Sommaire
10 | 2019
Ce volume est composé de deux dossiers thématiques. Le premier dossier recueille quelques-unes des communications présentées lors des deux journées d’étude « Femmes en mouvement : histoires, conflits, écritures (Pérou, XIXe-XXIe siècles) » qui ont eu lieu le 24 et 25 septembre 2015 au collège d’Espagne et à l’EHESS à Paris. Elles ont été organisées par Lissell Quiróz-Pérez (Université de Rouen Normandie) et Mónica Cárdenas Moreno (Université de La Réunion) avec le soutien d’EA 3656 AMERIBER et de l’UMR 8168 Mondes Américains. Ces travaux, publiés entièrement en espagnol, réfléchissent aux questions suivantes : quel est le rôle de la femme dans l'espace public ? Pourquoi et comment se sont-elles déplacées lors des périodes de crise ? Comment et dans quelles conditions ont-elles survécu à la guerre ? Et d'autre part, en ce qui concerne la littérature : comment a évolué la femme-écrivain ? Quelles ont été les stratégies pour échapper au contrôle patriarcal à travers la fiction ? Quelles sont les formes du langage que racontent les histoires de ces femmes ? Le second dossier, concernant les aires culturelles hispanique et germanique, reprend six des communications qui ont été présentées au colloque international tenu à l’université de Rouen Normandie les 16 et 17 novembre 2016, sous la direction de Florence Davaille (CÉRÉdI et ERIAC) et avec le soutien d’un comité scientifique composé des professeurs Daniel Laforest (University of Alberta, Canada), Michel Marie (université Sorbonne Nouvelle-Paris 3), Miguel Olmos (université de Rouen Normandie), Yves Roullière (essayiste et traducteur, Paris), Françoise Simonet-Tenant (université de Rouen Normandie) et Jean-Pierre Sirois-Trahan (université Laval, Québec) : http://eriac.univ-rouen.fr/le-createur-et-son-critique-debats-epistolaires-et-diffusion/.
- Femmes en mouvement
- Mónica Cárdenas Moreno et Lissell Quiroz Mujeres en movimiento: historias, conflictos y escrituras (Perú, siglos xix-xxi)
- Carlos Torres Astocóndor “Bajo la doble sombra del velo y el abanico”: La sobreidentificación de la fantasía nacional en Peregrinaciones de una alma triste (1876) de Juana Manuela Gorriti
- Mónica Cárdenas Moreno Mercedes Cabello de Carbonera en El Correo de París: Lima en la prensa internacional decimonónica
- Flor Mallqui Bravo Clorinda Matto de Turner, una reformadora social. Mujer ángel del hogar y modernidad en Herencia (1895)
- Élodie Vaudry Elena Izcue: de un rol nacional a uno internacional. La instrumentalización y la teatralización de los ornamentos prehispánicos
- Olga Muñoz Carrasco Deslumbramiento y mutilación: una lectura del cuerpo en Cuadernos de quimioterapia de Victoria Guerrero
- Erika Aquino Ordinola El desencuentro de la mujer y la sexualidad femenina, y la resistencia de la memoria en la post violencia. Un análisis crítico desde el filme La teta asustada
- Anouk Guiné Del Movimiento Femenino Popular al Movimiento Hijas del Pueblo: otras memorias en torno a la violencia de Estado en el Perú
- Patricia de Souza Salir de la noche
- Créateur-critique
- Le créateur et son critique : débats épistolaires
- Daniel Lecler « Azotea abierta » : vertus du défaut et confrontations critiques chez Juan Ramón Jiménez
- Miguel A. Olmos Autour de la correspondance entre Jean Cassou et Jorge Guillén : diffusion de l’œuvre, émulation, conseil
- Yves Roullière La critique co-créatrice : le cas Tribade : theologiae tractatus de Miguel Espinosa
- Sandrine Lascaux Juan Benet, pour qui écrivez-vous ?
- Bénedicte Mathios Un lugar donde no se miente. Conversación con Olvido García Valdés (2014), échange et création poétique
- Leonore Bazinek La querelle autour de la légitimité des temps modernes : à propos de la correspondance Schmitt / Blumenberg
Créateur-critique
La querelle autour de la légitimité des temps modernes : à propos de la correspondance Schmitt / Blumenberg
Leonore Bazinek
La correspondance entre Carl Schmitt, le juriste du Reich hitlérien, et le philosophe Hans Blumenberg, s’articule autour des questions soulevées par ce dernier dans son ouvrage La Légitimité des temps modernes (1966). Dans cette correspondance (1971-1978), Blumenberg explique à son critique en quoi leur échange l’aurait influencé lors de la préparation des rééditions dès 1973. Notre intitulé restitue en effet comment le juriste a « corrigé » le philosophe. Mais leurs discussions autour du livre de Blumenberg établissent surtout leur différend. Le philosophe repère un risque : que le juriste du Reich hitlérien soit érigé en interprète officiel de son propos ; et ce dernier se sert de cette ultime occasion pour défendre la valeur de son œuvre. Quelques connaissances communes jouent un rôle important autour de la problématique de la légitimité des temps modernes. La lecture de l’autre s’inscrit ici dans un climat marqué fondamentalement par la méfiance et le conflit et, de ce fait, la discussion juridique et philosophique revêt le caractère d’une mise en scène.
La correspondencia entre Carl Schmitt, el jurista del Reich hitleriano, y el filósofo Hans Blumenberg se articula en torno a cuestiones suscitadas por la obra titulada La legitimación de la Edad moderna (1966). En esta correspondencia (1971-1978), Blumenberg explica a su crítico de qué manera su correspondencia habría influido en él a la hora de preparar sus reediciones de 1973 –y nuestro título restituye en efecto las «correcciones» del jurista al filósofo. Sin embargo, la discusión sobre la obra citada muestra ante todo un desacuerdo. El filósofo ha percibido el riesgo de que el jurista se arrogue el papel de intérprete oficial de su pensamiento; y este parece querer servirse de aquel como última oportunidad para defender el valor de su propio trabajo. Algunos conocimientos comunes desempeñan una función importante en el problema de la legitimidad de los tiempos modernos. La intrepretación del otro se inscribe aquí en un clima marcado por la desconfianza y el conflicto; por ello, el diálogo jurídico y filosófico adquiere la apariencia de una teatral puesta en escena.
