L’héritage paysager des Jeux Olympiques et Paralympiques de Paris 2024 sur la Plaine Saint-Denis

José Chaboche et Alexandre Faure


Résumés

L’article analyse la transformation paysagère de la Plaine Saint-Denis lors de la préparation des JOP Paris 2024. Le Village olympique prévu s’inscrit dans la stratégie régionale de densification et de développement des fonctions urbaines de la ville globale, tout en répondant aux injonctions du CIO de produire un héritage à la fois environnemental et urbanistique positif. Il s’agit de questionner la cohérence du projet urbain de Paris 2024 à partir du paysage pré-olympique généré par la préparation des Jeux, ainsi que le paysage post-olympique projeté par les organisateurs. De l’étude des documents de candidatures pour les éditions 2008, 2012 et 2024 ainsi que de celle du matériel promotionnel de Paris 2024 confrontés aux données d’un travail de terrain, il ressort les contradictions inhérentes à ce projet dans un paysage en pleine mutation depuis plusieurs décennies et subissant de multiples coupures urbaines. Le projet de Paris 2024 bouleverse l’image et les fonctions de la Plaine Saint-Denis en poursuivant les objectifs de valorisation foncière, immobilière et financière des coalitions d’acteurs publics et privés du marché de la régénération urbaine et paysagère.

The paper discusses the landscape transformation of the Plaine Saint-Denis during the preparation of the Paris 2024 Olympic Games. The Olympic Village fits into the regional strategy of densification and development of urban functions of the global city. At the same time, it meets the requirements of the IOC to produce a positive environmental and urban legacy. The aim is to examine the coherence of the urban project of Paris 2024 by questioning the pre-Olympic landscape produced by the preparation of the Games, as well as the post-Olympic landscape projected by the organizers. From the study of the documents of candidatures for the 2008, 2012 and 2024 editions as well as that of the promotional material of Paris 2024 confronted with the data of a fieldwork, the authors show the contradictions intrinsic to this project in an urban landscape undergoing full mutation for several decades and suffering from multiple urban cuts. The Paris 2024 project shakes up the functions of the Plaine Saint-Denis by pursuing the objectives of land, real estate and financial valorization from coalitions of public and private actors of the urban and landscape regeneration market.

Texte intégral

1Ancien quartier industriel et ouvrier d’Aubervilliers, Saint-Denis et Saint-Ouen, la Plaine Saint-Denis couvre 450 hectares depuis la confluence du canal Saint-Denis avec la Seine au nord, jusqu’aux portes de Paris. Support d’ambitieuses politiques de requalification urbaine (Béhar et al., 2016), c’est l’un des secteurs les plus jeunes, cosmopolites et pauvres de France (Insee, 2020) mais aussi l’un des plus dynamiques du point de vue économique. Ces éléments expliquent son inscription dans la stratégie à long terme du Conseil Régional et, plus récemment, dans celle du Grand Paris (Desjardins, 2016 ; Lefèvre, 2017). En effet, depuis les années 1990, des équipements majeurs (Stade de France, Campus Condorcet), l’essor de la ville créative (Cité du Cinéma) et du secteur de l’évènementiel, ainsi que la construction d’immeubles résidentiels et de bureaux transforment cette banlieue populaire (Bacqué et al., 2018). Dans ce contexte, les candidatures aux Jeux Olympiques et Paralympiques (JOP) de 1992, 2008, 2012 et 2024 favorisent une contraction des temporalités urbanistiques (Andranovich et Burbank, 2011), la mobilisation de ressources et la création de consensus politiques (Lauermann, 2019) qui reconfigurent son paysage urbain.

2Notion interdisciplinaire croisant pratiques de l’urbanisme, de l’architecture ou du paysagisme (Jannière et Pousin, 2007), le paysage urbain offre une grille de lecture des mutations de la ville, s’inscrit dans des histoires sociales et culturelles contextualisées et, en somme, participe à « sauvegarder une unité de temps et de lieu dans un tissu urbain soumis à des déchirements croissants » (Billaud, 2007). Ses dimensions esthétiques, patrimoniales ou identitaires, sujettes à débats et controverses, révèlent son essence politique. Selon X. Michel (2007, 20), son « originalité contemporaine est redevable aux nouvelles architectures, à une certaine forme de standardisation, à la rapidité de sa création et à son inachèvement. Outre la matérialité de la ville, il est caractérisé par une ambiance marquée par les circulations et leurs effets. Il se fonde sur une représentation articulant les espaces du quotidien, ceux du tourisme, et ceux de la visite ». En ce sens, la mutation paysagère de la Plaine Saint-Denis pourrait constituer l’un des héritages majeurs des JOP Paris 2024.

3Prenant l’apparence de grands chantiers (Grand Paris Express, refonte de la trame viaire...) aux abords d’une ville patrimonialisée, le paysage pré-olympique de la Plaine est un signe de la mutation des services et des usages dans ce morceau de ville, un opérateur de changement social et un marqueur de régénération urbaine. Un paysage urbain étant l’objet et le résultat de stratégies multi-acteurs et multi-échelles, quels principes le Comité d’Organisation des JOP (COJOP1) de Paris 2024 et la Société de Livraison des Ouvrages Olympiques (l’entreprise publique SOLIDEO,) portent-ils ? Les modes de conception et de réalisation des opérations programmées, souvent confiées par la SOLIDEO aux géants du BTP, favorisent-ils une uniformisation paysagère typique de la ville standardisée (Ratouis et Vallet, 2018) ou un traitement plus subtil et contextualisé ? Par ses formes et ses significations, en quoi et dans quelle mesure le paysage olympique de la Plaine est-il appelé à contribuer aux ambiances de la Métropole du Grand Paris, dont l’agenda politique délaisse le sport (Delpirou, 2020) ? Aussi s’agit-il d’interroger l’existence, la nature et la portée d’un éventuel projet de paysage pour Paris 2024, évènement sportif planétaire, et sa qualité d’héritage attendu, à partir du cas typique (Yin, 1990) de la Plaine Saint-Denis.

