Corneille : un théâtre où la vie est un jeu
I. Scène théatrale et parties de jeu

sous la direction de Liliane Picciola

no 1, 2021

À la mémoire de Jean-Claude Guézennec

 

Corneille présent 1/2021

Première Partie : L’intérêt d’amour pensé comme partie de jeu

« Tout mettre au hasard ». Aléatoire et goût du risque dans Le Menteur et sa Suite

Flavie Kerautret


Texte intégral

1Les mensonges de Dorante dans Le Menteur et dans La Suite du Menteur de Pierre Corneille ont souvent été appréhendés de manière métathéâtrale. Les situations imaginaires inventées sont assimilées à des mises en scène spectaculaires par le verbe et le jeune homme capable de jouer avec l’illusion constitue, aux yeux de certains critiques, une sorte de double du dramaturge1. Les références au jeu sont en effet particulièrement présentes dans ces deux comédies d’inspiration espagnole créées en 1644 et 1645 par un dramaturge au faîte de sa gloire après la consécration apportée par Cinna en 1642. Laissant d’abord en retrait cette lecture essentiellement réflexive et ce pan dramatique du « jeu », cet article propose de se tourner vers les moments où, dans ces deux comédies, les mots et les idées mobilisent les jeux dans leurs réalisations concrètes potentielles.

2Alors que le mensonge qui régit les actions dans ces pièces (et pas seulement celles de Dorante), semble a priori plutôt renvoyer aux jeux de stratégie, les références au « hasard » y sont paradoxalement très nombreuses et la forme verbale « hasarder » semble brouiller les frontières entre ce que Roger Caillois distingue comme l’agôn et l’alea. Dans son essai Les Jeux et les hommes, il précise qu’il emprunte le terme d’alea au latin où il signifie jeu de dés, pour « désigner tous les jeux fondés, à l’exact opposé de l’agôn, sur une décision qui ne dépend pas du joueur, sur laquelle il ne saurait avoir la moindre prise, et où il s’agit par conséquent de gagner bien moins sur un adversaire que sur le destin2 ». Pourtant, « tout mettre au hasard3 », comme le refuse initialement Clarice, c’est aussi bien faire preuve d’une certaine passivité, s’en remettre à l’aléatoire d’un sens, d’une décision, d’un comportement ou plus généralement de la fortune, que s’engager activement dans la partie et risquer quelque chose de matériel ou spirituel par ses actions ou ses paroles. Si le verbe « hasarder4 » penche davantage du côté de la prise de risque au xviiᵉ siècle, les sens attribués au nom « hasard » par Antoine Furetière restituent cette ambivalence sémiotique : « hasard » peut désigner à la fois un « cas fortuit » et un « peril, danger5 ». C’est précisément cette tension entre occasion et accident, entre âgon et alea, que l’on propose d’explorer au sein du Menteur et de sa Suite à partir d’une analyse de la présence des jeux dans le langage et de l’imaginaire qui y sont mobilisés. En tâchant de ne pas s’en tenir à une étude thématique, le système ludique sera envisagé comme une grille de lecture opératoire pour analyser les aventures amoureuses de Dorante sous un nouveau jour et pour revenir sur les circonstances de création de ces deux comédies. La place et le rôle des jeux, et du hasard plus spécifiquement, à une époque où cette cause événementielle fait l’objet de représentions critiques et complexes6, seront examinés à trois niveaux différents : dans la lettre du texte, à partir des images employées, dans la fiction proposée par ces pièces en se concentrant sur la dimension sociale du paradigme des jeux dans les rapports entre les personnages, et enfin dans la composition des pièces en s’intéressant à la prise de risque de Corneille qui retourne avec ces deux pièces au genre comique après l’avoir délaissé plusieurs années.

Prégnance du vocabulaire du jeu dans le Menteur et sa Suite : entre jeux de stratégie et jeux de hasard

3Un rappel rapide des intrigues met immédiatement en valeur à quel point les réflexions tactiques sont essentielles dans les manèges amoureux mis en scène dans ces deux comédies cornéliennes.

4Arrivé la veille de Poitiers, Dorante vient d’abandonner ses études de droit pour prendre l’habit de cavalier. C’est pourtant davantage une partie amoureuse que militaire qu’il s’apprête à mener. Il s’enquit auprès de son valet Cliton de la manière parisienne de « gouverne[r] les dames » (M, v. 21) et place d’emblée la pièce sous le signe du plaisir et du jeu : « je ne cherche, à vrai dire, / Que quelque connaissance où l’on se plaise à rire, / Qu’on puisse visiter par divertissement » (M, v. 33-35). À la faveur d’un quiproquo sur l’identité de la plus belle des deux dames qu’il a rencontrées aux Tuileries, Dorante croit aimer Lucrèce alors qu’il est épris de Clarice. Il va user et abuser de mensonges pour mener à bien ses projets galants, pour éblouir ses amis Alcippe et Philiste, pour éviter un mariage projeté par son père qu’il croit contraire à ses sentiments. Il n’est pourtant pas le seul à ruser puisque les jeunes femmes, espérant démystifier le trompeur, intervertissent leurs places à la faveur de la nuit lorsqu’il fait sa cour au balcon à celle qu’il aime. Victime de son erreur et de ses propres fourberies, Dorante doit redoubler d’adresse afin de préserver son honneur et finalement accepter un mariage avec Lucrèce dont il se réjouit, laissant la main de Clarice à son ami Alcippe à qui elle était promise.

5La Suite du Menteur, se situe plusieurs années après le premier épisode et se construit en partie en miroir de celui-ci. Dorante, qui a fui la veille de ses noces en emportant la dot de Lucrèce, passe par Lyon après un séjour en Italie. Bien qu’il affirme avoir renoncé définitivement au mensonge, Cliton le retrouve en prison : c’est cette fois-ci Dorante qui est au cœur d’un quiproquo puisqu’il est accusé de meurtre à la place de Cléandre. Ce gentilhomme met à contribution sa sœur Mélisse pour venir en aide à son sauveur et, sans l’avoir vu, celle-ci tombe amoureuse d’un homme dont la générosité et l’honnêteté est si bien dépeinte par son frère, puis par sa femme de chambre Lyse, et met tout en œuvre pour le faire délivrer. Dorante, également sous le charme de sa bienfaitrice avant de l’avoir aperçue, bénéficie par ailleurs du secours de son ami Philiste sans savoir qu’ils aiment en même lieu. À l’issue d’une scène de balcon où ce sont cette fois-ci les prétendants qui méprennent leur amante, Dorante découvre les sentiments de son ami pour Mélisse et préfère renoncer à l’épouser en dépit de leur amour réciproque et des souhaits de Cléandre. Préférant tout perdre plutôt que de renoncer à Dorante, Mélisse avoue ses sentiments à Philiste qui accepte le mariage escompté face à la générosité de cette dame et de son ami. Les mensonges, cette fois-ci louables, échafaudés par Dorante laissent ainsi finalement place à la vérité dans ce second volet.