In memoriam Ernst Klee (1942-2013)
Introduction
1On présentera ici la correspondance entre Carl Schmitt (1888-1985), le juriste du Reich hitlérien, et le philosophe Hans Blumenberg (1920-1996) qui s’articule autour des questions soulevées par Blumenberg dans son ouvrage La Légitimité des temps modernes (1966)1. Cette correspondance (1971-1978) a été déclenchée par Blumenberg en réaction aux commentaires de Schmitt sur son livre ; correspondance si invraisemblable que son mystère persiste encore, d’autant plus que, comme nous allons le voir, l’enjeu majeur de leur discussion est demeuré à l’état de fragment. Il s’agira donc aujourd’hui de progresser dans l’analyse2 de cette correspondance et de contribuer ainsi à la refondation de la recherche sur le national-socialisme. Par conséquent, j’aborde aussi brièvement la recherche truquée autour de Schmitt avant de présenter leur échange et sa dynamique. Toutefois, leur discussion établit surtout leur différend : Schmitt se sert de cette ultime occasion pour défendre la valeur de son œuvre, tandis que Blumenberg repère un risque : que le juriste du Reich hitlérien soit érigé en interprète officiel de son propre œuvre.
2En effet, quelques connaissances communes jouent un rôle important. Partageant l’intérêt pour la problématique de la légitimité des temps modernes, ils ne comprennent pourtant pas que la relation épistolaire entre Blumenberg et Schmitt s’inscrit dans un climat marqué fondamentalement par la méfiance et le conflit. De ce fait, leur discussion revêt le caractère d’une mise en scène et ne peut en aucun cas être reconnue comme une démarche simplement scientifique.
3Les deux sont donc conscients de l’ampleur de leur échange. C’est pour cela qu’ils savent qu’ils ne peuvent pas se permettre des fautes d’interprétation en ce qui concerne les propos de l’autre. Ils se sont rapprochés l’un de l’autre au niveau humain. Schmitt a annoté les lettres de Blumenberg et les éditeurs indiquent quelques-unes de ces annotations très instructives. Blumenberg maintient la tension entre le moment relationnel et la critique patiente de la doctrine nationale-socialiste. Ainsi, son propos ne rate jamais sa cible.
4De même, on s’aperçoit combien il est important de publier les textes posthumes de Blumenberg : par une interprétation faussée de l’histoire allemande3, on a renforcé les vieux arguments contre la Bildung, contre une acquisition du savoir à la fois large et profonde de l’histoire culturelle. Cette fente ouverte risque d’être remplie par des réinterprétations sur la base de la doctrine raciale4. Avec toutes les réserves auxquelles l’esprit doit toujours se tenir, le travail d’érudition de Blumenberg nous aide à jeter un pont sur nos savoirs déficitaires et de déjouer ainsi la léthargie intellectuelle induit par les clichés. D’une grande qualité littéraire, l’œuvre de Blumenberg constitue ainsi un rempart contre les auteurs nationaux-socialistes.
Les enjeux d’un dialogue invraisemblable, voire impossible
5La correspondance entre Schmitt et Blumenberg ressemble à une véritable joute. Au centre de cette dynamique d’affrontement se trouve la problématique posée par Blumenberg : la légitimité de la modernité. Les différences idéologiques et scientifiques sont tempérées par la culture bourgeoise allemande et l’érudition qu’ils partagent. C’est sur le terrain de l’érudition qu’ils se rencontrent réellement, car ils semblent vivre plutôt dans les textes qu’ils lisent et qu’ils rédigent que dans la réalité sociale effective – qui, pourtant, est visée par leur action d’auteur. Ils échangent sur leurs lectures, sur leurs travaux en cours et se renvoient leurs écrits qu’ils commentent ensuite dans les lettres.
6Malgré des positions strictement antagoniques, ils s’expriment alors toujours avec un certain respect, ce qui se montre surtout dans la réception des envois de textes qui précèdent, accompagnent et prolongent la période de la correspondance. Dans la limite du possible de ce cadre d’hostilité fatale, ils s’expliquent mutuellement dans des mots prudemment choisis. Mais ce climat de méfiance latente transforme leur discussion en une mise en scène.
7Rappelons que Schmitt se définit comme « catholique » allemand. L’édition d’Ex captivitate salus d’André Doremus (1924-2008), véritable apologie de Schmitt et qui joue avec les limites des exigences scientifiques, a pour le moins le mérite de montrer clairement le genre de « catholicisme » auquel Schmitt adhère5. Pour cette question, sa documentation est assez complète – pour que ce soit clair dès le départ : ce « catholicisme » allemand ne correspond pas forcément à la doctrine officielle du Saint Siège de Rome. Pour cela je mets systématiquement le mot entre guillemets.
8Jean Pierre Faye souligne depuis bon nombre d’années le rôle décisif de Schmitt dans la réalisation de la prise de pouvoir hitlérienne6. Cette observation résulte d’une interprétation philosophique et poétique d’une conférence de Schmitt. Ce procédé couvre, comme nous allons le voir, les différentes dimensions de l’œuvre de Schmitt. S’auto-stylisant comme juriste et scientifique, il apparaît foncièrement comme un dramaturge qui se sert des moyens langagiers pour miner le discours juridique de l’intérieur et le remplacer par un message bien précis. Le contenu de ce message ne change jamais, mais Schmitt l’accommode aux langages des circonstances changeantes. L’hypothèse de Jean-Pierre Faye est donc un très bon instrument heuristique pour explorer cette œuvre dont les multiples pièges échappent aux méthodologies d’analyse de contenu qui reposent toutes sur le postulat d’une subjectivité réfléchissante de l’auteur7.
À propos de la recherche autour de Carl Schmitt
9Le lecteur qui ne connaît pas l’arrière-plan de cette correspondance peut avoir l’impression que deux universitaires allemands essaient de trouver un mode de dialogue pour creuser leurs intérêts communs sur fond des positions assez différentes, mais que tout s’inscrit dans un débat théorique. Nous avons déjà indiqué qu’il y a là un problème.
