10 | 2019

Ce volume est composé de deux dossiers thématiques.

Le premier dossier recueille quelques-unes des communications présentées lors des deux journées d’étude « Femmes en mouvement : histoires, conflits, écritures (Pérou, XIXe-XXIe siècles) » qui ont eu lieu le 24 et 25 septembre 2015 au collège d’Espagne et à l’EHESS à Paris. Elles ont été organisées par Lissell Quiróz-Pérez (Université de Rouen Normandie) et Mónica Cárdenas Moreno (Université de La Réunion) avec le soutien d’EA 3656 AMERIBER et de l’UMR 8168 Mondes Américains. Ces travaux, publiés entièrement en espagnol, réfléchissent aux questions suivantes : quel est le rôle de la femme dans l'espace public ? Pourquoi et comment se sont-elles déplacées lors des périodes de crise ? Comment et dans quelles conditions ont-elles survécu à la guerre ? Et d'autre part, en ce qui concerne la littérature : comment a évolué la femme-écrivain ? Quelles ont été les stratégies pour échapper au contrôle patriarcal à travers la fiction ? Quelles sont les formes du langage que racontent les histoires de ces femmes ?

Le second dossier, concernant les aires culturelles hispanique et germanique, reprend six des communications qui ont été présentées au colloque international tenu à l’université de Rouen Normandie les 16 et 17 novembre 2016, sous la direction de Florence Davaille (CÉRÉdI et ERIAC) et avec le soutien d’un comité scientifique composé des professeurs Daniel Laforest (University of Alberta, Canada), Michel Marie (université Sorbonne Nouvelle-Paris 3), Miguel Olmos (université de Rouen Normandie), Yves Roullière (essayiste et traducteur, Paris), Françoise Simonet-Tenant (université de Rouen Normandie) et Jean-Pierre Sirois-Trahan (université Laval, Québec) : http://eriac.univ-rouen.fr/le-createur-et-son-critique-debats-epistolaires-et-diffusion/.

Créateur-critique

Un lugar donde no se miente. Conversación con Olvido García Valdés (2014), échange et création poétique

Bénedicte Mathios


Résumés

Il s’agira dans ce travail de présenter le livre d’entretiens entre Miguel Marinas et la poète Olvido García Valdés, reflétant des conversations s’étant déroulées sur deux ans, et de rechercher en quoi la parole orale échangée puis transcrite, reflète (ou pas) la poétique de l’œuvre. Dans la mesure du possible, étant en contact avec la poète (travaux et traductions), nous tenterons de confronter cette analyse avec la propre perception de la poète au sujet des liens éventuels entre entretiens, création poétique, et réception.

Presentación del libro de entrevistas a Olvido García Valdés preparado por Miguel Marinas, traslado de conversaciones mantenidas por ambos a lo largo de dos años. Se indaga aquí hasta qué punto el diálogo luego transcrito refleja –o no refleja– la poética de la obra creativa. En la medida de lo posible, trataremos luego de confrontar este análisis con la propia percepción de la escritora de los eventuales lazos entre entrevistas, creación poética y recepción, gracias a nuestro contacto directo con Olvido García Valdés para varios trabajos de traducción e interpretación

