10 | 2019

Ce volume est composé de deux dossiers thématiques.

Le premier dossier recueille quelques-unes des communications présentées lors des deux journées d’étude « Femmes en mouvement : histoires, conflits, écritures (Pérou, XIXe-XXIe siècles) » qui ont eu lieu le 24 et 25 septembre 2015 au collège d’Espagne et à l’EHESS à Paris. Elles ont été organisées par Lissell Quiróz-Pérez (Université de Rouen Normandie) et Mónica Cárdenas Moreno (Université de La Réunion) avec le soutien d’EA 3656 AMERIBER et de l’UMR 8168 Mondes Américains. Ces travaux, publiés entièrement en espagnol, réfléchissent aux questions suivantes : quel est le rôle de la femme dans l'espace public ? Pourquoi et comment se sont-elles déplacées lors des périodes de crise ? Comment et dans quelles conditions ont-elles survécu à la guerre ? Et d'autre part, en ce qui concerne la littérature : comment a évolué la femme-écrivain ? Quelles ont été les stratégies pour échapper au contrôle patriarcal à travers la fiction ? Quelles sont les formes du langage que racontent les histoires de ces femmes ?

Le second dossier, concernant les aires culturelles hispanique et germanique, reprend six des communications qui ont été présentées au colloque international tenu à l’université de Rouen Normandie les 16 et 17 novembre 2016, sous la direction de Florence Davaille (CÉRÉdI et ERIAC) et avec le soutien d’un comité scientifique composé des professeurs Daniel Laforest (University of Alberta, Canada), Michel Marie (université Sorbonne Nouvelle-Paris 3), Miguel Olmos (université de Rouen Normandie), Yves Roullière (essayiste et traducteur, Paris), Françoise Simonet-Tenant (université de Rouen Normandie) et Jean-Pierre Sirois-Trahan (université Laval, Québec) : http://eriac.univ-rouen.fr/le-createur-et-son-critique-debats-epistolaires-et-diffusion/.

Créateur-critique

La critique co-créatrice : le cas Tribade : theologiae tractatus de Miguel Espinosa

Yves Roullière


Résumés

Le livre de Miguel Espinosa (1926-1982) intitulé Tribade : theologiae tractatus, paru en 1980-1984 et traduit en 2005 chez Phébus, est l’une des œuvres espagnoles les plus marquantes des cinquante dernières années. À partir d’une histoire triviale – l’auteur est abandonnée par son amante pour une autre femme ‒, une femme amoureuse de l’amant éconduit écrit à celui-ci une soixantaine de lettres, qui non seulement commentent à l’infini le comportement des amantes qu’elle espionne, mais recueillent les descriptions et jugements d’un grand nombre de témoins à charge et à décharge qu’elle interroge. Ces lettres constituent l’essentiel des 450 pages du livre. Or, de l’aveu même d’Espinosa, ces témoins sont aussi réels que 60 % des lettres du livre, lettres qu’il s’est contenté de « transformer ». C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il lui parut juste que le copyright de la première édition appartînt à l’auteur de ces lettres et non à lui. En sorte qu’Espinosa se situe davantage ici comme le metteur en scène d’un chœur omniprésent que comme l’auteur omnipotent d’une œuvre maîtrisée de bout en bout. Nous essaierons de montrer, en tant que lecteur et traducteur, comment cette composition en miroir qu’est Tribade subvertit les notions mêmes d’autorité ou de responsabilité par rapport au texte produit, et donc par rapport à ses commentateurs qui deviennent, de ce fait, co-auteurs de l’ouvrage.

El libro de Miguel Espinosa (1926-1982) titulado Tríbada: theologiae tractatus, publicado en 1980-1984 y traducido al francés en 2005 (Ed. Phébus) es una de las obras españolas más impactantes de los últimos cincuenta años. A partir de una historia trivial –su amante abandona al autor por otra mujer–, la enamorada del autor desdeñado escribe a este unas sesenta cartas que no solo comentan infinitamente el comportamiento de las amantes, a quienes espía, sino que recogen las descripciones y juicios de un número elevado de testigos, favorables o desfavorables, a quienes ha interrogado. Estas cartas constituyen lo esencial de las 450 páginas de la obra. Pero, según Miguel Espinosa, los testigos son tan reales como más de la mitad de las cartas mismas, cartas que se ha limitado a “transformar”. Es esta además la razón por la que le parece justo que el copyright de la primera edición se atribuya a la autora real de las cartas, y no a él. Espinosa se sitúa así más como el director escénico de un coro omnipresente que como el todopoderoso autor de una obra bajo su estricto control. Intentaremos mostrar, como lector y traductor de la obra, de qué manera esta composición especular que es Tríbada subvierte las nociones de autoridad o de responsabilidad del texto producido y, por consiguiente, las de los comentaristas mismos, así convertidos en coautores de la obra.

Texte intégral

À Daniel Arsand

1Il faut savoir gré aux organisateurs de ce colloque, en particulier à Miguel A. Olmos, d’avoir suscité une intervention sur une œuvre aussi sulfureuse que Tribade : theologiae tractatus de Miguel Espinosa1. Quand je dis « sulfureuse », je ne fais évidemment pas allusion à la dimension tribadique, donc saphique, lesbique ou lesbianique de l’œuvre. Ici ou ailleurs, nous en avons vu et en verrons d’autres, compte tenu de l’importance des dotations accordées aux women et gender studies depuis un bon nombre d’années à travers presque toute la planète. Non, le caractère « sulfureux » de l’ouvrage tient plutôt au fait qu’il se présente avec le plus grand sérieux comme un « traité théologique ». Ici ou ailleurs, nous abordons assez souvent la dimension « religieuse », « numineuse », « spirituelle », voire « mystique », de certaines œuvres que nous sommes appelés à travailler ; nous sommes rarement invités, néanmoins, à réfléchir à partir de catégories relevant rigoureusement de la discipline théologique (grecque mais surtout judéo-chrétienne en l’occurrence).