4À cet effet, le dispositif méthodologique, d’ordre qualitatif et interprétatif, comporte trois axes pour saisir les aspects objectifs (fonctionnels, techniques…) et subjectifs d’un paysage olympique à la fois « espace-support [...] rempli d’objets et approprié par divers groupes sociaux, [...] espace-visible [et] espace vécu (les individus perçoivent le paysage selon leur propre sensibilité) » (Clément, cité in Géoconfluences). Consacré au moment de la candidature, le premier axe mobilise l’étude comparative des trois volumes de chaque dossier déposé pour 2008, 2012 et 2024 ainsi qu’une analyse des discours et de l’iconographie (images et films) produits par la délégation parisienne auditionnée le 31 juillet 2017 par le Comité International Olympique (CIO) pour 2024. Le deuxième axe concerne l’étude du projet urbain olympique par interprétation des dimensions paysagères des supports communicationnels audiovisuels à visée performative (Gold et Gold, 2008) diffusés au grand public et aux institutionnels par le COJOP et la SOLIDEO. Le dernier axe consiste en une démarche auto-ethnographique (Huang, 2010) par cheminement cycliste et pédestre, pour percevoir et interpréter in vivo les transformations paysagères des aménagements olympiques. Le 07 mai 2021, à Saint-Denis et Saint-Ouen, les auteurs ont ainsi vécu fortuitement une manifestation, encadrée par la police, du collectif associatif « Toxic Tour Village Olympique et échangeur Pleyel. La pollution en héritage, c’est non ! ». Elle réunissait une centaine de personnes inquiètes des effets des JOP sur le tissu urbain et la qualité de vie (expropriations, gentrification...). Ce dispositif permet une analyse inédite de la production du paysage olympique, héritage urbanistique exprimant une conception singulière de la métropole sportive événementielle et de ses modes d’habiter. Une revue de la littérature consacrée au paysage olympique (1) permet d’analyser les permanences de son imagerie parisienne dans les candidatures aux Jeux depuis plus d’un siècle (2) et de soutenir qu’il est conçu comme une projection de la ville globale en banlieue paupérisée pour l’édition 2024 (3).

1. Le paysage olympique, entre projet urbain et promesse d’héritage

5Les Jeux sont des catalyseurs du développement urbain et des opérateurs de la globalisation. La littérature pointe une dispendieuse spectacularisation de l’espace par un urbanisme entrepreneurial qui imbrique intérêts publics et privés, et façonne un paysage olympique entre énonciation d’un projet urbain séducteur et promesse d’héritages positifs. Les Jeux donnent lieu à un « projet urbain extrêmement complexe et coûteux pour les villes hôtes mais ayant un fort impact sur la trame urbaine » (Roult et Lefebvre, 2010 : 368) d’autant que le CIO exige qu’ils génèrent un héritage (Andranovich et Burbank, op. cit.). Les stratégies de planification, de régénération urbaine et de marketing territorial induites influencent la composition du paysage olympique. Le projet urbain olympique exige une contraction des temporalités urbanistiques pour montrer la vigueur de l’effet olympique sur le développement de la ville hôte comme à Sydney en 2000 (e.g. Chalkley et al., 1999 ; e.g. Liao et Pitts, 2006 ; Muñoz, 2006). La planification des Jeux est parfois conçue sous le régime de l’état d’urgence, comme à Rio (Sánchez et Broudehoux, 2013), et toujours sous celui de l’état d’exception fiscal et urbanistique (e.g. Richmond et Garmany, 2016). Celui-ci perdurerait dans la smart city dont les visées d’optimisation fonctionnelle de l’espace public par la technologie (sécurité, mobilité...) dépolitisent et décontextualisent les processus décisionnels de développement urbain, accentuent le contrôle des autorités et d’opérateurs privés sur les populations (Gaffney et Robertson, 2018) et participent aux changements culturels de fond transformant les valeurs symboliques du paysage (Mitchell, 2003).

6La promesse de régénération urbaine s’appuie sur une gouvernance entrepreneuriale mettant les villes en compétition pour capter un évènement dont la tenue n’occasionne qu’un réseau de lieux et d’itinéraires surchargés (Poncet, 2001). À Athènes, de nouveaux espaces juxtaposent des paysages associés à la tradition locale et d’autres à l’idée d’innovation selon des conceptions urbanistiques et architecturales standardisées et mondialisées (Beriatos et Gospodini, 2004). Où qu’ils adviennent, comme à Barcelone avec la mutation résidentielle et touristique du front de mer populaire et industriel (Roca i Albert et Faigenbaum, 2002) ou à Sydney avec l’aménagement d’une marina et d’un port de plaisance requalifiant le paysage aquatique initial du site des épreuves nautiques (McManus, 2004), ces transformations paysagères participent d’une gentrification (e.g. Raco, 2012) et du marketing territorial. Celui-ci vise à promouvoir le territoire et à lui donner une incarnation grâce à la gestion évènementielle de la marque territoriale, à l’aménagement d’emblèmes urbains et à la gestion de la personnalité de la marque (Kavaratzis, 2004). Ainsi, candidater aux Jeux permet d’afficher une image séductrice en temps de globalisation, que la ville soit élue ou non (Augustin et Gillon, 2021). Or, les Jeux sont aussi perçus comme une distraction de masse occultant des enjeux cruciaux d’habitat ou de pollution (Brady, 2009). C’est pourquoi la Société de Développement des Héritages de Londres 2012 a promu la réappropriation des lieux de vie des habitants touchés par l’aménagement du parc olympique, grâce à un exercice de cartographie participative ayant modifié leur narration très négative du paysage olympique (Froome-Lewis, 2014). À Londres encore, l’art photographique a permis une critique aménagiste radicale d’emblèmes olympiques à forts impacts paysagers (Marrero-Guillamon, 2012). Cette monumentalisation du design urbain, dans une visée de marketing territorial, s’observe à l’échelle du stade olympique, bien après les Jeux comme à Montréal (1976) (Roult et Lefebvre, 2010), et à celle de la ville comme à Pékin, avec l’image de puissance que donne la Chine par l’aspect grandiose des architectures du spectacle sportif globalisé avec le Nid d’oiseau (stade olympique) et le Cube (piscine) (Broudehoux, 2010). On touche ici au management de la personnalité de la marque territoriale. Les porteurs de la candidature s’attachent à convenir aux tendances sociétales des pays d’économie libérale en s’affirmant, par exemple, LGBT friendly comme à Londres 2012 (Hubbard et Wilkinson, 2014) puisque selon Yi Fu Tuan (1979), le paysage est avant tout idéel, une construction de l’esprit et des sens influencée par l’ambiance urbaine. Selon cette approche culturaliste, on perçoit combien le paysage urbain relève de l’héritage olympique.

