Corneille : un théâtre où la vie est un jeu
I. Scène théatrale et parties de jeu

sous la direction de Liliane Picciola

no 1, 2021

À la mémoire de Jean-Claude Guézennec

 

Corneille présent 1/2021

Deuxième partie : Corneille en figure de « preneur » : de nouvelles règles pour des jeux dramaturgiques insolites

Joueur de métier, joueur « primitif » : réflexions sur Clindor, Matamore, et la production du rire dans L’Illusion comique

Tiphaine Pocquet


Texte intégral

1« La vie est un jeu » pourrait faire figure de sous-titre à la pièce de Corneille, L’Illusion comique. En effet, cette pièce présente le jeu sous ses formes d’agôn, alea, mimicry et ilinx, selon la terminologie établie par Roger Caillois1. Si la question du jeu comme rôle ou faire-semblant est au cœur de cette pièce, et a été bien étudiée par les chercheurs, il nous semble intéressant de la reconsidérer en partant plutôt du jeu stratégique et agonistique joué par les différents personnages. À ceux qui jouent, hasardent leur vie et leur destin, comme Clindor, Isabelle ou Lyse, s’oppose le personnage du Matamore, qui fuit les confrontations, craint le hasard et refuse la scission entre rôle et personne fondatrice de la mimicry. Comment comprendre cette impossibilité du jeu chez Matamore, de quel « reste » archaïque serait-il ainsi l’incarnation ?

Clindor, de l’agôn à la mimicry, un parcours d’heureuse fortune

2L’agôn amoureux est au centre de l’action des « spectres » montrés dans la grotte par le magicien. Les intérêts amoureux concurrents dans la pièce donnent ainsi lieu à des rivalités dont l’objet commun est Isabelle. Les personnages d’Adraste ou Lyse mettent en place des stratégies complexes dont les dessous sont parfois livrés à la vue du spectateur. Le plan d’Adraste jaloux pour meurtrir et rouer de coups Clindor, son rival amoureux, est partiellement annoncé à la fin de l’acte II, dans l’échange avec Lyse. Mais cette rivalité donne lieu à un agôn concret sur la scène : un duel qui débouche sur la mort d’Adraste et l’emprisonnement de Clindor. Notons cependant que, dans ce duel, Clindor joue à la loyale quand Adraste arrive sur la scène accompagné d’une « troupe brigande » : une traîtrise aux règles du duel par un Adraste qui méprise ouvertement son rival, ce que ne manque pas de souligner Clindor. Les femmes ne sont pas en reste. Un projet d’évasion est monté par Lyse et discuté avec Isabelle et le geôlier à l’acte IV. Lyse ourdit donc deux plans amoureux visant à réduire puis sauver l’homme qu’elle aime. La décision de suivre Clindor est présentée par Isabelle comme un pari2, ce que confirmera la pièce dans la pièce à l’acte V. Isabelle y joue Hippolyte et réaffirme avoir tout hasardé pour l’homme qu’elle a suivi3, rejouant ainsi la femme audacieuse qu’elle a été à l’acte IV.

3Les actions de Clindor, au contraire, ne sont ni annoncées ni planifiées, ce qui fait de ce personnage un joueur plus imprévisible que les autres, notamment dans son revirement amoureux de Lyse à Isabelle4 qui préfigure celui de Théagène, le personnage joué à l’acte V. Cette différence tient sans doute au parcours social du personnage. Fils échappé à l’autorité d’un père, son errance est décrite à travers un récit imagé d’Alcandre, le magicien qui vient en aide à Pridamant à l’acte I, et qui en fait un véritable héros picaresque5. Clindor exerce en effets divers métiers en province puis à Paris. La grande ville semble le lieu par excellence des petits métiers : secrétaire, clerc de notaire puis rimeur, vendeur de chansons, et écrivailleur de romans. Les activités de Clindor sont pour la plupart liées à la parole et à l’écriture. L’une dénote cependant :

Devant Saint Innocent, il se fit Secrétaire
Après montant d’état, il fut Clerc d’un Notaire ;
Ennuyé de la plume, il la quitta soudain
Et dans l’Académie il joua de la main6.

4Les académies sont des lieux publics qui reçoivent toutes sortes de joueurs (y compris ceux qui jouent à des jeux défendus), à ce titre elles sont contrôlées7. L’expression « jouer de la main » peut signifier jouer un jeu qui sollicite les mains (cartes ou dés) mais elle peut aussi évoquer l’expression donnée par Furetière de « jouer de la griffe », c’est-à-dire voler8. Le cloître de Saint Innocent se trouve près des Halles et Paris est par excellence la ville du jeu et de la tromperie9.

5L’hypothèse d’un Clindor tricheur au jeu peut être étayée par la mention d’un vol fondateur dans la « carrière » du jeune homme, celui de son père Pridamant. Alcandre le souligne, faisant de Clindor une figure de fils prodigue : « Il vous prit quelque argent, mais ce petit butin / A peine lui dura du soir jusqu’au matin10. » Le récit du magicien décrit ensuite des activités conduisant le fils de Pridamant à trafiquer des chapelets de baume et vendre du « Mithridate en maître Opérateur11 ». Le charlatanisme et la ruse inscrivent ainsi les actions du héros dans une constellation pour le moins douteuse. Même son service auprès de Matamore est encore un moyen d’« attraper des pistoles12 » en dupant. Enfin, à l’acte V, il (ou plutôt son personnage) « vole » finalement la femme de son protecteur Florilame, et délaisse Hippolyte son épouse13. Ainsi la tromperie dans le jeu redouble et annonce la tromperie à l’égard du maître, puis celle, jouée, à l’égard de l’épouse à l’acte V.

