Pierre Corneille, la parole et les vers

sous la direction de Myriam Dufour-Maître, avec le concours de Cécilia Laurin

Pierre Corneille, la parole et les vers
  • Myriam Dufour-Maître, avec le concours de Liliane Picciola, de Bénédicte Louvat et de Cécilia Laurin  Introduction

Le dialogue et le vers

Du duo au duel : la stichomythie, marqueur de violence dans le dialogue des amants

Michèle Rosellini


Résumés

Bien qu’il ait désapprouvé l’usage conventionnel de la stichomythie dans le dialogue dramatique, Corneille l’a employée tout au long de sa carrière comme une forme-sens singulière, destinée le plus souvent à représenter une altercation entre amants. Il s’en sert dans les dialogues de comédie pour dynamiser des situations empruntées au genre pastoral : rejet de l’amant importun, dépit amoureux, querelle avant conciliation ; mais, dans la tragédie, il la met au service d’une reconfiguration des rapports de couple : en effet, l’égalité métrique de la distribution de la parole figure l’égalité des amants dans l’action scénique. La stichomythie contribue ainsi à construire les héroïnes cornéliennes comme des sujets autonomes, dotés d’une puissance d’agir égale à celle de leurs partenaires masculins.

Texte intégral

1Sur le modèle de la pastorale, Corneille a adopté dans ses comédies une intrigue amoureuse compliquée par l’inconstance, la trahison, la jalousie et la poursuite vaine. Cette logique dramatique implique une scène récurrente : la querelle entre l’héroïne et un prétendant abusif1. Le dramaturge lui fait une place dans chacune de ses comédies, quelquefois en la réitérant à deux ou trois reprises, avec permutation de partenaires. Pour accentuer la vivacité du dialogue, il le coule, au moins partiellement, dans le moule de la stichomythie. Cette forme strictement codifiée de l’écriture dramatique offre l’avantage de réveiller l’attention des spectateurs-auditeurs en introduisant – par un effet de répétition étendu à tous les niveaux du discours versifié (syntaxique, lexical, rythmique et rimique) – une rupture forte dans l’enchaînement d’alexandrins réduits à l’effacement prosodique par leur fonction de mimésis de la parole. Jacques Schérer en a donné une définition aussi éclairante que brève : « La stichomythie est un dialogue où chaque réplique s’étend seulement sur un vers et s’oppose à la parole de l’interlocuteur2. » Nous verrons que la règle stricte de l’alternance des répliques vers à vers est susceptible d’entorses et de variations, mais on doit retenir comme fondamentale la dimension conflictuelle de la stichomythie – qui, rappelons-le, est la forme privilégiée de l’agôn dans la tragédie grecque.

2Ainsi, dans le contexte de la comédie cornélienne, la poursuite amoureuse s’énonce sous la forme de l’altercation. Le naturel de la « conversation des honnêtes gens » est alors oublié au profit d’une mécanique des reparties qui assure à l’échange dialogué son effet comique ou du moins plaisant. C’était, pour un dramaturge débutant, une incitation à la virtuosité qui pouvait le porter à l’excès. On en a pour preuve une scène de La Suivante (III, 2) entièrement composée d’une stichomythie de quarante répliques vers à vers, dans une évidente émulation avec le tour de force accompli par Mairet dans sa tragi-comédie pastorale, La Sylvie3. Corneille s’en est repenti vingt-cinq ans plus tard dans l’Examen de sa pièce :

L’entretien de Daphnis, au troisième, avec cet amant dédaigné, a une affectation assez dangereuse, de ne dire que chacun un vers à la fois ; cela sort tout à fait du vraisemblable, puisque naturellement on ne peut être si mesuré en ce qu’on s’entredit. Les exemples d’Euripide et de Sénèque pourraient autoriser cette affectation, qu’ils pratiquent si souvent, et même par discours généraux, qu’il semble que leurs acteurs ne viennent quelquefois sur la scène que pour s’y battre à coups de sentences : mais c’est une beauté qu’il ne leur faut pas envier. Elle est trop fardée pour donner un amour raisonnable à ceux qui ont de bons yeux, et ne prend pas assez de soin de cacher l’artifice de ses parures, comme l’ordonne Aristote4.

3Néanmoins, en dépit de la facticité du procédé – et de la conscience qu’il en a –, Corneille l’a repris, certes en l’assouplissant, dans ses tragédies. Et c’est encore dans le contexte de l’échange entre amants qu’il en fait le plus grand usage. Mieux, loin de restreindre cette forme exacerbée de l’altercation au couple désassorti de la jeune première et de l’amant importun, il l’étend aux interactions entre amants accordés et sincères, comme une forme-sens qui en temps de crise transforme en duel le duo amoureux. Il semble qu’il y ait un tropisme cornélien dans cette tension du dialogue entre amants, nourrie d’ironie, voire de sarcasme, que la stichomythie porte à son comble. Ne pouvons-nous en inférer que, par-delà son efficacité dramatique, ce dispositif dialogique nous donne accès à une anthropologie singulière du couple cornélien ?

L’usage des stichomythies dans les comédies : la violence au cœur de l’échange galant

4L’intrigue de la comédie saisit les couples au moment de leur formation, dans un chassé-croisé de désirs, d’intérêts, d’attirance et de répulsion. Si le désir s’exprime par le rapprochement des corps – ouvertement énoncé dans la version originale du texte dramatique5 –, la résistance au désir (ou son absence) aiguise l’esprit des locuteurs et les incite à faire assaut de railleries blessantes. Dans cette logique la stichomythie se présente comme un accomplissement verbal de l’affectivité troublée. Aussi Corneille ménage-t-il le plus souvent une transition vers l’échange stichomythique strict. On observe ce processus graduel dans la première scène de rencontre de Tircis et de Mélite ménagée par Éraste, amant importun de la jeune femme. Dans un premier mouvement, le dialogue ligue les deux amis contre Mélite, accusée d’une froideur incompatible avec l’effet séducteur de sa beauté :

Tircis
Si le cœur ne dédit ce que la bouche exprime,
Et ne fait de l’amour une plus haute estime,
Je plains les malheureux à qui vous en donnez,
Comme à d’étranges maux par leur sort destinés.