6Mensonges, déguisements, prises de décision tardives, les gestes et les dires des personnages sont des choix tactiques mais des choix qui comportent une forte part d’aléatoire, d’ailleurs régulièrement soulignée. Dans ce cadre, le lexique du jeu apparaît comme une ressource pour verbaliser les situations rencontrées. Toutefois, si le jeu imprègne la langue de ces comédies, il est souvent difficile de déterminer avec précision de quels jeux il s’agit exactement d’une part et, d’autre part, de mesurer le degré de lexicalisation des expressions employées7. Supposant que cette indécision peut précisément être vectrice de sens pour la lecture des pièces, on peut tâcher de repérer et d’interpréter les manifestations des deux catégories qui prédominent : les jeux d’adresse et les jeux de hasard.

Se jouer d’autrui : mensonges et tours d’adresses

7Comme le laissent supposer les titres des deux comédies, ce sont d’abord les métaphores évoquant les jeux appartenant au domaine de l’agôn qui sont au premier plan et qui se voient concentrés autour de la figure de Dorante, en particulier dans le premier volet du diptyque. Par sa fourbe, le jeune homme déploie les artifices d’un « déguisement verbal » qui est aussi un « déguisement de conquête8 » hasardeux. Dès l’acte II, alors que son père lui propose un mariage avec Clarice – dont il se méprend sur l’identité –, il souligne dans un aparté la nécessité de faire, une nouvelle fois, appel au mensonge en des termes ludiques : « Il faut jouer d’adresse » (M., v. 582). Il soutient d’ailleurs cette option comme un choix délibéré et tactique quand il rétorque à Cliton qui l’interrogeait sur la véracité de son récit : « Pas deux mots [de vrai], / Et tu ne viens d’ouïr qu’un trait de gentillesse / Pour conserver mon âme et mon cœur à Lucrèce » (M., v. 692-694). Et Cliton de lui répondre : « Obligez, Monsieur, votre valet. / Quand vous voudrez jouer de ces grands coups de maître / Donnez-lui quelque signe à les pouvoir connaître : / Quoique bien averti, j’étais dans le panneau » (M., v. 696-699). « Coups » et « tours d’adresses » sont des termes liés au domaine de l’agôn qui accompagnent la caractérisation des faits et gestes de Dorante9. Mais ce sont également des termes ludiques qu’il sait retourner contre ses adversaires lorsque, au dernier acte, ses supercheries sont découvertes par Clarice et Lucrèce qui lui en font le reproche. Il les accuse alors d’avoir également voulu lui « faire un tour d’adresse » (M., v. 1738) et fait référence à leur déguisement d’identité lors de la scène du balcon10.

8Cette scène 6 de l’acte V, l’avant-dernière de la pièce, confronte Dorante aux deux jeunes femmes et constitue sans doute la prouesse finale du Menteur. Rien d’étonnant à ce qu’elle soit saturée par le lexique du jeu. Il semble que celui-ci serve à la fois à concrétiser les fourbes du protagoniste et à les dédramatiser. Ainsi, les mots de Clarice, qui l’accuse de « jouer des tours de passe-passe » (M., v. 1774), rendent palpables ses mensonges, tandis que le syntagme verbal « se jouer de », qui apparaît à plusieurs reprises dans la scène, rabat la tromperie vers un exercice divertissant. On peut comprendre en ce sens la répartie de Dorante qui soutient ses mensonges en affirmant avoir rendu coup pour coup : « Vous pensiez me jouer, et moi je vous jouais » (M., v. 1748). Dans La Suite, « se jouer de » est également utilisé dans le sens de « tromper » mais pas nécessairement à propos de Dorante. Un entretien entre Cléandre et sa sœur Mélisse illustre bien la réversibilité des situations ainsi que l’instabilité propre aux comportements adoptés dans une perspective récréative où la compétition est de mise. La jeune femme se récrie d’abord devant l’attitude de son frère qui a prétendu une querelle avec Dorante pour s’éclaircir des sentiments de son interlocutrice (« Vous me jouez, mon frère, assez accortement, / La querelle est adroite et bien imaginée », S., v. 1280-1281), avant de s’empresser d’ajouter, pour ne pas avoir l’air piquée : « S’il faut ruser ici, j’en sais autant que vous, / Et vous serez bien fin si je ne romps vos coups. / Vous pensez me surprendre, et je n’en fais que rire » (S., v. 1283-1285). De fait, Mélisse joue bien un tour d’adresse avec une telle réplique puisqu’elle masque les avances qu’elle a pu faire à Dorante, outrepassant les demandes de Cléandre11. Dans ces deux pièces, « se jouer de » renvoie donc bien, par abstraction, à l’idée de tromper autrui. Mais l’expression ne perd pas totalement sa dimension ludique concrète, en particulier dans la perspective de paroles et de décisions tactiques adoptées par les protagonistes qui semblent effectuer leurs actions comme on avance ses pions dans une partie d’échecs.

9Dans le Menteur comme dans sa Suite, les intrigues amoureuses apparaissent comme des jeux de stratégie et de pouvoir desquels Dorante sort par deux fois victorieux, en grande partie grâce à son habileté à mystifier la vérité12. Clarice le caractérise d’ailleurs de manière lucide au cœur de la première pièce : « En matière de fourbe il est maître, il y pipe » (M., v. 876). Comme on peut piper les dés ou les cartes, Dorante dévoie la réalité par diverses inventions langagières et semble dès lors laisser peu de place au hasard. C’est pourtant justement sa témérité à mentir qui introduit de l’aléa dans ses tours d’adresse. Son audace et sa volonté d’emporter la partie deviennent explicites lorsqu’à l’issue de la scène du balcon, dans la première pièce, il lance à son valet la bravade suivante : « Penses-tu qu’après tout j’en quitte encor ma part, / Et tienne tout perdu pour un peu de traverse ? » (M., v. 1072-1073).

