Sommaire
Corneille : un théâtre où la vie est un jeu
I. Scène théatrale et parties de jeu
sous la direction de Liliane Picciola
no 1, 2021 À la mémoire de Jean-Claude Guézennec
- Liliane Picciola Introduction
- Première Partie : L’intérêt d’amour pensé comme partie de jeu
- Liliane Picciola Prélude : représentation d’une partie de cartes chez les honnêtes gens
- Sandrine Berrégard Les règles du jeu dans Mélite : stratégies auctoriales et fictionnelles
- Françoise Poulet Le théâtre ou la « maison des jeux » : règles et stratégies du compliment dans quelques comédies et tragédies cornéliennes
(La Galerie du Palais, Le Menteur, La Place Royale, Rodogune, La Mort de Pompée) - Flavie Kerautret « Tout mettre au hasard ». Aléatoire et goût du risque dans Le Menteur et sa Suite
- Estampe tirée de Les Jeux et Plaisirs [Plaisris] de l’Enfance
- Deuxième partie : Corneille en figure de « preneur » : de nouvelles règles pour des jeux dramaturgiques insolites
- Liliane Picciola Prélude : l’ostentation du goût du jeu dans les paratextes cornéliens
- Tiphaine Pocquet Joueur de métier, joueur « primitif » : réflexions sur Clindor, Matamore, et la production du rire dans L’Illusion comique
- Séverine Reyrolle Le poète de L’Illusion comique « seul contre tous » : des hasards et calculs cornéliens aux jeux d’écrans dans deux mises en scènes contemporaines de la comédie
- Jörn Steigerwald Corneille maître du jeu ou la dramatologie novatrice de Rodogune
- Hendrik Schlieper Sophonisbe : alea et agôn, genre tragique et gender. Les en-jeux diversifiés de la politique et de l’amour
- Troisième partie : De la compatibilité de l’héroïsme et du jeu
- Liliane Picciola Prélude : une théorie du héros-joueur selon le jésuite Gracián
- Yasmine Loraud Jeu et héroïsme dans le théâtre sérieux cornélien : intergénéricité et complexité des caractères héroïques
- Liliane Picciola Des parties de mariage aux parties de pouvoir : lucidité féminine et choix de jeu dans deux comédies et deux tragédies cornéliennes
- Cécilia Laurin et Sélim Ammouche Faire jouer les limites du jeu : les provocations agonistiques dans la dramaturgie cornélienne
- Conclusion
- Liliane Picciola Conclusion
- Myriam Dufour-Maître Hommage à Jean-Claude Guézennec
Deuxième partie : Corneille en figure de « preneur » : de nouvelles règles pour des jeux dramaturgiques insolites
Le poète de L’Illusion comique « seul contre tous » : des hasards et calculs cornéliens aux jeux d’écrans dans deux mises en scènes contemporaines de la comédie
Séverine Reyrolle
1Dès les paratextes de l’Illusion comique, c’est sous le visage du joueur que Corneille apparaît. Dans l’Épître, exactement comme dans El hombre – jeu de cartes espagnol évoqué dans l’introduction de cette revue1 et fondé sur l’alliance de plusieurs joueurs contre un – le poète indique en effet que pour cette pièce, jouée en 1635 et publiée en 1639, il a choisi de faire cavalier seul contre ses contemporains et notamment « Ces Messieurs n’entendant pas les finesses du théâtre2 ». Il se définit ainsi liminairement, par voie de conséquence, comme el hombre, c’est-à-dire comme l’unique mais audacieux adversaire à abattre pour de potentiels spectateurs critiques. Filant la métaphore de la partie de jeu, le dramaturge fixe aussi dans cette dédicace les règles qui vont présider à sa récréation théâtrale. Il annonce alors sa stratégie de jeu en insistant sur sa recherche permanente de la « nouveauté3 » et surtout sur son attachement à l’idée, fort intéressante également en regard de notre sujet, de « hasarder » : « “Les caprices de cette nature ne se hasardent qu’une fois” mais la magie consiste en ce que d’autres peuvent sans cesse le hasarder à sa place4… » Plus de doute donc, tout dans la composition de L’Illusion5 ainsi que dans sa représentation sera vraisemblablement sujet au jeu, au divertissement ou à l’exercice plaisant de style. L’introduction du stéréotype du guerrier fanfaron, le jeu savant sur le procédé de la mise en abyme pour lequel les chercheurs hésitent encore aujourd’hui entre la possibilité d’un double ou d’un triple enchâssement6 et la « comédie versicolore se résolvant en tragédie7 » et brouillant habilement la perception du genre confirment, il est vrai, magistralement, cette passion annoncée ici par Corneille pour les jeux et les illusions que permet le théâtre. Et lorsqu’enfin le poète présente son résultat dans les ultimes lignes de son Examen : « Tout cela cousu ensemble fait une comédie8 », c’est d’ailleurs encore et toujours en joueur que le dramaturge s’exprime et souligne qu’il a réussi un véritable « coup d’adresse9 » !