2Je présenterai d’abord rapidement Miguel Espinosa, puis l’événement fondateur du livre, avant d’entrer dans le vif du sujet, qui, espérons-le, contribuera à nous édifier sur le rôle du critique vis-à-vis du créateur.

Qui est Miguel Espinosa ?

3Miguel Espinosa est né en 1926 dans la région de Murcie et mort en avril 1982, à l’âge de 56 ans, d’un infarctus du myocarde dans la ville même de Murcie. C’est dire qu’il n’a pratiquement connu que le franquisme, parvenu à Murcie en 1938 et définitivement évaporé en novembre 1982. Le franquisme, c’est d’ailleurs le sujet ou plutôt le héros principal, métaphorisé à travers le personnage de l’« Heureux Gouvernement » (Feliz Gobernación), de son grand œuvre, écrit dix-huit années durant, qu’est École de mandarins2. Mandarin, Espinosa aurait très bien pu en devenir un, puisqu’il fit des études de droit à Murcie sous la houlette d’Enrique Tierno Galván, grand spécialiste du droit politique, qui commençait à être repéré comme un des grands résistants de l’intérieur au système franquiste3. À son époque murcienne (1948-1953), Tierno Galván travaillait les nominalistes médiévaux qui seront les références d’Espinosa (Abélard, Guillaume d’Ockham, Nicolas d’Autricourt…), tout en traduisant ‒ le premier en espagnol ‒ le Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein, autre influence d’Espinosa. Celui-ci publiera, dès la fin des années 50, des essais sur l’histoire de l’école juridico-politique anglo-saxonne, marqués par le cadre intellectuel, par conséquent, du droit positif ou de la philosophie analytique4.

4Cependant, Espinosa n’embrassa point la carrière universitaire qui lui tendait les bras : son père étant mort jeune, il se trouva dès l’âge de 17 ans chargé de subvenir aux moyens de sa mère et de ses trois sœurs, ce qui rendit chaotique le déroulement de ses études : il ne put soutenir de thèse. Il demeura pour l’essentiel à Murcie, où il se maria, eut deux enfants, et vécut plutôt modestement comme consultant puis courtier en fruits et légumes auprès d’entreprises japonaises et espagnoles. Parallèlement, toujours à Murcie, il institua au Café Santos une sorte de tertulia permanente qui se présentait comme une alternative peu amicale à l’université locale et qui formera le premier noyau des membres du chœur qu’il mettra en scène dans ses livres et sur laquelle nous reviendrons. Pour autant, sa vie sociale s’arrêtait là. Il passait de longues nuits à lire et à écrire, en s’isolant au maximum. Dans sa première version d’École de mandarins, il s’auto-dénomme d’ailleurs « l’ermite »5, ce qui correspond bien au choix qu’il avait fait, et qui ira crescendo jusqu’à sa mort. Témoin la conclusion de Tribade, l’un de ses tout derniers textes, où il fait cet autoportrait : « Avant toute chose, Daniel [double d’Espinosa] est un homo absconditus, un mystique caché au monde et détestant toute mondanité, habit journalier de l’enfer. En tant qu’homme intérieur, Daniel est agité, confondu et tourmenté par l’extériorité : le monde »6.

5À quel type de critique peut être accessible pareil homme, pareil écrivain ? En bon nietzschéen, l’autocritique ‒ plus ou moins mêlée de mauvaise conscience, susceptible de contrarier sa volonté créatrice ‒ n’était pas son fort. Pour autant, rien de plus nécessaire pour lui que la radicale altérité des femmes qu’il semblait choisir en fonction de leur ignorance des Lettres, afin de les modeler en Galatée dont il serait l’inlassable Pygmalion, non sans les doter d’un solide esprit critique7.

6Sa première Galatée, modèle de toutes les autres, sa critique de prédilection, il la trouvera très tôt, au début des années 50, en la personne d’une jeune étudiante en chimie, Mercedes Rodríguez García. Celle-ci devint vite son amante et sa muse, le personnage féminin le plus important de son œuvre, métaphorisé en chacun de ses quatre livres (Azenaia dans École de mandarins, Egle et Azenaia dans Asklépios, le dernier Grec8, Clotilde dans La laide bourgeoisie9 et Juana dans Tribade). Et voici comment elle-même explique avoir été « formée » :

J’étais un critique obligé, bien sûr, et j’exerçai cette fonction avec un singulier enthousiasme. Ainsi, en 1956, « pour m’obliger à juger avec méthode », Miguel me soumettait, quand ses paragraphes dépassaient les bornes d’infinies corrections, à ce questionnaire :
« ‒ Y a-t-il du sens dans le monde ?
‒ Est-il originaire ?
‒ Est-il humain ?
‒ Est-ce que j’écris mieux que Huxley ?
‒ Nietzsche le signerait-il ?
‒ Plairait-il à M. Tierno Galván ? »10.

7Cette méthode portera ses fruits : nous le verrons.

Tribade ou l’« Horrible Événement »

8Venons-en maintenant à l’ouvrage qui nous occupe. Il a pour origine une histoire intime, devenue fait divers, puis transformée en « Horrible Événement » (Horroroso Suceso).