10Effectivement, Schmitt, qui se dit toujours « juriste », détruit soigneusement, dans un petit texte de 19228, la conception du droit certes formulée et appliquée notamment en Occident, mais élaborée par des échanges pluriséculaires en impliquant, à des degrés très différents, l’ensemble des cultures. Cette conception, qui repose sur le pilier de l’humanité partagée, a été laborieusement reconstituée après 1945. Mais bon nombre de nationaux-socialistes pouvaient rester ou ont été réintégrés dans le discours scientifique, dont Schmitt. Et pourtant, il s’inscrit dès ses premières publications ouvertement dans cette mythologie du Reich. En 1913, pour ne rappeler qu’un exemple, Schmitt publie un texte énigmatique, Silhouettes9. On y trouve une citation poignante qui témoigne de la mentalité antihumaniste – identique à celle d’Ernst Jünger (1895-1998) – de son auteur :
Dès que, dans la grande pipe de l’architecte du monde, un homme après l’autre est inséré et ainsi des millions d’existences, ivres de beauté, sentent sur leur tête le médius d’un pouvoir supérieur qui insère soigneusement, même le plus fort ne peut plus rien faire que baisser les bras sans courage et acquiescer au coup mortel avec une grimace douloureuse10.
11Le texte intégral des Silhouettes est reproduit par Ingeborg Villinger dans sa thèse publiée en 1995. Elle explique que ce passage est une citation de Wilhelm Schäfer (1868-1952)11. C’est également dans cette thèse qu’elle entérine un dispositif d’interprétation redoutable de la vie et de l’œuvre de Schmitt qui sert toujours à blanchir maints nationaux-socialistes : elle distingue la continuité de l’œuvre et la rupture occasionnée par les douze années du Reich, stipulant alors une évolution de l’auteur en excluant strictement tout moment téléologique. À rebours, on taxe de « téléologiques » les analyses qui montrent clairement comment l’auteur évolue dans une direction qui se confirme au fil des années. Par conséquent, ces lectures dites « téléologiques » rétablissent tout simplement une « téléologie » immanente à l’œuvre analysée.
12Prenons ce passage avec la pipe qui montre de façon exemplaire le manque de sérieux de sa recherche. Car, peu importe si Schäfer a rédigé ce passage ainsi ou si Schmitt a synthétisé Schäfer, ni l’un ni l’autre n’en sont les auteurs au sens strict du terme. Il s’agit d’une perversion d’un poème d’un auteur anonyme, « Chaque fois quand je (remplis) ma pipe. Pensées édifiantes d’un fumeur du tabac ». Johann Sebastian Bach (1685-1750) l’a mis en musique. Ces pensées édifiantes ont été détournées pour arriver à l’image antihumaniste d’écrasement fatal, et fatalement admis, de millions d’hommes. Visiblement pas choquée par ce passage, Villinger n’a, de toute évidence, même pas creusé. Et pourtant, suivre les transformations du thème de la pipe12, du poème jusqu’à Schmitt, permet de s’apercevoir des mentalités changeantes. Et suivre ensuite ce fatalisme actif dans l’œuvre de Schmitt l’éclaire mieux que la description d’une évolution hypothétique qui n’explique, finalement, rien.
13Reste la définition du cadre de cette correspondance. C’est la vision du monde qui soutient le national-socialisme et qui est peut-être une mythologie, mais qui ne se soustrait pas pour autant à une approche rationnelle. Pour cela, il faut malheureusement prendre connaissance du Mein Kampf, mais aussi des auteurs presque oubliés comme Konrad Weiss (1880-1940)13. De même, il est indispensable de réfléchir sur la restitution de ces recherches. Une présentation didactique qui exclut les polémiques est de mise, même si on maintient une stratégie offensive dans la presse grand public. Le but des deux stratégies est commun : introduire des informations dans le débat public qui renversent les clichés.
La dynamique de la mise en place de la correspondance
14Le débat entre Blumenberg et Schmitt a commencé avant l’échange épistolaire. Blumenberg a réagi très précisément à une phrase de Schmitt dans son texte de 1922 : « Tous les concepts forts de la doctrine moderne de l’État sont des concepts théologiques sécularisés »14. Ce propos est au centre de sa recherche qui aboutit en 1966 à un gros livre : La Légitimité des Temps Modernes. Schmitt répond avec « un petit travail hermétique de vieillesse »15, dans lequel il règle ses comptes avec trois adversaires :
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Il répond au traité Der Monotheismus als politisches Problem. Ein Beitrag zur Geschichte der politischen Theologie im Imperium Romanum (1935) d‘Eric Peterson (1890-1960) qui déclare la fin de toute théologie politique.
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Il fait un rappel à l’ordre adressé à Karl Löwith (1897-1973).
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Et la « Postface : A propos de la situation actuelle du problème : La légitimité des Temps Modernes »16 discute, du coup, le livre de Blumenberg.
15Cette investigation sur la théologie politique est l’arrière-plan parfaitement maîtrisé par les deux correspondants. Mais cet enjeu n’est malheureusement pas pris au sérieux par certains de leurs contemporains. Ils vont amalgamer l’inconciliable et ainsi provoquer, comme effet collatéral, l’arrêt précoce de cette correspondance avant que les deux protagonistes n’aient pu dénouer leur différend dans un face-à-face. Ce dénouement est légué à la postérité. Aujourd’hui, nous regardons de plus près seulement l’amorce de la discussion si invraisemblable entre le « catholique » allemand ré-embourgeoisé après la fin du Reich, et le catholique « demi-juif ».
16Nous avons vu que Schmitt a imbriqué sa réponse à Blumenberg dans une réponse à Peterson, déjà mort à cette date. Blumenberg a été fortement intrigué et, après avoir obtenu l’adresse de Schmitt par l’intermédiaire de Rainer Specht, il commence cette correspondance le 24 mars 1971, attribuant clairement à Schmitt le rôle du critique et s’accaparant implicitement le rôle de l’auteur. Il écrit :
Cher Monsieur Schmitt,
Depuis que je connais les remarques que vous avez faites à propos de mon livre dans votre Théologie Politique II, je suis poussé à vous écrire […]. Il est naturel qu’il soit totalement interdit qu’un critiqué soumette encore son critique à des censures. Mais vous m’accorderiez peut-être une exception à cette règle, en ce que vous me permettez de dire qu’aucun autre commentaire concernant mon livre ne m’a jusqu’à maintenant si fortement motivé d’aller au-delà de ce que je pouvais atteindre que les quelques pages par lesquelles vous avez discuté ce livre17.