2Plus de trois siècles plus tard, en 2004, cette ancienne élève de Vitez qu’est Brigitte Jaques-Wajeman « voit beau jeu10 » dans cet « étrange monstre » théâtral construit sur un jeu avec le principe du théâtre dans le théâtre. Elle décide alors, aux côtés de François Regnault11, de créer à la Comédie de Genève cette pièce cornélienne et ce, en organisant toute sa mise en scène autour d’un jeu écranique seul capable, selon elle, de « faire sa main12 » et de magnifier cet incessant jeu sur les frontières du jeu et de la réalité. Puis, lorsqu’elle s’installe à Gennevilliers en 2005 et tourne dans d’autres salles françaises, elle conserve aussi précieusement ce procédé très cinématographique pour matérialiser le vertige pirandellien de la pièce, ses divertissants enchâssements et surtout la grande force du manipulateur d’illusion. Avant elle, cependant, dès 1970, Robert Maurice avait déjà ouvert la voie avec cette fois une adaptation télévisée de L’Illusion comique à laquelle participaient non seulement Roger Blin mais aussi François Vibert et Roger Cornillac. Là encore, l’écran apparaissait comme un medium fondamental et revendiqué comme pilier structurant de la démarche artistique. Comme l’expliquait le regretté Christian Biet :
L’idée est en effet de considérer que cette réalisation est bien une production télévisuelle (et non une production cinématographique), avec ses systèmes de représentation particuliers, et qu’elle s’appuie sur une pièce de théâtre, autrement dit sur un autre art, et plus particulièrement sur une comédie à la fois métathéâtrale et ancienne (du xviie siècle). C’est en fonction de ces croisements (deux arts, deux périodes, deux systèmes sémiologiques, deux publics, etc.) que Robert Maurice entend réfléchir sur les supports qu’il utilise en les confrontant, en les mêlant, en les rendant poreux l’un à l’autre13.
3À l’heure où une application « Corneille » propose justement aux parents d’aider leur enfant à apprendre à lire à partir d’une utilisation ludique des écrans qui leur éviterait de se perdre totalement dans le monde virtuel et au moment d’une fermeture forcée des théâtres faisant regretter même « le tout écran au théâtre » dont parlait un Danan, il convient donc de s’interroger plus amplement, en rapport avec le défi annoncé par l’auteur de L’Illusion comique, sur le Jeu avec les écrans qu’ont pu, de façon presque prophétique, proposer ces deux mises en scène de la comédie entre 1970 et 2004.
4Si tantôt l’écran – réel aussi bien que symbolique14 – peut nous absorber en nous faisant perdre nos repères réels et, par cette dimension immersive, se révéler un support concret du jeu et de l’illusion, tantôt au contraire, la distance spatiale et temporelle qu’il induit engendre une forme de distanciation ou de desengaño envers l’action dramatique représentée. Mais alors, qui va privilégier quoi et quand ? Près de trente ans après Robert Maurice, Brigitte Jaques-Wajeman va-t-elle opter pour le ou les mêmes choix que son prédécesseur et sinon, en quoi va-t-elle s’en émanciper ? Quelles sont enfin les limites de ces stratégies respectives de jeux écraniques entre engaño et desengaño ? En d’autres termes, quels échecs écument, selon les spectateurs et les lieux, ces expériences ludiques et quelles victoires méritent que nous nous en inspirions encore ?
5Après avoir observé au sein de ces deux réalisations comment les écrans peuvent être mis au service de la fiction et d’un game immersif n’ayant que peu à envier aux meilleurs jeux vidéo du moment tel que The witcher 3, The stanley parable ou enfin Dead Face (ou l’interface est masquée15), nous démontrerons que le support écranique répond surtout à une volonté partagée d’une importante distanciation, qui correspond pour les sensibilités actuelles à celle qu’avait voulue Corneille. Autrement dit, l’écran, dans ces mises en scène, indique non seulement que l’on est au théâtre mais ce qu’est le théâtre et que sa force, la force du théâtre, donc, est justement de briser la continuité des images dont nous sommes envahis, exactement comme Corneille crée dans sa pièce une discontinuité des genres, faisant se succéder, la plupart du temps sans crier gare, pastorale, commedia dell’arte, tragi-comédie, comédie romanesque, tragédie. Avant même le xxie siècle, Robert Maurice et Brigitte Jaques-Wajeman rappellent ainsi que le théâtre et en particulier le théâtre cornélien est le lieu où les limites restent présentes, le lieu où les jeux sur les frontières entre comédien et public demeurent et doivent demeurer pour éviter le règne de la virtualisation totale, de l’entre-soi du home cinéma et, à terme, la fin du débat démocratique. Notre étude s’attachera donc à expliquer comment l’utilisation des écrans présents dans ces deux mises en scènes parvient finalement à dépasser cette dualité entre présence et distance, pour y substituer une performativité de l’écran ouvrant, dans un merveilleux mouvement de balancement final, à la notion de co-présence théâtrale.
6Comme l’écrit le journaliste critique René Solis, dans sa mise en scène de L’Illusion comique, Brigitte Jaques-Wajeman « ne se fait pas une montagne16 » de l’illusion. Au lever de rideau, cette dernière est d’ailleurs réduite au strict minimum comme pour rappeler les conditions de représentations françaises du xviie siècle dans lesquelles des spectateurs réels restaient toujours présents sur scène17. L’impression de « jeu-vidéo » dit en permanence l’appartenance du spectacle au pur ludique. Sur une scène dépourvue de décor, le spectateur voit en effet Pridamant, à la recherche de son fils, arriver dans un costume qui n’en semble pas un18 et venir s’asseoir sur une chaise à l’avant-scène devant un écran. Ainsi, personne dans la salle n’imagine que ce qui apparaît devant l’écran est la vie réelle de Clindor.