6La trajectoire de Clindor, allant du vol, de la tromperie, au duel et au meurtre, n’est pas sans évoquer certains profils, connus au xviie siècle, de fils de famille issus de la bourgeoisie aisée, pour lesquels les jeux d’argent s’inscrivent dans une attitude globale de révolte contre les autorités familiales14. Mais cette attitude risque cependant d’entacher l’honneur du personnage15, comme le suggère le magicien en préambule de sa tirade qui condamne assez explicitement ces activités : « Toutes ses actions ne vous font pas honneur16 ». Corneille d’une certaine manière prend acte de ce déshonneur problématique pour son héros, risquant de devenir moralement trop condamnable, et il amende le vers qui mentionne le vol au jeu en le remplaçant en 1644 par le vers suivant : « Et fit danser un singe au faubourg Saint-Germain17 ».

7Pourtant, le jeu voleur, en ce qu’il participe d’une mise en crise plus globale d’une autorité paternelle elle-même tyrannique18, peut être lu à nouveaux frais. Car le jeu est aussi une étape, peut-être nécessaire, au creusement d’une liberté de fils ; c’est ce que confirme le parcours de Clindor qui le mène de l’agôn tricheur à la mimicry, en passant par l’apprentissage de l’agôn loyal face à Adraste. Ce dernier combat est déjà une étape qui tranche sur les arrangements déshonorants et trompeurs caractérisant la jeunesse du personnage. La fuite de Matamore au moment où arrive Adraste ne souligne que davantage la bravoure de Clindor qui s’expose. C’est ce que souligne également le lexique tragique de sa dernière réplique à l’acte III qui participe de son grandissement19.

8Enfin, le joueur trompeur et voleur, décrit à l’acte I, devient, à la fin de la pièce, un joueur de métier, un comédien, dont le savoir-faire repose sur une distinction entre son rôle et sa personne (« sans prendre intérêt en pas un de leur rôle20 » explique Alcandre à Pridamant lorsqu’il présente la petite troupe de théâtre à laquelle appartient Clindor21). À la fin de la pièce, on le voit payé honorablement pour son talent, sa « fortune » éclate aux yeux du magicien et finalement de son père lui-même. C’est ce que signale ironiquement la première réplique d’Alcandre lorsque Pridamant croit son fils mort et n’a pas encore découvert qu’il est devenu comédien : « Ainsi de notre espoir la fortune se joue, / Tout s’élève, ou d’abaisse au branle de sa roue22. » Le topos des revers et des aléas de fortune est bien peu consolant pour un père en deuil et se trouve renversé plus loin, dans les derniers vers d’Alcandre : « Et ne vous plaignez plus de sa bonne fortune. » En passant de l’indéfini au possessif, la fortune devient une situation personnelle fruit d’une providence ou d’un sort autant que d’une action singulière. La mention, quelques vers plus avant, des bonnes rentes du théâtre, remobilise le sens financier de cette fortune. Cette fortune vient couronner l’heureux joueur qu’est Clindor dont le succès trouve son miroir dans l’art du dramaturge lui-même.

Un « coup d’adresse » ou un trait d’art de l’auteur ?

9Dans son « Épître dédicatoire », écrite en 1639 et corrigée en 1644, Corneille commente en effet son cinquième acte et le trop de conformité entre l’histoire jouée par Clindor et Isabelle et la leur (de l’acte II à IV). Il évoque alors un « coup d’adresse » du dramaturge23. L’expression n’est pas sans évoquer les jeux d’adresse à la mode, comme le jeu de paume, le billard ou le mail. Quelques années plus tard, dans son « Examen » de la pièce, il transformera la formule en « trait d’art ». Ce que le jeune dramaturge des années 1630-1640 hasarde encore, devient art concerté pour le vieux Corneille qui relit ses succès et les intègre dans sa poétique tardive. L’aléa du « coup » laisse donc très vite place au « trait d’Art » concerté et savamment orchestré. S’ajoute à cela le verbe « hasarder24 » employé au sujet de la publication de sa pièce fautive en 1639, à la fin de l’Épître, mais également dans l’« Examen » de 1660 :

Tout cela cousu ensemble fait une comédie dont l’action n’a pour durée que celle de sa représentation, mais sur quoi il ne serait pas sûr de prendre exemple. Les caprices de cette nature ne se hasardent qu’une fois ; et quand l’original aurait passé pour merveilleux, la copie n’en peut jamais rien valoir25.

10Si le caprice signifie le dérèglement d’esprit selon Furetière, il désigne aussi des pièces de poésie, musique ou peinture qui réussissent plutôt « par la force du génie, que par l’observation des règles de l’art et qui n’ont aucun nom certain ». Le caprice tient ici à l’ambiguïté générique de cet étrange monstre composé de comédie, tragi-comédie et tragédie, que l’on serait bien en peine de classer sous un nom unique. L’audace du dramaturge est présentée, en fonction des époques et des regards adoptés (celui de l’auteur de la dédicace de 1639, ou celui du critique tardif de 1660) tantôt comme une fantaisie géniale, tantôt comme un trait d’art. Corneille rêve donc le dramaturge de L’Illusion comique à partir de deux éthos : le joueur audacieux en alerte de la merveille, et le trompeur dont la dispositio pleine d’artifices vient créer le doute sur la nature de l’acte V26.

11Georges Forestier parle justement au sujet du théâtre de Corneille d’un goût de la « gageure » manifestée pour L’Illusion comique par l’ambiguïté générique27. Mais il va plus loin, lorsqu’il affirme que le pari cornélien repose surtout sur le choix d’un fanfaron désigné comme tel dans une structure d’avant-garde que serait le théâtre dans le théâtre. Cette désignation par l’enchâssement permettrait une « distanciation » du spectateur. Mais quelle audace peut porter un personnage aussi éculé que le personnage du capitan fanfaron et que peut-on hasarder de neuf avec ce rôle ?

Le type du Matamore : la menace de celui qui ne joue pas ?