Texte intégral

1À la lecture de Un lugar donde no se miente. Conversación con Olvido García Valdés (2014), livre d’entretiens dans lequel Miguel Marinas, essayiste, traducteur et poète, en huit « titres » ou « épigraphes », comme les nomme Olvido García Valdés, aborde les contextes de la création poétique de la poète espagnole, nous est offerte la possibilité d’interroger le rôle et la fonction des entretiens dans une œuvre contemporaine en cours de développement. Une difficulté concernant l’évaluation de son exploitation en termes de diffusion de l’œuvre réside dans le fait de ne pouvoir mesurer, comme dans tout entretien certainement, la « sincérité » des propos, tout du moins en tant qu’éclairage de l’œuvre, ne serait-ce que par l’usage d’un langage marqué par une forme d’immédiateté liée à l’oralité que restitue la langue écrite de l’ouvrage. Ce langage de l’artiste en discussion et en échange est également caractérisé par la formulation de concepts qui s’expriment fréquemment, dans le cas qui nous occupe, à travers des métaphores (la métaphore n’étant justement pas la figure de style revendiquée par Olvido García Valdés dans sa poésie1) : la nécessaire transposition et son application « pratique », pour le lecteur qui souhaite relier entretien et œuvre poétique, ouvrent un questionnement et un champ de recherche en soi. Par exemple, le titre « Un lugar donde no se miente » interroge : de quel lieu parle-t-on ? On apprend en lisant le livre d’entretien que cette métaphore d’un lieu associée à une posture morale2 via la proposition adverbiale renvoie à une forme de définition de la poésie ou du moins du positionnement de la poète, lors de la création d’un lieu qui est le poème, voire l’écriture elle-même : « l’écriture est un lieu où l’on ne ment pas. C’est-à-dire que non seulement on n’y ment pas aux autres, mais surtout à soi-même. Sur ce point, ce n’est ni un lieu fait de douceur, ni un refuge »3, écrit-elle. Enfin, selon les termes de Gérard Genette dans Seuils4, en tant qu’« épitexte public » à différencier de l’ « épitexte privé » (à savoir les correspondances, les confidences orales, les journaux intimes, les avant-textes), l’entretien pose la question de la trace laissée et de sa portée, comparativement à l’œuvre elle-même et à son élaboration unique.

2La richesse de l’ouvrage de Miguel Marinas, jouant le rôle d’un « médiateur »5, semble telle que, peut-être sous les effets de la volonté d’y rencontrer des explicitations, on a tendance à y trouver, à condition de connaître l’œuvre préalablement, des réponses à toutes les questions posées par l’œuvre de la poète espagnole. Mais avec la volonté de nous distancier de ce premier contact, tout en cherchant des clés de lecture, nous avons pu constater que les deux supports, entretiens et œuvre poétique, pouvaient se répondre selon, nous semble-t-il, trois grands types de fonctions et d’apports à la compréhension donc potentiellement à la diffusion de l’œuvre (dont nous ne connaissons pas l’étendue parmi le lectorat), très reconnue ceci étant puisque prix national de poésie en 2007 en Espagne6, d’Olvido García Valdés : une fonction « informative », une fonction « formative », une fonction « méta-créative » que nous expliciterons ci-après. Il restera le plus difficile, après avoir parcouru ces jalons, à savoir pouvoir considérer si « tout a été dit par l’auteur », et que l’« on arrive trop tard », en tant qu’analyste à la fin de la chaîne, ou si au contraire la lecture commence alors, et avec elle ses multiples interprétations.

Une fonction « informative »

3Concernant la première catégorie, correspondant particulièrement au chapitre 1 de Un lugar donde no ne miente intitulé « Vivir la vida » on relève, notamment, les éléments permettant de définir un « contexte » de la création, tels que les temps marquants de la vie de l’auteur, les lieux, la formation, l’entourage familial, amical, la vie sociale, personnelle, la perception du politique. Dans une poésie basée comme celle-ci sur des évocations fragmentaires, ces éléments permettent d’expliciter certains positionnements énonciatifs, ainsi par exemple, en contre-point à la notion de linéarité du cours de l’existence, l’idée de vivre « plusieurs vies » que développe et nuance l’échange, au cours de ce premier chapitre :

[…] la sensation qui est la mienne est plutôt que l’on vit plusieurs vies. Que nous vivons plusieurs vies et que celles-ci se rendent visibles à nos yeux, comme s’il s’agissait de la même personne et qu’en même temps on avait été plusieurs personnes, et la linéarité se perd alors dans cette densité étrange. […] Non, il ne s’agit pas de quantifier et de dire combien de vies ont été vécues, mais de la sensation qu’il y a eu des époques où je n’étais pas la même qu’à présent. Et, pourtant, il y a comme un substrat, que sais-je, qui demeure7.