Captures d’écran personnelles
Mise en scène de Brigitte Jaques-Wajeman produite à la Comédie de Genève en 2004
7Au contraire, le spectateur prend immédiatement ses distances et imagine être face à une mise en scène qui laissera peu de place ou de possibilité à la magie de l’illusion cornélienne reposant sur la pièce enchâssée.
8Pourtant, à peine quelques minutes plus tard, la donne change car Pridamant, installé comme dans un salon ou bien un cinéma, est placé non seulement sur le côté de la salle mais dans une pénombre toujours croissante si bien que très vite, il est oublié et peut ainsi ensuite passer hors champ sans aucune difficulté comme le montrent les images de la captation ci-dessous.
Captures d’écran personnelles
Mise en scène de Brigitte Jaques-Wajeman produite à la Comédie de Genève en 2004
9Il en va de même pour Alcandre qui manie l’illusion. Ce personnage de metteur en scène en baskets est en effet pour sa part toujours situé dans la pénombre de la salle, au même niveau que les spectateurs ou presque. Plus exactement, il est placé à moitié dans les dessous, à la place du chef d’orchestre et dans la fosse, si bien que sa présence passe également totalement inaperçue dès qu’il se tait. Le spectateur se retrouve seul devant l’écran. Il n’y a plus pour lui de frontière visible entre les scènes et les espaces enchâssés si bien qu’il glisse soudain aisément dans la fiction interne présentée. En d’autres termes, avec une forme de continuité déconcertante, le spectateur perd ici à la fois la notion de dédoublement et la notion écranique. Comme dans les jeux vidéo, et sans pourtant qu’aucune image numérique ne soit projetée, l’écran fait moins, voire, ne fait plus écran et permet le glissement continu du public dans la fiction enchâssée dont il ne voit plus les flux ou limites puisqu’il est totalement immergé. Au dénouement, d’ailleurs, alors que le fameux « professeur-Régnault-aux-baskets19 » laisse tomber sa redingote, Pridamant réapparaît, s’adresse directement au public puis rejoint la salle obscure à son tour comme pour confirmer cet effacement des limites, des espaces et des publics qu’a provoqué l’écran précédemment.
Capture d’écran personnelle
Mise en scène de Brigitte Jaques-Wajeman produite à la Comédie de Genève en 2004
10Plutôt que de nous distancier comme nous l’avions initialement soupçonné, le costume de ville de Pridamant qui pourrait être le nôtre, tout comme les chaussures sportwear du mage, conforte donc une ultime fois le caractère interchangeable de nos tenues et de nos identités. Désormais, et plus que jamais, tout ce qui est apparu à l’écran va sembler au spectateur réel, réseau, apparence circulaire et redoublement infini dans lequel il a pu et pourra de nouveau, se projeter totalement ou bien s’immerger sans aucun filtre. En voyant Pridamant passer par la salle, plus ou moins vêtu comme nous, le public se demande ainsi avec une grande perplexité et bien souvent sans trouver de réponse ferme, si ce dernier s’enfuit vers la pièce de Clindor, vers le monde du théâtre du xviie siècle ou bien vers notre réelle scène parisienne contemporaine ? Brigitte Jaques-Wajeman avait, il est vrai, promis « une Illusion comique très cinématographique20 » et ce, au sens d’André Bazin, c’est-à-dire une approche dans laquelle l’écran de cinéma, comme dans la Nouvelle Vague, doit nous faire plonger non pas dans « une autre scène ou une autre dimension » mais au contraire dans le réel pour le découvrir tel que l’on ne voit pas spontanément. Il doit, comme chez Godard ou Resnais, nous y plonger pour le « réaliser ». Sans doute, est-ce encore pour obéir à cette volonté qu’au dénouement, Brigitte Jaques-Wajeman insère enfin un nouveau jeu métathéâtral teinté d’un réalisme (biographique) vertigineux. Elle remplace en effet le moment où, dans le texte de Corneille, les comédiens comptent leur recette par une « première lecture » du Cid (derrière l’écran) qu’ils joueront bientôt. Or, Le Cid est la pièce que Corneille fournira à la troupe de Mondory durant l’hiver de 1636-1637 et que Brigitte Jaques-Wajeman elle-même donnera à la Comédie-Française un an après ! Le public perd ainsi ses derniers repères et ne parvient plus à garder en mémoire sa carte mentale des fictions ou bien sa conscience des différents niveaux enchâssés.
11À l’inverse, la réalisation télévisuelle de Robert Maurice débute sur la projection d’une image nette et vive : celle de l’œil de Pridamant, vu en très gros plan et sur la rétine duquel on voit son fils en photogramme se débattre.
Photogramme du téléfilm de L’Illusion comique crée par Robert Maurice en 1970,
dans Le Théâtre dans le théâtre, L’Illusion comique, dir. Catherine Treilhou-Balaudé, Centre national de documentation pédagogique, 2009, p. 46.