12Au trajet de succès chez Clindor s’oppose celui de Matamore qui se distingue par son échec dans toute démarche de planification. Ses petits stratagèmes peinent à dissimuler son absence totale d’action efficace sur le plan amoureux. Ainsi à la scène 4 de l’acte II, alors qu’il est en dialogue avec Isabelle, un page le rappelle ailleurs au sujet d’un billet de maîtresse énamourée qu’il faudrait congédier. Ce subterfuge de jalousie, dont la mise en scène est éventée dès la scène suivante par Clindor, vaut au Matamore le qualificatif de « fou » donné par Isabelle. Mais quelle est justement la nature de cette folie ?

13Personnage de la réaction, le Matamore fuit tous les agôns, en particulier les affrontements physiques qui le menacent constamment. Il se réfugie dans l’enflure verbale et l’exposé hyperbolique de ses exploits, quand il ne se retire pas simplement de la scène, par la fuite, ou la cachette qui rythment toutes ses apparitions28. Lors de sa dernière apparition par exemple, à la scène 4 de l’acte IV, il fuit de nouveau les valets de Géronte avec ces mots : « un sot les attendrait29 ». Cette figure du fou, du sot ou du grotesque30 ne manque pas d’accompagner le Matamore et de le définir partout où il passe. Un des aspects de cette folie tient peut-être au « personnage31 » que Matamore joue et que les évènements et les actions démentent sans cesse. Loin de marquer l’écart, ce dernier « adhère » à son personnage d’amoureux ou de brave à tel point qu’il est un des rares qui ne devienne jamais comédien de profession, c’est-à-dire qu’il ne fait jamais de la division entre son rôle et sa personne un métier.

14Ainsi paradoxalement Matamore ne joue pas parce que, d’une certaine façon, il ne quitte jamais l’espace-temps particulier du jeu pour revenir à la « réalité ». Significativement, il disparaît de scène à la fin de l’acte IV et ne revient pas comme comédien à l’acte V. Corneille s’attarde longuement sur ce personnage dans son « Examen » :

Il y en a même un qui n’a d’être que dans l’imagination, inventé exprès pour faire rire, et dont il ne se trouve point d’original parmi les hommes. C’est un Capitan qui soutient assez son caractère de fanfaron pour me permettre de croire qu’on en trouvera peu, dans quelque langue que ce soit, qui s’en acquittent mieux32.

15Ce personnage qui ne joue pas et ne renvoie à aucune expérience réelle d’homme est-il alors à exclure du personnel humain pour se voir réduit au rang de pure créature théâtrale tenue à distance par les miroirs de la mise en abyme ?

16Du point de vue poétique, le choix de réemployer le personnage du Matamore, qui a fait en partie le succès de L’Illusion comique, tranche sur les déclarations précédentes de Corneille lorsqu’il défendait sa comédie d’un genre nouveau : Mélite. Elle fut représentée en 1629, et Corneille précise dans l’« Examen » de 1660 que la nouveauté de cette pièce tient au fait qu’« on n’avait jamais vu jusque-là, que la comédie fit rire sans personnages ridicules, tels que les valets bouffons, les parasites, les capitans, les docteurs, etc.33 » Choisir un capitan ridicule en 1636 a donc quelque chose d’un retour en arrière pour l’auteur. Le Capitan est en effet un type comique emprunté la tradition de la comédie antique (celle du miles gloriosus de Plaute), italienne (le capitan de la commedia dell’arte) ou encore du tueur de Maures espagnol. Le type du soldat fanfaron est également décliné sous le nom de Rodomont et se retrouve fréquemment dans la comédie et la tragi-comédie des années 163034. Son introduction par Corneille dans une structure novatrice de théâtre dans le théâtre semble ainsi quelque peu archaïque, même si Corneille s’en défend en réaffirmant la singularité de son capitan sur l’ensemble des versions étrangères de ce type (c’est peut-être ce que signifie la mention de l’incise « dans quelque langue que ce soit » de l’« Examen »)

17Sur un très grand nombre de sources, Corneille a très probablement eu connaissance des Rodomontades espagnoles. Les plus connues sont celles publiées par Nicolas Baudouin, ce texte a été publié dix-huit fois dont six exemplaires à Rouen35, vers 1630, tantôt dans des éditions bilingues, français-espagnol, tantôt en français seulement. Et certaines enflures du discours du Matamore cornélien sont directement empruntées à Rodomont. Ce dernier est une caricature visible du soldat espagnol vantard et bravache. Selon Alexandre Cioranescu, le texte des rodomontades « fait preuve en même temps du sentiment rien moins qu’amical que la France nourrissait envers ses voisins du Sud au lendemain des guerres de la Ligue, et à la veille des nouveaux conflits qui allaient éclater36 ». Plus généralement, l’usage du Matamore dans la comédie des années 1630 fait ainsi revenir sur scène le spectre des conflits franco-espagnols37.

18Pourtant chez Corneille, le Matamore ne semble pas faire référence directement à la figure de l’espagnol ennemi38. Hélène Merlin-Kajman propose une autre lecture politique qui fait du Matamore une figure du guerrier, évoquant au spectateur les guerres civiles de religion à peine achevées. Il renverrait ainsi plus particulièrement au modèle du guerrier zélé, qui est un combattant qui adhère pleinement, sans reste, à la cause qu’il défend. Ce modèle d’adhésion du particulier au public se trouve dépassé, à la fin du xvie siècle, par un nouveau modèle de subjectivation hérité de l’Édit de Nantes, dans lequel l’homme public et l’homme privé sont deux, pour paraphraser la célèbre formule de Montaigne39. Plus qu’une évocation historique précise, le Matamore serait donc la figure d’un certain mode de rapport à soi, renvoyant à une forme déjà ancienne, pour ne pas dire « primitive », d’identification de soi à soi. En somme, le Matamore serait la figure d’un guerrier qui ne joue pas.