4La fonction de l’échange serait alors « informative », et la perception de la vie telle que la poète l’analyse lors de l’entretien, éclaire la lecture de l’œuvre qui conduit fréquemment à constater la juxtaposition, ou encore l’emboîtement et la simultanéité de plusieurs temps pour une même instance énonciative, exprimée entre autres par le « je » et son fréquent double, le «  »8, mais aussi par une troisième personne parfois indéfinissable. Un exemple parmi d’autres serait, dans le recueil La caída de Ícaro (1982-1989), le poème « Es un olor o una manera » :

C’est une odeur ou une manière
de contempler la lumière,
peut-être l’automne,
tu portes les cheveux attachés
tu marches vers ta maison
et tu es automne, lumière
et l’air un peu froid
frôlant tes joues
(tu viens de jouer).
C’est toi alors
et tu regardes comme maintenant9.

5Ce poème adressé à la seconde personne du singulier «  » manifeste une forme de regard porté sur le temps chronologique et les possibilités d’expérimenter plusieurs âges de la vie en même temps, au sein du poème. La syntaxe extrêmement condensée permet de ne pas passer par l’analogie (en dehors de la métaphore attributive « eres otoño »), mais bien par un énoncé de ce qui est resté en tant que « substrat », pour reprendre les termes de l’auteur, à travers la conscience de divers temps successifs, en l’occurrence le passé et le présent : « C’est toi alors / et tu regardes comme maintenant ». Ce motif d’un sujet qui parle de son passé « dans le présent » en s’exprimant à la seconde personne du singulier se retrouve à plusieurs reprises au fil de l’œuvre10. Aussi quand, au début de l’entretien, la poète affirme que « la sensation qui est la mienne est plutôt que l’on vit plusieurs vies », et que, dans le même temps elle pressent qu’il y a « un substrat qui demeure », ce sont des réalités paradoxales qui trouvent dans la création langagière inhérente à la poésie leur résolution, et lors de l’échange l’explication, peut-être, de leur origine, d’où l’idée de nommer cette fonction de l’entretien, « informative », non seulement dans le sens journalistique du terme, mais en nous appuyant sur l’un de ses sens possibles, à savoir susceptible de « donner une forme, une structure signifiante à quelque chose », ou encore de « donner un contenu concret à une entité abstraite »11, ici l’aperçu d’une expérience vitale devenue écriture.

Une fonction « formative »

6D’autre part, une fonction « formative » (« qui sert à former ») qui pourrait être celle de l’entretien, permettrait de révéler, pour sa part, les affirmations esthétiques « de principe » de l’œuvre qui nous occupe, ainsi que les influences revendiquées par l’artiste, y compris des éléments concernant sa « formation », quand bien même ils seraient par ailleurs informatifs. Ainsi, l’importance majeure de la philosophie, que l’on peut certes déduire de citations (Lucrèce, p. 67, Duns Scot, p. 315, Hésiode, p. 317) moins nombreuses cependant que les citations et allusions littéraires et picturales au sein de l’œuvre poétique, est néanmoins développée avec insistance au long de l’entretien en termes de « formation » de l’auteur en tant que créatrice. Cet apport de la philosophie est certainement à manipuler avec précaution, puisque l’influence n’est pas l’œuvre, mais on peut le considérer comme un élément qui préside au travail de recherche langagier préalable à la création elle-même. L’apport de la philosophie se décline de manières multiples : il s’adjoint à l’amour de la littérature (« yo adoro Góngora o Garcilaso o Juan de la Cruz »12), dont la poète juge cependant la seule connaissance insuffisante en tant que construction et formation personnelles. La philosophie développe chez l’auteur une compréhension du lien au réel, « un lien avec le monde, avec lequel nous pouvons connaître le monde »13, ainsi qu’une « pensée critique sur la langue », au demeurant très intéressante pour qui lit cette œuvre poétique :

par conséquent, l’écriture d’un poème, l’écriture de poésie requièrent, supposent un travail que l’on peut appeler philosophique, de pensée critique sur la langue, ou d’adoption de certaines positions envers elle et la tradition littéraire, de conscience critique, qui excluent l’ingénuité, et qui développent une certaine poétique14.