9Pendant neuf ans, Miguel Espinosa eut une amante appelée Marta Fernández, pharmacienne de son état. À la fin de l’année 1977, Marta annonce à son amant qu’elle le quitte pour une femme, Elisa, couturière ou plus précisément coupeuse de son état. L’écrivain sort alors totalement de ses gonds, et entre dans un état que lui-même qualifiera de « névrose obsessionnelle ». Dès ce moment, il se consacre compulsivement à espionner le nouveau couple, et une nuit, lorsqu’il entre par effraction dans son appartement, début janvier 1978, après une explication houleuse, il finit par frapper Marta. Celle-ci le dénonce à la police, qui convoque Espinosa. Dans sa déclaration, l’agresseur justifie de la sorte sa folie temporaire : Marta, bien davantage qu’une amante, était une « élève » qu’il « guidait », et il était au désespoir de la voir préférer des « valeurs inférieures à ce que lui considère comme supérieur »11. (On imagine la tête des policiers.) Cette dénonciation devient très vite publique à Murcie, et Espinosa, au lieu de se dissimiler ou de nier les faits, entreprend d’arpenter les rues à la rencontre des passants pour leur demander leur opinion sur l’affaire, leur enjoignant de verbaliser ce qu’il voit exprimer dans leurs yeux, afin d’en prendre bonne note. En parallèle, il convie expressément ses amis, ses ennemis, et même ses relations a priori neutres (les siennes et celles de Marta), à se prononcer par écrit sur la question. Toutes ces opinions, orales et écrites, sont recueillies et commentées par Mercedes Rodríguez, déjà citée, dont les comptes rendus critiques prennent forme de lettres envoyées à son commanditaire.

10Telle est l’intrigue et tel le genre littéraire (épistolaire) qui composent les 400 pages de Tribade. Espinosa y devient Daniel, Marta Damiana, Elisa Lucía, Mercedes Juana. La ville où se déroule l’action, Murcie, n’est cependant jamais citée, même sous un nom d’emprunt, mais la plupart des témoins à charge ou à décharge ‒ témoins oculaires ou témoins indirects ayant eu vent de l’affaire par voie de presse ou par la vox populi et qui estiment de la plus haute importance de porter leur appréciation à la connaissance de la juridiction locale ‒ sont pour un bon nombre cités dans le texte avec leurs véritables noms et/ou prénoms, comme sur un procès verbal. C’est ce que j’appelle le « chœur », la « société chorale ».

11Cette sorte d’« autofiction » avant l’heure ne constitue pas pour autant un traité ou un roman théologique, ce qui est l’ambition de l’auteur.

Un roman théologique

12Pour qu’un texte soit théologique, en effet, il faut partir de Dieu, du point de vue de Dieu, du Logos. Et pour ce faire, il faut que l’être humain ait prétendu avoir reçu des lumières divines, avoir bénéficié d’une révélation. Chez Espinosa, cette révélation passe par la voie dite « apophatique », à savoir par la vision de la négation même de Dieu.

13Voici donc cette vision du dévoilement du monde, « événement » qui ne va pas sans « stupeur » (pasmo). Elle se situe entre le moment où Espinosa (devenu Daniel) pénètre violemment dans l’appartement de Marta (devenue Damiana) et d’Elisa (devenue Lucía) et le moment où Daniel gifle Damiana :

La coupeuse [Lucía], fragile dans sa rusticité, suppliante dans son image paléolithique, apparaît comme la créature d’un dieu affligé et frustré qui aurait prétendu à une autre Création. Ses seins se balancent, comme toujours, sous les soieries, tandis qu’elle grogne : « Je suis là à cause de toi. N’as-tu pas compris ? Je suis venue au secours de la douleur de Damiana ». Ma fureur la jette à terre et, de là, ses yeux expatriés me regardent en réclamant une parcelle de la terre. Ils implorent : « Laisse-nous vivre un instant de notre paradis ! » Et ils ajoutent : « Pourquoi nous maltraiter ? » Dans sa chute, la femme a renversé et écrasé les ornements qu’elle avait préparés pour la liturgie de l’acte tribadique.
J’observe que sous l’avide impulsion de Lucía se cache la haletante passivité de Damiana, et dans la passivité de celle-ci l’impulsion de celle-là ; dans le destin de la demanderesse se niche le sort de la patiente. Par quel accord ont-elles été unies avant de se distinguer ? Pourquoi veulent-elles se frotter à ce point ? Que cela survienne, voilà le mystère, le prodige zoologique.
Le petit séjour [Damiana] et sa faible lumière [Lucía] se trouvent être le périmonde du mesquin événement. Ces femelles n’habitent pas le cosmos, mais la grotte, l’alcôve ; une force irrépressible parvient à les assujettir à un simple environnement, elles sont mues par l’ardeur des vulves12.

14En quoi ce monde ou ce « périmonde » ainsi dévoilé dans son avènement est-il une négation de Dieu ? Dans un entretien donné quelques mois avant sa mort, Espinosa explique qu’il entend le concept de mondanité, de monde, dans le sens de l’évangéliste Jean, qu’il a découvert, ajoute-t-il, après une longue période de paganisme assumé : « Saint Jean dit que celui qui aime le monde et est dans le monde n’a pas l’amour du Père, car le monde est concupiscence de la chair »13. Pour bien comprendre cette dernière notion, il faut entendre « concupiscence », ajoute l’auteur, au sens latin de « désir déplacé » ou « vicié » (hors de toute connotation morale) et « chair » au sens grec de « corps ». En somme, aimer le monde, c’est, poursuit Espinosa, persévérer dans sa volonté de bien-être absolu, de possession de biens matériels et de vie confortable. « Le monde serait donc composé, conclut-il, de la concupiscence du corps [bien-être], de la concupiscence des yeux [possession] et de l’étalage de ses richesses [confort] »14. Ces concupiscences sont le propre de ce que Miguel Espinosa appelle la « laide bourgeoisie ».