7Cette notion est apparue dès 1960 mais le CIO ne l’a imposée qu’à partir de Rio 2016 (Andranovitch et Burbank, op. cit.). Or générer un héritage positif s’avère malaisé, comme l’atteste le décalage entre de rassurants discours initiaux et les bilans discutables d’Athènes, Pékin et Londres (Tomlinson, 2014). Construit multidimensionnel « avantageux ou désavantageux, prévu ou imprévu » (Mangan, 2008 : 1869), l’héritage olympique est matériel ou immatériel. Si de rares travaux ont étudié la dimension paysagère des Villages olympiques (e.g. Liao et Pitts, op. cit. ; Scherer, 2011), celles des équipements sportifs est incluse à des thématiques plus variées : adaptabilité post-olympique de vélodromes ou de centres aquatiques (Brown et Cresciani, 2017) ; reconversion des stades olympiques en tant que paysage emblématique (Roult et Lefebvre, op. cit.) par exemple. L’héritage olympique immatériel fait appel, lui, à une mémoire et à une identité urbaine (Gammon et al., 2013). Il procure des effets urbanistiques perçus tantôt comme positifs, dans le cas des Jeux de Sydney (Searle, 2012), tantôt comme négatifs dans le cas de la violence sociale de l’oblitération d’espaces informels pour l’aménagement du parc olympique londonien (Edensor et al., 2008). Scientifiquement stimulants, ces héritages contrastés (gouvernance, transports et mobilités, cohésion sociale et engagement…) produisent un paysage olympique propre à chaque édition. En outre, la notion d’héritage paraît paradoxale compte tenu de son assimilation socio-anthropologique tantôt à un cadeau, tantôt à une marchandise (Macrury et Poynter, 2008). Elle suscite, de la part des grands acteurs du système olympique (CIO, comité local d’organisation, agences de consulting, sponsors), une forme de discours mi-managérial mi-magique (MacAloon, 2008) de plus en plus rejetée par les financeurs locaux et l’opinion publique. Bien que ce système cherche les voies de son renouvellement, malgré sa puissance politique et financière, son influence sur les paysages sportifs reste considérable.

8L’équipement sportif, marqueur visuel et matériel majeur de l’olympisme, peut être considéré comme un paysage à part entière. C’est un lieu de loisir et un objet inscrit dans l’urbanité, guidant les pratiques, les regards et les émotions. Selon C. Polycarpe (2014 : 483) « l’événement olympique implique souvent de rapides transformations, la construction d’infrastructures spécifiques et d’aménagements annexes, créant une identité spécifique : le paysage olympique ». Sa valorisation et ses visions enchantées peuvent virer au cauchemar avec des infrastructures délaissées et dégradées (e.g. Aréna de beach-volley de Pékin ; parcours de canoë-kayak d’Athènes) ou même détruites sitôt utilisées (stade olympique d’Atlanta). Aussi convient-il d’étudier le paysage olympique, catégorie originale de paysage urbain, qu’induisent la fonction événementielle de la ville globale et la pression du capitalisme à produire des infrastructures spectaculaires (Harvey, 2018). En ce sens le cas de la Plaine Saint-Denis, pour Paris 2024, semble fécond.

2. Les permanences de l’imagerie du paysage olympique parisien

9Quelle représentation du paysage émerge des candidatures et éditions des Jeux à Paris, depuis celle de 1900 jusqu’aux paysages préolympiques et post-olympiques de celle de 2024 ? Tant du point de vue historique que de l’étude des dossiers de candidatures récentes, l’image associée aux JOP Paris 2024 est concentrée sur le patrimoine fluvial et monumental (Tour Eiffel) de la ville phare, tout en déployant en banlieue une large part des équipements sportifs et logistiques. Aussi le paysage olympique de Seine-Saint-Denis doit-il être resitué dans une dynamique exceptionnelle de transformation de l’ancienne plus vaste zone industrielle d’Europe qu’est la Plaine.

10Coubertin estimait que Jeux Olympiques ne sont pas qu’un évènement sportif mais qu’ils expriment plutôt une culture et une croyance célébrées dans un contexte urbain spécifique. Dès 1909, il a formalisé sa vision urbanistique et paysagère :

« Premièrement, la ville olympique doit être visible pour le visiteur, sinon dans sa totalité, du moins comme un ensemble grandiose et digne. Deuxièmement, il est souhaitable que cette première vision de la ville soit liée à son rôle. Troisièmement, la forme de la ville doit clairement tenter de s’insérer dans le paysage environnant, et d’en tirer parti. Quatrièmement, ce serait une erreur d’imiter la promiscuité du site antique. Ce serait également une erreur de prendre l’approche inverse, en étalant trop le site. Il nous semble qu’il s’agit de principes généraux concernant le cadre de la ville » (Coubertin, cité in Liao et Pitts, op. cit. : 1236).