Matamore / Matador : les vertiges du joueur « primitif »

19Il est temps de considérer ce que cet adjectif polémique de « primitif » peut recouvrir. Si Matamore est incapable de mimicry, son attitude peut être rapprochée de ce que Roger Caillois nomme l’ilinx : un jeu qui poursuit le vertige et qui consiste à « détruire pour un instant la stabilité de la perception et d’infliger à la conscience lucide une sorte de panique voluptueuse. Dans tous les cas, il s’agit d’accéder à une sorte de spasme, de transe ou d’étourdissement qui anéantit la réalité avec une souveraine brusquerie40 ». Cet état serait caractéristique, selon Roger Caillois, des sociétés primitives, qu’il nomme sociétés à « tohu bohu41 ». Elles sont marquées par l’importance du masque dans les fêtes et les cérémonies, masque dont la fonction est de faire peur et d’avoir peur. Ce dernier donne parfois lieu à un phénomène de possession dans laquelle l’officiant s’oublie dans ce vertige de l’ilinx42.

20Or au sein d’un personnel dramatique qui compte plutôt sur la chance et la stratégie pour changer de fortune, Matamore pourrait figurer ce « primitif ». Il est ferment de désordre sur la scène, mais le vertige de l’ilinx, chez lui, est avant tout verbal43 ; il se manifeste dans l’abondance et l’exagération constante de sa parole. À la scène 4 de l’acte III par exemple, Matamore, après avoir été repoussé par Géronte, le père d’Isabelle, énumère sur huit vers44 les parties de la demeure de Géronte qu’il risque de détruire s’il laisse libre cours à sa violence, incluant aussi bien des éléments architecturaux essentiels au bâti, des pièces, que des éléments intérieurs. Ce « désordre » évoqué par Matamore fait voir l’intériorité de la demeure symboliquement éventrée, et témoigne de la violence potentielle et de la force de destruction de ce vertige verbal45.

21Rôle type, il n’est que masque et jamais il ne revient au visage caché sous le rôle. Significativement, son unique monologue, à la scène 7 de l’acte III, n’est pas un lieu de dévoilement. Dans un étrange paradoxe, il y affirme sa terreur (« De deux mille ans et plus, je ne tremblai si fort »), mais toujours en même temps sa bravoure (« Que le courage expose à d’étranges dangers46 »). Son émotion principale au fil des scènes est bien la peur. Moteur principal de ses sorties de scène, elle motive bien des stratagèmes, des actions et des inventions verbales. Elle rejoue une peur plus fondamentale, celle de la mort, pour un personnage dont le nom et son signifiant portent déjà trace de cette hantise. La tradition veut pourtant que ce personnage bravache affirme sa supériorité jusque sur les Enfers, et qu’il puisse faire trembler Pluton lui-même47. Chez Corneille, au contraire, aucune allusion à cette victoire hyperbolique, la mort semble ramenée à une matérialité toute sensorielle par le monologue de Matamore : celle du corps qui frissonne, se glace avant de se déglacer. Elle ouvre d’ailleurs la voie à une autre matérialité, celle du corps affamé, à la scène 4 de l’acte IV. Un comédien comme Denis Podalydès a rapproché la figure de Matamore du Matador48, tous deux frayant avec un ennemi mortel :

Matamore dissimule et révèle à la fois sa peur. La peur est sa passion ; elle le dévore, le détruit ; il la cherche, la provoque, s’y consacre tout entier. Cette bascule résolue dans l’imaginaire, vol plané, saut de l’ange dans l’intégrale fantaisie, prétexte ordinaire au déchaînement comique, à la rodomontade, cette plongée farcesque, je la prenais très au sérieux. Attitude de fuite devant le réel sombre et décevant. Conséquence d’un effroi primitif et consubstantiel. Désir de trouver la juste parade. Je n’y voyais rien de gratuit, rien d’avantageux. Un désarroi métamorphosé en geste49.

22Ce geste du Matador, est précisé plus loin :

La peur est au principe du personnage. C’est la peur qu’il torée de ses grandes répliques, fulgurantes, avantageuses, profondément timides et désarçonnées. C’est un centaure, taureau et toréro, chargeant lui-même et lui-même se perdant dans les plis de ses figures50.

23Cette lecture mélancolique en dit sans doute autant sur le comédien qui l’incarna, dans la mise en scène de Galin Stoev en 2010, que sur le personnage de Corneille. Selon Denis Podalydès, la parole du personnage est l’équivalent d’une tauromachie qui parade et charge. Si le taureau n’apparaît pas dans les répliques de Matamore, l’image du cheval sauvage en revanche est bien convoquée par l’évocation de Bucéphale pour métaphoriser sa peur domptée et qui en vient à trembler sous lui :

Lyse
Oui, vous tremblez, la vôtre [la peur] est sans égale.

Matamore
Parce qu’elle a bon pas, j’en fais mon Bucéphale,
Lorsque je la domptai je lui fis cette loi,
Et depuis quand je marche elle tremble sous moi51.

24La peur n’est donc plus en lui, mais sous lui, la figure héroïque d’Alexandre et sa monture ne servant ici qu’à imager un combat tout intérieur dans lequel l’ennemi est en soi, tenu en bride par l’imagination créatrice. À la question : « Que reste-t-il du Matamore une fois la pièce finie ? », Denis Podalydès répond : « Un deuil accompli. Le souvenir d’avoir beaucoup ri et curieusement ce souvenir est chargé de tristesse. Ou le souvenir d’avoir beaucoup pleuré, et ce souvenir est pourtant plein de charme ». Ce deuil est-il celui du comédien ou bien du spectateur ? Toujours est-il que pour Corneille, la chose est claire, Matamore est l’agent du comique (il règne sans partage sur la scène dans les actes II et III qui sont le moment de comédie de la pièce). Mais le commentaire du comédien sociétaire nous rend sensible à une autre dimension du personnage. Il nous semble que ce personnage de Matamore, en lutte avec sa peur, nous met ainsi au contact, nous spectateur, d’une zone lointaine, proche de la première enfance et d’un certain rapport au monde et à soi, pris entre la fusion et la différenciation52. Que faire alors de ce rire attaché au personnage ?