15On a donc là le cadre théologique qui sera l’arrière-fond de l’ensemble du livre. Mais la stupeur qui entraîne la fureur de Daniel ne s’arrête pas à cette scène, aussi capitale soit-elle. Elle tient d’abord au fait qu’il voit une femme qu’il connaissait bien, qu’il chérissait, qu’il formait, en train de s’abandonner à ses instincts, au hasard et à la nécessité ; de femme il la voit devenir femelle, petit animal. Elle tient ensuite, cette stupeur, au fait que, dans un deuxième temps, juste après cet « horrible événement », Damiana n’assume pas ses actes. Elle ne veut pas déclarer devant Dieu et les hommes ce qu’elle est, à savoir une « tribade » (du grec τρίβω : ‘frotter’, fricar ou restregar). De là suit qu’elle ne veut pas déclarer ce qu’elle fait, à savoir frotter, se frotter, ou s’adonner au frotti-frotta (restregón) avec une autre de son espèce. Telle est la véritable cause du scandale, et la raison de l’espionnage sourcilleux dont elle fait l’objet, afin que soient réunies toutes les pièces d’un dossier qui permettraient de la confondre, de mettre au grand jour, devant Dieu et les hommes, que son être tout entier, en se fondant sur cet acte ‒ le frotti-frotta ‒, incarne et révèle les trois concupiscences susdites, et donc le monde au sens johannique du terme.

16Le « dossier Damiana », on le voit, ne saurait être instruit que devant le tribunal de Dieu, ce qui explique les forts accents eschatologiques du livre. Situation inouïe, inespérée, qui permet à Espinosa et à sa société chorale d’opérer un radical renversement de perspective, d’observer le monde comme au microscope, de haut, du point de vue de Dieu ou des dieux, depuis le Ciel ou l’Empyrée.

Juana, la médiatrice

17C’est ici qu’intervient ou réintervient Mercedes Rodríguez sous le nom d’emprunt de Juana. Toutes les histoires nous sont racontées en creux par Daniel (double d’Espinosa) et en clair par Juana à travers 63 lettres qui forment l’essentiel du corpus de l’ouvrage. Dans ces lettres, c’est elle qui a apparemment la maîtrise, mais on s’aperçoit très vite qu’elle se fonde entièrement sur les lettres de Daniel qui expriment les mille et un états dans lesquels le met sa névrose obsessionnelle.

18Dans sa première lettre, Juana raconte avoir reçu la visite de Damiana, qui lui demande d’intercéder pour retrouver grâce aux yeux de Daniel. Tout cela est perçu par Juana comme de la duplicité et traité avec un mélange de pitié et de mépris. D’autant que Juana, elle, prétend être toujours éperdument amoureuse de Daniel, elle le lui rappelle à l’envi. Par la suite, d’ailleurs, Juana ne manque pas de se présenter comme une amante exemplaire, fidèle, dévote jusqu’à fétichiser quelque peu les écrits de son ex-amant : « Je suis en train de relire tes lettres ‒ toutes ! ‒ avec lenteur et minutie, comme un texte sacré et jamais achevé. Je les classe et les annote, je les catalogue, les caresse… »15. D’une certaine manière, Juana en vient à se considérer comme une création de Daniel, une parfaite Galatée. Tous les champs lexicaux qu’elle ordonne ou réordonne, elle est consciente qu’elle en doit la maîtrise à Daniel, ainsi que son ouverture à l’amour, à la philosophie, à la littérature, à l’esthétique, bref à tous les délices du corps et de l’esprit.

19Mais une créature a-t-elle le pouvoir de se montrer critique à l’égard de son propre créateur ? Les lettres de Tribade démontrent paradoxalement que ce n’est possible que de l’intérieur. Ainsi Juana commence-t-elle presque toutes ses lettres non pas par émettre des critiques à Daniel, mais par passer en revue son état critique, par tenter de lui en faire prendre conscience. Elle agit comme une médecin qui, pour guérir le patient, entre dans le jeu de celui qui est d’abord et avant tout pour elle un névrosé. Et comme rien n’y fait, comme Daniel veut aller au bout de ce qui est pour lui la vérité sur le monde, elle passe le plus clair de son temps à ne faire appel qu’à sa raison : « Je vois, dit-elle, que tu veux te venger de Damiana. Tu entends, par vengeance, la restauration […] de l’ordre qu’elle a rompu. Mais moi, je dis que tu ne te vengeras jamais, car ta minaude possède un tout petit esprit, presque une fanfreluche, et dans une telle insignifiance ne gît aucune tribulation »16. Face à l’incrédulité de Juana, Daniel tient bon, et déclare pour lui prouver le contraire : « Mon attrait pour elle [la tribade] recèle une haine sympathique et sacrée, née de la vision du démoniaque à l’état pur et en acte… »17.

20Juana a beau faire, Daniel a réponse à tout, d’autant qu’il est maître du jeu. En outre, la fusion qu’elle vit avec lui, et que d’aucuns jugeront aliénante, met à mal la distance de rigueur préalable à toute méthode critique reconnue et conseillée. Ici, néanmoins, le créateur utilise sa critique, non pour l’anéantir, mais pour qu’elle l’aide par son propre regard critique à poursuivre son enquête acharnée. Ce qui autorise le créateur, une fois que la critique se trouve sur son terrain, à critiquer à son tour la critique, non pas tant sur le bien-fondé de ses jugements, mais sur leur justesse par rapport à ce que se propose le créateur ‒ en quoi cette critique, sur le fond comme sur la forme, peut utilement s’intégrer à l’œuvre en cours de création.

21Juana prend cette balle au bond, et sa critique de fond, alors, consiste surtout à démontrer à Daniel qu’il ne peut décemment continuer sur cette voie, qui ne saurait aboutir à un livre digne du nom de Miguel Espinosa. Après École de mandarins, épopée de tout un pays, après Asklépios, le dernier Grec, autoportrait métaphorisé, d’une infinie noblesse, comment peut-il s’inspirer d’un sujet aussi médiocre, qui de plus le rend malade ? La critique croit donc nécessaire de redonner au créateur un peu de hauteur de vue, en ce qu’elle est persuadée que Daniel suit chaque jour davantage une passion aveugle pour ce vide sidéral que représente Damiana. Et voilà pourquoi Espinosa, dans la bouche de Daniel, se voit contraint de marteler à de nombreuses reprises des fins de non-recevoir à l’intention de Juana, mais aussi à celle des futurs lecteurs de Tribade, comme ici dans un entretien télévisé : « Je veux dire cette phrase sans scandaliser personne : la bombe d’Hiroshima est terrible, les camps de concentration nazis sont terribles, mais plus terrible et plus dense est la relation quotidienne entre deux personnes ; elle est plus stupéfiante, plus inachevable, plus inabordable et plus angoissante. L’écrivain doit pénétrer là, constamment, dans le quotidien, et démontrer que le quotidien, l’éphémère, ce qui paraît vulgaire, peut être stupéfiant, peut être terrible, peut être angoissant, ou peut être glorieux »18.