11Pitts et Liao notent que les premières éditions (1896 à 1904) occasionnèrent peu de nouveaux équipements, celle de Paris (1900) se déroulant notamment dans « the muddied Seine » (les eaux boueuses de la Seine) (ibid. : 1236). Selon eux, le paysage olympique a évolué selon trois phases :

  • de 1908 à 1928, la figure du stade olympique, symbole de modernité architecturale et technologique, domine sans changer la trame urbaine.

  • de 1932 à 1956, l’attention est aussi portée au Village olympique, souvent bâti hors de la ville hôte pour trouver ses 10 à 50 hectares nécessaires, avec un soin particulier apporté à son insertion paysagère.

  • de 1960 à 2012 (ainsi qu’à Rio en 2016), les Jeux caractérisent un Âge de la transformation urbaine marqué par le gigantisme des Villages (200 hectares à Londres en 2012) et des sites sportifs (stade de 115 000 places à Sydney en 2000).

12Par sa compacité revendiquée (Village de 51 hectares) et son budget prévisionnel contenu (95% des sites d’épreuves sont déjà disponibles), l’édition Paris 2024 enclenche-t-elle une nouvelle phase marquée par un paysage olympique moins emphatique et davantage en rapport avec la dynamique territoriale ?

13L’image de Paris est profondément influencée par la Tour Eiffel, déjà visible sur l’affiche de 1900. Pour 2024, le logo initial mélangeait le numéro 24 et la Tour Eiffel avant d’être remplacé par un autre regroupant trois symboles : la médaille d’or, la flamme olympique et Marianne (symbole pour Paris 2024 « d’égalité, de partage et de générosité »2). Si l’affiche de 1900 plaçait la Tour Eiffel comme seul symbole, les documents promotionnels de Paris 2024 l’associent à La Défense en second plan dont l’emblème, l’Arche, est caché par les tours des groupes du CAC 40. La deuxième image du film promotionnel3 célébrant l’investiture de Paris garde cet arrière-plan mais avec une vue sur l’Arc de Triomphe. Dans cette vidéo grand public en anglais, la Plaine Saint-Denis est invisible, contrairement aux communes sièges de La Défense, mais sans installation nouvelle pour Paris 2024. Lors de l’audition de la délégation parisienne par le CIO en 2017, cinq des dix minutes du film de présentation concernaient le Grand Paris. Les noms de Saint-Denis et de la Seine-Saint-Denis sont répétés mais seuls apparaissent le Stade de France, la Cité du Cinéma (intégrée au Village olympique) et la Tour Pleyel4 dont l’actuelle rénovation surprend par le brutalisme esthétique de sa structure nue dans un paysage séquano-dyonisien lui-même en chantier. Les autres vues des sites sportifs et du Village sont surtout des images de synthèse sous forme de plan de masse estompant aussi bien l’existant que la forme définitive des projets.

14Dans ce film, l’eau, élément central du paysage olympique, concentre l’attention sur un périmètre comprenant la Seine depuis le quai de la râpée jusqu’à Saint-Denis en aval, le canal Saint-Martin et le canal Saint-Denis (Fig. 1). La voix hors champ indique : « And all connected together by the river Seine, which has its dedicated river side as a celebration sight ». Or, seule la section fluviale entre la Tour Eiffel et Bercy est présentée comme un lieu de célébration, ce qui conforte l’imagerie festive et patrimoniale des quartiers touristiques parisiens. La valorisation des bords d’eau est un enjeu constant, depuis 2000 à Sydney (McManus, 2004, op. cit.), pour les villes globales candidates comme Londres (Lea Valley) et New York (littoral) pour 2012, Tokyo (baie) pour 2020 et Paris pour 2024. Il s’agit d’opérer des transformations territoriales et paysagères dont les Jeux, après les avoir impulsées des années 1960 (Rome) jusqu’en 1992 (Barcelone), ne sont désormais qu’un des leviers. Celles-ci ont suivi la vague du renouvellement urbain des années 1960 puis ont répondu à la désindustrialisation avant l’essor d’un management néolibéral de la ville dans les années 1990 et de l’instrumentalisation des Jeux comme outil de planification à long terme depuis les années 2000 (Augustin et Gillon, op. cit.) en faveur, notamment, d’une fonction événementielle de la métropole.

Figure 1. La zone centrale des JOP 2024 entourée par les canaux Saint-Denis, Saint-Martin et par la Seine

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Source : Capture d’écran du film promotionnel « Paris 2024 : Passion + Purpose ». Cette spatialisation des Jeux renvoie au projet de Paris 2008.