12Grâce à cette image liminaire d’un œil sur un écran dont les contours sont de surcroît soulignés par un cadre noir, le spectateur comprend ici de façon plus rapide encore qu’il est face à une pièce typiquement dix-septièmiste dans laquelle les jeux de regards vont être multiples, les spectateurs / observateurs dédoublés, et où, comme le disait plus plaisamment Christian Biet, « la télévision va l’observer autant qu’il l’observe21 ». Ce sentiment se confirme ensuite lorsque la pièce en soi commence et que Dorante et Pridamant apparaissent comme en incrustation dans une sorte de laboratoire futuriste empli de fumée et de bizarres machines.
Captures d’écran personnelles
Téléfilm L’Illusion comique crée par Robert Maurice en 1970
13Les deux personnages de la pièce-cadre conversent au rythme d’une étrange musique électronique si présente qu’elle concurrence leur texte. Puis, après différents effets de zooms, Alcandre en négatif approche, auréolé d’une couleur orange, l’écran devient noir et le mage fait apparaître des costumes sans têtes ou des vêtements animés qui y changent de couleurs et décrivent déjà les activités de Clindor !
Captures d’écran personnelles
Téléfilm L’Illusion comique crée par Robert Maurice en 1970
14Enfin, quatrième temps de cette prodigieuse exposition : de nouvelles images de personnages entiers sont incrustées dans le laboratoire de science-fiction qui se voit remplacé par une toile de fond illustrant une sorte de friche industrielle. Sur cette dernière, en faisant toujours fi de toute chronologie logique, les acteurs de la pièce interne en costumes du début du xviie siècle apparaissent, tandis que Alcandre et Pridamant déambulent en petit au milieu de l’écran, puis au premier plan, avant finalement de se fondre en eux et d’y disparaître ! Bien que très furtif, cet effacement progressif des spectateurs externes, pour ne pas dire cette dissolution ontologique dans les acteurs internes, est visible notamment sur la dernière capture d’écran ci-dessous.
Captures d’écran personnelles
Téléfilm L’Illusion comique crée par Robert Maurice en 1970
15Dès le générique initial et pendant les premières minutes de la création télévisuelle de Robert Maurice, une telle avalanche d’effets spéciaux sonores et d’effets d’optique pointe donc du doigt l’illusion théâtrale et expose au grand jour le principe de théâtre dans le théâtre ! Le spectateur redouble de méfiance et imagine alors que toute la pièce enchâssée va se dérouler sur ce mode télévisuel ou cinématographique distanciatif.
16Pourtant, contre toute attente, à partir de la scène 2 de l’acte II et de la dix-huitième minute de cette production, la stratégie écranique mise en place semble évoluer et, comme le dernier exemple l’annonçait subtilement, la présence des spectateurs internes devient de moins en moins nette et importante. Les écrans laissent de plus en plus perplexes : comme dans une partie de cartes, on se demande ce que leur dos, au motif souvent intéressant et bien dessiné à l’époque de Corneille, peut cacher à l’arrière – seul le donneur omniscient le sait ! –, quelle surprise réservera le moment où tel ou tel d’entre eux sera retourné / dissous et révélera sa face particulière, à quelles fins cette face enfin visible sera abattue. Alcandre et Pridamant disparaissent même complètement pendant près de dix minutes. En proie à un véritable black out, le spectateur perd alors ses repères plus brutalement encore que dans la production précédente et se retrouve immergé à son tour dans la pièce interne télévisuelle à laquelle il croit d’autant plus. Sans plus aucune conscience des frontières ou des flux, il pénètre soudain dans l’écran ou bien de l’autre côté et se retrouve, tel un gamer derrière les personnages de Clindor et d’Isabelle avec lesquels il navigue. In fine, cette plus longue et plus lourde démonstration du stratagème illusionnel initial mise en place par Robert Maurice n’avait donc d’autre finalité que de mieux lui permettre de faire glisser ses téléspectateurs dans sa nouvelle forme de téléfictionnalité enchâssée et de la légitimer. On en veut pour preuve le fait que ce procédé de disparition complète des spectateurs internes sera ensuite repris assez régulièrement dans cette création de la même façon.
17À l’acte IV, scène 10, lorsqu’il s’agit d’« évoquer les fantômes nouveaux » par exemple, même stratégie : Alcandre et Pridamant, réapparaissent brièvement de dos devant des projections d’ombres chinoises et des photogrammes puis disparaissent complètement de l’écran et laissent place un long moment à des images animées en noir et blanc.
Capture d’écran personnelle
Téléfilm L’Illusion comique crée par Robert Maurice en 1970
18Et à la fin de la pièce interne encore, les deux spectateurs internes ressurgissent face caméra, au son de « voyez ces funérailles » mais se mettent presque immédiatement de dos puis de biais pour mieux disparaître à nouveau.
19Reste leur voix que l’on entend encore très mal car le plus important est l’image intérieure projetée, celle ci-dessous, en fond rouge et blanc de la troupe de comédiens qui reprend la route et partage son butin. Cette répétition ultime d’un nouvel effacement de la présence de Pridamant et Alcandre semble donc sceller le destin des spectateurs internes : la disparition devant la fiction en un mot, l’immersion. On peut voir là une figuration de la passion, de la fièvre du jeu, qui fait oublier que ce n’est pas de la vraie vie.