7Le champ sémantique dont le langage de la poète rapproche cette prise en compte de la philosophie comme formation, est celui des racines, des fondations, des fondements, dont les métaphores se développent tout au long de l’échange, en particulier dans le chapitre « Leer los libros », par opposition aux « branches », auxquelles la littérature semble suspendre la poète, ce qui entre évidemment en écho avec la langue espagnole et l’expression « andar por las ramas »15, à savoir « tourner autour du pot ». La poète insiste en outre sur l’importance du corps et de l’« expérience vitale » dans son ensemble16, qui conjointement à la philosophie, lui a appris, dit-elle, à penser. Elle en vient alors à indiquer que cette formation se réalise par assimilation, incorporation, confluence, termes proposant, après les racines et les fondations, un nouveau réseau d’images17. L’ensemble de ces éléments, pour théoriques et métaphoriques qu’ils soient, sont cependant très éclairants pour le lecteur de l’œuvre poétique : en effet, ils renvoient aux notions d’origine et de rassemblement présidant à la création telle que la conçoit la poète. Ces deux images caractérisent en effet la structure de l’œuvre et en cela la formation de la poète révélée par l’épitexte de l’entretien explicite la construction de l’esthétique générale des poèmes. Effectivement le motif des racines, ou le monde souterrain, ou encore celui de l’intériorité, par analogie avec ces images concrètes, sont fréquents dans l’œuvre (on trouve par exemple sept occurrences de « raíz » ou « raíces » dans le recueil Y todos estábamos vivos). D’autre part cette écriture est effectivement caractérisée par la confluence de champs lexicaux, de structures syntaxiques, de formes poématiques disparates, qu’allie une forte condensation syntaxique confirmée par quelques textes souvent brefs réunis sous le titre De la escritura18 où l’auteur définit sa poétique en soulignant l’importance de la syntaxe, et de la juxtaposition19, permettant de marquer tout à la fois les limites entre des expériences (par exemple expérience rêvée, versus observation du réel, versus poésie gnomique), et de faciliter des passages entre ces temps, espaces et énonciations différents. Par trois accès, à savoir les « poétiques », l’entretien et l’œuvre poétique, la signifiance de cette dernière est ainsi rendue accessible et leur croisement participe de sa diffusion éclairée.

Une fonction « méta-créative »

8La fonction « métapoétique » (au sens genettien du terme dans Palimpsestes, à savoir celui de « relation critique »20), ou plus encore méta-créative, puisque l’objet ici considéré est l’acte de création dans sa globalité, se développe également au fil de ces entretiens, particulièrement dans les chapitres « Escribir sin engaño », rappelant le titre général des entretiens – « un lugar donde no se miente » –, et « La composición del poema ». Ces annotations permettent au lecteur de s’approcher des temps de la création, lesquels clarifient la réception et donc la diffusion de cette poésie d’apparence simple, mais dont le parcours de lecture est complexe et nécessite de la part du lecteur de nombreux « passages » c’est-à-dire de nombreuses relectures. Voici sous la forme d’une liste une typologie des thèmes et pratiques de la création développés dans les deux chapitres cités : l’écriture comme absence de mensonge en lien avec le titre général du livre « la escritura es lugar donde no se miente » (p. 39), l’absence d’une recherche de la beauté (p. 39), l’absence de plan préétabli (p. 72), un travail progressif jusqu’à ce que « doit être » l’œuvre (p. 73), la présence de rêves dans les poèmes (p. 73), l’association d’éléments puis le détachement et la suppression de ces éléments conformément à la poétique exprimée par ailleurs par la poète21 (« se va desprendiendo de lo que no hace falta », p. 73), la prise en compte du niveau « poème », puis, assez longtemps après, du niveau « recueil » en fonction des relations de ces « matériaux » entre eux (p. 74), l’apparition, la disparition et le resurgissement de thèmes au fil du temps (p. 74), l’existence d’une « scène originelle » (p. 75), la prise en compte de deux niveaux de dialogue avec l’environnement : « la relación con el mundo que mantiene quien escribe », mais aussi « la red de lo político », dans le cas de poèmes sur commande (p. 78).