Rire de la peur de l’agôn ?

25Au moment d’affecter sa pièce à une catégorie problématique, Corneille mentionne la présence du Matamore comme élément presque définitoire du genre comique. Pour les spectateurs de 1636, la distribution parle d’elle-même. En 1635, Montdory recrute l’acteur Jornain, dit Bellemore, spécialisé dans l’emploi du fanfaron qui vient combler opportunément le vide laissé par l’acteur comique Jodelet, passé à l’Hôtel de Bourgogne. Corneille écrit vraisemblablement le rôle pour lui et le spectateur venant voir Bellemore est tout (pré)disposé à rire. Et de « Matamore » à « Bellemore », le jeu du signifiant semble aisément suggérer la transmutation d’une peur morbide en plaisir et en rire par l’incarnation scénique.

26Par ailleurs, ce personnage est un véritable creuset, d’où vont sortir bien d’autres personnages cornéliens. Un vers : « Le seul bruit de mon nom renverse les murailles53 » et le Matamore devient une figuration comique et légère d’un Comte à venir dans Le Cid. Ce dernier s’identifiera aussi tout entier à l’offense reçue, et fera revenir plus concrètement encore la menace des guerriers zélés. Mais à Clindor qui veut le tuer, à la scène 9 de l’acte III, Matamore refuse pourtant le duel, fuyant encore une fois un agôn à la loyale, que Clindor se risquera à pratiquer contre Adraste. Matamore préfère alors se draper dans la posture du souverain clément dont la magnanimité évoque pour nous Auguste, à venir dans Cinna54. On le retrouve jusque dans l’acclamation donnée par l’univers entier à sa générosité excessive, ou encore son invitation à vivre content sous une loi nouvelle. Isabelle salue également les « bons amis » que sont devenus Matamore et Clindor. Cette scène est burlesque, car le dépit amoureux se transforme en générosité, après la menace de mort proférée par Clindor, quand le pardon d’Auguste interviendra face à des ennemis défaits et à sa merci. La scène peut faire rire le spectateur jusque dans le baiser final des amants commandé par Matamore, mais ce dernier est aux ordres de Clindor, grand ordonnateur de cet ultime jeu de rôles55. Et pour Matamore, il ne s’agit que d’un nouveau masque (le souverain clément) mis sur un autre (le masque de l’amoureux offensé et du maître vengeur).

27Nous avons montré par ailleurs que la présence fréquente de ces souverains qui oublient et pardonnent dans le théâtre cornélien s’inscrit dans une époque d’après-guerre, celle des guerres civiles de religion, qui se rejouent jusqu’en 1629 avec la prise de La Rochelle56. Le politique administre difficilement la mémoire de ces conflits récents qui ont déchiré la communauté. Les lois d’oubli signées par Henri IV en 1598 (selon l’article I de l’Édit de Nantes : « la mémoire de toutes choses passées […] demeurera éteinte et assoupie ; comme de chose non advenue ») se trouvent rejouées et relancées dans le topos du prince clément et oublieux au théâtre. Que Matamore prenne ce masque de la clémence et de l’oubli, signale la plasticité de ce personnage, faisant revenir le fantôme du guerrier zélé, autant que celui du souverain pacificateur.

28Il semble donc que si Matamore ou Rodomont incarnent, sur la scène du début xviie siècle, cette menace du guerrier incontrôlable, ils purgent également le spectateur de sa peur, par la dimension éminemment comique et labile de leurs apparitions. Le Matamore serait une figure archaïque et fantomatique, tant du point de vue de la tradition littéraire, que du contexte historique, ou plus largement d’un fond ethnologique. Loin de susciter chez le spectateur la peur, si présente chez lui pourtant, il nous permet au contraire de jouer avec cette peur, de l’entendre et de nous tenir à distance pour en rire, non sans mélancolie peut-être.

29Ce que semble donc montrer ce rôle type du Matamore c’est le danger, toujours accompagné d’un frisson de plaisir, que représente celui qui ne joue pas le jeu, ni au sens de l’agôn ni au sens de la mimicry, au milieu d’une communauté ludique : danger d’une menace zélée et querelleuse qui fait retour, danger d’une société dans laquelle le masque fait lien ; mais aussi plaisir, parce qu’il renvoie à un état « primitif » de l’ilinx, à une joie du verbe et du corps burlesque, de l’inventivité foutraque et rêveuse. Cette force de convocation et de conjuration par le rire permet peut-être de comprendre le retour de ce personnage dans la production du temps. Il a en effet une existence propre. Un peu à la manière de certains de nos super-héros d’aujourd’hui, il revient toujours sur le devant la scène. Dans le théâtre cornélien, il montre la capacité de ce dernier à jouer avec les spectres du passé pour mieux les désarmer de leur puissance mortifère, par le rire et le plaisir.

Notes

1 Roger Caillois, Les Jeux et les hommes. Le masque et le vertige, Paris, Gallimard, 1958.

2 « Sur un gage si beau j’ose tout hasarder », Corneille, L’Illusion comique, dans Œuvres complètes (désormais OC), t. I, éd. G. Couton, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1980, v. 1315.

3 « Je t’aime et mon amour m’a fait tout hasarder », ibid., v. 1431

4 Lyse se perçoit ainsi comme le « jouet amoureux de Clindor », ibid, v. 826.

5 Pour une analyse détaillée de cette tirade, on renvoie à l’article d’Antoine Soare, « Sur un passage mal éclairé de L’Illusion comique : les métiers de Clindor dans le récit d’Alcandre. », dans Les Arts du spectacle au théâtre (1550-1700), dir. M. F. Wagner et C. Le Brun-Gouanvic, Paris, Honoré Champion, 2001, p. 109-141.

6 Corneille, op. cit., v. 173-177

7 « Académie se dit abusivement du berlan (brelan), ou des lieux publics où l’on reçoit toutes sortes de personnes à jouer aux dés et aux cartes, ou à d’autres jeux défendus » (Furetière, Dictionnaire universel, 1690).

