10 | 2019

Ce volume est composé de deux dossiers thématiques.

Le premier dossier recueille quelques-unes des communications présentées lors des deux journées d’étude « Femmes en mouvement : histoires, conflits, écritures (Pérou, XIXe-XXIe siècles) » qui ont eu lieu le 24 et 25 septembre 2015 au collège d’Espagne et à l’EHESS à Paris. Elles ont été organisées par Lissell Quiróz-Pérez (Université de Rouen Normandie) et Mónica Cárdenas Moreno (Université de La Réunion) avec le soutien d’EA 3656 AMERIBER et de l’UMR 8168 Mondes Américains. Ces travaux, publiés entièrement en espagnol, réfléchissent aux questions suivantes : quel est le rôle de la femme dans l'espace public ? Pourquoi et comment se sont-elles déplacées lors des périodes de crise ? Comment et dans quelles conditions ont-elles survécu à la guerre ? Et d'autre part, en ce qui concerne la littérature : comment a évolué la femme-écrivain ? Quelles ont été les stratégies pour échapper au contrôle patriarcal à travers la fiction ? Quelles sont les formes du langage que racontent les histoires de ces femmes ?

Le second dossier, concernant les aires culturelles hispanique et germanique, reprend six des communications qui ont été présentées au colloque international tenu à l’université de Rouen Normandie les 16 et 17 novembre 2016, sous la direction de Florence Davaille (CÉRÉdI et ERIAC) et avec le soutien d’un comité scientifique composé des professeurs Daniel Laforest (University of Alberta, Canada), Michel Marie (université Sorbonne Nouvelle-Paris 3), Miguel Olmos (université de Rouen Normandie), Yves Roullière (essayiste et traducteur, Paris), Françoise Simonet-Tenant (université de Rouen Normandie) et Jean-Pierre Sirois-Trahan (université Laval, Québec) : http://eriac.univ-rouen.fr/le-createur-et-son-critique-debats-epistolaires-et-diffusion/.

Créateur-critique

« Azotea abierta » : vertus du défaut et confrontations critiques chez Juan Ramón Jiménez

Daniel Lecler


Résumés

Nous explorerons à travers un corpus de lettres de Juan Ramón adressées à des critiques, en particulier à Diez-Canedo mais aussi à une auteure comme Carmen Laforet, la relation paradoxale du poète de Moguer avec la critique et avec ceux qui la font : une indépendance créative affirmée avec conviction s’articule avec la confrontation intellectuelle harmonieuse dans laquelle l’éloge du défaut a retenu toute notre attention. La confrontation se place parfois également sur un terrain amical qui enrichit la théorisation effectuée par Juan Ramón lui-même. L’ami devient alors le meilleur critique.

A través de un corpus de cartas dirigidas a críticos, a Enrique Díez-Canedo en particular pero también a una autora como Carmen Laforet, exploraremos la paradójica relación del poeta de Moguer con la crítica y con aquellos que la escriben: una independencia creativa afirmada con convencimiento se articula a una confrontación intelectual, en la que el elogio de los defectos ha retenido sobre todo nuestra atención. La confrontación se sitúa otras veces en un terreno amistoso, que enriquece el trabajo teórico de Juan Ramón. El amigo se convierte así en el mejor crítico.

Texte intégral

Alentar a los jóvenes; exijir, castigar a los maduros; tolerar a los viejos1.
Juan Ramón Jiménez

A los demás los ha criticado los ha saboreado Juan Ramón Jiménez como a sí propio2.
Enrique Díez-Canedo

1« Ce que pensent les plus vieux que moi ne m’intéresse pas – en bien ou en mal. Aussi peu que ne m’intéresse mon dos, que je n’ai jamais regardé » ; « L’attitude du critique qui pense que c’est le poète qui se trompe et non lui, que c’est celui qu’il critique qui est obscur et non celui qui critique qui est empoté est curieuse » ; « […] Il ne s’agit pas de dire aux autres : moi j’ai lu Kant, moi j’ai lu Nietzsche, Wundt. Il s’agit de comprendre… »3. Voici brossé, en quelques touches rapides et sûres, la position de Juan Ramón Jiménez (1881-1958) face à la critique et à l’arrogance intellectuelle.

2Être fondamentalement paradoxal, le poète oscille entre une quête profonde d’achèvement, de perfection, et un « desparpajo » pour le dire à l’andalouse, un naturel et un refus de positions apprêtées qui affirment la liberté par dessus tout et donc l’assomption du manque de perfection. Poète avant toute chose, il écrit souvent dans sa correspondance littéraire comme un critique, un critique poète, libre et indépendant. Il s’exprime dans ses lettres avec une proximité qui se rapproche de l’oralité, et qui donne aux pensées les plus sophistiquées un charme naturel et un impact indéniable.

Défaut et imperfection : la fonction du défaut

3En mars 1946, depuis Washington, Juan Ramón écrit ces quelques mots à Carmen Laforet après la publication du roman de l’écrivaine Nada – prix Nadal en 1944 :

Moi, j’ai toujours été un jouisseur du défaut, un œil différent, un farfelu, un lunaire… Bénit soit le défaut qui ne l’est pas et qui nous sauve de l’odieuse perfection. Dans votre livre, les défauts me plaisent4.

4Dans la lettre qu’il lui adresse, cette remarque appliquée au roman dont il prend la défense lui permet de formuler une idée plus générale sur le style qu’il illustrera en faisant référence à sa propre œuvre. « Et j’ai pensé plus d’une fois que j’aimerais que toute mon œuvre fût comme un défaut d’un Andalou » écrit-il5.