22Dont acte. Juana, la critique, se consacrera désormais, comme le souhaite Daniel, le créateur, à écrire ou à dire tout bas ce que pense tout haut l’opinion publique. La critique se laisse clairement instrumentalisée pour servir de médiatrice entre le créateur et ses personnages plus ou moins complaisants, plus ou moins rebelles, mais aussi entre les différents genres littéraires à travers lesquels s’expriment ces personnages. Et, chemin faisant, surgit ce paradoxe, assez vertigineux : c’est en se soumettant au créateur que la critique, Juana, devient co-créatrice de Tribade : theologiae tractatus. Dans l’entretien télévisé plus haut cité, Espinosa précise : « Mercedes Rodríguez [Juana] est réelle, et c’est un véritable auteur caché, tellement caché qu’elle ne veut pas écrire, comme Socrate. Alors, je profite de ce qu’elle n’écrit pas, et de ce qu’elle me communique. En réalité, j’écris ce qu’elle dit »19. Qui de Socrate ou de Platon est en effet le véritable auteur des Dialogues ? De cet examen des faits, Espinosa tirera immédiatement des conséquences juridiques en mettant le copyright de la première partie de Tribade au nom de Mercedes Rodríguez, au motif que, selon lui, 60 % des textes sont d’elle, lui s’étant contenté de les réécrire et d’interpoler au sein de ses lettres, pour les illustrer, différents récits, rêves, scénettes, poèmes, et autres considérations philosophiques, théologiques, sociologiques, politiques, juridiques, entomologiques, etc.

23Pour rendre efficace le déploiement d’une telle multiplicité de genres littéraires au sein d’une œuvre, il est besoin d’ordre et de méthode. De son vivant, Espinosa a vu seulement publiée la première partie de Tribade, sous le titre de La Tribade falsificatrice ou faussaire (falsaria). Dans cette partie, il s’agit de dévoiler son mensonge, et à travers elle le mal lui-même qui se présente sous couleur de bien à travers la figure « émancipée » de la tribade. Pour ce faire, Espinosa tend d’abord à mettre le mal à nu, à scruter l’un après l’autre les motifs de son action. Dans un premier temps, il s’agit donc d’isoler le phénomène Damiana ou Damiana en tant que phénomène, et de voir si les différentes dénominations qu’on lui accole sont, dans ses moindres faits et gestes, vérifiables ou pas. Voilà pourquoi ce travail titanesque a nécessité la création et l’animation de sociétés chorales formant de véritables laboratoires propres à fournir expertises et contre-expertises face à chacune des propositions formulées par les uns et les autres à l’endroit de Damiana. Dès le début de l’ouvrage, une liste de toutes ces propositions est donnée par ordre alphabétique sous la rubrique « Dénominations (nombres) de Damiana » contenues dans le livre, en sorte qu’aucun des contours de sa personnalité ‒ aucun des attributs du démoniaque ‒ ne soit laissé de côté. Comme on en compte 550 environ, on se contentera de classer sommairement celles correspondant à la lettre A dans la traduction française :

  • Propositions psycho-physiologiques : « abandonnée », « accablée », « accouplée à Lucía », « agitée », « amoureuse de Lucía », « amoureuse de femmes », « anxiété », « atterrée », « attitude abandonnée », « aventure génitale »20.

  • Propositions métaphorico-sentimentales : « abondance de biens », « agnelette », « air pur », « alouette », « alouette du matin », « amandier en fleur », « amaryllis », « ambroisie », « anémone », « astre candide », « aube candide », « aube joyeuse », « aube souriante », « aurore préférée », « azerolette »21.

  • Propositions philosophico-existentielles : « absence d’être », « accablante prière », « acte pur », « acte simple », « acte tribadique », « associée à Lucía », « assortie à Lucía »22.

  • Enfin, propositions grossières à outrageantes : « adepte de Lucía », « aigre-douce », « ambulante », « âpre grêlon », « assommante d’impudicités », « attelée à Lucía », « avide-minou »23.

24À travers ces noms, on voit donc à l’œuvre à peu près tous les genres critiques dont dispose l’humanité, les différents niveaux de réactions que chacun peut avoir suivant son niveau culturel, sa psychologie, sa sociologie, et surtout la position par rapport à l’objet questionné (réaction distanciée, quasi médicale ; réaction affective ; réaction cérébrale, réaction viscérale). Une esthétique de la déclaration se fait ici jour, en ce que la déclaration, prise d’abord en son acception juridique, acquiert autant de réalité que ce dont elle est l’objet. Comme s’il n’y avait pas de réflexion préalable à toute déclaration ou qu’à tout le moins le cours réflexif, intuitif, ne prenait a priori réalité qu’à être déclaré. En d’autres termes ‒ et nous touchons là au cœur de la pensée nominaliste, notamment ockhamienne, chère à Espinosa ‒, l’important n’est pas la justice, mais la loi et plus précisément son libellé. N’importe si le libellé de la loi est issu d’une réflexion profonde, de la sagesse des peuples, de l’arbitraire du ressentiment ou de la concupiscence. La seule réflexion qui vaille provient ici des débats contradictoires dans le procès basé sur la primitive déclaration ou non-déclaration. D’où l’importance de voir s’exprimer les différents membres du chœur, dont on rappellera qu’initialement, dans la tragédie grecque (comme chez Eschyle), ils étaient tour à tour procureurs, instructeurs ou défenseurs, plaideurs…

Le chœur co-créateur

25Dans la seconde partie (La Tribade confuse), il y a un net glissement : les critiques sur la première partie (La Tribade falsificatrice) sont toutes ou presque intégrées. En sorte que Juana doit à présent partager son statut de critique co-créatrice avec une multitude d’autres critiques jusqu’à laisser la part congrue, la part du pauvre, au créateur initial, à savoir Miguel Espinosa, qui, en toute fin, se réserve à peine quelques pages d’autocritique sous forme quasi testamentaire.