8 « On dit qu’un homme est parent du Roi David, qu’il joue de la harpe, ou qu’il joue de la poche, qu’il joue de la griffe, pour dire, qu’il est sujet à dérober ce qu’il trouve », ibid.

9 Dans Le Menteur, c’est ce que suggère Cliton au provincial Dorante qui a, lui aussi, exercé divers métiers avant d’arriver dans la capitale : « Paris est un grand lieu, plein de marchands mêlés ». La largesse y est nécessaire, mâtinée de ruse : « La façon de donner vaut mieux que ce qu’on donne / L’un perd exprès au jeu son présent déguisé / L’autre oublie un bijou qu’on aurait refusé », il s’agit là d’une manière de donner pour éviter tout refus. Corneille, Le Menteur, dans OC, éd. citée, t. II, v. 72 et v. 90-92.

10 Corneille, L’Illusion comique, dans OC, éd. citée, v. 167-168.

11 Ibid., v. 182-183.

12 Ibid., v. 198.

13 « Il t’a comblé de biens, tu lui voles son âme », ibid., v. 1481.

14 Elisabeth Belmas, Jouer autrefois : essai sur le jeu dans la France moderne (xvie-xviiie siècle), Seyssel, Champ Vallon, 2006. Voir le chapitre sur les enfants de famille.

15 Cette question de l’honneur bafoué rapproche encore Clindor de Dorante, que, dans Le Menteur, son père tance à l’acte V et menace de mort, pour s’être joué de lui en lui faisant récit de son faux mariage à Poitiers.

16 Corneille, L’Illusion comique, dans OC, éd. citée, v. 164.

17 Voir à ce sujet l’édition que donne R. Garapon de la pièce, Paris, STFM, [1957] 2001.

18 Ce que reconnaît d’ailleurs Pridamant « mes traitements trop rudes », v. 22 « Je croyais le réduire à force de punir, / Et ma sévérité ne fit que le bannir », L’Illusion comique, dans OC, éd. citée, v. 27-28.

19 « Hélas, je cède au nombre ! Adieu, chère Isabelle ! / Je tombe au précipice où mon destin m’appelle. », L’Illusion comique, dans OC, éd. citée, v. 973-974.

20 Ibid., v. 1758.

21 Selon une autre hypothèse, développée notamment par L. Picciola dans son édition de la pièce, Clindor serait en représentation dès l’acte II et sortirait de son rôle au moment où on le voit compter sa recette avec sa troupe. On renvoie à la partie : « Des incertaines limites de la représentation intérieure » et « Les indices du théâtre dans les trois actes centraux : un triple enchâssement ? » de son introduction, Théâtre, Corneille, t. II, Paris, Classiques Garnier, 2017, p. 387-392. Si Clindor est acteur, et pourquoi pas auteur de théâtre dès l’acte II comme L. Picciola le suggère, cet agôn avec Adraste serait alors un jeu comparable à une partie de paume, ou un jeu de cartes, dont les règles et le déroulé auraient été fixés au préalable. Adraste « fait le mort », « se couche » et Clindor emporte la levée.

22 L’Illusion comique, dans OC, éd. citée, v. 1725-1726.

23 « […] ces Messieurs n’entendant pas assez la finesse du Théâtre, attribuent cette conformité à peu d’invention, quoi qu’elle ne soit qu’un coup d’adresse. Il fallait que le père de Clindor à qui le magicien fait voir la Vie de son fils fût conduit par cet artifice dans une véritable douleur, afin que, après avoir reconnu la tromperie, sa surprise fût plus grande, et son retour du déplaisir à la joie plus agréable », Corneille, op. cit., notes, p. 1427. Cette mention de l’acte V disparaît de l’épître à partir de 1657 et se verra réemployée dans l’« Examen » de la pièce en 1660.

24 « Cela m’apprendra à ne hasarder plus de pièces à l’impression durant mon absence », Corneille, « Épître dédicatoire », op. cit., p. 614.

25 Corneille, L’Illusion comique, dans OC, éd. citée, p. 615.

26 Il s’agit en effet d’« abuser » le père de Clindor (« Examen »), ou encore de le tromper dans l’Épître de 1644. Or le spectateur interne qu’est Pridamant est aussi une image de notre position spectatrice. Elle nous conduira, en fonction des choix de mises en scène, à être également dupes de la machinerie cornélienne (en ne voyant pas la troisième illusion qui se déploie à partir de l’acte V notamment).

27 « Ainsi Montdory disposait d’une nouvelle “comédie des comédiens” au moment où il venait de reconstituer sa troupe, Bellemore avait son rôle, et Corneille, loin de se renier, satisfaisait son goût de la gageure en composant cet “étrange monstre” », Georges Forestier, « Une dramaturgie de la gageure », Revue d’Histoire Littéraire de la France, no 5, 1985, p. 818.

28 Ainsi à la scène 2 de l’acte II, il fuit Adraste ; à la scène 4 de l’acte III, il fuit les gens de Géronte, père d’Isabelle, qu’il croit voir arriver sur scène  ; à la scène 8 de l’acte III, il se cache pour écouter Clindor et Isabelle  ; à la scène 11 de l’acte III, il fuit et se cache pour éviter la fureur d’Adraste.

29 Corneille, L’Illusion comique, dans OC, éd. citée, v. 1203.

30 C’est l’adjectif qu’emploie Géronte à la scène 3 de l’acte III pour qualifier le récit servi par le Matamore. Il mentionne également sa « sottise », v. 721. Lyse parle du « prince des fous », v. 568.

31 Comme le suggère Clindor : « Jugez plutôt par là, l’humeur du personnage », L’Illusion comique, dans OC, éd. citée, v. 477.

32 « Examen », op. cit., p. 614.