5S’il vante la réécriture et le travail infinis, il fait l’éloge également, en ce qui concerne le style, du dépouillement, de l’économie et s’emploie à supprimer de ses œuvres « les mots les moins naturels »6. Un balancement constant parcourt son écriture épistolaire entre liberté et exigence ; une exigence qui se traduit de manière permanente par un mécontentement, une insatisfaction, un retour sans cesse sur ce qu’il a déjà écrit qu’il corrige, améliore, peaufine, épure. Il est donc son premier critique. Aussi écrit-il :

ceux qui me connaissent savent bien que je suis perpétuellement mécontent de mon écriture « successive » qu’elle soit ou non poétique, et cela n’est pas une simple façon de parler qui m’est ou non propre. Je le démontre chaque jour en révisant ou en changeant mes écrits. Ainsi, lorsque je critique les autres, je fais avec eux ce que je fais avec moi7.

6C’est pour cette raison qu’il affirme avec véhémence à l’ami et au critique José Revueltas :

Avant tout, rien ne me plaît autant que la critique sérieuse et noble qui exprime avec justesse, la pensée et le sentiment de l’écrivain. Je déteste la critique flatteuse, infâme, et surtout retorse, car je crois que notre devoir est d’exprimer avec franchise ce qui nous paraît bien ou mal sur nous-même et sur les autres sans nous préoccuper des effets produits. Merci, donc, pour votre écriture honnête8.

7Ainsi María Zambrano considérant l’enseignement de Platon écrit-elle : « La vérité était-elle autre ? Touchait-il une vérité qui allait au-delà de la philosophie, une vérité qui pouvait seulement être révélée par la beauté poétique ; une vérité qui ne peut être démontrée mais suggérée plutôt par ce plus qui répand le mystère de la beauté sur la raison ? »9. Elle suggérerait de la sorte que la poésie prendrait le relai quand la philosophie atteindrait ses limites. Pour le poète andalou, le regard critique qu’il porte sur l’œuvre des autres n’est possible que si, en amont, il existe chez lui une égale capacité à l’autocritique ; une critique et une autocritique, insiste-t-il, qui doivent se fixer pour objectif l’expression juste de la pensée et du sentiment de l’auteur dont elle fait l’objet. Pour Juan Ramón, la poésie n’est pas pure esthétique, ni raison pure, pas plus que pure logique : « Non, non ; la poésie ne peut être la momie de la logique, ni la pierre angulaire de la raison. La poésie est la seule chose qui nous sauve de la raison, et qui sauve la raison, car elle est plus belle, elle lui est supérieure »10. Elle associe intimement, comme il l’écrit à José Revueltas, pensée et sentiment11. Ainsi est-il inconcevable pour lui que poésie et critique se trouvent refermées sur elles-mêmes. Il les veut ouvertes au monde et aux autres quitte à ce que ses positions, parfois rugueuses, ou que celles des critiques qui s’intéressent à son œuvre, entraînent désaccords, brouilles, tensions. Peu importe les conflits, ils furent nombreux on le sait, pour sa part, sa main fut toujours tendue vers l’autre12 et le désir d’éclaircissement toujours présent comme l’atteste une lettre ouverte qu’il adresse à Pablo Neruda, publiée en 1942 dans la revue Repertorio Americano :

Actuellement, mon long séjour en Amérique m’a fait voir différemment beaucoup de choses relatives à l’Amérique et à l’Espagne (je l’ai déjà indiqué dans la revue Université de la Havane), parmi elles, votre poésie. Désormais, il est évident pour moi que vous exprimez par des tâtonnements luxuriants une poésie hispano-américaine générale, authentique, actuelle, faite de toute la révolution naturelle et de la métamorphose de vie et de mort de ce continent…13.

8Comme son œuvre, la critique qu’il destine aux autres ou qu’il reçoit doit être, tel qu’il l’indique, en mouvement, vivante, ouverte14. Il intitule d’ailleurs l’une de ses dernières conférences, étudiée par Miguel Olmos15, conférence préparée en vue de son voyage en Argentine et en Uruguay en 1948, lue pour la première fois à Montevideo en août 1948, puis de nouveau à Porto Rico en 1953 et publiée dans la revue La Torre : « Poésie fermée et poésie ouverte »16. Au sujet du défaut et de la perfection, on lit dans ce texte :

Nous connaissons des gens équilibrés, logiques dans la forme, le rythme, la couleur et le son, qui ne nous attirent pas, qui nous sont antipathiques, dont l’âme s’oppose à la nôtre; ils sont ce que l’on nomme habituellement « classiques », « excellents », « parfaits », et ils ne sont rien moins qu’« académiques », « secs » et « rimailleurs » […] Et nous connaissons d’autres personnes ou petites gens qui parfois sont pur défaut ou qui sont dotées de petits défauts angéliques et plein d’esprit qui nous séduisent, nous captivent, nous retiennent et nous comblent si bien que nous ne pouvons vivre sans elles, sans leur sympathie mystérieuse et enchanteresse17.

9Ainsi, la critique utile est celle capable de percevoir dans le défaut signifiant ce qui participe à la valeur d’une œuvre, dans l’irrégularité du rythme, de la courbe mélodique du vers par exemple, une source de beauté18 car ce même défaut peut contribuer à élaborer la profondeur d’une composition. Confrontation et échange, besoin de clarification littéraire et amicale, précisions et hauteur de vue : le poète de Moguer est bien loin de la tour d’ivoire dans laquelle on a voulu l’enfermer : « Et bien que l’on ait dit de tout à propos de ma tour d’ivoire, je me suis toujours moqué d’elle et voilà bien longtemps que j’ai donné comme définition de mon esthétique “terrasse à ciel ouvert” et pour tous »19. Il dit l’humain dans une tentative de dire l’universel.