26Ces chœurs jouent un rôle considérable maintenant que Damiana, qui assume de ne pas assumer ses actes, nage, comme le titre l’indique, en pleine confusion. Entre la première et la deuxième partie, une trentaine de nouveaux noms, la plupart véritables, apparaissent dans la mesure où, peu ou prou, ils ont commenté l’affaire par écrit ou par oral : cela va de la professeur de français du lycée du quartier au pâtissier du coin de la rue en passant par des journalistes locaux et nationaux, et différents intellectuels. Mais Espinosa ne se contente pas de cela : les lettres et entretiens qu’il donne dans l’année et demie qu’il lui reste à vivre sont tous versés au dossier Tribade dont l’auteur semble perdre de plus en plus la maîtrise. Ainsi, le monde entier semble s’être mis à critiquer non seulement les faits et gestes de Damiana, mais aussi le parti qu’en ont tiré les co-créateurs Daniel et Juana. Ce faisant, c’est la société chorale qui de critique devient co-autrice de l’ouvrage. Par conséquent, aussi bien le chœur murcien de l’époque des faits que le chœur des lecteurs espagnols et francophones de l’ouvrage, aussi bien le chœur rouennais du 18 novembre 2016 écoutant mon intervention que le chœur lisant la présente contribution sont en droit de se déclarer copropriétaires intellectuels de Tribade ‒ pour peu que l’« Horrible Événement » ait suscité en eux quelque réaction... Lors de l’entretien télévisé plus haut cité, Espinosa plaide déjà lui-même en notre faveur, en faveur de tous ces chœurs que nous avons formés, formons et formerons : « pour que le mythe s’enrichisse et s’amplifie, il y a des commentateurs de Tribade elle-même, et mon désir total serait que surgissent davantage de commentateurs et d’imitateurs, en sorte que j’en vienne à être un auteur anonyme »24.

27On ne peut s’empêcher de penser à la deuxième partie du Don Quichotte où Cervantès fait plusieurs clins d’œil aux commentateurs, imitateurs et continuateurs de la première partie. Mais il y a une différence de taille entre Cervantès et Espinosa. Le combat contre les forces du mal de Cervantès se fait par l’intermédiaire d’un personnage qui lui échappe, devenu plus réel que lui-même, comme Unamuno tendait à le démontrer. Alors qu’Espinosa est en personne dans l’arène, au grand jour, à la fois protagoniste, créateur et critique du combat contre le démon sous la figure de Damiana en tant que monde ou avec tout son monde. Or, le démon visant par définition à la division et à la confusion, celui qui choisit ainsi de lutter contre lui doit faire preuve de la plus grande unité intérieure, de la plus grande cohérence et de la plus grande maîtrise, à la virgule près, pour ne pas être entraîné dans sa chute. Par son extrême exigence, par son génie propre, Espinosa semblait bien préparé pour prendre part à ce combat, jusqu’à l’abnégation radicale, tel un héros antique ou un saint médiéval. Mais avait-il assez mesuré qu’on ne se bat jamais impunément contre les mots, les images, les puissances du monde, du mal, du vide ? Son fils Juan en doute :

École de mandarins est un livre que mon père a été chercher ; Tribade, en revanche, est un livre qui est allé à sa rencontre, et qui fut écrit par lui sur le mode de l’urgence, du dénuement et de la publicité. Car il s’agit ici d’une urgence, d’un dénuement et d’une publicité extrêmes, tellement radicaux qu’ils semblent propres aux derniers jours, comme s’ils anticipaient le jugement final. Tribade, de fait, a été rédigé en marge des règles de prudence qui régulent les relations entre la vie et l’art ‒ sans être pour autant un livre insensé ; il a été rédigé ‒ et va pour la contradiction ‒ avec une assurance absolue, au milieu de la totale incertitude. De là résulte que c’est le livre le plus original de Miguel Espinosa et, à la fois, le livre auquel le plus de gens ont participé et participeront. C’est aussi pourquoi cette œuvre doit être considérée comme essentiellement liée à la disparition de son auteur : après avoir vécu et écrit ainsi, il est clair qu’il ne pouvait que mourir25.

Bibliographie

Benítez Esther, Encuentros con las Letras [entretien pour TVE, 1981 ; retranscription et retransmission audio dans <http://www.um.es/acehum/E.Benitez.htm>).

Espinosa Juan, Miguel Espinosa, mi padre [1994], Granada, Comares, 1996.

Espinosa Miguel, Las grandes etapas de la historia americana: bosquejo de una morfología de la historia norteamericana, Madrid, Revista de Occidente, 1957 ; 2e éd., Reflexiones sobre Norteamérica, Murcia, Editora Regional de Murcia, 1982.

Espinosa Miguel, Escuela de mandarines [1955-1973], Sant Cugat del Vallès, Los Libros de la Frontera, 1974.

Espinosa Miguel, Asklepios, el último griego [1960-1972], Murcia, Editora Regional de Murcia, 1985.

Espinosa Miguel, Tríbada: theologiae tractatus [1978-1982], intr. Gonzalo Sobejano, Murcia, Editora regional de Murcia, 1986.