Mélite
Ce reproche sans cause avec raison m’étonne :
Je ne reçois d’amour et n’en donne à personne.
Les moyens de donner ce que je n’eus jamais ?

Éraste
Ils vous sont trop aisés, et par vous désormais
La nature pour moi montre son injustice
À pervertir son cours pour me faire un supplice.

Mélite
Supplice imaginaire, et qui sent son moqueur6.

5On ne peut reconnaître dans cet échange à trois une stichomythie au sens strict du terme, du fait du volume inégal des répliques et du chevauchement des rimes d’une réplique à la suivante. Mais on y trouve les éléments d’enchaînement que Gabriel Conesa a relevés comme caractéristiques du dispositif dialogique de « rebond de la parole » qu’invente Corneille pour dynamiser le dialogue conventionnellement statique de la pastorale7 : notamment la reprise par l’interlocuteur des mots clés du locuteur, et leur retournement à l’encontre de celui-ci – ainsi Mélite interprète au sens littéral le verbe « donner » appliqué à l’amour – ou leur contestation – elle refuse en revanche d’entendre « supplice » au sens littéral. De fait, ce premier échange se révèle être un préambule à la véritable altercation, qui, elle, adopte la forme de la stichomythie :

Mélite
Supplice imaginaire, et qui sent son moqueur.

Éraste
Supplice qui déchire et mon âme et mon cœur.

Mélite
Il est rare qu’on porte avec si bon visage
L’âme et le cœur ensemble en si triste équipage.

Éraste
Votre charmant aspect suspendant mes douleurs,
Mon visage du vôtre emprunte les couleurs.

Mélite
Faites mieux : pour finir vos maux et votre flamme,
Empruntez tout d’un temps les froideurs de mon âme.

Éraste
Vous voyant, les froideurs perdent tout leur pouvoir,
Et vous n’en conservez que faute de vous voir.

Mélite
Et quoi ! tous les miroirs ont-ils de fausses glaces ?

Éraste
Penseriez-vous y voir la moindre de vos grâces8 ?

6Ici apparaît un critère essentiel de l’échange stichomythique strict : le parallélisme syntaxique qui systématise la reprise et la contestation des mots d’un interlocuteur par l’autre. L’enjeu de l’altercation se révèle à travers ces contestations mutuelles : il s’agit pour Éraste de faire reconnaître sa sincérité et pour Mélite de la récuser. Mais l’enjeu ensuite se déplace : c’est la sincérité de Mélite qui est mise en cause à travers le déni de sa propre beauté ; l’altercation perd de son âpreté pour évoluer vers une forme paradoxale de compliment galant, dont Tircis prend le relais :

Éraste
Le rapport de mes yeux, aux dépens de mes larmes,
Ne m’a que trop appris le pouvoir de vos charmes.

Tircis
Sur peine d’être ingrate, il faut de votre part
Reconnoître les dons que le ciel vous départ.

Éraste
Voyez que d’un second mon droit se fortifie.

Mélite
Voyez que son secours montre qu’il s’en défie.

Tircis
Je me range toujours avec la vérité.

Mélite
Si vous la voulez suivre, elle est de mon côté.

Tircis
Oui, sur votre visage, et non en vos paroles.
Mais cessez de chercher ces refuites frivoles,
Et prenant désormais des sentiments plus doux,
Ne soyez plus de glace à qui brûle pour vous9.

7Ainsi, sans rompre le dispositif stichomythique – garanti par l’alternance des distiques et des alexandrins isolés et régulé par le non-chevauchement des rimes entre les répliques –, Tircis, sous couvert de défendre la cause de son ami, prend subrepticement sa place de prétendant aux faveurs de Mélite. Celle-ci comprend très bien la manœuvre du rival, et le lui manifeste en entrant avec lui dans le jeu de l’équivoque. Celui-ci est alors en mesure de lui adresser, sous la forme d’un quatrain, une série d’injonctions qui le placent en position de maîtrise en rompant le système stichomythique.

8D’emblée donc, on le voit, Corneille introduit des variations dans la stricte versification stichomythique, et complique le système des répliques alternées par l’introduction d’un troisième interlocuteur, qui, de simple témoin et commentateur, va s’insinuer dans le dialogue comme un acteur à part entière de la relation amoureuse qui s’y énonce. Cette observation nous conduit à contester la fonction purement ornementale – effet de prouesse « ludique » – à laquelle Gabriel Conesa entend réduire l’usage cornélien de la stichomythie10. Nous saisissons au contraire, dès ce premier exemple, les valeurs non seulement expressives mais aussi dramatiques dont il investit une forme d’échange qui, certes, tient du jeu verbal, mais un jeu assumé par les interlocuteurs eux-mêmes au point de modifier leurs relations et de redéfinir leurs possibilités d’action.