17Blumenberg concède à Schmitt d’avoir réellement exagéré lorsqu’il a retracé sa position. Il explique pourquoi il l’a fait et quel gain conceptuel ce procédé apporte. Il esquisse ensuite ce qu’il perçoit déjà de leur différend :
Si je voulais simplifier la différence de nos positions avec une formule, je dirais […] que la précision d’un diagnostic se donne selon moi en réponse à la question « Comment quelque chose peut se maintenir ? », tandis que pour vous, il faudra poser la question « Où est la condition extrême ? »18
18On aurait pu attendre qu’il vienne ensuite à cette phrase de Schmitt qui, dès 1922, a suscité régulièrement de vives réactions, mais il vient à un tout autre problème, longuement exposé dans cette postface. Lui aussi traverse, comme Trierweiler le rappelle, la discussion de ces années19. Il s’agit d’un apophtegme de Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832) qui sera ensuite au cœur d’un des livres les plus importants de ce xxe siècle qui a vu une actualisation effrayante du mythe du Reich, Travailler le mythe (1979). Blumenberg le fait parvenir par l’éditeur à Schmitt qui l’a lu et annoté20.
19Mais pour l’instant, nous sommes dans l’année 1971, au début de leur échange de lettres. Schmitt répond de façon courtoise, disant que l’opposition soulevée par ce dernier va encore l’occuper longtemps. Lui aussi se concentre sur Goethe, il accorde à Blumenberg d’avoir amené des aspects intéressants à l’interprétation de l’apophtegme.
20À partir de la réédition de Légitimité en 1973, la relation est symétrique. Blumenberg revêt immédiatement le rôle du critique de Schmitt, l’auteur de la Politischen Theologie II, tandis que, dans la première édition, Schmitt n’a été qu’un exemple de la position qu’il désavoue.
21Schmitt avait contesté, dans sa « Postface » de 1970, l’usage du mot « légitimité » par Blumenberg. Il se réfère pour cela à une définition du xixe siècle qui justifie l’actualité à partir du passé et se dresse de prime abord contre la Révolution française. Vu ainsi, parler d’une « légitimité des temps modernes », serait une contradiction dans les termes. Par contre, le terme de « légalité » semble pour Schmitt bien couvrir ce que Blumenberg entend car, dès 1789, « la légalité est un genre nouveau de légitimité ; elle a été un message de la déesse de la raison, le nouveau face à l’ancien »21. Blumenberg répond directement à ce passage dans la réédition. Il met en avant que Schmitt conteste, au fond, la qualité historique de son approche. Schmitt définit la légitimité comme instance qui ordonne les normes supra-historiques que chaque époque devrait appliquer, même si ces applications sont différentes d’une époque à l’autre. Il suggère alors que Blumenberg voudrait ériger la raison des Lumières comme codex qui mesurerait les régularités d’une époque. Blumenberg en conclut : « L’objection ne pourrait pas être plus lourde »22. Mais Schmitt n’aurait pas compris son concept de raison. Pour lui, la raison n’a aucune fonction de salut. Loin de vouloir usurper des fonctions théologiques, elle ne fait que fonder la rationalité même. Faisant allusion à Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716), il précise qu’il applique simplement un « concept d’une raison suffisante »23.
L’exploration du champ de la « critique »
22On ne peut que difficilement parler d’un rythme, d’une discussion structurée, qui se développerait entre les deux correspondants. Les quelques lettres sont le plus souvent séparées par des laps de temps considérables. Les deux jouent sur leur éducation, leur savoir et leur connaissance de personnalités illustres. L’histoire du mythe de Prométhée occupe une place décisive dans leur joute ; notamment l’exégèse de Goethe.
23Le style conciliant de la première lettre de Blumenberg du 24 mars 1971 se distingue radicalement de ses propos durs dans la reprise de la première partie de Légitimité sous le titre Sécularisation et affirmation de soi24. La réponse de Schmitt du 31 mars 1971 est aussi très conciliante. Elle est imprégnée par l’apitoiement sur soi-même qui fait partie de son « image ». Une annotation à cette lettre est très instructive. Schmitt convoque Ernst Troeltsch (1865-1923) et Max Weber (1864-1920) par rapport au « domaine des ménages de pasteurs protestants »25. Il ne dit pas qu’ils auraient été élevés dans des ménages de pasteurs protestants, mais les éditeurs présupposent qu’il voulait le dire et proposent : « Schmitt fait peut-être allusion à Das deutsche Pfarrhaus. Eine ‚erbbiologische’ Studie (1934) de Gottfried Benn (1886-1956) dans laquelle Benn thématise le milieu culturel et d’hérédité du ménage de pasteurs protestants »26. Nous allons y revenir lorsqu’il s’agit de voir que, pour Schmitt, le droit s’articule à l’acide ribonucléique.
24La lettre de Blumenberg du 9 octobre 1974 est importante pour notre problématique. L’auteur annonce avoir réécrit une partie de Légitimité pour, comme il l’« espère de toute cœur, rendre plus de justice à la position du concept de la sécularisation dans votre œuvre qu’il y a une décennie »27. Blumenberg dit explicitement que leur dialogue a été amorcé par un texte publié :
Depuis que vous avez, dans Théologie Politique II, ouvert un dialogue entre nous, plusieurs choses ne peuvent plus être écrites par moi comme je les aurais écrites auparavant – c’est ce que vous avez sûrement remarqué dans la nouvelle mouture du livre sur la sécularisation, et vous ne pouvez pas le manquer dans maints passages dans mon nouveau livre28.
25Auparavant, il avait par le biais d’une citation cachée de la « Préface à la deuxième édition » de la Levana de Jean Paul (1763-1825), souligné que certains livres, pour le moins certains chapitres dans certains livres, visent un certain public. Il ne dit absolument rien sur le contenu. Il reste au niveau relationnel et invite Schmitt à lire cette deuxième mouture.