Espinosa Miguel, La fea burguesía [1971-1982], Madrid, Alfaguara, 1990.

Espinosa Miguel, Tribade : theologiae tractatus, préf. Fernando Arrabal, trad. Yves Roullière, Paris, Phébus, 2005.

Espinosa Miguel, Historia del eremita [1954-1956], éd. Fernando Fernández, Cieza, Alfaqueque, 2012.

Espinosa Miguel, Asklépios, le dernier Grec, trad. Antonio Werli, Paris, RN Éditions, 2016.

García Martínez José, « ¿Quién es Miguel Espinosa? » [entretien], La Verdad, 30 juillet 1978 ; rééd. dans Barcarola, no 21, juillet 1986, p. 192.

Rodríguez Mercedes, « Un talante eludido », Diálogo de la lengua, no 2, 1993 ; rééd. dans Luis García Jambrina, La vuelta al logos: introducción a la narrativa de Miguel Espinosa, Madrid, Ediciones de la Torre, 1999, p. 144-145.

Moraza José Ignacio, Miguel Espinosa: poder, marginalidad y lenguaje, Cassel, Reichenberger, 1999.

Notes

1 Miguel Espinosa, Tríbada: theologiae tractatus [1978-1982], intr. Gonzalo Sobejano, Murcia, Editora regional de Murcia, 1986 ; trad. française : Tribade : theologiae tractatus, préf. Fernando Arrabal, trad. Yves Roullière, Paris, Phébus, 2005.

2 Miguel Espinosa, Escuela de mandarines [1955-1973], Sant Cugat del Vallès, Los Libros de la Frontera, 1974.

3 Cette résistance valut à Tierno Galván d’être interdit d’enseignement en Espagne de 1965 à 1975. De 1979 à sa mort en 1986, il sera le premier maire de Madrid non franquiste depuis 1939. Son influence sur Espinosa mériterait une étude à part.

4 Voir en particulier Miguel Espinosa, Las grandes etapas de la historia americana: bosquejo de una morfología de la historia norteamericana, Madrid, Revista de Occidente, 1957 ; 2e éd. sous le titre : Reflexiones sobre Norteamérica, Murcia, Editora Regional de Murcia, 1982.

5 Miguel Espinosa, Historia del eremita [1954-1956], éd. Fernando Fernández, Cieza, Alfaqueque, 2012.

6 Tribade, op. cit., p. 382, « Antes que otra cosa, Daniel es homo absconditus, hombre místico oculto al mundo y que odia a lo mundano, diaria vestidura de lo infernal. Siendo hombre interior, la exterioridad ‒el mundo‒ agita, confunde y lancina Daniel » (Tríbada, p. 480).

7 Avec les hommes, à l’inverse, Espinosa privilégiait la compagnie d’individus cultivés, comme son alter ego José López Martí.

8 Miguel Espinosa, Asklepios, el último griego [1960-1972], Murcia, Editora Regional de Murcia, 1985, 237 p. ; trad. française : Asklépios, le dernier Grec, trad. Antonio Werli, Paris, RN Éditions, 2016.

9 Miguel Espinosa, La fea burguesía [1971-1982], Madrid, Alfaguara, 1990.

10 « Yo era un crítico obligado, claro, y ejercí esta función con singular entusiasmo, por lo que en el año 56, “para obligarme a enjuiciar con métodoˮ, Miguel me sometía, cuando los párrafos superaban la barrera de infinitas correcciones, a este cuestionario: “¿Hay sentido en el mundo? / ¿Es originario? / ¿Es humano? / ¿Escribo mejor que Huxley? / ¿Lo firmaría Nietzsche? / ¿Le gustaría al Sr. Tierno?ˮ » (Mercedes Rodríguez, « Un talante eludido », Diálogo de la lengua, no 2, 1993 ; rééd. dans Luis García Jambrina, La vuelta al logos: introducción a la narrativa de Miguel Espinosa, Madrid, Ediciones de la Torre, 1999, p. 144-145).

11 « valores inferiores a lo que él considera superior » (cité par José Ignacio Moraza, Miguel Espinosa: poder, marginalidad y lenguaje, Cassel, Reichenberger, 1999, p. 12 ; la plupart des éléments biographiques que je cite ici et par la suite proviennent de cet ouvrage).

12 Tribade, op. cit., p. 66, « La cortadora, frágil en su tosquedad, suplicante en su estampa paleóntica, parece criatura de un dios afligido y frustrado, que hubiera pretendido otra Creación. Sus mamas se balancean, como siempre, bajo sedas, mientras ronca: “Estoy aquí por tu causa. ¿No has comprendido? Vine en auxilio del dolor de Damianaˮ. Mi furor la arroja al suelo, y, desde allí, sus ojos sin patria me miran pidiendo una parcela de la Tierra. Imploran: “¡Déjanos vivir un momento de nuestro paraíso!ˮ Y añaden: “¿Por qué nos maltratas ?ˮ En su caída, la mujer ha tirado y aplastado los ornamentos que preparó para liturgia del hecho tribádico. / Observo que en el ansioso impulso de Lucía se esconde la pasividad anhelante de Damiana, y en la pasividad de esta el impulso de aquella; en el destino de la actora anida el hado de la paciente. ¿Qué acuerdo las unió antes de divisarse? ¿Por qué quieren restregarse? Que esto ocurra, es el misterio, el prodigio zoológico. / La pequeña estancia y su tenue luz se revelan perimundo del mezquino suceso. Las hembras no habitan el cosmos, sino la cueva, la alcoba; una irreprimible fuerza las transforma sujeto de un mero entorno, se mueven por el afán de las vulvas » (Tríbada, op. cit., p. 94-95).