10Dans l’analyse conjointe de la conférence déjà évoquée et de la poétique juaramonienne, Miguel Olmos pointe l’importance de l’imperfection :

La poésie est pour lui, avant tout, une commotion esthétique, ensorcelante, qu’on ne peut rationaliser, et donc très proche du sacré, de lo divino. Elle se déploie dans le surprenant, l’imprévisible, ou encore dans le défectueux, l’imparfait, comme l’humble oiseau de la fable citée. On n’est donc pas loin du distique, bien connu, qui célèbre la beauté d’un poème que l’on renonce à améliorer : « N’y touche plus, / Tel est la rose ! » (« ¡No le toques ya más, / que así es la rosa! »)20.

11Apprécier la place du « défectueux », de « l’imparfait », autrement dit du défaut dans un sens large, est essentiel pour appréhender les liens qui unissent aux autres le poète-critique, objet lui-même d’appréciations. Dans ces quelques lignes, Miguel Olmos met l’accent sur le renoncement du créateur à améliorer sa création.

12Ce que l’on entend par défaut peut être profondément différent suivant le regard porté sur une œuvre. Ainsi le défaut mis en lumière par le Juan Ramón Jiménez critique lorsqu’il porte son attention sur le roman de Carmen Laforet Nada, récemment paru à l’époque, est-il profondément différent de celui de critiques que le poète évoque en écrivant dans un texte de 1899 :

La critique routinière pénètrera dans le livre, à la poursuite d’imperfections qu’elle va pouvoir ridiculiser… La critique spéculative est imbécile, elle entre dans un livre à la recherche d’une phrase ou d’un mot impropres, et il est encore plus imbécile de refuser le statut de poète – comme le fait Valbuena – à qui se trompe dans l’utilisation d’un adjectif21.

13L’attitude de ces critiques, réduits à être à l’affût de l’imperfection langagière, est comparable, à l’autre bout de la chaîne, à celle d’écrivains dépourvus de génie ne concevant la perfection qu’uniquement au niveau formel : « Les écrivains sans grâce et sans esprit, peuvent être et sont généralement dotés d’un vocabulaire étendu, je dis que leur langue est ultra correcte (“à la bonne heure”, “nonobstant”, “si tant est”, […] etc.), ils sont dotés de toutes les tournures ronflantes » 22.

14D’ailleurs, comme le souligne Miguel Olmos dans le passage auquel nous nous sommes référé, lorsque Juan Ramón parle de « cet oiseau de la fable citée […] on peut voir dans ce détail […] une allusion à l’oiseau dans la main” (“El pájaro en la mano”) une section du Cántico de Jorge Guillén », poète réputé pour son obsession formelle. Le poète andalou qualifie du reste sa poésie de « poésie fermée »23.

15Le défaut n’est pas réductible à la simple correction linguistique ou formelle, il est plutôt, pour Juan Ramón, le point de jonction où se rencontrent l’humain et l’univers car, comme le rappelle Yves Bonnefoy, « la poésie même passe souvent pour d’abord un travail sur le langage, sur rien que lui, on s’illusionne ainsi aujourd’hui plus que jamais. Et l’aide que Rimbaud peut nous apporter, dans la situation présente, c’est avec toute sa force, toute son énergie, de témoigner de ce que la poésie se doit d’être, non un jeu sur les mots mais une question sur le monde »24.

16Ainsi le critique doit-il lui aussi intégrer cette dimension de l’imperfection :

plutôt que d’analyser chimiquement un livre on doit l’étudier avec une amplitude d’esprit, et cette étude doit être une promenade à travers l’âme d’un artiste ; dans le cas contraire, on ne ferait qu’accumuler des faits, on réaliserait des sortes de notes bibliographiques poétiques et jamais l’on ne parviendrait à cerner un caractère25.

17Le défaut n’a d’intérêt que s’il possède une valeur ajoutée. Il ne serait donc pas renoncement, acceptation contrainte de l’imperfection, au contraire, il peut naître, ou se maintenir dans l’œuvre après un réel travail du poète. Dans le distique cité par Miguel Olmos « N’y touche plus, / Telle est la rose ! (¡No le toques ya más, / que así es la rosa!) » 26, l’adverbe de temps « ya » en espagnol le proclame. De fait, si ce distique clame l’impossibilité d’aller au-delà d’une certaine limite, plus que l’échec, il dit l’aboutissement comme l’écrit Ricardo Gullón :

On cite bien souvent les paroles de Juan Ramón du poème « N’y touche plus, / telle est la rose », mais l’on ignore que le poète lui-même, en commentant ses vers, apporta un éclaircissement en disant que s’il disait cela, c’était « après avoir touché le poème jusqu’à atteindre la rose ». Sans doute voulut-il exprimer avec ces quelques mots son aspiration à la difficile « perfection vivante », à la perfection atteinte sans forcer les choses, durement, mais sans atteindre le point de froideur qui révèle ce qui est raide, épuisé et sans vie27.

18Ainsi légitimé, l’imperfection acquiert une fonction, celle de dire l’illimité de l’humain (en évoquant l’humilité de cet oiseau par exemple) au sein de l’illimité du monde et c’est la palpitation de la vie qui s’invite dans le poème à l’image de ce papillon dans « Papillon de lumière » (« Mariposa de luz ») auquel fait allusion Miguel Olmos dans la page évoquée. Un papillon qui ne laisse dans la main du poète qui poursuit la beauté que la forme de sa fuite. La beauté se révèle insaisissable, néanmoins le poète en fixe le mouvement, la direction, et l’inscrit donc dans un futur humain et pérenne28.