9L’ensemble des éléments « créatifs » ainsi révélés par la poète pourraient se vérifier, nous l’avons fait dans d’autres travaux, lors de la lecture et de l’analyse des œuvres poétiques. Par exemple, l’économie de moyens linguistiques permet de confirmer une forme de « desprendimiento », mais qui pour le lecteur doit s’adjoindre à la nécessité de (re)construire les liens absents entre différents fragments, ou encore construits différemment. Le resurgissement et l’explicitation de la manière d’écrire en rappelant à soi certains matériaux au fil du temps justifient le retour de motifs autour de grands thèmes tels que le passé et le présent dont la cohabitation définit le rapport au temps dans l’œuvre, ou encore la coexistence de la vie et de la mort, mais aussi, dans le rapport au réel, le passage de l’extériorité vers l’intériorité et inversement, et toute forme de glissement d’une dimension à l’autre de l’existence. Un poème, dans le recueil Y todos estábamos vivos (2006) réunit d’assez nombreux de ces aspects, vu sa dimension métapoétique, il s’agit de « Entre lo literal de lo que ve… » :

Entre le littéral de ce qu’elle voit
et entend, et un autre lieu invisible
l’inquiétude ouvre son œil. A côté,
main pâle de celui qui cohabite
avec la mort, crâne hirsute. Nous nous occupons
du creux, masques qu’élabore
une bouche ; distanciée et charnelle,
elle met en mouvement le discours, l’étend
et le désordonne, le concentre, l’apaise
ou le disperse comme le loup le fait de ses agneaux.
Le son d’un gong. Est littérale
la mort et le sont les mots, puis les plaisanteries
des hommes seuls, plaisanterie et rire
littéral. Tout sens visible, tout
le visible produit et nie son sens.
Si tu respires dans le petit matin, si tu vois
comment reviennent les images, contemple leur
venue, repais-les, laisse éclater
l’inquiétude comme des agneaux22.

10Poème et non écrit critique, ce texte rend compte de la perception (« lo literal de lo que ve y escucha »), de son assimilation, de la conscience de la littéralité, si importante pour l’auteur, et de la transformation de cette dernière en poésie, à travers la « inquietud » à savoir une forme de mise en mouvement du langage que révèlent plusieurs motifs du texte (par exemple l’image du loup et des agneaux, réitérée), mais aussi la contradiction entre extériorité et intériorité, par le bais de l’image du creux et du caché (« otro lugar no evidente, oquedad, máscara »), ou encore l’évocation du souffle (« Si respiras en la madrugada… »). Le poème arrive même à insérer la vision sociale de l’auteure sous une forme de satire implicite de la gent masculine assurée de sa propre littéralité, et donc de sa réalité (« broma y risa literal »). Au cœur du dispositif, est mise au jour la perception du réel et son ambivalence : « Todo sentido visible, todo / lo visible produce y niega su sentido ». Ainsi, beaucoup est dit dans ce poème par l’auteure sur la création de sa poésie, peut-être plus (ou pourrait-on dire avec plus de « vérité » dans le sens où l’entend la poète ?) que lors des entretiens, mais en tout cas, nous l’avons vu, en résonnance – mais non pas de façon similaire – avec ces derniers.

Conclusion

11Au vu de l’explicitation de cette « méthode d’écriture », assouplie par la transcription de l’échange oral, le lecteur a la sensation à la lecture de ces entretiens d’un champ de la création entièrement couvert, et que peut-être plus rien ne lui échappe. L’approche du texte poétique demeure cependant difficile : sous quelle forme se fait l’ajout supposé par le mot « auteur » (auctor) ? Sait-on « tout » de l’œuvre à l’issue de la lecture des entretiens et de leur confrontation avec l’œuvre ? L’entretien n’est-il « qu’un » épitexte, doit-on le valoriser, en amoindrir le poids ? Le cas d’entretiens qui se sont longuement tenus (ici un peu moins d’un an), telles des séances de travail suivies, ne serait-il pas à prendre en compte, plus particulièrement, quelque part entre l’étude critique, réflexive et lente, et l’interview que caractérise la rapidité d’exécution et la diffusion médiatique ? Selon Gérard Genette, l’entretien, qui a déjà derrière lui une longue tradition, « constitue une mine de témoignages paratextuels, en particulier sur les habitudes de travail […] et sur l’interprétation ou appréciation tardive ou globale de l’œuvre »23. C’est au lecteur de savoir alors quelle part lui donner dans une lecture de la poésie que dicte la subjectivité avant toute chose, mais qui appelle aussi une forme d’objectivité analytique à laquelle l’entretien apporte sa contribution. Or, comme l’écrit Olvido García Valdés dans De la escritura: « nous ne connaissons de la poésie que ses mystérieux résultats, les poèmes, mais sont tout aussi mystérieux leur origine, l’étrangeté de la vie »24. L’auteure elle-même dénie ainsi à l’entretien et à quelque déclaration ou écrit que ce soit les éclairages attendus, tout en livrant néanmoins beaucoup d’elle-même et de son art dans Un lugar donde no se miente, mais plus encore peut-être dans ses propres poèmes25, à la condition de prendre un long temps pour les croiser et recroiser avec d’autres écrits, dont les entretiens26, et en particulier celui-ci puisque long et approfondi, afin d’interpréter une écriture si particulière dont la portée est cependant vaste et universelle, et rend compte de ce « lieu hors de tout lieu »27 du langage toujours à rechercher.