15Les couvertures des trois volumes de la candidature pour Paris 2024 représentent un enfant paralympien courant sur une piste d’athlétisme (vol. 1), une scène d’été en bord de Seine où des personnes se détendent (vol. 2), et une vision aérienne nocturne et scintillante des aménagements prévus à la Tour Eiffel et aux Invalides (vol. 3). Ces thèmes (jeunesse et handicap ; célébration ; patrimoine) nourrissent le récit de l’esprit olympique. Leur représentation reprend les codes de production de l’image olympique et, pour les deux derniers thèmes, « participe sans surprise d’une “banalisation” de la “consommation paysagère” » (Debarbieux, 2007, cité in Gaudin, 2018). La figuration du paysage dans les candidatures pour 2008, 2012 et 2024 marque l’écrasante présence iconographique de Paris, avec 38% du total des images du dossier pour 2008 et 51% dans celui pour 2024 (tableau 1). La première couronne est inégalement représentée. Le Val-de-Marne apparaît pour 2008 avec la base nautique de Vaires-sur-Marne et la piscine prévue pour le water-polo à Créteil mais abandonnée depuis. Cette base figure aussi dans le dossier pour 2012 mais pas dans celui pour 2024, bien qu’elle reste retenue comme site d’épreuves. Les Hauts-de-Seine sont eux aussi quasi absents des dossiers, avec des images pour 2008 et 2012 des abords du Stade Yves-du-Manoir de Colombes, l’un des hauts-lieux de l’édition 1924. Bien que des sites d’ampleur soient prévus dans les Yvelines (vélodrome, stand de tir, base BMX, parcours VTT, sports équestres), ce département n’est apparu que pour 2012, avec le Château de Versailles, porteur d’une imagerie culturelle et touristique mondiale. La Seine-Saint-Denis représente en revanche environ 10% des images des trois dossiers. Le Stade de France, futur stade olympique, est magnifié et la dominance d’images de synthèse des installations prévues (village des athlètes : 2008 ; pavillons temporaires : 2012 ; village olympique en bord de Seine : 2024) projette un territoire rêvé (Ndiaye et al., 2006) par les organisateurs plutôt qu’une image actuelle dépréciée. Face à cette stratégie promotionnelle, quelle est la dynamique paysagère pré-olympique de la Plaine Saint-Denis et quel héritage annonce-t-elle ?

Tableau 1. Nombre d’images par territoire dans les dossiers de candidatures de Paris pour les JOP 2008, 2012 et 2024

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3. Le paysage olympique comme projection de la ville globale en banlieue

16L’analyse de la complexité de l’héritage paysager olympique sur la Plaine Saint-Denis implique de retracer son aménagement récent. Les missions aériennes sur geoportail.fr et remonterletemps.ign.fr situent les principaux chantiers engagés de 1995 à 2020 sur la Plaine Saint-Denis. Une forte pression immobilière et une action publique volontariste expliquent la mutation d’un paysage séquano-dyonisien travaillé par les candidatures olympiques (Fig. 2). Le projet urbain de Paris 2024 comprend quatre grandes zones de travaux : le village des médias à Dugny près de l’aéroport du Bourget ; le village olympique à Saint-Denis, Saint-Ouen et L’Ile-Saint-Denis ; le centre aquatique olympique à Saint-Denis ; des installations pérennes (Aréna 2…) porte de la Chapelle. D’autres chantiers, excentrés comme le stand de tir de Versailles, existent sans être au cœur du projet.

Figure 2. Carte des chantiers et sites symboliques en Seine-Saint-Denis

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Source : A. Faure, 2021

17L’analyse paysagère du projet urbain Paris 2024 à la Plaine Saint-Denis nécessite de surcroît le contact du terrain, suivant le parti auto-ethnographique adopté. La photographie, par les choix qu’elle induit (lieux de prises de vues, thèmes étudiés, clichés retenus), exprime une représentation paysagère (Pousin et al., 2007) subjective valide en analyse qualitative (Paillé et Mucchielli, 1996). La série photographique (Fig. 3) des auteurs, l’un familier de l’espace observé et l’autre non, étudie, à échelle micro-locale, une stratégie de régénération urbaine d’ampleur pour interpréter ses mécanismes et objectifs. La méthode d’analyse du corpus reprend celle proposée par X. Michel, selon qui, interpréter un paysage urbain consiste à « identifier [s]es éléments récurrents (...) et [à] réfléchi[r] aux différenciations ou non entre [s]es espaces-temps [pour en] rend[re] compte (...) sur le mode de la description, en présentant les rapports existant entre le tout et les parties, ainsi que les différents types repérables en fonction des organisations urbaines, telles que le rapport centre-périphérie, la sectorisation, les mobilités et les temporalités des villes » (Michel, op. cit. : 20). Ces principes offrent une grille de lecture pertinente du paysage olympique sur la Plaine Saint-Denis.

Figure 3. Photographies retenues et états des sites choisis lors des trois candidatures de Paris en Plaine Saint-Denis

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Source : A. Faure, 2021

18Coupure importante dans Paris et sa banlieue, le canal Saint-Denis, à l’est de la Plaine, relie le canal de l’Ourcq (continuité du Canal Saint-Martin) à la Seine. Ce réseau de canaux et le fleuve circonscrivent les sites olympiques de la Plaine, mais des ruptures se superposent au niveau du Boulevard Périphérique, entre des voies ferrées, des autoroutes, des canaux et des ensembles immobiliers parfois infranchissables. Ce secteur concentre de nombreux conflits d’usages des espaces publics malgré sa mutation depuis deux décennies (travaux sur les Maréchaux, tramway, constructions multiples). Les locaux de la préfecture de Police devaient être détruits pour la candidature de Paris 2008 pour bâtir la Très Grande Salle qui ouvrira finalement en 2023, porte de la Chapelle. Ce projet comprenait la requalification du canal Saint-Denis en une promenade végétalisée valorisant un quai minéral à faible valeur d’usage, malgré quelques installations sportives (musculation, vélos…) (Illustration 1.1). Pour Paris 2024, la SOLIDEO en a fait l’un des objectifs de son intervention urbaine.