19L’attitude que Juan Ramón adopte en tant que critique et qu’il souhaiterait que l’on ait à son égard se développe de concert avec la poétique qu’il invente et l’œuvre qu’il réalise. Le regard qu’il porte sur le travail de ses contemporains est exigeant mais il concède une large part à l’émotion, à l’intensité et à la globalité de l’œuvre de l’autre. Il veille, quitte à modifier ses critiques, à la justesse de ses propos et, en retour, attend la pareille de celui avec qui il se sent uni par un même amour de la poésie. On comprend que les critiques afférentes à son œuvre soient d’autant mieux prises en compte qu’elles proviennent de l’ami, voire de l’âme sœur.

L’ami, l’âme sœur ou le meilleur critique

20En 1913, à Madrid, le poète de Moguer rencontre une femme dont il tombe amoureux et qu’il va vouloir à tout prix prendre pour épouse au grand dam des parents de cette dernière : Zenobia Camprubí de Aymar (1887-1956)29. Certes, sa beauté, son engagement féministe mais aussi sa sensibilité poétique et sa connaissance de la littérature anglaise l’ont séduit. Si elle a écrit quelques conférences sur le féminisme, un compte-rendu sur Bolivar, et un autre sur le Facundo de Sarmiento ou encore quelques textes en langue anglaise comme The Thinker de Sherwood Anderson ou encore An Early poem on Florida du Rev. Maynard elle n’a jamais été critique littéraire mais il n’empêche qu’elle a probablement profondément infléchi la poésie de Juan Ramón30. Au fur et à mesure de leurs échanges, le poète imprime à sa poésie une évolution en passant d’une matérialité où la chair occupe une place prépondérante, à une chair qui sans perdre sa matérialité perd en lubricité et gagne en spiritualité. Ainsi exclame-t-il « La chair devient pour moi plus divine », « La carne se me torna más divina »31 et écrit-il dans Monuments d’amour (Monumentos de amor), œuvre qu’il dédie à son épouse : « Je me suis converti à ta tendresse pure comme un athée à Dieu. Que vaut le reste ? Comme un passé sombre et loqueteux, il peut entièrement s’effacer »32. Aussi, sa femme contribua-t-elle à cette métamorphose qui conduisit le poète vers une poésie « pure » qu’il définit lui-même non comme désincarnée mais authentique : « La poésie pure n’est ni la poésie chaste, ni noble, ni chimique, ni aristocratique, ni abstraite. Elle est poésie authentique, poésie de qualité »33.

21Lorsqu’il est en phase avec la sensibilité du poète, c’est l’ami et le critique qui parfois trouve une formulation plus juste encore que celle utilisée par le créateur, il l’adopte alors de bon gré. Tel fut le cas par exemple avec le critique, ami de Juan Ramón, Antonio Marichalar34. Ainsi, dans une lettre adressée à son ami José Luis Cano35, Juan Ramón évoque-t-il une anecdote qui renvoie précisément à l’influence qu’eut le critique Antonio Marichalar sur lui-même :

M. D. José Luis Cano
Mon cher ami, dans le numéro de mai 1948 de la revue Finisterre (que j’ai reçu avec un retard de plus d’un an) je lis votre très tentant commentaire « Vie et dénigrement de la poésie » et je sens la nécessité de vous écrire quelque chose sur le sujet si bien exposé par vous-même. Oui, quand j’ai commencé à mettre en en-tête de mes livres « À la minorité, toujours », je pensais que la minorité se trouve partout, au sein du peuple « cultivé » autodidacte, aussi bien que chez l’homme « culturé » dans les livres des villes. Je me suis conforté dans mon idée après avoir vérifié avec mes propres vers que les gens de la campagne peu « instruits » s’intéressent à la poésie. Alors, j’ai accepté la dédicace que par une indéniable coïncidence de critique Antonio Marichalar m’avait écrite dans une lettre : « À l’immense minorité »36.

22Juan Ramón commença à utiliser la dédicace « A la minoría, siempre » pour la première fois en 1922 lorsqu’il publia la Deuxième anthologie poétique (Segunda antolojía poética), convaincu que cette minorité se trouvait partout comme il l’écrit. Par ailleurs, on perçoit dans cette lettre que lorsque Juan Ramón lut la dédicace d’Antonio Marichalar apposée à l’une des lettres qu’il lui adressa, il la fit immédiatement sienne car elle lui sembla dire parfaitement et mieux encore que la sienne propre, ce qu’il ressentait et souhaitait exprimer. Il venait de trouver l’expression programmatique et synthétique de sa poétique. Ainsi la fit-il figurer en tête de son œuvre Poésie (en vers), 1917-1923 (Poesía [en verso], 1917-1923) coéditée avec son épouse, dès 1923.

23D’un côté cette nouvelle épigraphe déclare la volonté du créateur d’aller vers la délicatesse de la forme, l’extrême finesse du propos et, de l’autre, elle affiche sa volonté d’aller à la recherche d’un récepteur certes exigeant mais avant tout pluriel ce qui impliquait que le poète alliât de façon subtile écrit et oralité, culture savante et culture populaire37.