Bibliographie

Esteban Claude, Critique de la raison poétique, Paris, Flammarion, 1987.

García Valdés Olvido, De ir y venir. Notas para una poética, Madrid, Fundación Joan March, 2009.

García Valdés Olvido, Esta polilla que delante de mí revolotea. Poesía reunida (1982-2008), Barcelona, Galaxia Gutenberg / Círculo de Lectores, 2008.

García Valdés Olvido, La poesía, ese cuerpo extraño, Oviedo, Ediciones de la Universidad de Oviedo, 2005.

Genette Gérard, Palimpsestes, Paris, Éditions du Seuil, 1982.

Genette Gérard, Seuils, Paris, Éditions du Seuil, 1987.

Marinas Miguel, Un lugar donde no se miente. Conversación con Olvido García Valdés, Madrid, Libros de la resistencia, 2014.

Mathios Bénédicte, « La poésie d’Olvido García Valdés : une écriture des limites et des passages », Les Langues néo-latines, 361, juin 2012, p. 47-69.

Notes

1 « La metáfora […] es algo que en lo escribo me cuesta reconocer. En este sentido, considero mi escritura realista, quiero decir literal. El brillo o la fulguración sombría de una metáfora pasan en todo caso por esa literalidad » (« la métaphore est une chose qu’il me coûte de reconnaître dans ce que j’écris. En ce sens, je considère mon écriture comme réaliste, je veux dire littérale. La brillance ou la fulgurance sombre d’une métaphore passent quoi qu’il en soit par cette littéralité » ), Olvido García Valdés, Esta polilla que delante de mí revolotea. Poesía reunida (1982-2008), Barcelona, Galaxia Gutenberg, Círculo de Lectores, 2008, p. 434.

2 « Que la vivencia que se capta en el poema sea real o imaginaria no es relevante ni para la estructura ni para la interpretación del poema, pero sí lo es que se presente con la densidad de lo real, con la verdad de lo que nos apela y nos concierne. […] Le parecía que en los poemas teje la vida, que son lo que queda de su ir y venir, que quien escribe va dejando en las palabras, en su materialidad obstinada, sus propias señales » (« que le vécu capté dans le poème soit réel ou imaginaire n’est important ni pour la structure ni pour l’interprétation du poème, mais en revanche il est important qu’il se présente avec la densité du réel, avec la vérité de ce qui nous appelle et nous concerne […] Il lui semblait [Olvido García Valdés parle d’elle-même] que dans les poèmes elle tissait la vie, qu’ils sont ce qui reste de ses allées et venues, que celui qui écrit laisse dans les mots, dans leur matérialité obstinée, ses propres signes »), Olvido García Valdés, De ir y venir. Notas para una poética, Madrid, Fundación Joan March, 2009, p. 20 et 32.

3 « [...] la escritura es un lugar donde no se miente. Quiero decir, donde no se miente no ya para los demás, sino sobre todo para ti misma. Entonces, en este aspecto no es un lugar benigno, ni es un refugio », Miguel Marinas, Un lugar donde no se miente. Conversación con Olvido García Valdés, Madrid, Libros de la resistencia, 2014, p. 39.