Photogramme du téléfilm de L’Illusion comique crée par Robert Maurice en 1970, dans Le Théâtre dans le théâtre, L’Illusion comique, dir. Catherine Treilhou-Balaudé, Centre national de documentation pédagogique, 2009, p. 55
20Ainsi de façon fort juste et prémonitoire, ce que nous montrent tout d’abord les écrans et la disparition systématique de leurs spectateurs internes dans les mises en scène de Brigitte Jaques-Wajeman et Robert Maurice, ce sont peut-être les possibilités immersives voire les dangers liés à l’avènement d’une société des écrans et de la télévision. Ils nous indiquent qu’un monde où il n’y a pas d’autre scène, et où tout est continu et en boucle est aussi « un monde où l’on ne rêve plus puisqu’il n’y a plus […] de trou (buñuelien) dans le ruban des images qui défilent22». Ce qui invite également à le penser, ce sont les jeux écraniques plus nombreux encore, qui dans ces réalisations, répondent à une stratégie dominante de distanciation. Poursuivons donc notre exploration de ces deux mises en scènes afin de détecter ces moments où l’écran est surtout un intermédiaire entre le référent et sa perception et introduit nécessairement l’idée d’un écart temporel entre la scène et la salle. Observons ces temps où ces premiers visent à réinstaurer un centre et une ou des périphéries, une référence ou des marges et rompent, par à-coups et saccades, la ronde des apparences où sont jusque-là plongés les spectateurs des deux productions. Analysons, en somme, comment Brigitte Jaques-Wajeman et Robert Maurice jouent de l’écran pour rappeler au spectateur de L’Illusion comique qu’il est face à du théâtre dans lequel on lui parle et on lui montre du théâtre.
21Chez Brigitte Jaques-Wajeman, à la fin de la première scène de l’acte II, lorsque Pridamant disparaît dans la pénombre et que s’ouvre la seconde scène, Matamore arrive sur scène devant un écran bleu nuit vêtu d’un plastron guerrier et… d’un tutu rose bonbon à la Savary, qui soulignent l’irréalité de son personnage. De surcroît, son maquillage mêlant teint de papier mâché et joues ultra fardées exacerbe aussi sa théâtralité. Enfin, détail technique s’il en est, il descend sur scène et devant l’écran, via des câbles le transformant en une vulgaire marionnette, voire un pantin maladroit et volant à demi, puisqu’il va ensuite multiplier les cabrioles ratées grotesques et discréditantes. Le spectateur capté par ces éléments criants oublie bien moins vite l’écran ainsi que Pridamant et conserve finalement plus longtemps une forme de distance critique. Dans son article intitulé significativement « sans illusion ni comédie », Marie-Laure Atinault confirme cet effet distanciatif en désignant le résultat comme « un pur produit du Magic Circus23 ». Grâce à ce nouveau dispositif composé autour de l’écran bleuté, et cette fois autrement que dans les films, la conscience du théâtre, et le théâtre même ressurgissent donc soudain et brisent la continuité des images précédentes. En d’autres termes, l’écran et les accessoires qui y sont associés parviennent à sortir le spectateur de la tentation de l’immersion et à réinstaurer une frontière entre fictions et réalité, ou à conserver des limites entre comédiens (fiction 1), public interne (fiction 2) et public externe.
Capture d’écran personnelle
Mise en scène de Brigitte Jaques-Wajeman produite à la Comédie de Genève en 2004
22En outre, au dernier acte, Brigitte Jaques-Wajeman place les comédiens de la pièce intérieure non plus devant mais cette fois, derrière le grand écran qui voile la scène. Alors que le reste du plateau demeure dans l’ombre, elle éclaire aussi les acteurs internes faiblement, par des latéraux dirigés uniquement sur le haut de leurs corps et sur leurs costumes qui pendent du plafond. Grâce à cette technique audiovisuelle ostensiblement et clairement revendiquée ainsi que ce non décor (ou bien si l’on préfère ce décor de décor), le public est gagné par cette lumière trouble et immatérielle et a soudain l’impression d’être face à un étrange écran parlant. Sa perception se teinte alors d’un profond onirisme qui en retour lui rappelle constamment le subterfuge théâtral auquel il assiste ainsi que le glissement vers le second niveau dramatique. Brigitte Jaques-Wajeman va néanmoins plus encore dans la dénonciation de l’illusion en mettant également en place devant la toile, et en plein centre cette fois, non seulement le spectateur interne qu’est Pridamant, mais aussi, un projecteur de studio cinématographique. Quand bien même il le souhaiterait, impossible ici pour le spectateur de se laisser aller ne serait-ce qu’un instant aux charmes de l’illusion et à une immersion dans la virtualité. La scène où est Pridamant le tient et se tient en effet bien à distance de l’écran et de ce qui s’y passe. Elle fait finalement écran à l’écran comme capacité de résister à la disparition via cet écran qui au début de la pièce encore faisait écran…
Captures d’écran personnelles
Mise en scène de Brigitte Jaques-Wajeman produite à la Comédie de Genève en 2004
23Chez Robert Maurice, on remarque également que Pridamant a beau disparaître ponctuellement, il revient aussi à intervalles réguliers et cette fois au premier plan. Toutes les dix minutes environ, le leitmotiv de l’œil de Pridamant ou bien de son visage surgissent en effet en gros plan, comme pour rappeler au spectateur sa présence permanente dans la comédie cornélienne dans la grotte / coulisse / officine d’Alcandre. Ses yeux et son visage qui envahissent ainsi tout l’écran empêchent alors le spectateur de se laisser totalement immerger par la fiction. En insistant sur le mouvement de l’œil, son fond blanc et ses vaisseaux c’est-à-dire ses flux ou connexions sanguines, Robert Maurice indispose à son tour son téléspectateur et l’oblige à sortir de sa zone de confort pour s’interroger sur sa propre vision ou perception de l’écran blanc ainsi que sur sa conscience personnelle des différents canaux, flux analogiques et numériques24 et enfin sur les frontières visuelles et virtuelles qu’il va voir.