24Cette seconde épigraphe insiste sur l’idée, déjà présente dans la première, que sa poésie est précieuse, rare, mais elle insiste aussi sur le fait que le poète recherche une plurivocité capable d’atteindre un lectorat multiple dont il souhaite élargir le champ. Cette adhésion de Juan Ramón à la seconde épigraphe manifeste son souhait d’infléchir plus encore sa poésie dans ce sens. Dans ces conditions, on comprend son attachement à ce qu’il appelait une poésie ouverte, une poésie à laquelle nous avons précédemment fait allusion. Dans la même lettre, il explique d’ailleurs cette capacité qu’il a à toucher un public aussi bigarré que le sien lorsqu’il écrit : « Je dois cela sans doute au fait d’être né dans un village, d’avoir beaucoup vécu à la campagne, dans les villes, et d’avoir pas mal voyagé »38. Une multiplicité d’angles d’écriture donc qui facilement peut s’apparenter, selon l’endroit où se trouve celui qui lit, à des défauts mais des défauts parfaitement assumés, reconnus, parfois revendiqués et qui sont intégrés à une harmonie d’ensemble qui ne recherche pas la perfection comme stade ultime de la création, c’est-à-dire si l’on se reporte à l’étymologie du mot39 à un système achevé et clos mais plutôt à un ensemble imparfait où le défaut est intégré en conscience et joue un rôle déterminant et où la poétique de l’auteur se dessine perpétuellement en mouvement. N’oublions pas qu’il parlait sans cesse de son œuvre comme d’une œuvre en marche, dynamique, à l’image des traces que laisse au creux de la main du poète la fuite de ce « Papillon de lumière » ; un papillon au vol d’une extrême liberté, aux ailes qui s’ouvrent et se ferment sur la charnière formée par son corps et qui peut évoquer un livre qui s’ouvre et se ferme, lui aussi sur la charnière de sa tranche, et dont les traces laissées par la poudre de lumière de ses ailes dans la main du poète pourraient être évocatrices de celles laissées par la main du poète qui dessine sur la feuille blanche les mots et les lignes qui peu à peu forment l’œuvre en devenir et n’existent que le temps de la lecture.

25Mais avant de conclure, revenons à la lettre que Juan Ramón adresse à Carmen Laforet en mars 1946 à propos de son roman Nada ; lettre à l’origine de notre réflexion et dans laquelle, sans jamais le définir précisément et en restant à un niveau théorique, il insiste sur le défaut comme condition somme toute de sa recherche de la beauté. Cette lettre à Laforet permet une confrontation critique réciproque, ainsi qu’une prise de conscience approfondie, autocritique, des limites de la création, comme des limites de l’humain. L’art ne saurait qu’être humble, infiniment modeste. Curieusement, le roman lui-même agit ici comme critique.

26Comme le poète, nous n’avons pas souhaité adopter une attitude définitoire. Lors des recherches qui ont guidé nos pas nous avons pu constater à quel point cette notion qui mériterait une étude monographique ample, était importante dans sa poétique. Le défaut, l’imperfection, loin d’être gommé sont intégrés dans son labeur, ils sont les marques de l’humain qui rendent possible la transcendance, la potentialise en ce qu’ils les inscrivent curieusement dans l’immédiateté, pour reprendre un terme cher à Yves Bonnefoy, d’un moi qui se livre. Trouver le défaut « qui n’en est pas un », pour reprendre un fragment de cette lettre, c’est peut-être aussi affirmer l’existence de notre finitude tout en affirmant l’entièreté de ce que la voix poématique perçoit de la chose et du monde40. On ne s’étonnera pas alors de l’importance qu’avait pour le poète la voix, l’oralité, termes qui mériteraient aussi d’être étudiés dans son œuvre pas plus qu’on ne s’étonnera lorsqu’il déclare « Les dieux n’ont pas d’autre substance que celle que j’ai moi-même »41. Aussi ne sera-t-on pas surpris lorsqu’il écrit à propos du défaut : « Je ne recherche jamais le défaut, je le trouve en moi, en tous et en tout, mais j’aime le défaut quand il est manque et non excès, lorsqu’il n’est pas cheville. Je vois toujours la partie faible, laide ou ridicule en moi et chez les autres, comme la partie belle »42.

27Laforet, Zenobia, Marichalar, mais aussi Diez-Canedo, Valbuena, José Revueltas, José Luis Cano, voici des personnalités critiques fondamentales sans qui la très complexe création poétique de Juan Ramón n’aurait pas été la même. Ce que prouve la confrontation critique participe, comme les lectures que le poète fait ou les images qu’il regarde, – curieusement, sin querer, par des voies mystérieuses – à l’éclosion intime qui est à l’origine de la création poétique.

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Notes

1 Juan Ramón Jiménez, Ideolojía (1897-1957), Metamórfosis, IV, Antonio Sánchez Romeralo (ed.), Barcelona, Anthropos, 1990, aph. 894, p. 172. 

2 Enrique Díez-Canedo, Juan Ramón Jiménez en su obra, México, El Colegio de México, 1944, p. 89.

3 Juan Ramón Jiménez, Ideolojía (1897-1957), op. cit., respectivement aph. 69, p. 31 ; aph. 78, p. 33 ; aph. 261, p. 73, « Nada me interesa lo que piensen – bien o mal – de mí los más viejos que yo. Tan poco como mi espalda, que nunca me he mirado ». « Es curiosa la actitud del crítico, que siempre piensa que es el poeta el que se equivoca y no él, que es oscuro el que está criticando y no lerdo el que critica ». « […] no se trata de decir a los demás: yo he leído a Kant, yo he leído a Nietzsche, a Wundt. Se trata de enterarse… ». Sauf indication contraire, nous traduisons.

4 « Yo siempre he sido un gozador del defecto, un ojo distinto, un hombre lunanco, un lunar… ¡Bendito el llamado defecto que no lo es, y que nos salva de la odiosa perfección! En su libro me gustan los defectos » (« A Carmen Laforet », Cartas literarias, Barcelona, Bruguera, 1977, p. 105, mars 1946).