9Cette appropriation d’une convention dialogique va imprimer sa marque sur le dialogue de comédie tel que l’invente Corneille. Il affermit ce modèle dans les comédies suivantes, jusqu’à en faire un usage paradoxal : celui des querelles feintes. Celles-ci en effet scandent l’intrigue de La Galerie du Palais : entre Célidée et Lysandre (II, 8), puis entre Hippolyte et Dorimant (V, 5). La stichomythie pousse alors à son comble la violence verbale, que la situation de feinte autorise sur la scène comique11. Il semble que Corneille s’en empare comme d’une occasion d’expérimenter les potentialités de cet outil dramatique. Ainsi, la longue scène stichomythique de La Suivante (III, 2) évoquée plus haut nous permet d’observer la systématisation de l’échange, notamment par les effets sémantiques d’antithèse entre les mots associés par la rime, qui soulignent sensiblement le caractère irréductible de l’opposition entre les interlocuteurs (inclination / obstination ; belle / rebelle ; services / supplices ; éprise / méprise). Toutefois la régularité n’entraîne pas la monotonie : à un premier type d’enchaînement, reposant sur le parallélisme syntaxique et l’écho phonique (v. 707-710)12, succède un second type, par reprise et redéfinition des termes de l’interlocuteur, sur le principe de l’enchaînement métadiscursif13. C’est là une prouesse technique qui touche – comme l’a bien vu le dramaturge – aux limites de l’exercice.

10Aussi, quand il reprend le schéma agonistique du dialogue avec l’amant importun dans L’Illusion comique (II, 3), Corneille assouplit-il considérablement l’usage de la stichomythie, tout en renforçant la puissance critique de la redéfinition lexicale : « Ce que vous appelez service, affection / Je l’appelle supplice et persécution », déclare Isabelle à Adraste14. La contestation prend un tour ironique, sous couvert de feinte naïveté, quand Isabelle prétend entendre en son sens matériel le « bien » métaphorique de l’amour que lui offre Adraste :

Adraste
[…] Mon âme prit naissance avecque votre idée ;
Avant que de vous voir vous l’avez possédée,
Et les premiers regards dont m’aient frappé vos yeux
N’ont fait qu’exécuter l’ordonnance des Cieux,
Que vous saisir d’un bien qu’ils avaient fait tout vôtre.

Isabelle
Le ciel m’eût fait plaisir d’en enrichir une autre15 […].

11L’effet de pointe manifeste alors la vivacité et l’indépendance d’esprit de la jeune fille. Ainsi est préparée la vraisemblance du dénouement de la scène par un échange stichomythique serré, qui fait éclater la violence d’un conflit irréductible :

Adraste
J’espère voir pourtant, avant la fin du jour,
Ce que peut son vouloir au défaut de l’amour.

Isabelle
Et moi, j’espère voir, avant que le jour passe,
Un amant accablé de nouvelle disgrâce16.

12Le parallélisme syntaxique des répliques met ici en lumière la divergence des points de vue et des intérêts des deux interlocuteurs : ce qu’Adraste « espère voir », c’est Isabelle contrainte à l’épouser par la volonté paternelle, tandis qu’Isabelle aspire à le voir rejeté. Nulle aménité dans cet échange au paroxysme de l’âpreté, et seul le cadre générique de la comédie éloigne – pour l’instant du moins – cet affrontement de toute perspective tragique17. Les ressources de l’agôn passionnel que Corneille a mises au service du dialogue de comédie sont néanmoins disponibles au genre tragique et le dramaturge ne se prive pas de les réemployer dans ses tragédies. C’est là d’ailleurs un des traits de l’écriture dramatique par lesquels il imprime au genre sa marque singulière.

L’adaptation du dispositif stichomythique à la tragédie : dramatisation du conflit à l’intérieur du couple

13En critiquant dans l’Examen de La Suivante les formes conventionnelles d’écriture dramatique des tragiques grecs et latins, Corneille laisse entendre qu’il a, de longue date, pris ses distances à l’égard du modèle antique18. De fait, il n’a pas abandonné dans ses propres tragédies la pratique de la stichomythie, mais il en a déplacé l’usage. Alors que les Anciens réservaient l’agôn stichomythique aux scènes d’affrontement politique, dans les tragédies de Corneille – tout comme dans ses premières comédies – c’est encore l’altercation amoureuse qui sollicite le plus ce mode intensif de l’échange versifié. Si nous considérons la tragédie qui en comporte le plus grand nombre, Nicomède, nous observons que le héros éponyme, qui use du persiflage comme arme politique avec la quasi-totalité de ses interlocuteurs, est loin d’avoir le monopole de l’échange stichomythique. C’est Laodice qui l’inaugure, à la scène 2 de l’acte I, par les reparties cinglantes qu’elle oppose aux propositions galantes dont Attale l’assiège :

Attale
Quoi ! Madame, toujours un front inexorable !
Ne pourrai-je surprendre un regard favorable,
Un regard désarmé de toutes ces rigueurs,
Et tel qu’il est enfin quand il gagne les cœurs ?

Laodice
Si ce front est malpropre à m’acquérir le vôtre,
Quand j’en aurai dessein j’en saurai prendre un autre.

Attale
Vous ne l’acquerrez point, puisqu’il est tout à vous.

Laodice
Je n’ai donc pas besoin d’un visage plus doux.

Attale
Conservez-le, de grâce, après l’avoir su prendre.

Laodice
C’est un bien mal acquis que j’aime mieux vous rendre.

Attale
Vous l’estimez trop peu pour le vouloir garder.

Laodice
Je vous estime trop pour vouloir rien farder19. […]

14Or, quand Nicomède intervient pour remettre Attale à sa place en profitant de son incognito, il adopte la rhétorique de l’insinuation, contraire au dispositif du duel stichomythique en ce qu’elle exige de déployer un discours d’une certaine étendue. Ainsi, jusque dans le cadre de la tragédie, Corneille maintient le schéma de l’altercation stichomythique entre l’héroïne et l’amant importun. Il en préserve le principe dynamique d’accélération de l’échange dialogué tout en évitant son déploiement dans un système mécanique de répétition, rythmique et lexicale. On peut ainsi, à l’évidence, constater l’assouplissement d’un modèle jugé trop systématique dans La Suivante.