Captures d’écran personnelles
Téléfilm L’Illusion comique crée par Robert Maurice en 1970
24De surcroît, dans ces gros plans oculaires, Robert Maurice s’attache à laisser une petite zone de reflet blanc sur la rétine qui correspond à la lumière de la caméra et rappelle donc toujours au public sa présence, à la manière d’un Velázquez dans Les Ménines. Grâce à ce reflet dans l’écran de l’écran, ce réalisateur ajoute donc au final, un nouveau niveau d’enchâssement renforçant encore le jeu sur le desengaño de « l’illustre monstre » de Corneille.
25Enfin, lorsque la pièce interne se termine et que le spectateur se retrouve face à l’écran rouge des comédiens de Clindor, une porte blanche s’ouvre et soudain le spectateur fait face à Alcandre et ses comédiens en tenue de ville. Ces derniers entrent alors dans un studio de montage et d’effets spéciaux où la dramaturgie télévisuelle a été probablement réalisée. Un court plan sur une caméra et une maquette qui a pu servir à figurer le laboratoire du mage est ensuite entrecoupé par le passage au premier plan de tous les comédiens qui se dirigent en file vers une porte menant encore on ne sait trop où. Enfin, un long travelling arrière a lieu afin de nous laisser apercevoir l’ensemble du studio de tournage, des projecteurs et de l’envers du décor.
Captures d’écran personnelles
Téléfilm L’Illusion comique crée par Robert Maurice en 1970
26Incontestablement donc, pour Robert Maurice, le spectateur ne doit jamais complètement s’immerger dans la fiction et l’écran par sa présence et sa matérialité est une carte à jouer pour le rappeler selon diverses dispositions. En d’autres termes, là encore et de façon très tautologique ou réflexive, l’écran apparaît comme un procédé contre les dangers de l’écran, un dispositif mettant en lumière ses propres limites et préfigurant ainsi en quelque sorte l’essoufflement postérieur du théâtre à la télévision25.
27Seulement voilà, à interdire et avertir sans cesse de l’illusion théâtrale, a fortiori, celle de la pièce enchâssée, à coups d’abus de photogrammes surgissant parmi les multiples surimpressions ou de nombreux effets spéciaux sonores et visuels, Robert Maurice risque de lasser un public dont l’œil de surcroît est désormais rompu à de plus discrets effets spéciaux26. Ci-dessous, deux clichés démontrent en effet le phénomène de saturation visuelle que ces techniques peuvent aisément engendrer pour le spectateur. Pire encore, Robert Maurice peut aussi ainsi rendre complètement superflu ce moment où le metteur en scène cornélien demande à ses comédiens d’ôter leurs costumes sur la scène. En quelque sorte le spectateur de la partie devine trop tôt quelle est la « main » des joueurs qu’il a sous les yeux. Cette rupture avec le texte ou cet abandon de l’effet de surprise cornélien est d’autant plus probable que dans sa production télévisuelle, la musique électronique couvre toujours très fortement les propos de la pièce cadre. « Car ici, le texte n’est qu’un élément de la partition de la fable. Robert Maurice, […] sait que les effets spéciaux et la musique engageront la curiosité de son public, même s’il faut, pour cela, céder sur le terrain du texte27 », confirme en effet Christian Biet.
Photogrammes du téléfilm de L’Illusion comique crée par Robert Maurice en 1970, dans Le Théâtre dans le théâtre, L’Illusion comique, dir. Catherine Treilhou-Balaudé, Centre national de documentation pédagogique, 2009, p. 96-97
28De même, à force de jeux circassiens ou cinématographiques pour figurer la métathéâtralité dramatique, le dispositif écranique de Brigitte Jaques-Wajeman attire constamment l’attention du spectateur sur l’artificialité de la représentation comme « convention consciente28 ». Au lieu de tirer les leçons de son prédécesseur, Brigitte Jaques-Wajeman finit ainsi, comme Robert Maurice, par faire disparaître l’effet de découverte progressive de l’illusion enchâssée souhaité par Corneille. Si les critiques ont semblé vite oublier la production de Robert Maurice29 et qu’elles n’ont pas été tendres avec cette metteur en scène cinéphile30, c’est donc que, peut-être trop fascinée par le cinéma, comme Robert Maurice l’était par l’écran cathodique, Brigitte Jaques-Wajeman montre tant comment l’œuvre est fabriquée ou quelle est l’essence de l’illusion que l’on ne parvient plus, au final, contrairement à ce qu’elle souhaitait et qu’elle avait bien pressenti chez Corneille, à être victime durablement de son pouvoir31. Mettre en scène une pièce aussi complexe, des siècles après les premières représentations d’une pièce, c’est aussi, tel le poète, « hasarder » … L’adresse pour réussir les « coups » doit être grande. Faut-il condamner ces stratégies écraniques pour autant ? Ce serait omettre la profonde réflexion sur la nature spécifique du théâtre que ces dernières véhiculent et ainsi leurs étonnantes capacités performatives !