5 « Y he pensado muchas veces que me gustaría que toda mi obra fuese como un defecto de un andaluz » (ibid., p. 105).

6 Ibid., p. 106.

7 « … los que me conocen saben bien que yo soy un descontento de mi escritura sucesiva más o menos poética, y esto no es un decir propio o ajeno; yo lo demuestro cada día con mis revisiones y cambios. Así, cuando yo critico de los demás, hago con ellos lo mismo que conmigo », « A José Revueltas (13 de julio de 1943) », ibid., p. 45.

8 « Ante todo: nada me gusta tanto como la crítica seria y noble que da, en espresión justa, el pensamiento y sentimiento del escritor. Detesto la crítica halagüeña, la infame, y sobre todas la entreverada, porque creo que nuestro deber es expresar francamente lo que nos parece bien o mal de nosotros y los otros sin preocuparnos de los efectos secundarios. Gracias, pues, por su honrada escritura », ibid., p. 45.

9 « », Filosofía y poesía [1939], Madrid, Fondo de Cultura Económica, 1993, p. 19.

10 « No, no; la poesía no puede ser la momia de la lójica, ni la piedra de toque de la razón. La poesía es lo único que salva de la razón y que salva a la razón, porque es más hermosa y superior », Juan Ramón Jiménez, « Poesía cerrada y poesía abierta », Política poética, Madrid, Alianza Tres, 1982, p. 205.

11 On retrouve cette idée lorsqu’il écrit : « la forme poétique parfaite consisterait pour moi à celle que pourrait avoir l’esprit si le corps tombait comme un moule » ; « la forma poética perfecta sería, para mí, la que pudiera tener el espíritu si el cuerpo se le cayera como un molde » (ibid., p. 208).

12 Dans tous les pays dans lesquels il est passé, Juan Ramón encourage les jeunes poètes auxquels il croit : « Sí, usted es un poeta, si a usted le satisface que un viejo aspirante a poeta, enamorado de la belleza se lo diga, se lo digo. Tiene usted el latido y el acento y se mueve en la atmósfera de los auténticos poetas, que en una forma o en otra, y sin preocupación de lo que trae la moda de los tiempos ni el aplauso atolondrado, evaden sus poemas » (« A Hugo Rodríguez Alcalá », Cartas literarias, op. cit., p. 129).

13 Cité par Pilar Gómez Bedate, Poetas españoles del siglo veinte, Murcia, Huerga & Fierro Editores, 1999, p. 24, « Mi larga estancia actual en las Américas me ha hecho ver de otro modo muchas cosas de América y de España (ya lo indiqué en la revista Universidad de la Habana), entre ellas la poesía de usted. Es evidente ahora para mí que usted expresa con tanteo exuberante una poesía hispanoamericana general auténtica actual, con toda la revolución natural y la metamorfosis de vida y muerte de este continente… ».

14 « Ce qui est mort est vide d’esprit. Je crois que ceci donne une idée claire de ce que j’entends par poésie ouverte » ; « Muerto es lo sin espíritu. Creo que esto da una idea clara de lo que yo entiendo por poesía abierta » (Juan Ramón Jiménez, « Poesía cerrada y poesía abierta », art. cit., p. 208).

15 Poètes lecteurs (Espagne, 1901-1991). La critique littéraire vue par trois poètes, Limoges, Lambert-Lucas, 2013, plus particulièrement aux pages 65-183.

16 Juan Ramón Jiménez, « Poesía cerrada y poesía abierta », art. cit., p. 208. Nous remercions Soledad González Ródenas pour les échanges que nous avons pu avoir sur cette conférence.

17 Ibid., p. 204, « Vemos personas equilibradas, lójicas de forma y ritmo, color y sonido, que no nos atraen, que nos son antipáticas, contralmeras; son eso que suele llamarse “clásicos”, “redondo”, “perfecto”, y no son sino “académico”, “seco” y “ripioso” […] Y vemos otras personas o personitas que a veces son un puro defecto o que están dotadas de defectillos anjélicos y duendinos que nos enamoran, nos prenden y nos retienen, que nos satisfacen, que no podemos vivir sin ellas, sin su misteriosa y encantadora simpatía ».

18 Renvoyons par exemple à ce qu’il écrit à propos d’un vers du Marquis de Santillane et pour lequel il exclame « ¡Qué hermoso este último verso disonante! » (« Poesía cerrada y poesía abierta », art. cit., p. 214).

19 Juan Ramón Jiménez, « A Luis Cano 2 », Cartas literarias, op. cit., p. 194, « Y aunque todo se ha dicho de mi torre de marfil, yo siempre me reí de ella y hace ya mucho tiempo que dije, como definición estética mía, “azotea abierta”. Alto y para todos ». Il écrira dans la même veine à Cipriano Rivas Cherif, l’un de ses amis, pionnier dans la mise en scène de la première moitié du xxe siècle, et à sa femme : «Se supone que yo soy hombre de gabinete, pero no hay nada de eso. Es una de tantas cosas que me cuelgan» (ibid., p. 111).

20 Poètes lecteurs, op. cit., p. 79. Miguel Olmos fait référence à une fable qu’il reproduit dans son ouvrage (p. 79) et que cite Juan Ramón dans « Poesía cerrada y poesía abierta » (p. 231). Le poète y conte une variante du mythe de Philomène dans laquelle la dixième muse fuit un de ces poètes adeptes de cette poésie fermée et qui ont pour habitude d’étouffer, dans leur main, les oiseaux qu’ils parvienne à capturer. Alors qu’il est sur le point de la forcer, pour se moquer de lui elle se métamorphose en rossignol, oiseau d’aspect terne et peu flatteur.

