Musée national de Varsovie, Numéro d’inventaire : M.Ob.575, https://zone47.com/crotos/?q=22085054, page consultée le 4 octobre 2021.

46 Le vieillard intéressé par le jeu existe aussi, placé autrement, dans une autre version des Joueurs de cartes qui se trouve au musée de La Coruña en Espagne.

47 Il existe encore une autre partie de cartes par Rombouts au musée d’Anvers, mais plus éloignée de celles que nous avons évoquées : pas de joueur de luth, une seule jeune femme joue, conseillée par un homme très âgé ; un homme jeune se laisse distraire par les propos d’une vieille. Le troisième joueur n’est conseillé par personne.

48 « Le soir je me masquai avec trois de mes camarades, et je portois le flambeau, croyant que par ce moyen je ne serois pas connu, et nous allâmes dans le parc. Quand nous fûmes entrés dans la maison, la du Lys regarda attentivement les trois masques, et, ayant reconnu que je n’y etois pas, elle s’approcha de moi à la porte où je m’etois arrêté avec le flambeau, et, me prenant par la main, me dit ces obligeantes paroles : “Deguise-toi de toutes les façons que tu pourras t’imaginer, je te connoîtrai toujours facilement”. Après avoir eteint le flambeau, je m’approchai de la table, sur laquelle nous posâmes nos boîtes de dragées et jetâmes les dés. La du Lys me demanda à qui j’en voulois, et je lui fis signe que c’etoit à elle ; elle me repliqua qu’est-ce que je voulois qu’elle mît au jeu, et je lui montrai un nœud de ruban que l’on appelle à present galant, et un bracelet de corail qu’elle avoit au bras gauche. Sa mère ne vouloit pas qu’elle le hasardât ; mais elle eclata de rire, en disant qu’elle n’apprehendoit pas de me le laisser. Nous jouâmes et je gagnai, et je lui fis un present de mes dragées. Autant en firent mes compagnons avec la fille aînée et d’autres demoiselles qui y etoient venues passer la veillée. Après quoi nous prîmes congé. Mais, comme nous allions sortir, la du Lys s’approcha de moi, et mit la main aux cordons qui tenoient mon masque attaché, qu’elle denoua promptement, en disant : “Est-ce ainsi que l’on fait de s’en aller si vite ?” Je fus un peu honteux, mais pourtant bien aise d’avoir un si beau pretexte de l’entretenir. Les autres se demasquèrent aussi, et nous passâmes la veillée fort agreablement », Scarron, Le Roman comique. Tome II, éd. Victor Fournel, Paris, P. Jannet, 1857, troisième partie, chapitre XIII, p. 230-232.

49 « Tout est meublé divinement, tout est magnifique. On ne sait ce que c’est que d’y avoir chaud ; on passe d’un lieu à l’autre sans faire la presse nulle part : un jeu de reversi donne la forme et fixe tout. Le Roi est auprès de Mme de Montespan qui tient la carte ; Monsieur, la Reine et madame de Soubise ; M. de Dangeau et compagnie, Langlée et compagnie. Mille louis sont répandus sur le tapis, il n’y a point d’autres jetons », dans Correspondance, éd. R. Duchêne, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1973-1980, t. II, p. 354. Toutes nos citations renverront à cette édition.

50 Laurent Thirouin (« La marquise au jeu du roi », dans Madame de Sévigné (1626-1696) Provence, spectacles, « lanternes ». Actes du Colloque International du Tricentenaire de la mort de Mme de Sévigné, Grignan, Association d’Action Culturelle des Châteaux Départementaux de la Drôme, 1998, p. 249-264). Le texte auquel il réfère se trouve dans la Correspondance, éd. citée, t. II, p. 354.

51 Élisabeth-Charlotte duchesse d’Orléans, Lettres, éd. Goudeket, Paris, Club français du livre, 1948, p. 58-59.

52 Au demeurant, la comedia de Calderón Casa con dos puertas mala es de guardar, représentée en 1629 et publiée pour la première fois en 1632, dans la Primera parte de Comedias de l’auteur, recèle, dans sa troisième journée des jeux de mots qui sont tirés de la pratique de ce jeu. Ainsi : Calabazas « Je me sens devenir homme (Me hago hombre) » ; Félix : « alors je jouerai des épées (Pues jugaré yo de espadas) ». On peut trouver une édition critique moderne de la pièce par Ángel Valbuena Briones dans Calderón de la Barca, Obras completas, tome II, Comedias, Madrid, Águilar, 2e éd., 1973, p. 273-309). Pour rappel : les épées dans les jeux méditerranéens correspondent aux cartes « pique ». Thomas Corneille a imité cette comedia dans Les Engagements du hasard (1re édition, 1657) ; il reprend l’expression du gracioso Calabazas au vers 30 mais sans filer la métaphore ludique.