15En poursuivant notre observation du corpus tragique, nous constatons des phénomènes de continuité avec l’usage de la stichomythie dans la comédie, mais aussi une forte tendance à la rupture, comme s’il s’agissait de repenser la relation amoureuse des protagonistes à partir de cette structure versifiée particulièrement tendue.

16La continuité, nous venons de la voir à l’œuvre dans cette scène de Nicomède, qui, au tournant des années 1630-1640, reprend le schéma pastoral et tragicomique de l’amant importun et rejeté. On la trouve jusqu’en 1670, dans Tite et Bérénice, qui est selon son auteur une « comédie héroïque » et non une tragédie. Domitie et Domitian ont été promis au mariage, avant que Tite, pour se déprendre de Bérénice qu’il a renvoyée, ne décide d’épouser Domitie, sa future belle-sœur. Domitian souffre en silence de sa subordination de cadet aux volontés de son empereur de frère, tandis que Domitie savoure sa prestigieuse conquête. Mais Bérénice revient à l’improviste, revoie Tite, le reconquiert et obtient de lui qu’il n’épousera pas Domitie. Aussi quand (au début de l’acte IV) Domitie convoque Domitian, son ambition de devenir impératrice est-elle en grand péril. Elle lui demande de l’aider à évincer Bérénice en usant de l’influence qu’il a sur le Sénat. Mais celui-ci refuse d’être son auxiliaire et lui répond en amant. Il en vient ainsi à occuper dans le dialogue la position de l’amoureux importun, ce qui transforme l’échange en vive altercation, où les interlocuteurs n’évitent l’insulte qu’au prix du sarcasme :

Domitie
Voulez-vous pour servir être sûr du salaire,
Seigneur ? Et n’avez-vous qu’un amour mercenaire ?

Domitian
Je n’en connais point d’autre, et ne conçois pas bien
Qu’un amant puisse plaire en ne prétendant rien.

Domitie
Que ces prétentions sentent les âmes basses !

Domitian
Les dieux à qui les sert font espérer des grâces.

Domitie
Les exemples des dieux s’appliquent mal sur nous.

Domitian
Je ne veux donc, madame, autre exemple que vous20.

17Dans cette première passe d’armes, Domitie entend piquer l’amour-propre du prince en soulignant son manque de générosité. Domitian va donc tenter en retour d’aiguiser la jalousie de son ancienne amante en se prétendant amoureux de Bérénice :

Domitie
Cet objet de ma haine a pour vous quelque charme !

Domitian
Son nom seul prononcé vous a mise en alarme !
Me puis-je mieux venger, si vous me trahissez,
Que d’aimer à vos yeux ce que vous haïssez ?

Domitie
Parlons à cœur ouvert. Aimez-vous Bérénice ?

Domitian
Autant qu’il faut l’aimer pour vous faire un supplice21.

18Chaque étape de cette stratégie discursive retorse culmine sur un bref échange stichomythique, caractérisé par des reprises de termes et des retournements d’arguments. Or, cette scène d’affrontement entre amants n’est pas la seule de la pièce à employer la vivacité de la structure stichomythique. La scène finale, où se consomme la séparation de Tite et de Bérénice, y recourt encore, tout aussi fugitivement :

Tite
Le ciel de ces périls saura trop nous garder.

Bérénice
Je les vois de trop près pour vous y hasarder.

Tite
Quand Rome vous appelle à la grandeur suprême…

Bérénice
Jamais un tendre amour n’expose ce qu’il aime.

Tite
Mais, madame, tout cède, et nos vœux exaucés…

Bérénice
Votre cœur est à moi, j’y règne ; c’est assez.

Tite
Malgré les vœux publics refuser d’être heureuse,
C’est plus craindre qu’aimer.

Bérénice
                                            La crainte est amoureuse.
Ne me renvoyez pas, mais laissez-moi partir.
Ma gloire ne peut croître, et peut se démentir22.

19Le jeu des répliques en écho n’aboutit pas, comme chez Racine, au duo élégiaque, mais crée une tension polémique croissante. Sur quoi porte le différend ? Sur la perspective du mariage. Le Sénat a enfin levé l’obstacle juridique, et l’empereur se réjouit de l’autorisation qui lui est accordée d’épouser une reine. Or Bérénice voit soudain dans ce projet une indignité personnelle et la source de désordres futurs dans l’État. Elle les a évoqués dans une longue tirade avant que ne s’engage la confrontation serrée que nous venons de lire. Confrontation à fronts renversés par rapport au début, puisque c’est Bérénice qui prend le parti de la gloire publique tandis que Tite opte pour le bonheur privé. Mais bien qu’ils s’opposent dans un conflit de valeurs irréconciliables, les interlocuteurs sont pleinement amants, également engagés dans l’amour qui les unit et qu’ils vont sublimer par leur séparation. C’est là une dimension nouvelle qu’introduit Corneille dans le modèle de l’altercation entre amants : la stichomythie vise non seulement à l’éclaircissement du différend, mais – selon la belle formule de Gilles Declercq23 – à la « clarification de soi ». Ce constat nous amène à considérer la rupture, structurelle et tonale, qu’introduit le genre tragique dans l’échange stichomythique entre amants.

20C’est avec Le Cid que, pour la première fois, Corneille étend l’altercation sentimentale à un couple d’amants puissamment unis au cœur même de leur déchirement. Au moment de l’irruption de Rodrigue dans la chambre de Chimène, à l’acte III, les deux amants sont en effet d’accord sur l’essentiel : leur amour réciproque et les valeurs qui soutiennent leurs conduites respectives. Le différend porte sur la forme que doit prendre le devoir de Chimène à l’égard de son père assassiné par Rodrigue : elle entend passer par un tiers (le roi, la justice) pour punir le coupable, Rodrigue l’incite à accomplir directement sa vengeance en lui donnant elle-même la mort, que d’ailleurs – selon un déplacement érotique évident – il désire obtenir de sa main24. Cette première altercation, provoquée par l’indignation de Chimène devant la violence de l’injonction que lui adresse Rodrigue (et la brutalité physique de l’épée dégainée), n’est pas strictement construite sur le modèle stichomythique : sa dynamique repose sur la fragmentation du vers et l’alternance des voix plutôt que sur la symétrie des énoncés ; l’irruption d’une forme dialogique accidentée25 au sein du dialogue régulier en alexandrins signale poétiquement la discordance des points de vue.