Les règles du hasard

10La hardiesse dont fait preuve Dorante par ses paroles ou ses actions suppose une prise de risque qui ne va pas sans une part d’aléatoire. L’importance qu’occupe le sème du hasard dans les deux comédies et qui renvoie à un autre type de jeux, met en lumière cette ambivalence, en particulier à travers l’usage répété du verbe « hasarder » dont la double signification traduit cette tension entre stratégie et incertitude13. On peut alors se poser la question : y-a-t-il une place pour l’imprévisible dans Le Menteur et sa Suite ?

11Le hasard semble présent dans ces deux pièces mais il est mis à distance par sa thématisation dans la bouche des personnages. Depuis L’Illusion comique au moins, Corneille n’hésite pas à mettre en scène les ficelles de ses compositions par ce biais et par des effets de mises en abyme qui accentuent le spectaculaire14. Ainsi, dans Le Menteur et sa Suite, les rencontres fortuites sont légions et le hasard des événements est sans arrêt souligné par les protagonistes15. Dans le premier volet, c’est par exemple Dorante qui mentionne que son bonheur d’avoir pu donner la main à Clarice aux Tuileries est dû « tout entier au hasard » (M., v. 111), c’est Philiste qui se dit heureux de pouvoir mettre fin au duel entre ses deux amis, Dorante et Alcippe, alors que ce dernier croyait affronter son rival (« Mon heur est extrême et l’aventure est rare », M., v. 734) ; dans le second volet, c’est Dorante qui, en prison, indique qu’il « aime la surprise » de retrouver vieux valet (S., v. 8), c’est Philiste qui affirme vouloir faire preuve de patience dans l’espoir d’apercevoir Mélisse au balcon sans savoir qu’il va profiter de l’occasion réservée à Dorante (« J’attendrai le hasard un moment en ce lieu », S., v. 1391). Le hasard et les heureuses rencontres sont donc non seulement présents, mais aussi formulés et notés par les protagonistes comme s’il fallait préciser les règles du jeu de la comédie aux spectateurs ou aux lecteurs des pièces. De cette manière, Corneille fait mieux accepter les contraintes avec lesquelles il doit lui-même composer pour échafauder ses intrigues. Le dramaturge se justifiera des hasards répétés, sources d’invraisemblance, par le respect des règles des unités de temps et de lieu lorsqu’il rédigera ses Discours :

J’ai déjà fait voir en l’autre Discours que, pour conserver l’unité de lieu nous faisons parler souvent des personnes dans une Place publique, qui vraisemblablement s’entretiendraient dans une chambre, et je m’assure que si on racontait dans un Roman ce que je fais arriver dans Le Cid, dans Polyeucte, dans Pompée, ou dans Le Menteur, on lui donnerait un peu plus d’un jour pour l’étendue de sa durée. L’obéissance que nous devons aux Règles de l’unité de jour et de lieu nous dispense alors du vraisemblable, bien qu’elle ne nous permette pas l’impossible16.

12De manière analogue aux lieux publics, le hasard, qui contrevient aux exigences de vraisemblance, est l’une des composantes nécessaires au respect des règles des unités temporelle et spatiale. Sa verbalisation dans la bouche des personnages du Menteur et sa Suite rend plus acceptable la succession parfois extraordinaire de circonstances favorables ou défavorables aux intentions des héros. Le paradigme des jeux, à travers l’image récurrente du hasard, permet ainsi la mise en mot de contraintes proprement dramaturgiques.

13Le hasard des événements est d’ailleurs d’autant plus acceptable pour les spectateurs et les lecteurs qu’il est souvent, malgré tout, présenté comme motivé par une intentionnalité. Les sentiments amoureux en particulier poussent les personnages à aider les circonstances, voire à provoquer les accidents souhaités. Ainsi dans la scène 7 de l’acte IV du Menteur, Sabine précise à Cliton que Lucrèce, sa maîtresse, lui a demandé de sortir « Pour voir si par hasard il ne [lui] dirait rien » (M., v. 1347), espérant secrètement qu’elle est bien l’objet des déclarations de Dorante. Dans la scène qui suit, ce rôle actif de Lucrèce se confirme puisqu’elle organise une conjoncture galante favorable en confiant à Sabine le soin de donner une réponse nuancée au billet de Dorante. En outre, elle lui demande de faire en sorte que son amant soit averti « des heures, et des lieux / Où par rencontre il peut se montrer à [ses] yeux » (M., v. 1379-1380). Comme dans Le Menteur, le hasard est aidé dans La Suite lorsque Mélisse met en place le stratagème décisif du portrait : sa suivante, Lyse, doit habilement faire en sorte de laisser tomber la miniature représentant sa maîtresse pour savoir si Dorante en est épris ou non. La jeune femme édicte les règles de la scène convenue qui doit avoir lieu ensuite : « S’il le rend, c’en est fait ; s’il le retient, il m’aime » (S., v. 584). Le portrait, accessoire obligé des mises en scène galantes17, est un objet qui devient une mise, un prix, qu’elle accepte de mettre en jeu. Symboliquement, c’est elle-même qu’elle engage plus avant dans la partie et son cœur qu’elle accepte à dessein de risquer dans la mesure où, comme le soulèvera Cléandre : « Qui donne le portrait promet l’original » (S., v. 1299).

14Les intrigues de ces deux comédies amoureuses proposent en définitive des applications fictionnalisées de pratiques galantes contemporaines qui ont pris l’habitude de côtoyer ou de se déployer sur le terrain des jeux. C’est du moins ce que laisse entendre Cliton lorsque, au début du diptyque, il apprend à son maître que la libéralité est un « secret d’amour » efficace si l’on sait comment et dans quelles circonstances en user : « La façon de donner vaut mieux que ce qu’on donne : / L’un perd exprès au jeu son présent déguisé, / L’autre oublie un bijou qu’on aurait refusé » (M., v. 90-93). La chance ou l’aléatoire sont ainsi faussés par des manipulations galantes qui transforment délibérément le jeu de hasard en jeu de stratégie et qui peuvent d’ailleurs composer avec le cadre ludique des activités de certaines sociétés.