4 Gérard Genette, Seuils, Paris, Éditions du Seuil, 1987, p. 346-373.

5 Ibid., p. 367.

6 Le recueil Y todos estábamos vivos, publié en 2006, est prix national de poésie en Espagne en 2007. L’œuvre est également (re)connue et diffusée en France et dans d’autres pays notamment mais pas exclusivement dans le milieu universitaire.

7 « la sensación tengo es más bien la de que se viven muchas vidas. Que vivimos muchas vidas y que estas se hacen visibles para nosotros, como si fuese la misma persona y al mismo tiempo se hubiese sido muchas personas […] y entonces la linealidad se pierde en esa densidad rara. […] No, no se trata tanto de cuantificar, cuántas vidas, sino la sensación de que ha habido épocas en que tú no eras como eres ahora, eras alguien distinto. Y, sin embargo, hay un…, no sé si un sustrato, que permanece », Miguel Marinas, Un lugar donde no se miente, op. cit., p. 13-14.

8 Voir quelques exemples étudiés dans l’article suivant : Bénédicte Mathios, « La poésie d’Olvido García Valdés : une écriture des limites et des passages », Les Langues néo-latines, 361, juin 2012, p. 47-69.

9 « Es un olor o una manera / de contemplar la luz, / quizá el otoño, / llevas el pelo recogido, / caminas hacia casa / y eres otoño, luz / y el aire un poco frío / rozando las mejillas / (has estado jugando). / Eres tú entonces / y miras como ahora », Olvido García Valdés, Esta polilla que delante de mí revolotea, op. cit., p. 40.

10 Par exemple dans les poèmes « Y la noche », « Eucaliptus y pinos rodean… », « Como dormidos iban, embebidos, llevando… », « Levanta la taza de… » (Olvido García Valdés, Esta polilla que delante de mí revolotea, op. cit., p. 41, 46-47, 311, 315).

11 [En ligne] <http://www.cnrtl.fr/definition/informer> (consultation 29/12/2016).

12 Olvido García Valdés, Esta polilla que delante de mí revolotea, op. cit., p. 32.

13 « una vinculación con el mundo, con lo que podemos conocer del mundo », Miguel Marinas, Un lugar donde no se miente, op. cit., p. 32.

14 « Entonces, la escritura de un poema, la escritura de poesía, [efectivamente], requiere, supone un trabajo que puedes llamar filosófico, de pensamiento crítico sobre la lengua, o de adopción de determinadas posiciones respecto a ella y respecto a la tradición literaria, de conciencia crítica, que excluye la ingenuidad, y que va desarrollando una determinada poética », Miguel Marinas, ibid., p. 30.

15 Répétée dans Miguel Marinas, ibid., p. 28, puis p. 32.

16 Ibid., p. 34.

17 Ibid., p. 34.

18 Olvido García Valdés, Esta polilla que delante de mí revolotea, op. cit., p. 426-444.

19 Olvido García Valdés, La poesía, ese cuerpo extraño, Oviedo, Ediciones de la Universidad de Oviedo, 2005, p. 14-15.

20 Gérard Genette, Palimpsestes, Paris, Éditions du Seuil, 1982, p. 11.

21 Ainsi quand nous lisons les préceptes suivants : « suprimir: suprimir imágenes o nexos innecesarios, decir lo menos posible » (Olvido García Valdés, « Escribir, I », Esta polilla que delante de mí revolotea, op. cit., p. 429).

22 « Entre lo literal de lo que ve / y escucha, y otro lugar no evidente / abre su ojo la inquietud. Al lado, / mano pálida de quien convive / con la muerte, cráneo hirsuto. Atendemos / a la oquedad, máscaras que una boca / elabora; distanciada y carnal, / mueve el discurso, lo expande / y desordena, lo concentra, lo apacienta / o dispersa como el lobo a sus corderos. / El sonido de un gong. Es literal / la muerte y las palabras, las bromas / luego de hombres solos, broma y risa / literal. Todo sentido visible, todo / lo visible produce y niega su sentido. / Si respiras en la madrugada, si ves / cómo vuelven imágenes, contémplalas / venir, apaciéntalas, deja que estalle / la inquietud como corderos », Olvido García Valdés, Esta polilla que delante de mí revolotea, op. cit., p. 361.