21 « La crítica rutinaria penetrará en el libro, a caza de imperfecciones que ridiculizar… Es imbécil la crítica especulativa que entra en un libro en busca de una frase o una palabra impropias, y más imbécil aún negar a un poeta –como lo hace Valbuena– porque éste se equivoque en la aplicación de un adjetivo… » (Juan Ramón Jiménez, 3 Crítica 1 (1899-1907), in Libros de prosa: 1, Francisco Garfias (ed.), Madrid, Aguilar, 1969 p. 212). Notons au passage que le début de ses activités de critique et de poète coïncident.

22 « Los escritores sin ánjel ni duende, pueden y suelen ser muy bien palabreados, digo, gramaticados (“a las buenas horas”, “empero”, “si que también”, […] etc.), de todas las palabronas hechas a torno », Juan Ramón Jiménez, « Poesía cerrada y poesía abierta », art. cit., p. 204

23 Miguel Olmos, Poètes lecteurs, op. cit., p. 79. V. également dans Juan Ramón Jiménez, « Poesía cerrada y poesía abierta », p. 213, l’invitation à la comparaison entre Antonio Machado et Jorge Guillén. La position de Juan Ramón est à nuancer. Il écrit « Jorge Guillén est, pour moi, notre premier poète scientifique d’aujourd’hui, uniquement comparable à Góngora en Espagne et à Valéry en France. La France et l’Espagne, ses points d’ancrage les plus importants, peut-être les plus proches : L’Espagne et la France, présences simultanées, qui confèrent à son livre Cántico l’étrange particularité d’avoir été conçu, traité, exprimé en même temps, et avec quelle maestria ! en français et en espagnol soutenu » (« Jorge Guillén es, para mí nuestro primer poeta científico de hoy, comparable solo con Góngora en España y con Valéry en Francia. Francia y España, sus mayores, acaso sus únicas cercanías: España y Francia, presencias simultáneas, que le dan a su libro Cántico la rara particularidad de estar concebido, tratado, espresado al mismo tiempo, ¡y con qué maestría!, en alto francés y en alto español » (Estética y ética estética, Madrid, Aguilar, 1967, p. 63).

24 Yves Bonnefoy, L’Inachevable. Entretien sur la poésie 1990-2010, Paris, Albin Michel, 2010, p. 502. Selon Juan Ramón, « El defecto sintáctico, ortográfico, son, creo yo, inadmisible, porque “señala” ignorancia. Pero yo acepto siempre; más, a mí me gusta el defecto prosódico, que no es ignorancia sino don divino, quiero decir, creado así, natural, y detesto a los unificadores de la prosodia humana, animal. […] La gracia de la vida está en el defecto gracioso, precioso, individual, en la gracia de algo que otro no tiene. ¿Cómo sería posible esta lucha angustiosa de nuestra memoria por el recuerdo de una facción, un jesto, un matiz de una persona encantadora, si hubieran sido repetidos por otra? // Antes de ir yo a la Argentina, creía que decir cabayo por caballo, así, en general era artificialmente absurdo. Cuando llegué a Buenos Aires y empecé a oír que no había dos personas que dijeran cabayo de la misma manera, me pareció naturalísimo. Caballo, cabaio, cabayo, cabayyo, cabayyyo, cabacho, cabaycho, ect…, fueron delicia de diferencias para mí […] // La gracia argentina de dios, que es encanto de la vida argentina para el argentino y para el estraño gozador del encanto de cada ser diferente. ¿No será que la diferencia de gracia es el verdadero atractivo de cada país diferente? Poco a poco yo lo voy comprendiendo así en mis viajes, y hoy me tengo por un comprendedor de las gracias del mundo » (« El defecto gracioso », El andarín de su órbita, Madrid, Magisterio Español, 1974, p. 276-277).

25 Juan Ramón Jiménez, 3 Crítica 1 (1899-1907), op. cit., p. 212, « En vez de analizar químicamente un libro, debe estudiarse con amplitud un espíritu, y este estudio debe ser un paseo al través de un alma artística; de no ser así, se irían acumulando datos y más datos, se irían haciendo una especie de notas bibliográficas poéticas y nunca se llegaría a epilogar un carácter ».

26 Il s’agit du poème inaugurale « El poema » du recueil Piedra y cielo, Buenos Aires, Losada, 1948, p. 11.

27 Ricardo Gullón, « Juan Ramón Jiménez y la poesía » [1947], éd. de la Biblioteca Virtual Miguel de Cervantes, [En ligne] <http://www.cervantesvirtual.com/obra-visor/juan-ramn-y-la-poesa-0/html/00bb22b6-82b2-11df-acc7-002185ce6064_2.html> ; site consulté le 21/04/2016 (« A menudo se cita el decir de Juan Ramón sobre el poema –“No le toques ya más, que así es la rosa”–, pero se desconoce que el propio poeta, comentando sus versos, aclaró que si tal decía, era “después de haber tocado el poema hasta la rosa”. Sin duda, quiso expresar con estas palabras su aspiración difícil a la “perfección viva”, a la perfección conseguida sin forzar las cosas, arduamente, mas sin llegar al punto de frialdad que delata lo yerto, lo agotado y sin vida »).

28 Juan Ramón Jiménez, Piedra y cielo (1917-1918), p. 93, « Mariposa de luz, / la belleza se va cuando yo llego / a su rosa. // Corro, ciego, tras ella… / la medio cojo aquí y allá… // ¡Sólo queda en mi mano / la forma de su huída! » ; « Papillon de lumière, / la beauté s’en va quand j’arrive / à sa rose. // Je cours, aveugle, derrière elle… / je l’attrape presque ici et là… // Il ne reste dans ma main / que la forme de sa fuite ».