26La réponse du 20 octobre 1974 de Schmitt révèle au lecteur ce qui s’est passé entretemps. Certes, Blumenberg lui avait envoyé des textes – mais, comme le rappelle Schmitt, il avait indiqué : « Bitte keine Antwort! »29. Et Schmitt avait pris, « dans l’amertume de mon pessimisme de vieillesse, cette demande de façon rigoureusement absolue »30, et n’avait alors pas répondu. Il remercie maintenant d’autant plus son correspondant de l’inviter à le lire et à lui répondre. Dans cette lettre, imprégnée par la pitié de soi, il se plaint d’un compte-rendu de la Théologie Politique II de Gustav Eduard Kafka (1907-1974)31 qui, pourtant, pose des questions tout à fait légitimes, mais Schmitt les réfute sarcastiquement. Cette lettre permet de dire qu’ils se sont réellement lus l’un l’autre. Dans quelle mesure peut-on parler d’un dialogue ? Prenons la discussion autour de Löwith. Le 19 septembre 1975, Schmitt répond à la longue lettre du 7 août 1975 dans laquelle Blumenberg relate l’épisode d’un faux compte-rendu de Légitimité par Löwith. Les éditeurs citent une lettre de Schmitt du 4 juillet 1949 à Hans Paeschke (1911-1991) indiquant que cette lettre aurait été « réimprimé dans le Glossarium »32. Effectivement, Schmitt l’a intégrée dans ce livre significatif qui contient ses notes des années 1947-1951, mais le texte ne correspond pas à la lettre déposée dans le Deutsche Literaturarchiv de Marbach et citée par les éditeurs :
Glossarium |
Lettre à Paeschke |
« 4. 7. 49 (à Hans Paeschke) Ne donnez en aucun cas mon nom ! Les émigrés sont imprévisibles et le plus souvent partiellement dérangés du point de vue moral. Ils insistent sur leur droit comme s’il s’agissait d’une proie et le défendent comme un vol. Le droit et l’obstination les a mis hors d’eux-mêmes et en dehors des mesures humaines ; ils conduisent la guerre juste, la chose la plus terrifiante que l’obstination a inventée. Leur droit et leur indignation morale leur barrent le chemin de retour vers eux-mêmes et vers la raison. Je ne sais pas si cela vaut aussi pour Karl Löwith. Mais on doit compter aujourd’hui avec de telles possibilités et je n’ai pas envie de diriger les affects haineux de ce type d’homme, en plus des persécutions déjà subies, sur ma pauvre personne. Le taedium fugae me remplit, et en ce qui concerne la publication, je m’en tiens à la vieille phrase : non possum scribere de eo qui potest proscribere » 33. |
« Ne donnez en aucun cas mon nom ! Les émigrés sont imprévisibles et le plus souvent potentiellement dérangés mentalement ; l’obstination et l’indignation morale légitime les a mis hors d’eux-mêmes et en dehors des mesures humaines, et la légitimité de leur affect empêche le retour vers eux-mêmes et vers la raison. Je ne sais pas si cela vaut pour Karl Löwith, je n’ai plus de nouvelles de lui depuis 1933 et je n’ai pas envie de diriger les affects haineux de ce type d’homme, en plus des persécutions déjà subies, sur ma pauvre personne. Le taedium fugae me remplit, et je m’en tiens à la vieille phrase : non possum scribere de eo qui potest proscribere »34. |
27L’apitoiement sur lui-même contraste fortement avec son implacable jugement sur les « émigrés ». Et si la version citée par Schmidt / Lepper montre très clairement qu’il admet qu’ils ont raison, il supprime cet élément pour la publication. Néanmoins, ce qui compte, c’est que leur exclusion de l’humanité est de leur faute. On en peut conclure que leur exclusion par le droit nazi, qui s’appuie pour cela sur l’acide désoxyribonucléique, est ainsi légitimée : ils n’ont tout simplement pas la carrure humaine requise pour le Peuple35. Et le comportement de Löwith semble donner raison à Schmitt qui rappelle aussi qu’il aurait plagié le Monothéisme de Peterson dans Histoire et salut (1953). Blumenberg, dans sa lettre du 28 novembre 1974, propose de les ranger tout simplement parmi les « contemporains36 surmenés ». Les éditeurs restituent alors une annotation de Schmitt constatant « “un parallèle étonnant” (rw 265-1498/5) »37 entre lui et Blumenberg par rapport à Löwith. Effrayante et scandaleuse est, pour terminer avec cet épisode, la note appréciative par rapport à Hans Freyer (1887-1969) qui est peut-être le signe le plus explicite du projet des éditeurs38.
28Venons-en maintenant au dénouement de leur relation. Schmitt essaie réellement dans une lettre très offensive du 24 novembre 1974 d’embarquer son correspondant dans son projet. Il s’excuse pour sa lettre d’octobre et envoie la réimpression du Nomos der Erde (1950), expliquant que « pour l’éditeur, même de nouveaux corollaires ont été trop chers », car il ne veut pas que Blumenberg « le tienne pour un lecteur paresseux et superficiel de vos livres »39. Citant Blumenberg, il établit un lien entre leur mode de réflexion :
La question la plus importante […] n’est pas celle de l’identité ou de la mutation de la conception de la sécularisation ». C’est juste, mais je dirais : Identité et continuité, et par cela, nous nous retrouvons dans des structures de pensée proprement juridiques. Continuité, succession40, héritage ; peu importe qu’il s’agisse d’une (ordre de) succession41 testamentaire ou « légale » (!) (c’est-à-dire légale)42. Leibniz (cité même par Lassalle dans ses Wohlerworbenen Rechte) dit : « Testamenti nullius essent momenti nisi animus esset immortalis »43.