Des relations sociales envisagées sous l’angle ludique

15Les hésitations entre agôn et alea ne concernent visiblement pas seulement Dorante, le menteur au centre des deux comédies analysées, mais plutôt l’ensemble des personnages auxquels ce joueur est confronté. Pour mesurer cet effet, il s’agit à présent de s’intéresser successivement à deux ensembles de personnages : les femmes, ou plutôt les amantes, de Dorante, puis les valets et servantes. En se focalisant sur ces différents protagonistes, il s’agit d’étudier comment la richesse du vocabulaire du jeu permet de dire les relations amoureuses et sociales.

Les jeux et les femmes : entre refus et acceptation de « tout mettre au hasard »

16Les expressions liées au domaine des jeux, entre hasard et stratégie, traduisent différentes façons d’aborder la relation amoureuse selon les personnages féminins mis en scène. Tandis que dans Le Menteur Clarice rejette la possibilité de s’exposer en acceptant immédiatement un mariage qui lui est proposé, dans La Suite, Mélisse s’aventure à aimer sans l’aval des siens et s’engage dans un pari risqué.

17Au début du deuxième acte du Menteur, Clarice déclare sa volonté de ne pas choisir son mari uniquement sur la mine, ce qui serait « tout mettre au hasard » (M., v. 412) selon ses propres termes. C’est justement pour diminuer les risques d’un mauvais choix qu’elle va adopter la ruse proposée par Isabelle, sa suivante, qui lui suggère de faire appel à Lucrèce : « Pour en venir à bout sans que rien s’y hasarde, / Lucrèce est votre amie, et peut beaucoup pour vous. / Elle n’a point d’amants qui deviennent jaloux, / Qu’elle écrive à Dorante, et lui fasse paraître / Qu’elle veut cette nuit le voir par sa fenêtre. / Comme il est jeune encore, on l’y verra voler, / Et là, sous ce faux nom, vous pourrez lui parler » (M., v. 450-456). L’inversion d’identités à la faveur de la nuit est ainsi une sorte de jeu de stratégie, une « adresse » (M., v. 457), permettant de pallier les dangers du hasard qu’il y aurait à se contenter du jugement des yeux. La méfiance de Clarice se dit plus loin grâce à d’autres métaphores du jeu, lorsqu’elle défend à Isabelle de continuer à l’inciter d’épouser Dorante : « Tu vas sortir de garde, et perdre tes mesures, / Explique si tu peux encor ses impostures. / Il était marié sans que l’on en sût rien, / Et son père a repris sa parole du mien » (M., v. 901-904). Le premier de ces vers renvoie à l’exercice de l’escrime et souligne la nécessité, presque physique, de faire preuve de prudence dans une situation où il faut s’engager sur le plan conjugal. De manière analogue, Clarice préviendra plus loin son amie Lucrèce des avances que celle-ci pourrait faire à Dorante si elle croit à ses déclarations au balcon : « Si tu l’aimes, du moins étant bien avertie [de ses mensonges], / Prends bien garde à ton fait, et fais bien ta partie » (M., v. 1401-1402). Il est difficile de dire si ces propos évoquent plutôt des jeux comme les échecs ou des jeux sportifs comme l’escrime, qu’impliquerait une locution comme « prendre garde », mais il s’agit bien, du moins, de tracer un parallèle entre aventures galantes et jeux de stratégie. Dans l’ensemble de cette pièce, Clarice se caractérise par une attitude de prudence, voire de défiance, qui se dit en des termes renvoyant au domaine de l’agôn18. On mesure alors à quel point la jeune femme envisage l’amour comme un jeu dangereux où chaque coup doit être mesuré.

18À l’inverse, dans La Suite, Dorante tombe sous le charme d’une jeune femme qui, comme lui, hasarde tout par amour19. La situation semble en miroir par rapport au premier volet puisque c’est cette fois la suivante qui met en garde sa maîtresse. Lyse souligne le risque que prend Mélisse à s’engager auprès de Dorante avant qu’elle n’ait obtenu l’accord de son frère : « Obéir par avance est un jeu délicat, / Dont tout autre que lui [Cléandre] ferait un mauvais plat » (S., v. 1355-1356). La métaphore du jeu, associée à l’idée de difficulté grâce à l’adjectif épithète « délicat » révèle l’adresse dont fait preuve la jeune femme pour faire valoir ses sentiments. Mais l’engagement sans limite de Mélisse est surtout mis en lumière à l’extrême fin de la pièce. Au moment où Dorante veut renoncer à leur amour pour ne pas trahir son ami Philiste qui est également épris de Mélisse, celle-ci soutient : « Il faut tout hasarder / Pour un bien qu’autrement je ne puis plus garder » (S., v. 1807-1808). Elle joue alors le tout pour le tout en abattant sa dernière carte, celle de l’aveu, et dit publiquement son amour pour Dorante et l’accord de son frère à cette union. Le consentement de Philiste à ce mariage, pour remercier Dorante de sa grandeur d’âme et de cœur, clôt alors heureusement la comédie et met fin à la partie.

19Entre contraintes et prises de risque, les personnages féminins empruntent à l’univers des jeux des outils pour exprimer les situations auxquelles est confronté leur sexe dès lors qu’il s’agit de s’engager dans le mariage bien que, sous l’Ancien Régime, les exigences familiales et économiques faussent évidemment la partie.

Valets et suivantes : croupiers et arbitres du jeu de leurs maîtres

20L’intérêt porté sur les personnages féminins principaux a déjà permis de l’entrevoir : les valets ou suivantes sont des atouts indispensables au bon déroulement du jeu amoureux. Si l’on souhaite filer la métaphore ludique, on peut considérer ces personnages comme les croupiers de leurs maîtres ou de leurs maîtresses, c’est-à-dire comme des associés qui prennent part à leurs jeux sans tenir le premier rôle selon le sens qu’avait alors ce terme20.