29De fait, au-delà, de l’illusion, ce que parviennent à mettre au jour les écrans de Brigitte Jaques-Wajeman et de Robert Maurice, ce n’est rien de moins qu’une nouvelle matérialité de l’espace ! En effet, lorsque sur la scène de Genève, le spectateur est confronté à un grand écran sur lequel la couleur bleue, couleur traditionnelle des écrans, est projetée avec une luminosité croissante, l’espace du fond de scène qui jusque-là n’était pas vraiment perceptible ou qui était en tout cas peu palpable se voit progressivement incarné et comme matérialisé. Une courbe invisible se révèle même soudain à notre regard et donne à l’espace scénique où va avoir lieu cette pièce métathéâtrale une circularité fort intéressante32 .
Capture d’écran personnelle
Mise en scène de Brigitte Jaques-Wajeman produite à la Comédie de Genève en 2004
30La perception de Matamore et de son corps y surgissant ensuite changent aussi. Malgré ses ficelles, son costume volumineux et ses maladroites cabrioles, il devient presque plus lisse, plus plat et finalement moins présent physiquement. En d’autres termes, il prend d’autant plus une allure de figurine de papier mâché ou d’une chimère fantasque dont le spectateur remet plus encore en question la réalité. Dans l’Examen de sa comédie, en 1660, Corneille écrit que, de ce personnage, « il ne se trouve point d’original parmi les hommes »…
Capture d’écran personnelle
Mise en scène de Brigitte Jaques-Wajeman produite à la Comédie de Genève en 2004
31Robert Maurice avait déjà parfaitement compris ce changement de perception du corps du comédien chez le spectateur provoqué par l’écran, et c’est certainement pour cela aussi qu’il avait collé, lui, des images en deux dimensions aux côtés de celles des captations du corps de ses comédiens.
Capture d’écran personnelle
Téléfilm L’Illusion comique crée par Robert Maurice en 1970
32Une juxtaposition telle que nous pouvons la revoir sur la photo ci-dessus, exactement comme les autres types de collages fort nombreux que propose cette production33, lui permettait en effet déjà de gommer l’effet lissant et déréalisant de l’écran pour tenter plutôt de redonner une nouvelle et inédite forme de présence physique aux comédiens de sa production télévisuelle. Ici, le corps d’Alcandre positionné de nouveau de profil, comme pour en souligner l’épaisseur contrairement à l’image plane à côté, devient en effet autre à son tour. Désormais, il dégage et acquiert une présence détachée des contraintes physiques habituelles. Ses pas et sa démarche en témoignent – comme celle de Pridamant d’ailleurs, puisque tous deux se déplacent comme s’ils volaient ou glissaient sur l’écran – tout en annonçant le vol légèrement surréaliste du futur Matamore de Brigitte Jaques-Wajeman.
33Ainsi, plus que Brigitte Jaques-Wajeman, Robert Maurice, est parvenu ici et parvient encore indéniablement, à faire émerger chez le spectateur non seulement une nouvelle conscience de sa perception de l’espace scénique mais aussi à développer son attention à l’égard du corps du comédien et ses nécessités de présence physique. En d’autres termes, avec l’écran et ses jeux d’écrans, dès 1970, Robert Maurice, crée du sensible dans la perception du spectateur de façon nettement plus marquée que chez Brigitte Jaques-Wajeman. L’écran ouvre encore plus les potentialités de l’apparition du corps du comédien et par là même ouvre aussi les possibilités perceptives du spectateur pour, en fait, mettre en place ce qu’Hervé Guay appellera ensuite une « communication performative34 ». Or via cette dernière, il réussit in fine à provoquer ce que Brigitte Jaques-Wajeman ne cessait de nous suggérer : « l’engagement corporel du spectateur35 ». Voici donc venu le temps d’aborder la question de la coprésence interrogée finalement par les écrans dans ces deux productions.