29Dans ce contexte, les éditeurs reviennent au curieux rapport à l’héritage de Schmitt. Je cite l’annotation énigmatique et surprenante en entier :
Testamenti nullius essent : Gottfried Wilhelm Leibniz, Nova methodus discendae docendaeque iurisprudentiae, Leipzig et Halle 1748, § 20, p. 43. Ferdinand Lassalle (1825-64) fait l’analyse de cette phrase sur les dernières pages de son texte sur le système des droits acquis : « Testamenta vero mero iure nullius essent momenti, nisi anima esset immortalis ». Lassalle traite de l‘analogie apparente entre l’existence continue de la volonté au-delà de la mort du testateur et l’immortalité de l’âme selon la foi chrétienne. L’âme n’aurait justement plus de relation juridique avec les biens matériels de ce monde ; en cela Lassalle récuse aussi la formule de Leibniz. Pourtant, et c’est probablement ce qui importe à Schmitt, le droit de succession doit toujours régler certaines affaires de vie et de droit au-delà de la mort. La citation est écrite plusieurs fois en marge dans les textes de Blumenberg qui se trouvent parmi les matériaux de Schmitt. Schmitt esquisse par le biais de quelques équations dans son cahier de notes Théologie Politique III ce qui se passe avec l’héritage s‘il est conçu sous les conditions de la vision du monde moderne, de manière purement immanente et au-delà de toute théologie politique, de façon suivante : « Propriété et mise à mort // propriété et héritage // = chacun peut tuer chacun // héritage = acide désoxyribonucléique // ou bien : le chemin tortueux de Satan à travers le mucus de la procréation » (rw 265-20947)44.
30Cette note montre que Schmitt supprime dans sa lettre l’arrière-plan biologisant de son argument de droit. Nous ne pouvons pas approfondir ce thème essentiel ici, mentionnons seulement que, pour comprendre le national-socialisme, il faut comprendre cette articulation entre une argumentation biologisante et une argumentation théologico-politique qui est le soubassement de son droit45. Blumenberg a compris cette combine et défend, dans Travailler le Mythe, que les antagonismes ne doivent plus concerner l’homme en tant que tel, mais ses productions culturelles.
31Dans sa lettre du 9 décembre 1975, Schmitt continue sa stratégie. Il parle de Theodor Däubler (1876-1934) qu’il appelle « un Lucrèce du xxe siècle »46. Il a survolé le nouveau livre de Blumenberg, La Genèse du monde copernicienne (1975) qui lui a rappelé l’article « Concept et potentiel de réalité du mythe »47 de son correspondant, lu et annoté, il y a quelques années, avec un vers du Nordlicht de Däubler. Il envoie, avec cette lettre, ses « expériences du temps 1945/47 », publié en 1950 sous le titre Ex captivitate salus et indique la page 42 où il cite ce même vers : « Les plantes nous enseignent le doux mourir des païens », mais pour s’en opposer, tandis que, dans sa lettre, il est enthousiaste et invite Blumenberg à lire le Nordlicht, mentionnant :
Moi, j’ai lu plusieurs fois et certains même cent fois, ces vers innombrables, et je ne pouvais pas m’arrêter, après la lecture de votre magnum opus, de citer des vers qui confirmeraient et vivifieraient chaque lecteur intelligent de votre livre dans son enthousiasme et cela depuis le vrai mythe qui existe toujours48.
32Schmitt déplore que « ni ce Nordlicht ni la seule publication substantielle le concernant ne sont plus disponible ». Il étaye ensuite son admiration pour la Genèse, explique que Blumenberg va trouver chez Däubler « un grand essai de la “stellarisation” de la terre »49 et conclut ainsi :
Je suis le lecteur prédestiné d’une telle œuvre. Ma Politische Romantik, paru au début de l’année 1919, part de la « Recherche de la Réalité » (titre du ch. II, p. 77) et l’opposition entre Descartes et Copernic, de « centré sur la terre » et « centré sur le moi » (p. 78)50 – ébranlement de la causalité (occasionnalisme au lieu de causalité) et du « possest » du Cusain51.
33Ce magnum opus de Blumenberg, comme le dit Schmitt, s’inscrirait alors dans une problématique posée par lui dans une de ses œuvres il y a 56 ans. Schmitt savait déjà depuis longtemps que ce thème est important pour Blumenberg qui répond le 27 avril 1976. Il a lu entretemps Ex Captivitate Salus et a trouvé dans ce livre « une couche d’expérience qui ne m’est pas étrangère »52, mais il ne s’en explique pas. Bien qu’ému par la lecture, on ne peut pas en conclure qu’il soit d’accord avec Schmitt. Par exemple, il repère dans ce texte un « trait eschatologique ». Et comme il soutient que l’eschatologie est inconciliable avec la conscience historique53, il marque ici un véritable abîme entre lui et Schmitt tout en reconnaissant le fond commun de leur expérience humaine. Il vient ensuite à un point si important que l’on peut situer l’apogée de cette correspondance dans cette lettre : l’attitude face aux accusateurs dans la quête des « coupables » du national-socialisme. Il est d’accord avec Schmitt que cette quête est l’effet d’une curiosité illicite des « persécuteurs ». Voilà ce passage qui, à première vue, semble céder à Schmitt :
Vous n’avez pas dû faire cette expérience de fond une deuxième fois lorsqu’un public conformiste s’est précipité sur un nouveau coupable unique en la figure de l’ordinarius54 afin de ressentir encore une fois cette stupéfaction qui voit comment s’évade la pensée de l’autre à travers des simples coulisses toujours renouvelées. J’ai été certes abasourdi par ce déjà vu55, mais ma curiosité n’a pas été paralysée pour autant. Entretemps, je sais encore mieux comment les persécuteurs s’arrangent pour avoir toujours raison56.
34Retenons que, encore en 1976, il y avait une discussion publique autour de l’hypothèse que Martin Heidegger (1889-1976) soit le coupable unique du national-socialisme. En analysant Travailler le mythe, je suis arrivée au résultat que c’est très exactement l’hypothèse que Blumenberg défend. Mais il discerne entre l’attitude envers les hommes tout en conduisant une recherche rigoureuse portant sur leur conception, conscient que cette posture qui brise pourtant le cercle vicieux des accusations, est risquée. Cette lettre atteste par la sensibilité même avec laquelle Blumenberg progresse, qu’il a été constamment préoccupé par Schmitt, et pas seulement quand il l’évoque ou se réfère explicitement à ses textes57.