21Dans Le Menteur par exemple, les décisions de Lucrèce resteraient lettre morte si sa femme de chambre Sabine n’était pas capable de les mettre en œuvre comme il faut. Alors que sa maîtresse lui commande de faire douter Dorante tout en le laissant espérer quant à ses sentiments, Sabine fait valoir son expérience : « Ce n’est pas sur ce coup que je fais mes essais, / Je connais à tous deux où tient la maladie, / Et le mal sera grand si je n’y remédie : / Mais sachez qu’il est homme à prendre sur le vert » (M., v. 1436-1439). Les allusions aux jeux se nichent en l’occurrence à la fois dans la caractérisation qui la concerne, avec la mention du « coup » à effectuer, et dans celle qui se rapporte à Dorante, un joueur habile qui ne se lasse pas de surprendre21. Sabine contribue d’ailleurs en pleine conscience et maîtrise au jeu des apparences, comme l’indique la réplique qu’elle lance à Cliton alors qu’il lui reprochait de faire la difficile à accepter les libéralités de son maître : « Avec mes révérences / Je ne suis pas encor si dupe que tu penses, / Je sais bien mon métier, et ma simplicité / Joue aussi bien son jeu que ton avidité » (M., v. 1309-1312). En soubrette avisée, Sabine simule la naïveté pour mieux recevoir et met en avant la différence entre ses cartes et celles qu’abat Cliton. Il apparaît alors clairement que le lexique du jeu sert à traduire des stratégies sociales et économiques, car c’est aussi de l’argent qui est en jeu pour ces joueurs-croupiers22.

22Le personnage de Cliton est également essentiel car il remplit à la fois le rôle du second de Dorante et lui sert de contrepoint dans les deux comédies23. Ce valet, interprété par l’acteur Julien Bedeau dit Jodelet24, est un associé retors qui juge avec ironie les mensonges de son maître dans le premier volet, puis prend pleinement en charge le comique dans le second, plus sérieux, alors que Dorante acquiert une certaine grandeur. Bien souvent, les répliques de Cliton viennent apporter une forme de légèreté en insistant sur la dimension récréative des scènes auxquelles les spectateurs assistent et des « coups » de son maître. C’est notamment le cas dans La Suite, quand il imagine une épitaphe de Dorante qui raille ses capacités mensongères. Son éloge funèbre parodique se clôt sur ces vers : « Et qui tant qu’il vécut, sans craindre aucun risque, / Aux plus forts d’après lui put donner quinze et bisque » (M., v. 379-380). Le menteur se voit ainsi transformé en joueur professionnel, et plus précisément en joueur de paume puisque l’expression « donner quinze et bisque » s’inscrit dans cet univers spécifique. Le sens figuré qu’avait déjà cette locution au xviiᵉ siècle est le premier à être exploité pour signifier l’expertise de Dorante dans son domaine, au point qu’il est capable de laisser l’avantage à ses adversaires25. Pourtant, le sens concret n’est sans doute pas complètement gommé pour les spectateurs ou lecteurs de Corneille, compte-tenu de la notoriété dont bénéficiait alors cette pratique sportive26, Cliton valorisant de ce fait un peu plus son maître qui mène le jeu.

23Cliton n’est toutefois pas seulement le croupier de son maître, il est aussi l’arbitre de sa partie. Le valet compte en effet plaisamment les mensonges de son maître dans La Suite, alors même que Dorante protestait avoir renoncé à cette mauvaise habitude. Dès la scène 6 de l’acte II, il énonce : « Bon, en voici déjà de deux en même jour, / Par devoir d’honnête homme, et par effet d’amour » (S., v. 777). Un peu plus loin, alors que Dorante vient de parler à Philiste de son amour pour une prétendue lingère plutôt que pour une dame, le valet goguenard s’adresse ainsi à son maître : « Cette métamorphose est de vos coups de maître, / Je n’en parlerai plus, Monsieur, que cette fois, / Mais en un demi-jour comptez déjà pour trois » (S., v. 1164). Sans avoir l’air d’en juger, Cliton égrène tout de même malicieusement les inventions de son maître et va presque jusqu’à l’insolence lorsqu’il répond à Dorante qui lui reproche de faire le sévère : « Non, non, à l’avenir je fais vœu de m’en taire, / J’aurais trop à compter » (S., v. 1170-1171). Et effectivement, dès l’acte suivant, c’est au tour de Dorante de dénombrer ses menteries à la place de son valet, poursuivant ainsi un jeu qu’il anime lui-même : « Si Cliton m’entendait, il compterait pour quatre » (S., v. 1453).

24On le voit à travers une focalisation sur les personnages féminins et sur les valets ou les suivantes, le vocabulaire du jeu est installé dans les conversations, qu’elles soient galantes ou familières : il y a une valeur sociale en énonçant les relations d’amour ou de dépendance, voire les hiérarchies, entre les personnages.

Hasarder à nouveau le comique : Corneille stratège

25La question du hasard, entre aléatoire et goût du risque, que l’on a vu particulièrement opérante au sein de ces deux comédies, peut finalement être déplacée vers l’étude des écrits paratextuels pour voir ce qu’il en est des choix dramaturgiques de Pierre Corneille. De fait, il est particulièrement frappant qu’apparaisse dans l’épître du Menteur la revendication du dramaturge de s’être « hasardé » lors de sa carrière alors que ce type d’expression est récurrent dans la pièce introduite et dans sa Suite. L’analyse des paratextes de ces comédies, qui évoluent au fil des éditions, met en lumière la propension de Corneille à se jouer des règles de la comédie et à opérer des choix stratégiques.

26Selon Georges Forestier, l’abandon momentané du tragique par Corneille en 1644 relève de ce qu’il nomme une « dramaturgie de la gageure » puisque cet auteur n’hésite pas à interrompre « une série triomphale de tragédies pour lancer sur la scène la comédie du Menteur27 ». La prise de risque est indéniable. Toutefois, la mise en scène dont ce choix audacieux et plus largement ses capacités créatives font l’objet dans les paratextes de cette comédie ou de sa Suite, invite peut-être à relativiser et à considérer les précautions que prend Corneille lorsqu’il s’engage ainsi dans une nouvelle partie.

27Dans une épître à un destinataire anonyme parue en tête du Menteur en 1648, et qui sera retirée à partir de 1660, Corneille insiste sur les décisions hasardeuses qu’il a prises en passant d’un genre dramatique à un autre :

Et d’ailleurs, étant obligé au genre comique de ma première réputation, je ne pouvais l’abandonner tout à fait sans quelque espèce d’ingratitude. Il est vrai que, comme alors que je me hasardai à le quitter, je n’osai me fier à mes seules forces, et que, pour m’élever à la dignité du tragique, je pris l’appui du grand Sénèque, à qui j’empruntai tout ce qu’il avait donné de rare à sa Médée : ainsi, quand je me suis résolu de repasser du héroïque au naïf, je n’ai osé descendre de si haut sans m’assurer d’un guide, et me suis laissé conduire au fameux Lope de Vega, de peur de m’égarer dans les détours de tant d’intriques que fait notre Menteur28.