29 Juan Ramón épouse Zenobia de Camprubí le 2 mars 1916.

30 Voir Zenobia Camprubí, Diario de juventud. Escritos. Traducciones, Emilia Cortés Ibáñez (ed.), Sevilla, 2015, 503 p.

31 « Esperanza », Sonetos espirituales (1914-1915), Buenos Aires, Losada, 1949, p. 121. Voir Daniel Lecler, Métamorphose et spiritualité dans Sonetos espirituales de Juan Ramón Jiménez, thèse de littérature espagnole dirigée par Marie-Claire Zimmermann, université Paris Sorbonne, UFR Études ibériques, 2003, [En ligne] <https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00988951/document>, mis en ligne le 12/05/2014, consultée le 22/11/2015.

32 Juan Ramón Jiménez, Idilios, p. 44, « Me he convertido a tu cariño puro como un ateo a Dios. Lo otro ¿qué vale? Como un pasado oscuro y andrajoso puede todo borrarse ».

33 « Poesía pura no es poesía casta, ni noble, ni química, ni aristocrática, ni abstracta. Es poesía auténtica, poesía de calidad » (Estética y ética estética, op. cit., p. 65).

34 Antonio Marichalar est né à Logroño en 1893 et mourut à Madrid en 1973. Bien qu’ayant suivi une formation de juriste il consacra sa vie à la littérature, à la poésie et à l’histoire. Juan Ramón écrivit sur lui un portrait ou une caricature poétique dans Juan Ramón Jiménez, « Antonio Marichalar » [1927], Españoles de tres mundos [1942], intr. Ricardo Gullón, Madrid, 1987, p. 106-107.

35 José Luis Cano (1911-1999), est considéré comme l’un des meilleurs critiques de la poésie contemporaine. Il fut également poète.

36 Juan Ramón Jiménez, « Sr. D. José Luis Cano » ¿1949-1950 ?, Cartas literarias, op. cit., p. 194-203, « Sr. D. José Luis Cano. Mi querido amigo: en el número de mayo de 1948 de la revista Finisterre (que he recibido con retraso de más de un año) leo su tentador comentario “Vida y escarnio de la poesía” y siento la necesidad de escribirle algo sobre asunto tan bien espuesto por usted. Sí, cuando empecé a poner al frente de mis libros “a la minoría siempre”, estaba pensando que la minoría se encuentra en todas partes, en el pueblo “cultivado” por sí mismo, tanto o más que en el hombre “culturado” en los libros de las ciudades. Me afirmé en mi idea luego que comprobé con mis propios versos que jente del campo poco “instruida” se interesaba a la poesía. Entonces acepté la dedicatoria que por una indudable coincidencia de crítica Antonio Marichalar me había escrito en una carta: “A la inmensa minoría” ».

37 Voir Daniel Lecler, « Juan Ramón Jiménez, Des sonnets populaires ? (Regards sur Sonetos espirituales) », 32 p., à paraître ; voir également María Isabel López Martínez, La poesía popular en la obra de Juan Ramón Jiménez, Sevilla, Diputación Provincial, 1992.

38 Juan Ramón Jiménez, « Sr. D. José Luis Cano », Cartas literarias, op. cit., p. 194-203 (« Sin duda esto lo debo a haber nacido en un pueblo, haber vivido mucho en el campo, haber vivido mucho en ciudades y haber viajado bastante »).

39 Perfecto (‘parfait’), est emprunté au latin perfectus, participe passé adjectivé de perficere, ‘faire complètement, achever’, formé avec per ‘tout à fait’ (valeur intensive) et facere ‘faire’. Michel Bénaben, Dictionnaire étymologique de l’espagnol, Paris, Ellipses, 2000, p. 371.

40 En écrivant ces lignes nous pensons à ce qu’écrit Yves Bonnefoy dans La Poésie et la gnose, Paris, Eds. Galilée, 2016, en particulier, p. 36.

41 Juan Ramón Jiménez, Espace, édition bilingue, trad. et prés. de Gilbert Azam, Paris, José Corti, 1988, p. 37 (« Los dioses no tuvieron más sustancia que la que tengo yo », p. 36).

42 « Yo nunca busco el defecto, lo encuentro en mí, en todos y en todo, pero me gusta el defecto cuando es falta y no es sobra, no es ripio. Yo siempre veo la parte débil, fea o ridícula en mí y en los otros, como la parte bella», «Revés de un derecho ya publicado », Españoles de tres mundos, op. cit., Madrid, 1987, p. 215. C’est nous qui traduisons.

Pour citer ce document

Daniel Lecler, « « Azotea abierta » : vertus du défaut et confrontations critiques chez Juan Ramón Jiménez » dans «  », « Travaux et documents hispaniques », n° 10, 2019 Licence Creative Commons
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Quelques mots à propos de :  Daniel Lecler

Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis – Laboratoire d’Études Romanes (EA 4385)
Daniel Lecler est maître de conférences habilité à l’université Paris 8 Vincennes Saint-Denis. Spécialiste de l’Espagne contemporaine et plus particulièrement de poésie, il est l’auteur d’ouvrages et d’articles consacrés, en particulier à Juan Ramón Jiménez, mais aussi à Jaime Gil de BIedma, Gustavo Adolfo Bécquer et Juan Antonio González Iglesias. Il a co-dirigé un séminaire au Colegio de España intitulé « Fragment et aphorisme » (2016).