21En revanche, l’échange stichomythique installe sa propre régularité rythmique tout à la fin de l’entrevue, pour faire alterner les voix élégiaques des amants enfin accordés :

Don Rodrigue
Ô miracle d’amour !

Chimène
                                Ô comble de misères !

Don Rodrigue
Que de maux et de pleurs nous coûteront nos pères !

Chimène
Rodrigue, qui l’eût cru ?

Don Rodrigue
                                       Chimène, qui l’eût dit ?

Chimène
Que notre heur fût si proche et sitôt se perdît ?

Don Rodrigue
Et que si près du port, contre toute apparence,
Un orage si prompt brisât notre espérance ?

Chimène
Ah ! mortelles douleurs !

Don Rodrigue
                                         Ah ! regrets superflus !

Chimène
Va-t’en, encore un coup, je ne t’écoute plus.

Don Rodrigue
Adieu : je vais traîner une mourante vie,
Tant que par ta poursuite elle me soit ravie.

Chimène
Si j’en obtiens l’effet, je t’engage ma foi
De ne respirer pas un moment après toi26.

22Dans cette tragi-comédie à l’issue incertaine, la tension se développe dans le sens inverse de celui qui prévalait dans les comédies : du duel au duo. Corneille explore alors les possibilités harmoniques de la stichomythie, qui, loin de soutenir l’ironie agressive, sert la lyrique amoureuse. En outre, la répartition métrique inscrit dans le dialogue l’égalité qui régit la communication à l’intérieur du couple : alternance des interlocuteurs à l’attaque du premier hémistiche, alternance également dans l’énonciation d’un alexandrin entier, complémentarité des énoncés partagés. Il subsiste néanmoins une tension dans la communication du couple, qu’accentue la stichomythie, et qui, sur le plan dramatique, est un jalon de l’action, qui ménage la vraisemblance de son développement conflictuel jusqu’à la réconciliation imposée par le roi.

23Horace ne comporte qu’un seul échange stichomythique. Il oppose encore de vrais amants, promis au mariage par leurs familles respectives, Camille et Curiace. Il intervient au moment décisif qui clôt l’exposition et engage le nœud de l’action, après le choix par Albe et Rome de leurs trois champions respectifs :

Camille
Quoi ! Tu ne veux pas voir qu’ainsi tu me trahis !

Curiace
Avant que d’être à vous, je suis à mon pays.

Camille
Mais te priver pour lui toi-même d’un beau-frère,
Ta sœur de son mari !

Curiace
                                   Telle est notre misère :
Le choix d’Albe et de Rome ôte toute douceur
Aux noms jadis si doux de beau-frère et de sœur.

Camille
Tu pourras donc, cruel, me présenter sa tête,
Et demander ma main pour prix de ta conquête !

Curiace
Il n’y faut plus penser : en l’état où je suis,
Vous aimer sans espoir, c’est tout ce que je puis.
Vous en pleurez, Camille ?

Camille
                                            Il faut bien que je pleure :
Mon insensible amant ordonne que je meure ;
Et quand l’hymen pour nous allume son flambeau,
Il l’éteint de sa main pour m’ouvrir le tombeau27.

24C’est là un dispositif stichomythique d’ailleurs bien imparfait, car à l’envisager strictement, il ne régit que les deux premiers vers, même si tout le dialogue adopte les modes d’enchaînement de la stichomythie proprement dite – notamment la reprise des mots clés de l’interlocuteur. Or, dans son caractère heurté, il signale le dissentiment entre les amants, qui, à la différence de Chimène et Rodrigue, ne partagent pas le même code de valeurs. Curiace met le service de sa patrie au-dessus des engagements privés, alors que Camille ne conçoit qu’une sorte de fidélité : celle du lien amoureux. L’échange vers à vers est traversé par cette incompatibilité des points de vue : le duo ne vient pas apaiser le duel.

25Autre cas de violence dans l’échange entre amants : Cinna et Émilie. Après l’accord idyllique qui accompagne les préparatifs de la conjuration à l’acte I, l’engagement de Cinna dans le projet d’assassiner Auguste pour venger Émilie se trouve fragilisé par la générosité de l’empereur à son égard. A lieu alors le premier affrontement des amants, qui s’accusent mutuellement d’opportunisme et de servilité :

Cinna
Vous faites des vertus au gré de votre haine.

Émilie
Je me fais des vertus dignes d’une Romaine.

Cinna
Un cœur vraiment romain…

Émilie
                                            Ose tout pour ravir
Une odieuse vie à qui le fait servir ;
Il fuit plus que la mort la honte d’être esclave.

Cinna
C’est l’être avec honneur que de l’être d’Octave ;
Et nous voyons souvent des rois à nos genoux
Demander pour appui tels esclaves que nous […]28.

26Il y va alors de la gloire : les longues répliques qui succèdent à l’altercation stichomythique sont saturées de ce vocable. Chacun s’emploie à flétrir la gloire de l’autre, ce qui donne à l’ironie une amplitude oratoire incompatible avec la restriction discursive de l’échange vers à vers, qui cède donc à la pression verbale. Cette émulation héroïque déclenche un nouvel affrontement bref et violent au moment où les deux conjurés sont amenés devant Auguste pour répondre de leur crime. Émilie rejette violemment le discours généreux de son amant qui entend se charger de la responsabilité du complot pour minimiser son rôle à elle et ainsi sauver sa vie. Sa protestation indignée engage alors une brève altercation :

Émilie
Cinna, qu’oses-tu dire ? est-ce là me chérir,
Que de m’ôter l’honneur quand il me faut mourir ?