28La mise en avant des prises de risque opérées par Corneille est contrebalancée par une posture d’humilité attendue dans ce type de texte liminaire. Pour autant, on y voit également la nécessité de ne se hasarder qu’en connaissance de cause et avec l’appui de quelque autorité, et ce quel que soit le genre dont il est question. Le premier essai tragique de Corneille s’est ainsi fondé sur Sénèque, tandis que son retour à la comédie se bâtit sur La Verdad sospechosa, crue de Lope de Vega, alors qu’il s’agit en réalité d’une pièce de Juan Ruiz de Alarcón29. L’épître de La Suite revendique également trouver sa source chez la même plume espagnole. Avec Le Menteur et sa Suite, Corneille effectue en réalité un choix tactique : il s’inscrit dans la vogue que connaît alors la comedia espagnole sur la scène française et répond ainsi au goût croissant du public pour cette forme30.

29S’il prétend ne proposer « qu’une copie d’un excellent original31 » dans l’épître de son Menteur, l’avis au lecteur de cette même pièce, également publié en 1648, met en avant ses innovations en précisant ses efforts d’adaptation : « j’ai entièrement dépaysé les sujets pour les habiller à la française32 ». Dans le contexte de la guerre de Trente ans où les « deux couronnes33 » (française et espagnole) se livrent bataille, la création de Corneille, qui insiste sur le pillage espagnol opéré34 et sur la francisation du modèle, redouble symboliquement l’action politique du gouvernement. Quelques années après la mort de Richelieu fin 1642, il s’agit visiblement aussi de plaire au pouvoir en place alors même que celui-ci est également agité de l’intérieur par des tentatives frondeuses. La dimension esthétique de son adaptation sera, quant à elle, mise en avant encore plus tardivement lorsque, en 1660, Corneille publie l’examen de sa pièce et concède n’avoir pas pu éviter toutes les invraisemblances : « J’ai tâché de la réduire à notre usage et dans nos règles, mais il m’a fallu forcer mon aversion pour les a parte35 ». La prise de risque que constitue le retour à la comédie s’est donc effectuée dans un contexte défini qui fixait, en quelque sorte, les contraintes s’appliquant à ce jeu : le cadre favorable d’une vogue espagnole qui pouvait être adaptée pour des raisons politiques et esthétiques.

30La Suite du Menteur, qui module sur une tonalité plus sérieuse les premières aventures de Dorante, ne connaît pas la même réussite que le premier volet. Corneille souligne pourtant dans une nouvelle épître dédicatoire qu’elle est plus explicitement morale que Le Menteur, pièce dans laquelle Dorante apparaissait comme un modèle à ne pas imiter36. Alors que les spectateurs ont visiblement apprécié le retour de Corneille au comique, ils dédaignent cette nouvelle création dans laquelle le rire ne repose plus que sur « les bouffonneries froides d’un plaisant à gages37 ». Le gracioso interprété par Jodelet, isolé dans une composition qui a davantage des allures de tragi-comédie romanesque38, ne suffit pas à combler les attentes d’un public à la recherche d’un enjouement honnête. Le dramaturge avait pourtant ménagé, autant que faire se pouvait, des passerelles entre ses deux créations, allant jusqu’à proposer une clausule métathéâtrale, dans laquelle les protagonistes évoquaient la représentation des aventures de Dorante dans une comédie interprétée au Marais. Cette mise en abyme, supprimée à partir de 1660, utilisait une nouvelle fois le vocabulaire du jeu pour dire l’audace de Corneille dans la composition de ses pièces. Son adresse à trouver des artifices adéquats y est valorisée grâce à la mobilisation répétée du terme « invention », relié à une expérience ludique. C’est d’abord le cas dans la bouche de Cliton lorsque Dorante, en double potentiel du dramaturge, imagine des mariages qui viendraient compléter le sien avec Mélisse et rendre ainsi la comédie régulière39. Puis par l’intermédiaire de Cléandre qui répond à la pointe de Cliton à propos du cheval, mentionné dans la première péripétie et dont il faudrait fixer le destin : « Mais pour mettre la pièce à sa perfection / L’auteur, à ce défaut, jouera d’invention40 ». Ce qui est fait. En dépit de ces aménagements et de l’aveu de Corneille qui tâche de s’en justifier, ce deuxième épisode n’observe pas la première des règles à respecter pour remporter le succès du jeu dramatique : « choisir des sujets plus répondants au goût de [son] auditoire41 ». Corneille ne se hasardera plus au genre comique.

31L’analyse de l’apparition des jeux, entre acceptions renvoyant à des pratiques concrètes et expressions lexicalisées, au sein du Menteur et sa Suite de Pierre Corneille a donc permis de mettre en lumière certaines tensions à l’œuvre dans ces pièces, en particulier grâce à une focalisation sur le rôle ambivalent qu’y joue le hasard. Oscillant entre agôn et alea, les actions d’hasarder quelque chose ou de se hasarder sont permanentes et engagent tous les protagonistes dans une partie où les enjeux amoureux et sociaux sont de taille. Le vocabulaire des jeux permet aux personnages de verbaliser leurs situations et leurs conditions, de souligner les différentes postures adoptées et pas seulement chez Dorante. Derrière l’importance accordée à la place du hasard au sein de ces deux comédies et à travers la bouche des personnages, ce sont des questions dramaturgiques qui apparaissent : celle, interne, de l’usage du hasard pour remédier aux contraintes des règles théâtrales et celle, externe, qui concerne le choix de revenir au comique qu’effectue Corneille avec ce diptyque. À partir de la thématisation de la prise de risque dans les paratextes du Menteur et sa Suite (et au sein de cette pièce), on mesure mieux comment les défis de Corneille sont, sinon mesurés, du moins préparés. Dans cette perspective, le retour au comique après une suspension de plusieurs années constitue certes une gageure, mais une gageure plutôt soumise à des choix tactiques qu’à l’aléatoire. Corneille met en scène son audace afin de la mettre en valeur alors qu’il ne se hasarde apparemment qu’en connaissance de cause et après avoir étudié le terrain. En somme, il agit en stratège plus qu’en téméraire. Ce qui ne le préserve pas de tous les échecs.