53 Mémoires complets et authentiques du Duc de Saint-Simon sur le règne de Louis XIV et la Régence, éd. Chéruel, Paris, Hachette, 1856, tome I, p. 23.

54 Le jeu est ainsi décrit par le chevalier de Jaucourt dans l’Encyclopédie : « hoca ou hocca s. m. (Jeux.) comme l’écrit M. de la Mare, jeu de hazard fort inégal, & tenu par un banquier à tous venans. “Ce jeu s’exécute au moyen d’un grand tableau divisé par raies, en 30 numeros qui sont gravés dans des quarrés ; sur l’un ou plusieurs de ces numeros, celui qui joue contre le banquier met la somme qu’il veut hazarder ; pour décider son gain ou sa perte, on a un sac contenant 30 boules marquées intérieurement des mêmes numeros, que ceux qui sont gravés sur les quarrés du tableau ; on mêle & on secoue ces boules dans le sac autant qu’il est possible ; ensuite un de ceux des joueurs qui ont mis au jeu (& cent personnes pourroient y mettre en même tems) tire une des boules du sac, l’ouvre, annonce & montre le numero ; si celui qui est pareil sur le quarré du tableau est couvert de quelque somme, le banquier est obligé de payer vingt-huit fois cette somme, de sorte, par exemple, que s’il y a un louis sur ce numero, il en paye vingt-huit ; mais tout ce qui est couché sur les autres numeros, est perdu pour les joueurs, & appartient au banquier ; il a d’ailleurs pour lui, & c’est-là l’objet important, deux des numeros de profit, parce qu’il y a trente numeros sur lesquels on met indifféremment, & il n’en paye que vingt-huit à ceux que le hazard favorise.” »

55 Élisabeth-Charlotte duchesse d’Orléans, Lettres, éd. citée, p. 118.

56 Courriel à nous adressé, en date du 1er juin 2021. Nous remercions Thierry Depaulis pour ses aimables explications.

57 Voir sur ce point la page 224 de l’article de Thierry Depaulis, « Le lansquenet, “jeu de cartes fort commun dans les Academies de jeu, & parmy les Laquais” », Ludica, annali di storia e civiltà del giuoco, 2, 1996, p. 221-236, fort précis et très documenté.

58 L’hombre se jouait en principe à trois en France mais il existait des variantes avec quatre joueurs (quadrille) et cinq joueurs (quintille).

59 Antoine de Courtin, Nouveau traité de la civilité qui se pratique en France parmi les honnestes gens. Paris, Hélie Josset, 1671, chapitre XII, p. 136-139. Une nouvelle édition de l’ouvrage, revue et augmentée, fut imprimée dès l’année suivante, ce qui atteste de son succès. Le chapitre sur les jeux fut concerné par les modifications.

60 On trouvera la gravure dans le Recueil de modes, Paris, [s. n.], [ca 1750], tome 3 : quatre-vingt-dix-huit planches : [estampes], BNF RES-926 (7), https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b10529636z/f17.item, page consultée le 4 octobre 2021.

61 Ibid., respectivement :

62 Ruy López de Sigura, Le Jeu des eschecs, avec son invention, science et pratique […]. Traduit d’espagnol en françois (Paris, J. Micard, 1609), fut édité à nouveau en 1615, 1636, et 1674, mais il fut alors fortement concurrencé par Le Jeu des eschets, traduit de l’italien de Gioachino Greco, Calabrois (Paris, N. Pépingué, 1669), qu’on ne cessa de réimprimer, et bien au-delà du Grand Siècle.

63 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b10529636z/f16.item, page consultée le 4 octobre 2021.

64 Histoire du temps, ou Relation du royaume de Coqueterie, extraite du dernier voyage des Holandois aux Indes du Levant, Paris, Charles de Sercy, 1654.

65 À la demande du Cardinal de Mazarin, pour l’éducation du jeune Louis XIV, Desmarets de Saint-Sorlin avait conçu en 1644 quatre jeux de cartes pédagogiques : « le jeu des Reynes Renommées », « le jeu des Fables », « le jeu de géographie », et « le jeu des Rois de France ». C’est le libraire Henry Le Gras qui les imprima ; Florentin Lambert les réimprima en 1664. Les gravures étaient de Stefano Della Bella, graveur florentin.