33 « Examen », op. cit., p. 6. Corneille a assez peu recours au type, on pourrait citer cependant la nourrice (dans Mélite et La Veuve par exemple). Au sujet de Mélite, il parle également d’un « coup d’essai » (op. cit., p. 5) et de la surprise que fut son succès, preuve que ce vocabulaire du jeu de hasard lui était familier.

34 Voir l’article de Hélène Baby sur ce sujet, « Le capitan dans la comédie et la tragi-comédie françaises (1630-1640) : les enseignements génériques d’un type », Littératures classiques, 2007/2 (no 63), p. 71-84. URL : https://www.cairn.info/revue-litteratures-classiques1-2007-2-page-71.htm, page consultée le 18 octobre 2021. Voir également L. Picciola, « Une pièce pour Matamore », Introduction, L’Illusion comique, op. cit., p. 365-369.

35 L’article d’Alexandre Cioranescu les répertorie toutes dans « “Les Rodomontades espagnoles” de N. Baudouin », Bulletin hispanique, 1937, 39-4, p. 339-355, URL : www.persee.fr/doc/hispa_0007-4640_1937_num_39_4_2781, page consultée le 18 octobre 2021.

36 Art. cité, p. 339. H. Baby explique également : « Sur la scène française des années Richelieu, la guerre contre l’Espagne favorise à Paris l’implantation du Matamore, soldat espagnol dont la lâcheté, emblématique de celle de l’armée ennemie, doit rassurer le soldat français et le pousser à la victoire. »

37 Selon H. Baby, c’est une des différences de la comédie et de la tragi-comédie dans leur emploi du Matamore.

38 C’est la différence avec André Mareschal qui donne sa version du personnage en 1640 dans Le Véritable Capitan Matamore et fait explicitement le lien dans son « Avertissement » : « Mais ce qu’il y a de plus remarquable, c’est que la Comédie comme je l’ai ajustée en son sujet, est du jour même qu’on la joue, au moins tant que la guerre durera entre les deux Couronnes de France et d’Espagne. », Le Véritable Capitan Matamore, comédie représentée sur le théâtre royal du Marais, imitée de Plaute, Paris, Quinet, 1640, n. p.

39 Voir l’article de Hélène Merlin-Kajman, « La “scène publique” dans L’Illusion comique et dans Le Cid. Fanfaronnades et bravades », Littératures, no 45, automne 2001. Elle parle d’« une subjectivation divisée, qui joue sur une scène donnée le rôle approprié requis par la situation, sans s’y engager intégralement » p. 55. Elle rapproche Matamore du personnage du Comte dans Le Cid, en ce qu’ils sont deux zélés, entièrement confondus avec leur rôle ou leur paraître. Dans son analyse, elle s’appuie entre autres sur les propos d’un commentateur du xixe siècle qui explique l’engouement pour Matamore par des raisons historiques : « [A]joutez la situation des esprits échauffés par la lecture des romans de chevalerie français et espagnols, la licence et le désordre introduits par les guerres civiles et que les ordonnances les plus sévères eurent beaucoup de peine à réprimer. La France fourmillait de Rodomont, Georges Scudéry, La Calprenède, Cyrano n’avaient-ils pas quelques droits à ce titre ! Il ne fallait rien moins qu’un portrait aussi chargé que celui du Matamore, pour purger la France de ce ridicule » (M. Hippolyte Lucas, Histoire philosophique et littéraire du Théâtre français depuis son origine jusqu’à nos jours, Paris, Charles Gosselin, 1843, p. 41-42).

40 R. Caillois, op. cit., p. 68.

41 Les sociétés primitives que je nommerai plutôt les sociétés à tohu-bohu, qu’elles soient australiennes, américaines, africaines, sont des sociétés où règnent également le masque et la possession, c’est-à-dire la mimicry et l’ilinx, à l’inverse, les Incas, les Assyriens, les Chinois ou les Romains présentent des sociétés ordonnées, à bureaux, à carrières, à codes et barèmes, à privilèges contrôlés et hiérarchisés, où l’agôn et l’alea, c’est-à-dire le mérite et la naissance, apparaissent comme les éléments premiers et d’ailleurs complémentaires du jeu social. », ibid., p. 172.

42 Cet état primitif serait progressivement concurrencé par le modèle de l’agôn-aléa qui marquerait le passage à la régularité, allant de pair avec la décadence du masque, devenant un simple accessoire de théâtre.

43 Mareschal n’hésite pas à faire tomber son Matamore lorsqu’il prétend d’un coup de pied lancer toute la terre, à la scène 2 de sa pièce, Le Véritable Capitan Matamore. Une didascalie précise « Ici il tombe en levant le pied ».

44 « Oui, mais les feux qu’il jette en sortant de prison / Auraient en un moment embrasé la maison, / Dévoré tout à l’heure ardoises et gouttières, / Faîtes, lattes, chevrons, montants, courbes, filières, / Entretoises, sommiers, colonnes, soliveaux, / Pannes, soles, appuis, jambages, traveteaux, / Portes, grilles, verrous, serrures, tuiles, pierre, / Plomb, fer, plâtre, ciment, peinture, marbre, verre, / Caves, puits, cours, perrons, salles, chambres, greniers, / Offices, cabinets, terrasses, escaliers. / Juge un peu quel désordre aux yeux de ma charmeuse », Corneille, L’Illusion comique, dans OC, éd. citée, v. 747-757.

45 Cette violence n’est pourtant jamais pleinement réalisée, car Matamore vit dans un perpétuel écart entre les mots et les choses, à la différence du Rodomont qui réalise parfois les exploits dont il se vante.