Notes

1 Voir, par exemple, Théodore A. Litman, Les Comédies de Corneille, Paris, Nizet, 1981, p. 203-205 ; ou l’introduction proposée par Jean Serroy à son édition du Menteur et de sa Suite (Paris, Gallimard, « Folio théâtre », 2000, p. 7-34, et en particulier p. 30-34).

2 Roger Caillois, Les Jeux et les hommes. Le masque et le vertige [1958], Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1967, p. 56.

3 Corneille, Le Menteur, éd. G. Peureux, Paris, Le Livre de poche, « Le Théâtre de poche », 2010, p. 64 (Acte II, scène 2, v. 412). Toutes les références à ces deux pièces renvoient à ces éditions. Nous indiquerons dorénavant seulement entre parenthèse l’initiale de la pièce concernée, suivie du numéro de vers.

4 Antoine Furetière, Dictionnaire universel contenant generalement tous les mots françois, tant vieux que modernes […], La Haye, Arnout et Reinier Leers, 1690 : « Hasarder. V. act. Risquer, mettre au hasard. Un homme sage ne doit rien hasarder, ne hasarde que le moins qu’il peut ». La proximité avec la chance est toutefois suggérée par une étymologie possible évoquée juste après les exemples : « Quelques-uns derivent ce mot de alea, comme estant la source de tous les hasards. »

5 Ibid.

6 Voir à ce propos le chapitre II « 1570-1700. De la contestation de la fortune aux hasards », dans le collectif Figures du hasard. L’imaginaire de la contingence en Occident (vol. I « Pour une histoire culturelle de la contingence (xviᵉ-xxiᵉ siècles) », dir. A. Duprat, F. McIntosh-Varjabédian, A.-G. Weber, à paraître en 2023 : https://hasard.hypotheses.org/4050, page consulté le 18 octobre 2021.

7 Pour une analyse d’une expression ludique, également mobilisé en contexte comique, où il est difficile (voire impossible) de déterminer s’il s’agit de renvoyer à des pratiques de jeux effectives ou s’il s’agit d’employer un tour figé, voir l’introduction de Christian Jouhaud à son édition de la comédie-ballet Je vous prends sans vert, Nanterre, Presses universitaires de Paris Nanterre, « Fictions », 2020.

8 Georges Forestier, Esthétique de l’identité dans le théâtre français 1550-1680. Le déguisement et ses avatars, Genève / Paris, Droz / Champion-Slatkine, « Histoire des idées et critique littéraire », 1988, p. 117 et p. 61 pour la précédente.

9 On pourra se reporter ailleurs à la surprise de Cliton face à l’une des ruses de son maître : « Ah ! Monsieur, m’auriez-vous joué ce tour d’adresse ? » (M., acte IV, scène 1, v. 1125) ou à la parenthèse ironique de ce même valet lorsque Géronte se plaint durement du comportement de son fils : « Voici pour votre adresse une assez rude touche » (M., acte V, scène 3, v. 1558).

10 Acte III, scène 5.

11 Mélisse, qui vient de transmettre l’un de ses portraits, richement orné, a effectivement conscience de jouer avec les consignes, ou les règles, que Cléandre lui a donné lorsqu’il lui prescrivait d’apporter de riches présents au prisonnier et de se soucier de combler le sauveur de son frère. C’est ce dont témoignent les vers 1287-1299 de La Suite dans cette même scène 2 de l’acte IV.

12 Il est d’ailleurs étonnant que ces pièces ne figurent pas parmi celles analysées par Milorad R. Margitic dans Cornelian Power Games. Variations on a Theme in Pierre Corneille’s Theatre from Mélite to Polyeucte, Tübingen, G. Narr, « Biblio 17 », 2002.

13 Les données lexicométriques, qu’il s’agit d’enrichir d’analyses plus fines, donnent une idée de cette omniprésence. En effet, sans compter les termes proches et ceux qui sont porteurs du même sème, on trouve 16 occurrences du nom « hasard » ou du verbe « hasarder » dans Le Menteur et, une présence moindre, avec 6 occurrences, dans La Suite.

14 Georges Forestier, Le Théâtre dans le théâtre sur la scène française du xviiᵉ siècle, Genève, Droz, « Histoire des idées et critique littéraire », 1981, notamment p. 333-334.

15 À travers le motif du « hasard », on retrouve ainsi les artifices d’une « dénonciation de la fiction théâtrale » qu’affectionne Corneille selon l’expression employée par Liliane Picciola dans Corneille et la dramaturgie espagnole, Tübingen, G. Narr, « Biblio 17 », 2002, p. 125.

16 Corneille, « Discours de la tragédie », dans Trois discours sur le poème dramatique, dir. B. Louvat-Molozay et M. Escola, Paris, Flammarion, « GF », 1999, p. 121.

17 Le rôle central qu’accorde Molière à cet accessoire quelques décennies plus tard dans Sganarelle ou le Cocu imaginaire, une petite comédie d’inspiration farcesque créée en 1660, est particulièrement représentative de l’usage de ce motif sur la scène comique du xviiᵉ siècle. Voir plus spécifiquement les scènes 1 à 9 de cette pièce : Molière, Sganarelle ou le Cocu imaginaire, Paris, Gallimard, « Folio théâtre », 2004, p. 39-54.

18 Roger Caillois rassemble sous le nom d’agôn différents jeux dont le fonctionnement repose sur un principe de « compétition, c’est-à-dire comme un combat où l’égalité des chances est artificiellement créée pour que les antagonistes s’affrontent dans des conditions idéales, susceptibles de donner une valeur précise et incontestable au triomphe du vainqueur » (Les Jeux et les hommes, op. cit., p. 50).

19 Cette attitude, presque cette philosophie de vie, est exposée explicitement au début de La Suite, lorsque Dorante revient sur les sentiments qu’il a éprouvés pour Lucrèce et assure à Cliton : « Je l’aimais, je te jure, et pour la posséder / Mon amour mille fois voulut tout hasarder » (M., v. 33-34).