13 « San Juan dice que aquel que ama al mundo y está en el mundo, no tiene el amor del Padre, porque el mundo es concupiscencia de la carne » (« ¿Quién es Miguel Espinosa? », entretien avec José García Martínez, La Verdad, 30 juillet 1978 ; rééd. dans Barcarola, no 21, juillet 1986, p. 192). Espinosa cite la Première Lettre de Jean 2, 15-16.

14 « El mundo, pues, estaría compuesto de concupiscencia del cuerpo, concupiscencia de los ojos y jactancia de la riqueza » (ibid.).

15 Tribade, op. cit., p. 77, « Estoy releyendo todas tus cartas, ¡todas!, lenta y minuciosamente, como texto sagrado y nunca concluso. Las ordeno, las anoto, las catalogo, las acaricio… » (Tríbada, op. cit., p. 110).

16 Tribade, op. cit., p. 88-89, « Veo que quieres vengarte de Damiana. Entiendes por venganza la restauración […] del orden que ella ha roto. Mas yo digo que nunca te vengarás, porque tu monoma detenta un mínimo espíritu, casi una tiritaña, y en tal insignificancia no cabe la tribulación » (Tríbada, op. cit., p. 123).

17 Tribade, op. cit., p. 90, « Mi atracción por ella entraña odio simpático y sagrado, nacido de la visión de lo puramente demoníaco y en acto… » (Tríbada, op. cit., p. 124).

18 « Yo quiero decir esta frase sin escandalizar a nadie: es terrible la bomba de Hiroshima, son terribles los campos de concentración nazi, pero más terrible y más denso es la relación cotidiana entre dos personas; es más pasmoso, más inacabable, más inabarcable y más angustioso. El escritor debe penetrar ahí, constantemente, en lo cotidiano, y demostrar que lo cotidiano, lo efímero, lo que parece vulgar, puede ser pasmoso, puede ser terrible, puede ser angustioso, o puede ser glorioso » (Encuentros con las Letras, entretien avec Esther Benítez pour TVE, 1981 ; retranscription et retransmission audio dans <http://www.um.es/acehum/E.Benitez.htm>).

19 « Mercedes Rodríguez es real, y es un verdadero autor escondido, tan escondido que no quiere escribir, como Sócrates. Entonces, yo aprovecho lo que ella no escribe, y que me comunica, y en realidad yo escribo lo que ella dice » (ibid.).

20 Tribade, op. cit., p. 29, « Abandonada », « abrumada », « emparejada con Lucía », « airosa », « enamorada de Lucía », « enamorada de mujeres », « zozobra », « aterrada », « andar en abandono », « aventura genital » (Tríbada, op. cit., p. 31-33, 36 et 48).

21 Tribade, op. cit., p. 29, « Azafate de bienes », « corderita », « airecillo », « alondra », « alondra de la madrugada », « florido almendro », « amarilla », « ambrosía », « anémona », « candoroso lucero », « cándido albor », « jubilosa alba », « risueña alba », « mañana elegida », « acerolita » (Tríbada, op. cit., p. 31-35, 37, 40, 41 et 44).

22 Tribade, op. cit., p. 29, « Ausencia de ser », « estrecha oración », « hecho puro », « hecho raso », « hecho tribádico », « asociada a Lucía », « agavillada con Lucía » (Tríbada, op. cit., p. 32, 33 et 37-39).

23 Tribade, op. cit., p. 29, « Adepta de Lucía », « vinagre y arrope », « ambulantona », « áspero granizo », « matraquista de salacidades », « ajobada a Lucía », « ansiacricas » (Tríbada, op. cit., p. 31-33, 41 et 47).

24 « para que el mito se enriquezca y se engrandezca, hay comentaristas de la misma Tríbada falsaria, y mi deseo total sería que surgieran más comentaristas e imitadores, de forma que yo llegara a ser un autor anónimo » (Encuentros con las Letras, cit.).

25 « Escuela de mandarines es un libro que mi padre fue a buscar; Tríbada, en cambio, es un libro que le salió al encuentro, y que fue escrito por él en el modo del apremio, de la desnudez y de la publicidad. Pero se trata, aquí, de un apremio, de una desnudez y de una publicidad tan extremos, tan radicales, que parecen propios de los últimos días, como si anticiparan el juicio final. Y es que Tríbada ha sido redactado al margen de las reglas de prudencia que regulan las relaciones entre la vida y el arte ‒no es, sin embargo, un libro insensato‒, ha sido redactado ‒valga la contradicción‒ con seguridad absoluta, en medio de la total incertitumbre. De ahí que resulte el libro más original de Miguel Espinosa, y, a la vez, el libro en el que ha participado, y participará, más gente. Y por eso, también, esta obra tiene que ser considerada como esencialmente vinculada a la desaparición de su autor: después de vivir y de escribir así, queda claro que ya sólo cabía morir » (Juan Espinosa, Miguel Espinosa, mi padre [1994], Granada, Comares, 1996, p. 85).

Pour citer ce document

Yves Roullière, « La critique co-créatrice : le cas Tribade : theologiae tractatus de Miguel Espinosa » dans «  », « Travaux et documents hispaniques », n° 10, 2019 Licence Creative Commons
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Quelques mots à propos de :  Yves Roullière

Paris
Yves Roullière, né en 1963, de formation philosophique, est éditeur, essayiste et traducteur de l’espagnol. Il a principalement traduit et introduit des œuvres de Lope de Vega, Mariano José de Larra, Miguel de Unamuno, José Bergamín, Miguel Espinosa, Ricardo Paseyro, Horacio Castillo, Leandro Calle… Dans le domaine hispanique, il a par ailleurs écrit sur Don Quichotte, la mystique et le théâtre du Siècle d’Or, la guerre civile espagnole, le flamenco, la tauromachie, la traduction littéraire, etc. Il prépare une biographie intellectuelle de José Bergamín, une introduction philosophique à l’œuvre de Miguel de Unamuno et une étude sur mystique et picaresque au Siècle d’Or.