46 Ibid., v. 859 et v. 863.

47 C’est une des proclamations récurrentes des Rodomontades espagnoles, par exemple la XL : « Désirant que Pluton me payât le tribut ordinaire que me payaient les autres rois, je m’en allai droit à l’enfer où je trouvai Pluton qui se promenait. […] Et aussitôt me voyant venir de loin, il s’achemine droit à moi pour se rendre mon prisonnier. Alors je mis la main à l’épée : et Pluton comme il me vit en colère, et ayant connu que j’étais espagnol, il s’enfuit droit au plus profond de l’enfer avec toute sa suite, et ferma les portes. Et moi voulant lors qu’il m’obéit, aussitôt je m’en vais suivre pas à pas comme ceux de ma nation ont coutume, et d’un éternuement que je fis, je rompis toutes les portes et entrai dedans. En un moment je pris prisonniers le grand Satan, le Prince Pluton, et la belle Proserpine, auxquels je liai fermement les mains avec un poil de cette moustache toutefois voyant les larmes qu’ils faisaient j’usai de la magnificence espagnole et les détachai, les remettant en liberté. » (Rodomontades espagnoles, recueillies de divers auteurs et notamment du capitaine Bonbardon, compagnon du soldat Français, Rouen, chez Claude Le Villain, 1626, p. 31).

48 Il semble que le matador soit aussi le nom d’une carte dans le jeu de l’hombre, jeu espagnol venu en France dans le courant du xviie siècle, pratiqué à cette époque sous le nom de « triomphe à l’espagnole », et fondé sur l’alliance de plusieurs joueurs contre un seul, qui les a défiés. Les matadors sont les cartes les plus fortes. Voir introduction générale, p. xxx.

49 Denis Podalydès, La Peur Matamore, Paris, Seuil, 2010, p. 16.

50 Ibid., p. 95.

51 Corneille, L’Illusion comique, dans OC, éd. citée, v. 1173-1176.

52 Roustang, dans son livre sur l’hypnose, remonte à ce moment si particulier pour le nourrisson d’« inactivité vigile » (proche de ce qu’il nomme veille paradoxale au sujet de l’hypnose) quand il tente de configurer le monde. Dans ce mouvement, le nourrisson oscille entre différenciation et unification : « Le nourrisson ne peut pas être spectateur, car il ne peut pas voir, entendre, toucher, sentir, sans entrer en réaction avec la chose. Parce qu’il n’a pas encore accès à la réflexion, il ne peut pas s’objectiver, donc objectiver le monde. Il est inclus comme acteur dans la part d’univers qu’il saisit, il prend en étant pris, il participe, comme le disait Lévy-Bruhl de ceux que l’on nommait primitifs », F. Roustang, Qu’est-ce que l’hypnose ?, Paris, Éditions de Minuit, 1994, p. 36.

53 Corneille, L’Illusion comique, dans OC, éd. citée, v. 233.

54 Notamment les vers finaux d’Auguste : « Je suis maître de moi comme de l’univers ; / Je le suis, je veux l’être. Ô siècles, ô mémoire ! / Conservez à jamais ma dernière victoire ! », Corneille, Cinna, op. cit., v. 1696-1698 ; « Soyons amis, Cinna, c’est moi qui t’en convie : / Comme à mon ennemi je t’ai donné la vie, / Et, malgré la fureur de ton lâche destin, / Je te la donne encor comme à mon assassin. » (v. 1701-1704). Il pardonne à Cinna et le redonne à Émilie comme époux. Et enfin, le dernier vers de la pièce formule la clémence oublieuse : « Qu’Auguste a tout appris, et veut tout oublier. » (v. 1780).

55 Matamore : « Écoute, je suis bon, et ce serait dommage / De priver l’univers d’un homme de courage : / Demande-moi pardon et quitte cet objet / Dont les perfections m’ont rendu son sujet ; / Tu connais ma valeur, éprouve ma clémence », L’Illusion comique, dans OC, éd. citée, v. 937-941. Isabelle lui échappant, Matamore dit la donner à Clindor pour prix de ses services. Ce dernier, collaborant à la fiction d’un maître généreux et clément, s’exclame « À ce rare présent d’aise le cœur me bat. / Protecteur des grands Rois, guerrier trop magnanime, / Puisse tout l’univers bruire de votre estime ! », ibid., v. 948-950. Les interactions dialoguées de Matamore témoignent à la fois de sa collaboration dans le dialogue avec ses acolytes et de ses esquives permanentes.

56 Nous nous permettons de renvoyer à notre travail de thèse La Mémoire de l’oubli, la tragédie française de 1629 à 1653. (http://www.theses.fr/2017USPCA135, page consultée le 18 octobre 2021).

Pour citer ce document

Tiphaine Pocquet, « Joueur de métier, joueur « primitif » : réflexions sur Clindor, Matamore, et la production du rire dans L’Illusion comique » dans Corneille : un théâtre où la vie est un jeu,

sous la direction de Liliane Picciola

© Publications numériques du CÉRÉdI, « Revue Corneille présent », n° 1, 2021

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=1219.

Quelques mots à propos de :  Tiphaine Pocquet

Lycée Émilie de Breteuil, Montigny
EA 174 (Université Sorbonne nouvelle)
Tiphaine Pocquet est agrégée de Lettres modernes et docteure ès lettres. Elle a soutenu en 2017 une thèse sur « La mémoire de l’oubli dans les tragédies de 1629 à 1653 », qui est en cours de publication. En partant des lois d’oubli signées en 1598 à la fin des guerres civiles, son travail croise une approche historique et l’étude des textes théâtraux pour comprendre comment la tragédie met en débat la notion d’oubli. Elle a également publié un article sur la dispute d’Horace et Camille en regard avec celle de Corneille et d’Aubignac : « Oubli ou mémoire : comment sortir de la querelle d’Horace ? », Scènes de dispute / Quarrel Scenes, dir. Jeanne-Marie Hostiou et Sophie Vasset, Arrêts sur scène / Scene Focus, no 3, 2014. Un travail sur les « Objets mémoriels dans le théâtre début xviie siècle (Corneille et Scudéry) : une nostalgie “baroque” ? » est en cours de publication chez Hermann (La Nostalgie au théâtre). Outre l’enseignement et ses activités de recherche, elle a pratiqué le théâtre « baroque » dans l’association du Théâtre à la source et chronique des spectacles pour des revues en ligne.