Sommaire
Corneille : un théâtre où la vie est un jeu
I. Scène théatrale et parties de jeu
sous la direction de Liliane Picciola
no 1, 2021 À la mémoire de Jean-Claude Guézennec
- Liliane Picciola Introduction
- Première Partie : L’intérêt d’amour pensé comme partie de jeu
- Liliane Picciola Prélude : représentation d’une partie de cartes chez les honnêtes gens
- Sandrine Berrégard Les règles du jeu dans Mélite : stratégies auctoriales et fictionnelles
- Françoise Poulet Le théâtre ou la « maison des jeux » : règles et stratégies du compliment dans quelques comédies et tragédies cornéliennes
(La Galerie du Palais, Le Menteur, La Place Royale, Rodogune, La Mort de Pompée) - Flavie Kerautret « Tout mettre au hasard ». Aléatoire et goût du risque dans Le Menteur et sa Suite
- Estampe tirée de Les Jeux et Plaisirs [Plaisris] de l’Enfance
- Deuxième partie : Corneille en figure de « preneur » : de nouvelles règles pour des jeux dramaturgiques insolites
- Liliane Picciola Prélude : l’ostentation du goût du jeu dans les paratextes cornéliens
- Tiphaine Pocquet Joueur de métier, joueur « primitif » : réflexions sur Clindor, Matamore, et la production du rire dans L’Illusion comique
- Séverine Reyrolle Le poète de L’Illusion comique « seul contre tous » : des hasards et calculs cornéliens aux jeux d’écrans dans deux mises en scènes contemporaines de la comédie
- Jörn Steigerwald Corneille maître du jeu ou la dramatologie novatrice de Rodogune
- Hendrik Schlieper Sophonisbe : alea et agôn, genre tragique et gender. Les en-jeux diversifiés de la politique et de l’amour
- Troisième partie : De la compatibilité de l’héroïsme et du jeu
- Liliane Picciola Prélude : une théorie du héros-joueur selon le jésuite Gracián
- Yasmine Loraud Jeu et héroïsme dans le théâtre sérieux cornélien : intergénéricité et complexité des caractères héroïques
- Liliane Picciola Des parties de mariage aux parties de pouvoir : lucidité féminine et choix de jeu dans deux comédies et deux tragédies cornéliennes
- Cécilia Laurin et Sélim Ammouche Faire jouer les limites du jeu : les provocations agonistiques dans la dramaturgie cornélienne
- Conclusion
- Liliane Picciola Conclusion
- Myriam Dufour-Maître Hommage à Jean-Claude Guézennec
Première Partie : L’intérêt d’amour pensé comme partie de jeu
Prélude : représentation d’une partie de cartes chez les honnêtes gens
Liliane Picciola
1On ne trouve pas dans le théâtre de Corneille de scène comparable à la scène 2 de l’acte II des Songes des hommes éveillés, comédie de Brosse1 (1646). Nous la fournissons en prélude aux études sur la présence du jeu dans les comédies cornéliennes car elle confirme combien, dans le monde des honnêtes gens reflété par ces dernières, il était naturel de se distraire aux jeux de cartes, en l’occurrence le piquet (p. 24-28), et de voir dans la main dont on disposait le reflet de sa situation sentimentale. À la fin de la scène 5 du même acte, après le tour joué à Cléonte, les joueurs reprendront leurs cartes comme si la partie ne s’était pas arrêtée et Clorise feindra alors de ne pas pouvoir compter correctement ses points et d’être gênée pour jouer.
2Outre le côté pittoresque qu’offre la représentation de ce divertissement de salon, celle-ci se révèle riche en symboles. La carte que Lisidor a en main, c’est une dame : or toutes ses pensées sont justement dirigées vers une défunte Isabelle qui le laisse inconsolable, tandis que Clorise, fiancée à Lucidan, s’est, en quelque sorte logiquement, vu distribuer un roi. Clorise se révèle heureuse au jeu comme dans son parcours sentimental ; Lisidor n’a pas plus de chance au jeu qu’en amour… Reste à interpréter le propos énigmatique de Lucidan car, lorsque Lisidor déclare : « J’ai perdu maintenant », il répond : « Je ne le pense point. » Cette fois, il parle surtout de l’autre « partie » de la vie de Lisidor, ses amours, mais ce mystérieux propos ne sera élucidé qu’à la fin de la pièce, quand Lisidor, en fait, retrouvera son Isabelle bien vivante.
3Notons aussi que Lisidor est venu jouer « une discrétion », que le Dictionnaire de l’Académie française définit comme « Ce qu’on gage ou ce qu’on joüe sans le marquer precisément, & qu’on laisse à la volonté de celuy qui perd », tandis que Furetière souligne : « C’est un moyen déguisé de faire présent à une femme de jouer contre elle une discrétion. » On songe à l’évocation prêtée par Corneille à Cliton dans la première scène du Menteur d’une manière de faire sa cour à une dame : « L’un perd exprès au jeu son présent déguisé »…
4Cette scène souligne également ce que révèlent les tableaux : le partage avec un ou plusieurs autres de la connaissance des cartes dont on dispose, le degré d’action sollicité rappelant la répartition des acteurs entre rôles principaux et rôles secondaires, la recherche d’approbation dans la manière de jouer, la formation d’alliances, l’effort et la concentration que suppose l’engagement dans une partie avec, ici, le choix de l’écart, le rôle du hasard dans la donne et dans les cartes tirées ; enfin la tentation du renoncement. Ces comportements-là peuvent se retrouver dans bien d’autres dramaturgies comiques mais aussi, à l’occasion, dans des dramaturgies plus graves. Par ailleurs la nécessité, pour qu’une partie – une pièce – paraisse intéressante, de traverser des péripéties, de faire alterner périodes fastes et néfastes pour tel ou tel joueur de la vie imitée, apparaît nettement dans cette courte scène de Brosse : la représentation non seulement du jeu mais de la pensée quasiment permanente du jeu stimule alors chez un poète dramatique à la fois l’inventio et l’art de la dispositio.