Cinna
Mourez, mais en mourant ne souillez point ma gloire.

Émilie
La mienne se flétrit, si César te veut croire.

Cinna
Et la mienne se perd, si vous tirez à vous
Toute celle qui suit de si généreux coups.

Émilie
Eh bien ! prends-en ta part, et me laisse la mienne ;
Ce serait l’affaiblir que d’affaiblir la tienne :
La gloire et le plaisir, la honte et les tourments,
Tout doit être commun entre de vrais amants29.

27La dispute se résout par l’acceptation du partage égal, du crime comme de la gloire : Émilie prononce alors une sentence éloquente, qui opère la réconciliation des amants au seuil de la mort : « Tout doit être commun entre les vrais amants ». Par sa fonction résolutive du conflit, la sentence – dont Corneille redoutait, dans l’Examen de La Suivante, la facticité accrue par l’échange stichomythique – acquiert une nécessité dramatique qui en assure la vraisemblance.

28La perspective de la mort est propice à l’usage de la stichomythie dans l’échange verbal, public ou intime, à l’intérieur du couple. Il n’est donc pas surprenant que s’affirment tout à la fois son efficacité polémique et ses potentialités pathétiques dans Polyeucte martyr. Au début de l’acte IV, Pauline a obtenu de voir et d’entretenir Polyeucte dans sa prison. Venue dans le dessein de le convaincre d’abjurer sa récente foi chrétienne pour avoir la vie sauve, elle se trouve elle-même soumise par son époux à une tentative de conversion. Elle y résiste violemment, et l’échange stichomythique qui s’engage alors fait entendre l’incompatibilité de l’amour humain et de l’amour de Dieu :

Pauline
Quittez cette chimère, et m’aimez.

Polyeucte
                                                        Je vous aime,
Beaucoup moins que mon Dieu, mais bien plus que moi-même.

Pauline
Au nom de cet amour, ne m’abandonnez pas.

Polyeucte
Au nom de cet amour, daignez suivre mes pas.

Pauline
C’est peu de me quitter, tu veux donc me séduire ?

Polyeucte
C’est peu d’aller au ciel, je vous y veux conduire.

Pauline
Imaginations !

Polyeucte
                         Célestes vérités !

Pauline
Étrange aveuglement !

Polyeucte
                                     Éternelles clartés !

Pauline
Tu préfères la mort à l’amour de Pauline !

Polyeucte
Vous préférez le monde à la bonté divine !

Pauline
Va, cruel, va mourir ; tu ne m’aimas jamais30.

29Comme dans le cas de Chimène et de Rodrigue, l’amour mutuel n’est pas en doute, il est même renforcé par l’épreuve, mais les amants sont violemment séparés par les ordres de valeurs auxquels chacun adhère – pour l’une la vie, pour l’autre le martyre. Rien toutefois dans cet affrontement vers à vers (et même mot à mot dans la fragmentation de deux alexandrins en quatre répliques) qui puisse amener le dépassement du duel par le duo. C’est hors scène et sans parole que s’accomplira la réunion des époux, par la grâce partagée du « baptême de sang » : le drame échappe au théâtre à partir du moment où il s’aventure sur le terrain de la spiritualité. Corneille ici encore a su doser les effets dramatiques et pathétiques de l’altercation stichomythique entre amants.

Conclusion

30La forme originelle de l’échange stichomythique en contexte amoureux nous permet d’entrer dans le laboratoire cornélien. Quand elle apparaît dans la comédie, la stichomythie est le marqueur de l’amour non partagé, ou momentanément repoussé – comme dans le cas de Célidée et Lysandre, par exemple. L’échange est alors fortement coloré d’ironie, voire de persiflage : il s’agit de blesser l’autre dans son amour-propre, faute de pouvoir le conquérir ou dans le but de le décourager. Or cette situation de parole se perpétue dans la tragédie, et structure l’échange entre amants véritables dont l’union est contrariée par les exigences de l’histoire familiale ou politique. L’usage, dans ce contexte, de la même forme stichomythique conserve bien souvent la tonalité ironique, qui résonne alors de l’amertume d’un déchirement de l’union amoureuse, imposé de l’extérieur mais intimement assumé.

31Jacques Scherer notait : « Peut-être parce que, les psychologues le savent bien, l’amour est proche de la haine, la stichomythie en vient à exprimer l’amour partagé et heureux, ou les diverses nuances de la tendresse31 ». Plutôt que cette forme intemporelle de psychologie amoureuse, l’usage que fait Corneille de la stichomythie dans le dialogue des amants, me semble révéler une structure du couple constante dans sa dramaturgie tragique, qui esquisserait l’anticipation imaginaire d’une rupture anthropologique dans la relation amoureuse en bouleversant les places traditionnellement assignées aux femmes et aux hommes.

32Dans son mode même de communication, le couple d’amants ou d’époux n’est pas un isolat refermé sur son bonheur intime et/ou sur son destin tragique, comme ce sera le cas chez Racine : il est traversé de tensions fortes qui tiennent à l’ancrage dans le monde extérieur de chacun des partenaires et aux conflits éthiques et politiques que celui-ci suscite en eux. La stichomythie, qui conserve sa fonction d’agôn même quand elle se fait chant alterné (transformant alors l’affrontement en émulation), porte à la plus claire visibilité cette dimension conflictuelle du couple. Mieux, si l’on observe que c’est le plus souvent la femme qui est à l’initiative de l’échange stichomythique, on peut en induire que Corneille lui fait incarner le pôle fort du couple, celui qui est porteur de la plus haute exigence éthique, jusqu’à assumer le courage de la rupture dans l’affirmation de la pérennité de l’amour. On l’a vu dans le traitement si singulier de la scène de séparation de Tite et Bérénice. On peut l’observer dans d’autres scènes similaires, entre Pauline et Sévère, ou même dans Œdipe quand, à mi-parcours de l’enquête, Jocaste apprend qu’Œdipe est le meurtrier de Laïus, et que – sans même encore savoir qu’il est son fils – elle impose dans le déchirement la séparation qui lui paraît inévitable :

Œdipe
Que fera cet amour ?