66 Voir Thierry Depaulis et Maxime Préaud, « Découverte d’une rareté de la carte à jouer du xviie siècle français », Nouvelles de l’estampe, 254, 2016, p. 18-36. Les cartes y sont ainsi décrites : « Quatre de ces planches portent l’infanterie de treize nations, chacune de ces nations étant d’abord représentée par quatre grades : capitaine, lieutenant, enseigne et sergent. On y trouve les Allemands, les Anglais, les Danois, les Espagnols, les Français, les Hollandais, les Italiens, les Moscovites, les Polonais, les Portugais, les Suédois, les Suisses et les Turcs. Outre que l’on peut reconnaître les armoiries portées par les étendards des enseignes, chaque carte porte une inscription indiquant le grade de sa figure : CAPne ALLEMAND, LIEUant ITALIEN, ENSEIG. SUISSE, SERGt ANGLOIS, etc. Nous avons là cinquante-deux (quatre fois treize) figures ». On note que les cartes basses représentent fifres et tambours : « Les tambours sont aussi qualifiés de “manilles”, c’est-à-dire les plus petites cartes de la couleur d’atout, érigées au rang de deuxième atout majeur au jeu de l’hombre ».

67 Il figure dans Le Manuscrit 673 de Tallemant des Réaux, éd. critique par Vincenette Maigne, Paris, Klincksieck, 1994.

68 L’estampe se trouve à la BNF (Inventaire Estampes Qb1, 1687-1688, f. 166). On estime qu’elle date de 1685. On en trouve des gravures, souvent simplifiées, tout au long du xviiie siècle.

69 Voir la gravure, dessinée par Picart et datant de 1709, que conserve le Rikjsmuseum d’Amsterdam, et qui montre Louis XIV s’adonnant à ce jeu. Elle est agrémentée de deux tercets : « Dans un des beaux jours du primtems / Quand la terre à nos yeux produit des fleurs sans nombre, / Ou quand le ciel en feu lance des traits brulans, // Dans un bois solitaire et sombre / Les Belles avec leurs galants / Font tres souvent la bête à l’ombre. »

70 Mémoires pour l’histoire des sciences et des beaux-arts, Trévoux, Étienne Ganeau, mai 1720, p. 934-968.

71 Certains jeux sont complexes à des titres divers comme l’ambigu, dit aussi « jeu mêlé », mélange de cinq jeux simples (Point, Prime, Séquence, Tricon, Flux), comme l’hombre, où il faut énormément d’application pour bien jouer, ou comme le tarot où il faut tenir une sorte de comptabilité.

72 Il existait une multiplicité de jeux prenant en compte des situations tirées de la vie, quotidienne ou politique : Jeu de Cupidon, Jeu des quatre parties du Monde, Jeu de la Guerre, Jeu des villes de France.

73 L’Académie des jeux mentionne souvent des variantes pour tel ou tel jeu.

74 « Il l’a fallu voir plusieurs fois pour en emporter une entière intelligence » (Examen d’Héraclius »).

75 Il s’agit d’un jeu, auquel on joue seul : un casse-tête géométrique inventé en 1974 par le Hongrois Ernő Rubik. Il a la forme d’un cube, lui-même composé – extérieurement – de vingt-six petits cubes pouvant se déplacer sur toutes les faces sans tomber. Un système d’axes, se cache au centre du cube. Il existe des variantes cubiques avec davantage de petits cubes, et des variantes pyramidales. On appelle aussi ce jeu un « cube de vitesse ».

76 Voir la présentation de ce peintre supra et l’illustration 10.

77 « J’ai cru que, pourvu que nous conservassions les effets de l’histoire, toutes les circonstances, ou comme je viens de les nommer, les acheminements, étaient en notre pouvoir ; au moins, je ne pense pas avoir vu de règle qui restreigne cette liberté que j’ai prise. »

Pour citer ce document

Liliane Picciola, « Introduction » dans Corneille : un théâtre où la vie est un jeu,

sous la direction de Liliane Picciola

© Publications numériques du CÉRÉdI, « Revue Corneille présent », n° 1, 2021

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=1208.

Quelques mots à propos de :  Liliane Picciola

Université Paris-Nanterre
EA 1586 – CSLF / EA 3229 – CÉRÉdI
Liliane Picciola, agrégée de Lettres classiques, docteur d’État, est Professeur émérite de littérature française à l’université Paris-Nanterre. Ses recherches portent surtout sur le théâtre du xviie siècle et l’influence exercée par les comedias sur la poétique dramatique de divers auteurs français, comme dans son Corneille et la dramaturgie espagnole (G. Narr, 2002). Actuelle présidente du Mouvement Corneille, elle a publié de très nombreux articles sur cet auteur et dirige la nouvelle édition de son théâtre aux Classiques Garnier, pour lesquels elle a donné l’édition critique de La Galerie du Palais (2014), de L’Illusion comique, et du Cid (2017), de Cinna, La Mort de Pompée, Le Menteur, La Suite du Menteur (à paraître), ainsi que celle de quatre pièces de Thomas Corneille : Les Engagements du hasard, Le Feint astrologue (2015), Le Berger extravagant, et Les Illustres ennemis (2021). Elle a dirigé le volume Baroque ou bizarre ? Avatars de la bizarrerie aux xvie et xviie siècles (France, Espagne, Italie), Presses Universitaires de Paris Ouest, 2016.