5À cet égard, les représentations dramatiques de parties de jeu dans la deuxième moitié du siècle2 n’offrent pas le même type d’intérêt.
Clarimond
Sachez que Lisidor a de la passion
De jouer avec vous une discrétion.
Il aime le piquet et l’humeur dont vous êtes
A toujours pour ce jeu des cartes toutes prêtes.
Lucidan
Vous l’aurez deviné, j’en vois sur le tapis,
Sus, Monsieur, réveillez vos esprits assoupis ;
Il faut que vos ennuis demeurent dans ce piège.
Clorise
Sans de plus longs discours, prenons chacun un siège.
Voyons qui de nous deux aura la primauté.
Clarimond prend la place aupres de Cloris
et Lucidan auprès de Lisidor
Lisidor
On vous la doit au jeu de même qu’en beauté.
Cléonte
Tandis que vous jouerez permettez-moi de grâce,
Que je m’allège un peu du travail de la chasse.
Clorise
Soyez libre céans, ne vous contraignez pas.
Cléonte, bas
Puissé-je sur ce lit oublier tes appas.
Clorise
Coupez donc.
Lisidor
Après vous.
Clarimond
Tant de cérémonies
Des divertissements doivent être bannies.
Lisidor
Voilà donques pour vous.
Clorise
Monsieur, épargnez-moi.
Lisidor donne les cartes
Lisidor
Ma carte est une Dame
Clorise
Et la mienne est un Roi.
Voilà deux belles mains.
Lisidor
Plus belles que les nôtres.
Clorise
Desquelles parlez-vous ?
Lisidor
J’entends parler des vôtres.
Clorise
Monsieur, encor un coup traitez-moi doucement.
Lisidor, voyant ses cartes
Je suis mal partagé.
Clorise
Je ne puis autrement.
Je pense que voilà ce qu’il faut que j’écarte.
Elle montre son jeu à Clarimond.
Clarimond
Vous ferez un grand jeu, s’il vous vient une carte.
Lisidor
Combien m’en laissez-vous ?
Clorise
Je vous en laisse deux.
Je jouerai du carreau.
Lisidor
Que je suis malheureux,
Avec ce dix en main j’eusse eu la quinte égale,
Il était de mon jeu la carte principale,
Il montre la carte qu’il laisse
J’ai perdu maintenant.
Lucidan
Je ne le pense point.
Clorise
Une quinte, un quatorze, et cinquante et un points.
Capot à découvert.
Lisidor
Je quitte la partie,
Trop d’heur vous rendue assez mal divertie,
Quand on gagne trop vite on n’a point de plaisir.
Clorise
Nous recommencerons si c’est votre désir.
Clarimond
Non ma sœur, c’est assez, j’imagine une adresse
Qui peut mieux que le jeu combattre sa tristesse.
1 Les Songes des hommes esveillez, Comédie de Mr. Brosse, Paris, Veuve N. de Sercy, 1646.
2 Alors que la représentation de parties de jeu, brèves ou longues, sont rares avant 1650, on voit des comédies dites d’observation du jeu se multiplier dans la seconde moitié du siècle. Il s’agit sous de dramaturgies satiriques qui raillent la passion du jeu, concernant au reste souvent les femmes. La première en date s’intitule La Joueuse dupée de Jean de La Forge (Paris, Sommaville, 1664) et ne fut imprimée qu’une fois. Elle fut suivie de comédies de Poisson, Champmeslé, Fatouville, Dancourt, Dufresny et, bien entendu, Regnard. Les auteurs, écrivant souvent pour les comédiens italiens, manifestèrent un intérêt particulier pour cette satire, qui coïncide avec celle de la passion du gain d’argent et de l’art de dilapider une fortune. C’étaient alors les jeux de hasard qui étaient visés, notamment la bassette par La Chapelle et par Hauteroche. Voir Élisabeth Belmas, Jouer autrefois : essai sur le jeu dans la France moderne (xvie-xviiie siècle), Seyssel, Champ Vallon, 2006, et notamment le récapitulatif de la page 69.
sous la direction de Liliane Picciola
© Publications numériques du CÉRÉdI, « Revue Corneille présent », n° 1, 2021
URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=1210.
Quelques mots à propos de : Liliane Picciola
Université Paris-Nanterre
EA 1586 – CSLF / EA 3229 – CÉRÉdI
Liliane Picciola, agrégée de Lettres classiques, docteur d’État, est Professeur émérite de littérature française à l’université Paris-Nanterre. Ses recherches portent surtout sur le théâtre du xviie siècle et l’influence exercée par les comedias sur la poétique dramatique de divers auteurs français, comme dans son Corneille et la dramaturgie espagnole (G. Narr, 2002). Actuelle présidente du Mouvement Corneille, elle a publié de très nombreux articles sur cet auteur et dirige la nouvelle édition de son théâtre aux Classiques Garnier, pour lesquels elle a donné l’édition critique de La Galerie du Palais (2014), de L’Illusion comique, et du Cid (2017), de Cinna, La Mort de Pompée, Le Menteur, La Suite du Menteur (à paraître), ainsi que celle de quatre pièces de Thomas Corneille : Les Engagements du hasard, Le Feint astrologue (2015), Le Berger extravagant, et Les Illustres ennemis (2021). Elle a dirigé le volume Baroque ou bizarre ? Avatars de la bizarrerie aux xvie et xviie siècles (France, Espagne, Italie), Presses Universitaires de Paris Ouest, 2016.