Jocaste
                                   Ce qu’il doit à la haine.

Œdipe
Qu’osera ce devoir ?

Jocaste
                                 Croître toujours ma peine32.

33Par une démarche critique qui articule la construction du sujet moderne au modèle politique de la souveraineté, Hélène Merlin-Kajman a mis en lumière la dynamique extraordinaire – en regard du modèle patriarcal d’assujettissement – du couple cornélien, capable d’élever chacun des individus qui le composent – la femme comme l’homme – à l’autonomie du moi33. L’analyse du tropisme stichomythique de l’échange verbal entre amants nous paraît non seulement vérifier la pertinence de cette thèse, mais éclairer la dynamique verbale du processus d’autonomisation inter-subjective, en ce qu’il s’élabore concrètement, dans la relation des comédiens aux spectateurs, dans l’ici et maintenant de la scène.

Notes

1 Gabriel Conesa identifie, parmi le « petit nombre de situations interlocutives invariablement récurrentes » qui structurent la pastorale dramatique, le cas d’« une belle bergère qui repousse avec cruauté les déclarations d’un amant importun », et ajoute la précision suivante : « C’est là en effet le type de scène qui fascine le public de pastorales et des comédies de Corneille », qui suggère que Corneille a emprunté à la tradition pastorale ce schéma-type du dialogue versifié. (Gabriel Conesa, Pierre Corneille et la naissance du genre comique (1629-1636) : étude dramaturgique, Paris, SEDES, 1989, p. 195).

2 Jacques Scherer, La Dramaturgie classique en France [Nizet, 1950], Paris, A. Colin, 2014, p. 302.

3 Jean Mairet, La Sylvie, I, 3 ; dans cette scène le berger Philène déclare son amour à Sylvie qui le repousse, l’obstination des deux interlocuteurs se traduisant par l’échange de quarante-deux répliques en distiques, qui se répondent deux à deux par des effets de parallélisme, syntaxique, lexical, rythmique ; dans l’édition originale (François Targa, 1628), la scène est comme autonomisée par l’intertitre « Dialogue » inséré dans le dialogue pour signaler le début de l’échange stichomythique (p. 9), ce qui en souligne le caractère conventionnel – et, en contrepartie, attendu et apprécié des spectateurs et des lecteurs.

4 Pierre Corneille, Œuvres complètes [dorénavant O. C.], éd. Georges Couton, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I [1980], 1996, p. 389.

5 Louis Rivaille avait mis en évidence dans sa thèse complémentaire le travail d’effacement du corps auquel s’est livré Corneille dans les éditions ultérieures (1644, 1648, 1660) de ses comédies (Louis Rivaille, Corneille correcteur de ses premières œuvres (1632-1644), Paris, Boivin, 1936). Dans son édition des Œuvres complètes de Corneille, G. Couton comptabilise précisément les suppressions et corrections de vers qu’a subies chacune des versions originales des comédies dans l’édition collective de 1660 : 684 vers sur 2 020 pour Mélite ; 340 sur 2 014 pour La Veuve ; 321 sur 1 826 pour La Galerie du Palais ; 271 sur 1 700 pour La Suivante ; 309 sur 1 826 pour La Place Royale. En étudiant ces variantes, Cecilia Rizza a montré que Corneille se rapprochait alors du courant précieux non seulement par la mise à distance du corps mais aussi par l’adoption de ses tours de langage les plus caractéristiques (Cecilia Rizza, « Les variantes des premières comédies de Corneille dans l’édition de 1660 », dans Pierre Corneille. Actes du Colloque organisé par l’Université de Rouen, la Société d’Étude du xviie siècle et la Société d’Histoire Littéraire de la France, tenu à Rouen du 2 au 6 octobre 1984, textes édités par Alain Niderst, Paris, Presses Universitaires de France, 1985, p. 375-384).

6 Mélite, I, 2, v. 153-163 ; O. C., t. I, p. 14.

7 G. Conesa, op. cit., p. 209-224.

8 Mélite, I, 2, v. 163-174 ; O. C., t. I, p. 14-15.

9 Ibid., v. 185-196.

10 « Dans un dialogue normal, en effet, le poète s’efforce de faire évoluer un tant soit peu les interlocuteurs suivant le contexte, la situation dramatique et surtout ses objectifs dramaturgiques. Mais dans le cas de la stichomythie, au contraire, il ne s’agit que de styliser une opposition, voire un affrontement, entre deux personnages à un moment où l’échange est bloqué par l’obstination de chacun d’eux. Même si l’effet n’est pas statique, et qu’il se fonde sur un crescendo interne, cela fait partie de la règle du jeu. Il est moins question pour l’auteur de développer un conflit ou d’explorer des attitudes, dans l’ordre de la violence par exemple, mais plutôt d’exploiter, de manière ludique, une certaine situation de parole au moyen de procédés et de figures parfaitement répertoriés par l’usage et présentant les signes extérieurs d’une interaction linguistique ; en un mot, le dramaturge ne cherche pas à approfondir mais à jouer. » (G. Conesa, op. cit., p. 225).