Conclusion
35Nous avons dit au début qu’un rôle important revenait à quelques connaissances communes, toutes impliquées à des degrés divers dans cette correspondance. Trierweiler suggère que l’épisode autour d’un projet de publication, Kassiber, lancé par Jacob Taubes (1923-1987), aurait conduit à l’arrêt de la correspondance58. La dernière lettre de Blumenberg, daté du 28 décembre 1977, regorge d’affirmations implacables. Kassiber, un mot yiddish qui signifie, d’après la note des éditeurs, quelque chose comme herméneutique59, repousse complètement Blumenberg. Il ne peut en aucun cas être associé à un projet qui, une fois de plus, convoquerait les ruses de la raison et de l’esprit du monde :
Peu importe la signification originale de « Kassiber », dans notre monde langagier d’aujourd’hui, il est un instrument d’information qui se moque de la légalité ; et pris comme métaphore, il ne va très probablement pas non plus pouvoir se protéger de continuer la longue série des brutalisations du droit, bien qu’il le ferait par « des moyens très subtils »60.
36Nous voyons ici, même sans savoir exactement de quoi il s’agit et quel est l’enjeu lié à cette notion énigmatique, que Blumenberg connaissait parfaitement les limites qu’il ne faut pas franchir et la limite au-delà de laquelle aucun compromis et aucune communication n’est plus possible. Schmitt écrit encore trois fois, mais Blumenberg, qui continue à lui envoyer ses textes et des vœux du nouvel an, ne lui adressera plus de lettre.
37Ce qui explique peut-être effectivement que Schmitt ne lui écrit pas par rapport à Arbeit am Mythos si fortement annoté par lui. En aucun cas Blumenberg ne pouvait prendre le risque que Schmitt, le juriste du Reich hitlérien, s’interpose entre son ouvrage et le public.
Bazinek Leonore, Les Sciences de l’éducation au défi de l’irrationalité. La question de la conscience individuelle dans les sciences de l’éducation de 1800 à l’ère contemporaine. Dossier d’investigation. Manuscrit inédit HDR en philosophie, dir. Emmanuel Faye, université de Rouen 2014, <http://docfx.free.fr/L_B/>.
Blumenberg Hans, Arbeit am Mythos [1979], Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2006.
Blumenberg Hans, Die Legitimität der Neuzeit, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 196661.
Blumenberg Hans, Schmitt Carl, Briefwechsel 1971-1978 und weitere Materialien, éd. Alexander Schmitz et Marcel Lepper, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2007.
Faye Jean-Pierre, L’État total selon Carl Schmitt. Ou comment la narration engendre des monstres, Meaux, Germina, 2013.
Schmitt Carl, Ex Captivitate Salus: expériences des années 1945-1947, éd. André Doremus, Paris, Vrin, 2003.
Schmitt Carl, Schattenrisse [1913], dans Ingeborg Villinger, Carl Schmitts Kulturkritik der Moderne. Text, Kommentar und Analyse der „Schattenrisse” des Johannes Negelinus, Berlin, Akademie Verlag, 1995 p. 11-67.
Schmitt Carl, Glossarium. Aufzeichnungen der Jahre 1947-1951, Berlin, Duncker und Humblot, 1991.
Schmitt Carl, Politische Theologie II. Die Legende von der Erledigung jeder politischen Theologie, Berlin, Duncker und Humblot, 1970.
Schmitt Carl, Ex Captivitate Salus: Erfahrungen der Zeit 1945/47, Köln, Greven 1950.
Schmitt Carl, Politische Theologie: vier Kapitel zur Lehre von der Souveränität [1922], München, Duncker und Humblot, 193462.
Trierweiler Denis, « La “correspondance” entre Hans Blumenberg et Carl Schmitt », contribution inédite à la table ronde « La philosophie et le droit saisis par le nazisme : Heidegger, Baeumler, Schmitt » (décembre 2014 ; université de Rouen Normandie).
Villinger Ingeborg, Carl Schmitts Kulturkritik der Moderne. Text, Kommentar und Analyse der “Schattenrisse” des Johannes Negelinus, Berlin, Akademie Verlag, 1995.
1 Blumenberg explique à son critique en quoi leur échange l’aurait influencé lors de la préparation des rééditions de son livre.
2 Voir Denis Trierweiler « La “correspondance” entre Hans Blumenberg et Carl Schmitt » ; contribution inédite à la table ronde « La philosophie et le droit saisis par le nazisme : Heidegger, Baeumler, Schmitt » (décembre 2014, université de Rouen Normandie).
3 Sonderweg ; soumission aveugle aux autorités ; militarisme prussien ; Réforme luthérienne en rupture avec l’universalisme catholique etc.
4 On dirige l’attention seulement à deux courants déjà bien établis : l’école d’Eric Voegelin (1901-1985) et le groupe autour de la revue Merkur. Deutsche Zeitschrift für europäisches Denken.
5 Carl Schmitt, Ex Captivitate Salus : expériences des années 1945-1947, éd. André Doremus, Paris, Vrin, 2003.
6 Voir sa récente mise au point : Jean-Pierre Faye, L’État total selon Carl Schmitt. Ou comment la narration engendre des monstres, Meaux, Germina, 2013.
7 Pour la transformation de la subjectivité par la vision du monde raciale, Leonore Bazinek, Les Sciences de l’éducation au défi de l’irrationalité, manuscrit inédit HDR en philosophie, dir. Emmanuel Faye, université de Rouen Normandie, 2014.
8 Voir Carl Schmitt, Politische Theologie [1922], München, Duncker & Humblot, 1934.
9 Voir Carl Schmitt, Schattenrisse [1913], dans Ingeborg Villinger, Carl Schmitts Kulturkritik der Moderne, Berlin, Akademie Verlag, 1995, p. 11-67
10 Ibid, p. 35. Voir Leonore Bazinek, Les Sciences de l’éducation au défi de l’irrationalité, op. cit., p. 126.
11 Ibid., p. 173. Voir Ingeborg Villinger, Carl Schmitts Kulturkritik der Moderne, op. cit., p. 254.
12 Repris par exemple par Gottlieb Konrad Pfeffel (1736-1809), poème déjà bien plus problématique que l’allégorie mise en musique par Bach.
13 Indiquons que Doremus, dans son édition de Ex Captivitate Salus, restitue bien le rôle de Weiss.
14 Carl Schmitt, Politische Theologie, op. cit., p. 49 sq.
15 Hans Blumenberg, Carl Schmitt, Briefwechsel 1971-1978 und weitere Materialien, éd. Alexander Schmitz et Marcel Lepper, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2007, p. 111.