Illustrations 1. Les différents aménagements en vue de l’accueil des JOP 2024

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Source : A. Faure, mai 2021

19Suite à la désindustrialisation, Saint-Denis et Aubervilliers ont redessiné le paysage de la Plaine sous forme d’immeubles résidentiels et de bureaux au moyen de documents d’urbanisme intercommunaux votés lors de la construction du Stade de France (1995-1998) et de la couverture de l’A1 (Fig. 4). La carte des chantiers révèle l’aménagement discontinu du secteur du Stade de France. La construction du siège de l’Etablissement Public Territorial Plaine Commune et des bureaux autour du stade débute dans les années 2000. La deuxième zone d’intervention se situe au niveau de la place du Front Populaire à Aubervilliers (Illustration 1.2) prévue, en 2000, pour être le cœur du village olympique en 2008. Elle accueille finalement le Campus Condorcet et le siège du COJOP, geste politique qui ancre Paris 2024 dans une périphérie requalifiée par le remplacement d’activités et friches industrielles par des immeubles de logements et de bureaux.

Figure 4. Le plan Projet Post-Olympique des communes d’Aubervilliers et Saint-Denis daté du 16 mars 2000

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Source : Archives Municipales d’Aubervilliers

20Ce processus de spatial fix (Harvey, op. cit.), avec l’implantation d’équipements pour la recherche et pour le sport notamment (Illustration 1.3), génèrera un pôle d’activités de premier ordre avec le Stade de France et le centre aquatique olympique comme emblèmes. Totem urbain de 40 étages, la Tour Pleyel complètera l’ensemble. « Signe [de] la renaissance de la Seine-Saint-Denis » (Le Moniteur, 2020), sa rénovation s’achèvera peu avant les JOP sous forme de centre d’affaires à dominante hôtelière (700 chambres 4 étoiles) complété par des espaces de conférence et 28 500 m² de bureaux. Son sommet offrira une vue de Paris et de la Plaine agrémentée d’un restaurant et d’une piscine. Ciblant avant tout des clientèles extérieures, ce processus permet aussi aux communes de remodeler leur trame viaire au moyen de passerelles et tunnels créant des soudures urbaines (Apérau, 2019).

21Dans ce continuum entre paysages pré-olympiques et post-olympiques, les chantiers matérialisent un enjeu de cohésion territoriale. Le pôle d’emploi de Saint-Denis et Saint-Ouen, qualifié de Zone métropolitaine économique par l’Insee, accueille en effet 85% d’actifs hors communes alors que plus d’un tiers de ses habitants vivent sous le seuil de pauvreté et que près des deux tiers résident dans un Quartier Prioritaire de la Politique de la Ville (Insee, op. cit.). Deux nouvelles piscines, parmi huit prévues en Seine-Saint-Denis, serviront de sites olympiques d’entraînement à Saint-Denis et Aubervilliers puis faciliteront l’accès des habitants aux équipements sportifs publics (Delpirou, op. cit.). Les chantiers du Village olympique occasionnent aussi des coupures physiques et visuelles, obstruant depuis les quais l’accès à la Seine déjà compliqué par une route. Des kilomètres de palissades métalliques grises de trois mètres de haut constituent en effet l’un des aspects les plus frappants du paysage pré-olympique à la Plaine, comme la clôture bleue (blue fence : Marrero-Guillamon, op. cit. :132) du chantier olympique londonien, pour 2012. Ce paysage urbain clos marque aussi l’application de la loi du 26 mars 2018 relative à l’organisation des JOP en 2024 (Bouin, 2020). Visant à faire respecter coûte que coûte les délais de livraison des infrastructures, ses dérogations à de nombreuses règles urbanistiques et de consultation du public inquiètent les élus et fâchent les associations (Picot, 2018).

22Le paysage de la Plaine témoigne aussi, en cette période de chantier préolympique, de la disparition rapide des traces de l’industrie. Des panneaux municipaux informatifs et de rares cheminées en brique constituent un palimpseste patrimonial et paysager fragile. Au sein du Village olympique, la Cité du Cinéma s’insère certes dans un bâtiment industriel classé et rénové, un second étant conservé (Illustration 2). Mais, dans l’ensemble, le tissu ancien est quasiment oblitéré dans le cadre d’un urbanisme par macro-lot comportant des risques d’uniformisation paysagère pour maximiser la rentabilité économique de projets standardisés ainsi que de déresponsabilisation et de perte de maîtrise de l’aménagement urbain pour l’acteur public (Lucan, 2012). C’est néanmoins ainsi que les quatre secteurs du Village sont aménagés par des consortiums (BTP, promotion immobilière, bancassurance) jouissant de leurs droits fonciers et commerciaux après avoir été mandatés par la SOLIDEO. Selon elle, le Village « incarnera l’urbanisme du XXIème siècle ». Le président du COJOP annonce que c’est le premier conçu d’abord pour les futurs résidents plutôt que pour les athlètes. Ses travaux de réversibilité débuteront en 2025 pour accueillir notamment 9 000 résidents et autant d’emplois, des commerces, des services publics (crèches, écoles) et deux parcs pour atténuer la massification du bâti et la minéralisation du quartier ainsi que pour favoriser des pratiques sportives, ludiques et récréatives informelles en vogue. La SOLIDEO présente le Village comme « bercé par la Seine [et comme] un projet de couture urbaine entre les communes […] imaginé pour favoriser le « vivre ensemble » et le développement d’une société inclusive » (SOLIDEO, op. cit.). Ce paysage post-olympique rêvé fait l’objet d’images de synthèse et de discours laudatifs que ne renierait pas la promotion immobilière. Dans cet eldorado aux portes de Paris, la référence à la nature domine tant qu’en tête de la page d’accueil du Village des athlètes (SOLIDEO, ibid.), consultée fin mai 2021, apparaît l’image d’une forêt urbaine où s’ébattent des enfants au milieu d’une avenue buissonnante ceinturée d’immeubles que l’on devine à travers les arbres ! Bel et bien prévue, cette forêt urbaine est peu à peu rabotée sous la pression d’intérêts immobiliers, également notés à Londres en 2012 (Smith, 2014).