11 Dorimant. Verrais-je sans languir ma flamme qu’on néglige ? / Hippolyte. Éteignez cette flamme, où rien ne vous oblige. / Dorimant. Vos charmes trop puissants me forcent à ces feux. / Hippolyte. Oui, mais rien ne vous force à vous approcher d’eux. / Dorimant. Ma présence vous fâche et vous est odieuse. / Hippolyte. Non pas, mais votre amour me devient ennuyeuse. (La Galerie du Palais ou l’Amie rivale, V, 5, v. 1689-1694 ; O. C., t. I, p. 375).

12 Clarimond. Le moyen de forcer mon inclination ?/ Daphnis. Le moyen de souffrir votre obstination ? / Clarimond. Qui ne s’obstinerait en vous voyant si belle ? / Daphnis. Qui vous pourrait aimer, vous voyant si rebelle ? (La Suivante, III, 2, v. 707-710 ; O. C., t. I, p. 420-421).

13 Clarimond. Si je brûle, Daphnis, c’est de nous voir ensemble. / Daphnis. Et c’est de nous y voir, Clarimond, que je tremble. / Clarimond. Votre contentement n’est qu’à me maltraiter. / Daphnis. Comme le vôtre n’est qu’à me persécuter. / Clarimond. Quoi ! l’on vous persécute à force de services ! / Daphnis. Non, mais de votre part ce me sont des supplices. (Ibid., v. 725-730 ; p. 422)

14 L’Illusion comique, II, 3, v. 367-368 ; O. C., t. I, p. 630. Je souligne.

15 Ibid., v. 377-384.

16 Ibid., v. 399-402 ; O. C., t. I, p. 630-631. Je souligne.

17 Il en ira tout autrement à l’acte suivant (III), où Clindor, provoqué en duel par son rival Adraste, le tue : mais on aura alors basculé dans la tragi-comédie, selon le principe tout à fait inédit de composition de la pièce – « étrange monstre » – en catalogue des genres dramatiques.

18 Rappelons-en les termes : « Les exemples d’Euripide et de Sénèque pourraient autoriser cette affectation, qu’ils pratiquent si souvent, et même par discours généraux, qu’il semble que leurs acteurs ne viennent quelquefois sur la scène que pour s’y battre à coups de sentences : mais c’est une beauté qu’il ne leur faut pas envier. » (voir supra, n. 3)

19 Nicomède, I, 2, v. 119-130 ; O. C., t. II, p. 649.

20 Tite et Bérénice, IV, 3, v. 1215-1222 ; O. C., t. III, p. 1033.

21 Ibid., v. 1259-1264 ; O. C., t. III, p. 1035.

22 Ibid., V, 5, v. 1709-1718 ; O. C., t. III, p. 1053.

23 Voir dans le présent volume Gilles Declercq, « Résilience de la sentence cornélienne. Enjeux et tensions d’une forme-sens ».

24 Le Cid, III, 4, v. 862-874 ; O. C., t. I, p. 743-744.

25 Par l’expression « accidents du discours », G. Conesa rend compte des modifications syntaxiques et prosodiques introduites par Corneille dans le dialogue versifié de la comédie pour le rendre, par l’irrégularité, mimétique de la parole vive (op. cit., p. 209).

26 Ibid., v. 995-1006 ; O. C., t. I, p. 748-749.

27 Horace, II, 5, v. 561-574 ; O. C., t. I, p. 862-863.

28 Cinna, III, 4, v. 977-984 ; O. C., t. I, p. 942-943.

29 Ibid., V, 2, v. 1639-1648 ; O. C., t. I, p. 964-965.

30 Polyeucte, IV, 3, v. 1279-1289 ; O. C., p. 1031-1032.

31 J. Scherer, op. cit., p. 316.

32 Œdipe, IV, 5, v. 1605-1608, O. C., t. III, p. 78.

33 « […] pour Corneille […] la rencontre amoureuse ressemble à la composition de deux souverainetés, l’accord de deux volontés qui ne perdent pas leur absolutisme pour s’être accordées : nous sommes très loin de la passion dévorante et impie décrite par exemple par Nicolas Caussin dans son portrait d’Hérode » (Hélène Merlin-Kajman, L’Absolutisme dans les lettres et la théorie des deux corps. Passions et politique, Paris, Honoré Champion, 2000, chap. vii : « Corneille libertin », p. 226.

Pour citer ce document

Michèle Rosellini, « Du duo au duel : la stichomythie, marqueur de violence dans le dialogue des amants » dans Pierre Corneille, la parole et les vers,

sous la direction de Myriam Dufour-Maître, avec le concours de Cécilia Laurin

© Publications numériques du CÉRÉdI, « Actes de colloques et journées d’étude », n° 26, 2020

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=992.

Quelques mots à propos de :  Michèle Rosellini

IHRIM-ENS – UMR 5317, Lyon
Michèle Rosellini a enseigné la littérature française du xviie siècle à l’ENS de Lyon. Chercheuse associée à l’Institut d’Histoire des Représentations et des Idées dans les Modernités (IHRIM-UMR 5317), elle s’intéresse à la production littéraire du xviie siècle dans sa matérialité (usages du livre, pratiques de la lecture et de la traduction) et dans sa diversité non « classique » (formes littéraires de la pensée libertine, résurgences de la tradition facétieuse, reconfigurations de la veine licencieuse). Derniers ouvrages parus : Traduire Lucrèce. Pour une histoire de la réception française du « De rerum natura », xvie-xviiie siècle, Champion, 2017 (avec Philippe Chométy) ; L’Imaginaire des langues : représentations de l’altérité linguistique et stylistique (xvie-xviiie siècle), Les Cahiers du GADGES, no 15, 2018 (avec Sabine Lardon) ; Le Recueil Barbin (1692). « Une histoire de la poésie par les ouvrages même des poètes » ?, Pratiques & Formes littéraires 16-18, Cahiers du GADGES, no 16, 2019 (avec Mathilde Bombart et Maxime Cartron).