20 Antoine Furetière, Dictionnaire universel, op. cit. : « Crouppier, s. m. Celuy qui est associé avec un autre auquel il laisse tenir son jeu, parce qu’il ne sçait pas si bien joüer que luy, ou qui parie pour luy ». On lit également dans la première édition du Dictionnaire de l’Académie française paru en 1694, la définition suivante : « Celuy qui est de part au jeu avec quelqu’un qui tient la carte ou le dé » (https://www.dictionnaire-academie.fr/article/A1C0728-03, page consulté le 18 octobre 2021).

21 Sur le sens de la locution « prendre sur le vert » qui peut évoquer une pratique ludique concrète ou, par abstraction, être une expression pour dire la surprise, voir l’introduction de Christian Jouhaud à son édition de Je vous prends sans vert, op. cit.

22 On retrouve alors l’un des aspects qui prévaut dans le sens spécifique qu’a pris ce nom commun aujourd’hui : « croupier » désigne « dans un casino ou un cercle de jeu, [l’] employé qui tient le jeu, ramasse les mises et paie les gains pour le compte de l’établissement » (Dictionnaire de l’Académie française, 9ᵉ édition, rédaction en cours : https://www.dictionnaire-academie.fr/article/A9C5104, page consulté le 18 octobre 2021).

23 À propos du rôle de Cliton, inspiré du gracioso espagnol, et de son évolution du Menteur à La Suite, voir Liliane Picciola, Corneille et la dramaturgie espagnole, op. cit., p. 104-125.

24 Sur le comédien Jodelet, voir notamment Colette Cosnier, « Jodelet : un acteur du xviiᵉ siècle devenu un type », RHLF, no 3, 1962, p. 329-352.

25 On trouve effectivement à Bisque les définitions suivantes dans le Dictionnaire universel d’Antoine Furetière (op. cit.) : « terme de jeu de paume, est un coup que l’on donne gagné au joüeur qui est le plus foible, pour égaler la partie à cet avantage, & qu’il prend quand il veut une fois en chaque partie. […] On dit proverbialement à un homme sur qui on se vante d’avoir l’avantage en quelque chose que ce soit, qu’on luy donneroit quinze & bisque ».

26 Sur l’importance du jeu de paume en France, et des éléments pour son histoire, voir Jean-Jules Jusserand, Les Sports et jeux d’exercice dans l’ancienne France, Paris / Genève, Champion / Slatkine, 1986, p. 232-265. L’auteur y affirme d’emblée : « le roi des anciens jeux français non militaire fut le jeu de paume » (p. 240).

27 Georges Forestier, « Une dramaturgie de la gageure », RHLF, no 5, 1985, p. 811-819, p. 817.

28 Pierre Corneille, Le Menteur et sa Suite, op. cit., p. 284.

29 La pièce était parue en 1630. Une édition numérique est disponible en ligne : http://www.cervantesvirtual.com/obra-visor/la-verdad-sospechosa--comedia-famosa/html/6b19252f-0e9e-4ffe-b5ec-3f39a38fe17c_2.html, page consulté le 18 octobre 2021.

30 Voir Liliane Picciola, Corneille et la dramaturgie espagnole, op. cit. Son frère, Thomas Corneille, suit également cette perspective : voir Monica Pavesio, « Un phénomène d’adaptation composite : les comédies à l’espagnole de Thomas Corneille », Thomas Corneille (1625-1709). Une dramaturgie virtuose, dir. M. Dufour-Maître, Mont-Saint-Aignan, Presses universitaires de Rouen et du Havre, « Les Corneille », 2014, p. 31-44.

31 Pierre Corneille, Le Menteur et sa Suite, op. cit., p. 284.

32 Ibid.

33 Ibid.

34 « Ceux qui ne voudront me pardonner cette intelligence avec nos ennemis approuveront du moins que je pille chez eux ». L’épître de La Suite du Menteur renchérit : « Je vous avais dit que Le Menteur ne serait pas le dernier emprunt ou larcin que je ferais chez les Espagnols » : Pierre Corneille, Le Menteur et sa Suite, op. cit., p. 284 et 291.

35 Pierre Corneille, Le Menteur et sa Suite, op. cit., p. 289. Comme le relève Nathalie Fournier, Le Menteur fait exception dans la production dramatique de Pierre Corneille : « Il y a très peu d’apartés chez Corneille, sauf dans Le Menteur qui en comporte 74 ; en dehors de ce cas particulier, on a une moyenne de 0,3 aparté par tragédie » (L’Aparté dans le théâtre français du xviiᵉ siècle au xxᵉ siècle. Étude linguistique et dramaturgique, Louvain / Paris, Éditions Peeters, « Bibliothèque de l’information grammaticale », 1991, p. 4, n. 4.

36 Pierre Corneille, Le Menteur et sa Suite, op. cit., p. 291-296.

37 Ibid., p. 296.

38 La Suite du Menteur pourrait alors plutôt être mise en perspective avec la mode de cette forme dramatique dans les premières décennies du xviiᵉ siècle. Voir Hélène Baby, La Tragi-comédie de Corneille à Quinault, Paris, Klincksieck, « Bibliothèque de l’âge classique », 2001.

39 Pierre Corneille, Le Menteur et sa Suite, op. cit., p. 300.

40 Ibid., p. 301.

41 Ibid., p. 291.

Pour citer ce document

Flavie Kerautret, « « Tout mettre au hasard ». Aléatoire et goût du risque dans Le Menteur et sa Suite » dans Corneille : un théâtre où la vie est un jeu,

sous la direction de Liliane Picciola

© Publications numériques du CÉRÉdI, « Revue Corneille présent », n° 1, 2021

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=1214.

Quelques mots à propos de :  Flavie Kerautret

Lycée Gustave Eiffel (93)
EA 1586 (Université Paris Nanterre, CSLF)
Flavie Kerautret, agrégée de Lettres modernes, est docteure en littérature française, chercheuse associée au CSLF de l’Université Paris Nanterre, et actuellement professeure au lycée Gustave Eiffel (93). Elle a soutenu en 2020 une thèse intitulée Le Phénomène « Bruscambille ». Édition, théâtre, actualité, dont une édition remaniée est à paraître chez Classiques Garnier. Ses recherches, qui portent principalement sur les comédies, petites comédies et compléments de spectacle de la fin xviᵉ siècle et du xviiᵉ siècle, se situent au croisement de l’histoire du livre et de l’histoire du théâtre. Ses travaux concernent également les diverses formes et représentations comiques de la première modernité (performances, écrits dits « facétieux », chansons, libelles et écrits polémiques).