Illustration 2. La vue depuis la Cité du Cinéma du nord du Village olympique avec les immeubles du secteur Universeine et d’un patrimoine industriel conservé

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Source : A. Faure, mai 2021

23Loin de l’image morne des grands ensembles, le paysage de la Plaine présente une palette de fonctions, d’activités, de patrimoines et d’espaces publics dont l’élément majeur relève, depuis les années 2000, du secteur de la construction avec chantiers, grues et palissades. Ainsi, en limite sud externe du Village olympique (Illustrations 3), l’église du Vieux Saint-Ouen fait face aux grands ensembles de L’Ile-Saint-Denis, avec la Seine entre ces deux paysages contrastés. Le fleuve, la route et les vignes rappellent les fonctions maraîchères et viticoles de cette banlieue avant son urbanisation massive.

Illustrations 3. Les abords du village olympique

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Source : A. Faure, mai 2021

24Les promoteurs du Village olympique le présentent comme vertueux, à la fois modèle de construction bas carbone et nouvelle cité-jardin. Arboré et valorisant le bord du fleuve, il vise à mieux lier L’Ile-Saint-Denis à Saint-Denis-Pleyel et au métro en construction. Dans les faits, le Village est lui-même enclavé et lacéré. À L’Ile-Saint-Denis, il subit une coupure nette au nord avec l’A86, et au sud avec un entrepôt commercial sur toute la largeur de l’île. À Saint-Ouen, plusieurs bâtiments massifs (incinérateur, hôpital) et des voies ferrées subsistent. À Saint-Denis, l’A86 longe le Village qui constituera un morceau du quartier de Pleyel voué à une connexion rapide avec la ville globale parisienne, grâce au Grand Paris Express et aux autoroutes, mais disjoint des autres quartiers de la Plaine du fait des coupures urbaines formant dans le paysage des obstacles et des lignes d’horizon cloisonnées. Un nouvel échangeur avec l’A86 facilitera l’accès aux sites sportifs. Absent du document promotionnel de la SOLIDEO (Fig. 4), sa proximité avec une crèche et une école de 700 élèves est dénoncée par un collectif associatif anti-pollution opposé au projet urbain olympique déconnecté, selon lui, des besoins locaux.

25Reposant sur des enjeux de compétitivité territoriale et de gentrification ainsi que sur une intrication, répandue mais contestable, des pouvoirs publics et du secteur du BTP allié à de puissants acteurs de la finance et des services urbains (Vanier, 2010), l’aménagement de la Plaine Saint-Denis reproduit depuis 25 ans un paysage sportif urbain devenu un standard dans le monde : monumentalisation (Stade de France, Aréna 2, centre aquatique olympique) ; valorisation architecturale et esthétique de l’immobilier comme élément de marketing urbain ; massification du bâti et enchérissement du foncier ; spéculation sur la privatisation de l’espace public ; éviction de résidents modestes antérieurs dépourvus de véritable recours juridique ; accélération de la temporalité urbanistique favorisée par la loi olympique de 2018 et la logique économique d’instruments contractuels comme le marché de partenariat puis le marché global de performance (e.g. pas d’obligation de concours d’idées entre agences d’architectes mais des équipes simplement constituées par réseaux et habitudes de travail) ; aménagement quasi systématique d’éco-quartiers, mantras et viatiques d’opérations controversées, mais aux finalités dévoyées puisque la mutabilité des sites, envisagée à l’échelle du macro-lot et non de la parcelle, s’avère quasi impossible.

26Quoi qu’il en soit, les images promotionnelles que communiquent le COJOP et la SOLIDEO, laissent entrevoir les Jeux du Grand Paris, par transfert de l’image positive du centre de Paris vers une banlieue nord paupérisée et stigmatisée, mais dotée d’un fort potentiel foncier. Les candidatures valorisent l’image et le patrimoine de la ville phare (Londres, Tokyo, Paris) mais minorent des périphéries pourtant profondément remaniées (Stratford, Koto, Saint-Denis). Le projet de Paris 2024 distord la géographie d’un paysage séquanais supportant des équipements, des infrastructures et des services liés aux Jeux. Cette distorsion permet d’étendre l’idéal d’un paysage séquanais support de la fonction festive de la ville-centre à sa proche banlieue nord dans les candidatures successives aux JOP. Or cette distorsion paraît nier la spécificité de ces espaces et renforce une domination parisienne plutôt que de miser sur l’affirmation de centralités périphériques. Le Stade de France, futur stade olympique, et ses alentours, sont d’abord vantés pour leurs atouts logistiques et sécuritaires, le public pouvant rejoindre les transports en commun en dix minutes sitôt le spectacle terminé. Le manque d’aménités (bars, restaurants, animations…), auquel Paris 2024 ne remédiera pas, ravale ce totem urbain à une fonction purement sportive plutôt que festive (Di Méo, 2003). Paris, en particulier les Champs-Élysées, reste donc le lieu privilégié d’expression des émotions collectives.

27Le paysage de Paris 2024 est ainsi travaillé par deux temporalités : celle du rayonnement du patrimoine parisien lors de la candidature et de l’évènement par la présence d’épreuves aux pieds des grands monuments ; celle de la projection d’un paysage urbain d’une banlieue rénovée, qui implique une phase de chantier. La première temporalité est quasi photographique, un instant de célébration dans une ville muséifiée. La seconde est celle de la transformation à long terme de la ville. L’imagerie de Paris, lors de la candidature, est proportionnellement inverse à son impact sur le territoire : environ la moitié des images sont prises dans Paris et une sur dix en Seine-Saint-Denis qui, pourtant, accueille la grande majorité des infrastructures et équipements nouveaux et la moitié des 329 épreuves prévues. L’héritage paysager de Paris 2024 concernera donc principalement la Seine-Saint-Denis, et tout particulièrement la Plaine Saint-Denis. Reste à faire en sorte que cet héritage, issu d’un méga évènement sportif promouvant les pratiques les plus institutionnalisées et normées, contribue aussi à renforcer le sport du quotidien, celui se déroulant dans les parcs et espaces verts et qui appelle, comme le souligne A. Delpirou (op. cit.), des enjeux d’adaptation et de sécurisation des espaces publics.