23 Gérard Genette, Seuils, op. cit., p. 366.

24 « De la poesía sólo sabemos por sus misteriosos resultados, los poemas, pero también es misterioso su origen, lo extraña que es la vida », Olvido García Valdés, Esta polilla que delante de mí revolotea, op. cit., p. 436.

25 Voici à ce sujet sa réponse par courriel à une question que nous lui avons posée au sujet du lien éventuel des entretiens avec son propre travail de création et la diffusion de sa poésie : « Para mí [...] lo más importante, lo que en realidad me ocupa aunque publique poco, y es lo que siento como mi trabajo –el trabajo de la vida, que es el trabajo de una lengua propia– es la escritura de poemas. Todo lo demás va a su lado; las entrevistas, por ejemplo, o ese librito de conversaciones con Miguel Marinas, es algo que hago muy gustosa –y agradezco especialmente la generosidad de la dedicación–, pero que no se diferencia mucho de mis propias notas o reflexiones sobre poética o sobre la escritura. Veo que todo contribuye a “situar” mi trabajo y constato que son textos importantes para la crítica, en la que, en efecto, se utilizan esos materiales con frecuencia, pero lo que de verdad me importa a mí son los poemas. Creo que es ahí donde se decide todo, en ese pequeño correlato del tiempo de la vida » (Courriel du 19/12/2016). Traduction : « pour moi […] le plus important, ce qui en réalité m’occupe bien que je publie peu, et que je ressens comme étant mon travail – le travail de la vie, qui est le travail d’une langue propre – c’est l’écriture des poèmes. Tout le reste se situe à côté ; les interviews, par exemple, ou ce petit livre de conversations avec Miguel Marinas, c’est quelque chose que j’ai fait avec plaisir – je suis particulièrement reconnaissante de cette générosité et de cette disponibilité –, mais qui ne se différencie pas beaucoup de mes propres notes ou réflexions sur la poétique ou l’écriture. Je vois que tout cela contribue à situer mon travail et je constate que ce sont des textes importants pour la critique, au sein de laquelle en effet, on utilise fréquemment ces matériaux, mais ce qui en vérité m’importe, ce sont les poèmes. Je crois que c’est là que tout se décide, dans ce court corrélat du temps de la vie ».

26 Pour information, un second livre de conversation au cours duquel Olvido García Valdés questionne cette fois Miguel Marinas est en voie de publication, ce qui marque l’importance accordée à une forme de réciprocité de l’entretien, potentiellement très féconde pour le lectorat.

27 Claude Esteban, Critique de la raison poétique, Paris, Flammarion, 1987, p. 219.

Pour citer ce document

Bénedicte Mathios, « Un lugar donde no se miente. Conversación con Olvido García Valdés (2014), échange et création poétique » dans «  », « Travaux et documents hispaniques », n° 10, 2019 Licence Creative Commons
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Quelques mots à propos de :  Bénedicte Mathios

Université Clermont-Auvergne - CELIS, EA 4280
Bénédicte Mathios est professeure à l’Université Blaise Pascal de Clermont-Ferrand (France). Elle travaille sur la poésie hispanophone. Ses travaux portent sur le devenir des formes et des genres (sonnet, épopée, élégie), la métapoésie, l’intertextualité, la transesthéticité, la poésie visuelle, la traduction. Elle a publié une thèse sur le sonnet à l’époque franquiste (1999), une monographie sur l’œuvre du poète contemporain espagnol Ángel González (2009), une monographie sur trois recueils de Miguel Hernández (2010), et a dirigé plusieurs ouvrages collectifs, dont Le Cid, figure mythique contemporaine ? (2011), Le Sonnet et les arts visuels (2012), et récemment LiVres de pOésie Jeux d’eSpaces (sous la direction d’Isabelle Chol, de Bénédicte Mathios, de Serge Linarès, 2016). Elle a traduit et publié deux recueils de poésie (Ángel González, 2013, Olvido García Valdés, 2016).