16 Carl Schmitt, Politische Theologie II, Berlin, Duncker und Humblot, 1970, p. 109-126.
17 Hans Blumenberg, Carl Schmitt, Briefwechsel,., p. 105.
18 Ibid., p. 106.
19 Denis Trierweiler, « La “correspondance” entre Hans Blumenberg et Carl Schmitt », art. cit., p. 5 sq.
20 V. la reproduction de la page titre annotée par Schmitt dans Hans Blumenberg, Carl Schmitt, Briefwechsel, op. cit., p. 101.
21 Ibid., p. 38.
22 Ibid., p. 61.
23 Ibid., p. 64.
24 Voir les extraits ibid., p. 51-71.
25 Ibid., p. 111.
26 Voir ibid., p. 114.
27 Ibid., p. 116.
28 Ibid.
29 Ibid., p. 120 : « Aucune réponse, s’il vous plait ! »
30 Ibid., p. 118.
31 Ibid., p. 118.
32 Publié dans la revue Hochland en 1971 (p. 475-483). Löwith a, malgré l’avertissement de Blumenberg, publié ce compte-rendu qui se réfère à une conférence en la faisant passer comme compte-rendu de la Légitimité (Hans Blumenberg, Carl Schmitt, Briefwechsel, op. cit., p 141).
33 La première édition de 1991, cité ici, est organisée chronologiquement, sans pagination : <https://archive.org/details/Glossarium_201501> ; la nouvelle édition de 2015 est très controversée.
34 Hans Blumenberg, Carl Schmitt, Briefwechsel, op. cit., p. 140 sq.
35 Une note importante concerne le projet de Schmitt pour les années 1933-1945. Elle restitue un passage de Légalité et Légitimité [1932] dans laquelle Schmitt parle d’une « homogénéité démocratique du peuple » (v. 122 sq.). Cette notion de « démocratie » est, pourtant, à prendre avec précaution.
36 Allusion à l’habilitation de Löwith sous la direction de Heidegger : Das Individuum in der Rolle des Mitmenschen [1927].
37 Hans Blumenberg, Carl Schmitt, Briefwechsel, op. cit., p. 141.
38 V. ibid., p. 123 sq.
39 Ibid., p. 125 sq.
40 Schmitt redouble : « Sukzession, Nachfolge », mais pourquoi ? Les deux notions sont synonymes.
41 Ici, c’est « Erbfolge ».
42 « gesetzliche », synonyme de « legale » qu’il utilise dans la parenthèse.
43 Hans Blumenberg, Carl Schmitt, Briefwechsel, op. cit., p. 125.
44 Ibid., p. 126 sq; v. supra à propos de Benn.
45 C’est le courant de la Kulturmorphologie qui transporte de telles conceptions. D’où l’importance du sigle « Goethe » dans le discours national-socialiste.
46 Hans Blumenberg, Carl Schmitt, Briefwechsel, op. cit., p. 142.
47 Schmitt fait mention de l’article „Wirklichkeitsbegriff und Wirkungspotential des Mythos“ qui est paru dans le volume Terror und Spiel. Poetik und Hermeneutik IV, 1971 (p. 111-166).
48 Hans Blumenberg, Carl Schmitt, Briefwechsel, op. cit., p. 142.
49 Ibid., p. 142 sq.
50 La traduction fait disparaître le jeu de mots : « “geozentrisch” und “egozentrisch” ». Schmitt invertit simplement les lettres pour obtenir « ego » à partir du « geo » ; les deux sont visés à égalité, mais le motif d’une opposition fondamentale entre « geozentrisch » et « egozentrisch », de toute évidence un simple geste rhétorique, a néanmoins été pris au sérieux par la postérité.
51 Hans Blumenberg, Carl Schmitt, Briefwechsel, op. cit., p. 143.
52 Ibid., p. 147.
53 Dans la lettre du 7 août 1975, Blumenberg écrit qu’une eschatologie est inconciliable avec la conscience historique et se rapproche toujours d’une certaine manière à la Gnose : concevoir une catastrophe à la fin du temps serait la condamnation de son début (voir aussi la lettre du 7 août 1975).
54 « Ordinarius » est un surnom pour Heidegger ; les éditeurs ne disent rien par rapport à cet événement.
55 En français dans le texte.
56 Hans Blumenberg, Carl Schmitt, Briefwechsel, op. cit., p. 147.
57 Contrairement à l’avis des éditeurs, v. ibid., p. 10 sq.
58 V. Denis Trierweiler, « La “correspondance” entre Hans Blumenberg et Carl Schmitt », art. cit., p. 9.
59 V. dans Hans Blumenberg, Carl Schmitt, Briefwechsel, op. cit., p. 153.
60 Ibid., p. 152.
61 La traduction française, La Légitimité des temps modernes (1998), est faite à partir de la réédition définitive de 1988. La première remouture paraît en trois volumes : 1973, Der Prozess der theoretischen Neugierde, correspond à la 3e partie de l’ouvrage de 1966 et a été transmis à Schmitt par Gerd Giesler ; 1974, Säkularisierung und Selbstbehauptung, 1re et 2e partie du livre de 1966 et envoyé avec une lettre ; 1976, Cusaner und Nolaner qui correspond à la 4e partie du volume de1966, également envoyé par l’auteur à Schmitt.
62 J’ai comparé mot à mot les deux éditions qui se distinguent notamment dans un point très précis : Schmitt a supprimé tout ce qui concerne le juriste juif d’orientation politique nationaliste, Erich Kaufmann (1880-1972).
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Quelques mots à propos de : Leonore Bazinek
Normandie Université, UNIROUEN, ERIAC, 76000 Rouen, France
Leonore Bazinek, docteur en Études Germaniques (1998) et en Sciences de l’éducation (2007), est membre associée de l’« Équipe de Recherche Interdisciplinaire sur les Aires Culturelles » (ERIAC, EA 4705) et chargé de cours à l’université de Rouen-Normandie. Ses travaux portent sur la genèse de la pédagogie scientifique, de l’esthétique et de la vision du monde national-socialiste (thème de son habilitation à diriger des recherches, soutenue en 2014).