Conclusion

28Le projet urbain de Paris 2024 n’est pas intégré dans une planification du réaménagement d’un secteur mais plutôt dans une stratégie de densification et de développement de la ville globale figurant au Schéma Directeur de la Région Ile-de-France (SDRIF). L’analyse des éléments de promotion des JOP 2024 montre une cohérence paysagère de long terme entre le patrimoine parisien en bord de Seine et les tentatives de le lier aux aménagements prévus en banlieue pour l’accueil des Jeux à Colombes en 1924 et à La Plaine Saint-Denis en 2024. La cohérence s’inscrit tout d’abord autour de cette continuité fluviale et des canaux qui relient les boucles de la Seine à travers la dissémination des sites olympiques et l’aménagement des bords de fleuve pour les pratiques sportives et récréatives basiques et quotidiennes. Elle s’exprime aussi par l’intégration des travaux liés aux Jeux de 2024 dans la stratégie régionale d’aménagement notamment autour de stations du Grand Paris Express. Le paysage olympique de la Plaine Saint-Denis est d’abord celui d’une accumulation de chantiers. Ils bousculent ce territoire et ses activités traditionnelles à faible valeur économique (artisanat, logistique, recyclage de déchets métalliques, commerce de gros formel et informel...) et paysagère, selon les canons esthétiques, au profit de nouveaux secteurs économiques, dont l’évènementiel sportif est l’un fer de lance, et d’une série de fonctions de la ville globale (culture, recherche, ville créative, habitat...).

29Favorisé par une standardisation de l’ingénierie urbaine (Bataille et Lacroix, 2018), ce paysage mainstream, c’est-à-dire inscrit dans les tendances urbanistiques contemporaines dominantes, est celui d’acteurs publics et privés à la recherche de débouchés, de marchés, de ressources et de main d’œuvre selon une logique de spatial fix fort éloignée de « L’esprit olympique » censé guider Paris 2024. La financiarisation de terrains déqualifiés (friches, espaces à faible valeur foncière) et de bâtiments vides ou abritant des activités de faible rapport engagée par l’oligopole français du BTP et ses partenaires privés et publics participe de la « ville standardisée » (Ratouis et Vallet, op. cit), souvent concrétisée en macro lot sous forme d’éco-quartier. La mixité sociale recherchée participe du souhait d’implanter en Plaine Saint-Denis une partie des fonctions festives et évènementielles métropolitaines pour favoriser des ambiances et des usages plus policés de l’espace public propices aux objectifs de valorisation foncière, immobilière et financière de coalitions d’acteurs du marché de la régénération urbaine et paysagère. S’ajoutant aux voies de communication existantes, les chantiers engagés créent un paysage pré-olympique caractérisé par de nombreuses coupures et ruptures. Traitées à la marge par la construction d’une passerelle et de quelques tunnels piétons, elles sont pourtant au cœur du paysage de la Plaine et de ses enjeux de soudure urbaine. Le paysage olympique qui advient est l’expression du spatial fix mais aussi du zoning à travers la spécialisation de secteurs fortement séparés par les infrastructures. Il n’y a d’ailleurs pas de projet de paysage explicite pour Paris 2024, le terme même de paysage étant significativement absent des éléments de langage du COJOP et de la SOLIDEO. Le paysage est abordé incidemment, selon des critères esthétiques et promotionnels, plutôt que sous l’angle urbanistique qui en ferait un héritage social de cette édition.

30Cette analyse monographique et longitudinale nuance le storytelling officiel sur des Jeux sobres. Le paysage pré olympique parisien montre plutôt un territoire en pleine régénération, constellé de chantiers redessinant le waterfront gentrifié, comme à Barcelone (1992), Sydney (2000), Londres (2012) et Tokyo (2020). Appelant des prolongements pour formaliser une grille de lecture des paysages olympiques inspirée de celle de R. Roult et S. Lefebvre (op. cit.) concernant la conversion des stades olympiques, ce travail sera poursuivi par une étude comparative des dimensions paysagères des JOP, depuis Pékin 2008 jusqu’à Los Angeles 2028.

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Notes

1 Il associe la Mairie de Paris, l’EPT Plaine-Commune, le CNOSF, le Département de Seine-Saint-Denis et la Région Ile-de-France.

2 Cf. le film promotionnel « Je suis l’emblème de Paris 2024 ».

3 « Made for sharing ».

4 Cf. « Paris 2024 : Passion + Purpose ».

Pour citer ce document

José Chaboche et Alexandre Faure, « L’héritage paysager des Jeux Olympiques et Paralympiques de Paris 2024 sur la Plaine Saint-Denis » dans © Revue Marketing Territorial, 9 / été 2022

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/rmt/index.php?id=818.

Quelques mots à propos de :  José Chaboche

Enseignant-chercheur à l’Université d’Orléans, membre du CEDETE (EA 1210), créateur du master AMVSL (Aménagement, Management et Valorisation évènementielle des espaces Sportifs et de Loisir), José Chaboche s’intéresse notamment aux dimensions territoriales et urbaines des Jeux Olympiques d’été.

Quelques mots à propos de :  Alexandre Faure

Post-doctorant à la Fondation France-Japon de l’EHESS (FFJ), Alexandre Gaure en coordonne à ce titre le quatrième axe. Son travail porte sur la comparaison des projets urbains olympiques dans les villes globales à partir des cas de Tokyo et de Paris.