34En percevant les écrans dans ces deux mises en scène, les spectateurs prennent enfin conscience du rôle nouveau que peut avoir l’écran non plus en tant qu’intermédiaire permettant de distinguer réalité et fiction ou fiction et fiction enchâssée, mais en tant qu’actualisation de la présence ici et maintenant du comédien performeur qui nous est si proche36. En d’autres termes, ce que nous montrent Brigitte Jaques-Wajeman et Robert Maurice finalement, c’est que l’écran peut faire bien plus que plus le lien entre deux temps ou deux espaces différents, il peut rendre visible ou sensible ce qui est invisible dans l’expérience de la coprésence théâtrale. En voyant le comédien à l’écran en direct37, que ce dernier soit devant ou derrière celui-ci peu importe, à chaque fois, le spectateur voit en effet que le présent se divise en lui-même et « sépare le corps pour le re-présenter38 ». Il accède ainsi enfin à cette notion physique de coprésence qui fonde et définit l’essence même de l’expérience théâtrale. Gabrielle Girot le confirme en ces termes : « Le corps est à la fois la modalité d’être au monde du comédien sur la scène mais aussi du spectateur dans la salle et c’est ce corps qui donne sens à l’espace et le temps de leur coprésence39. »
35Somme toute, à partir d’un écran, si souvent associé au monde cinématographique ou désormais aux secteurs des jeux-vidéos et des réseaux sociaux, Brigitte Jaques-Wajeman et Robert Maurice parviennent à une gageure : rappeler l’essence même du théâtre. Plus que d’utiliser les écrans pour jouer sur l’illusion et la désillusion, plus que de s’en servir comme un simple jeu au service de l’art de la surprise ou de l’étrange ballet entre engaño et desengaño de L’Illusion comique, ces deux metteurs en scène, montrent avec l’écran que le théâtre est le lieu des limites et le lieu des présences physiques. Ils nous permettent de comprendre que le théâtre n’est pas tension entre absence et présence, il est présence, il est « être-là » ainsi que différents états de corps et états de perception de la présence des corps : L’Illusion comique n’est pas seulement une mise en abyme, faite pour abuser et désabuser c’est également une ode aux acteurs40, Clindor les incarnant tous. Car, comme l’a compris aussi Gabrielle Girot, le corps des comédiens ne disparaît pas dans sa confrontation avec l’écran, au contraire, l’écran permet au corps d’apparaître dans ses différents états, au corps du comédien d’être perçu dans les différentes possibilités de sa corporalité, sa temporalité et sa spatialité, au corps du spectateur de percevoir et de vivre physiquement41 ces temporalités et ces spatialités. La communication entre comédien et spectateur passe par l’écran, non comme un intermédiaire ou un relais mais comme la communication elle-même. Cette expérience d’une perception mouvante est nommée par Erika Fischer-Lichte, « une multistabilité perceptive42 » et c’est ce qui fonde le « théâtre performatif43 ». Ainsi, par les relations qu’il provoque entre les corps des comédiens et ceux des spectateurs, par le dialogue entre la scène et la salle qu’il instaure, l’écran dans ces deux mises en scène devient lui-même performatif ! Il nous fait entrer dans la partie, nous donne à vivre « les cadres relationnels44 » et matérialise donc parfaitement – n’en déplaise à certains critiques45 – les enjeux esthétiques, ontologiques et philosophiques du théâtre à son miroir46 de l’exceptionnelle pièce de Corneille. Nous estimons qu’à l’instar de ce dernier nos deux metteurs en scène ont réussi leur défi au jeu de l’hombre.
1 Il est bien entendu, vu la date de L’Illusion comique, que le jeu n’était pas encore ainsi désigné. On l’appelait alors la triomphe espagnole, dans laquelle de type de défi de « l’homme » (hombre), le mot insistant sur la vaillance, existait néanmoins déjà comme le prouvent certains jeux de mots dans les comedias. En France, dès les années 1630, il existait bien un « jeu de l’homme » – appelé aussi la bête, par inversion de point de vue, celui qui lançait un défi risquant de se ridiculiser –, mais il était moins complexe. Voir l’introduction générale de ce volume, et la note 19 du prélude à la troisième partie de ce volume.
2 Deuxième version de l’Épître de L’Illusion comique [Texte de 1639], éd. Liliane Picciola, dans Pierre Corneille, Théâtre complet, Paris, Classiques Garnier, 2017, tome II, p. 561.
3 « Qu’on en nomme l’invention bizarre et extravagante tant qu’on voudra, elle est nouvelle, et souvent la grâce de la nou-[vo]veauté, parmi nos Français, n’est pas un petit degré de bonté », ibid., p. 431-432.
4 Selon la formule de Liliane Picciola, ibid., p. 405.
5 Titre simplifié que donna Corneille à sa pièce en 1660 et qui, comme le rappelle Liliane Picciola « place non seulement quatre scènes du cinquième acte mais l’ensemble de ce qui est montré par Alcandre sous les auspices de la trompeuse similitude entre la réalité et la fiction », ibid., p. 391.
6 Voir sur ce point également l’édition précédemment citée de L’Illusion comique dans laquelle Liliane Picciola explique que les trois actes centraux de L’Illusion comique pourraient constituer une première pièce enchâssée et donc un triple enchâssement, p. 387-392.
7 Nous empruntons cette expression à Liliane Picciola, ibid., p. 377.
8 Ibid., p. 560.
9 Deuxième version de l’Épître, ibid., p. 561.
10 « Voir beau jeu » expression utilisée par Corneille dans L’Illusion signifiant « découvrir les bonnes cartes que l’adversaire a en main pour réaliser de beaux coups », ibid., p. 466.
11 La participation de François Regnault mérite d’être notée car elle est double, il est à la fois conseiller dramatique en coulisses et interprète d’Alcandre sur scène.
12 Expression utilisée également par Corneille signifiant prendre la carte de son adversaire avec une supérieure « en tirer profit », ibid., p. 92.
13 Christian Biet, « Ouverture / Fermeture : jeux sur l’illusion et figuration du processus théâtral », article publié dans Baccalauréat Théâtre, L’Illusion comique, SCEREN-CNDP, 2008 et disponible en ligne : https://eduscol.education.fr/odysseum/ouverture-fermeture-jeux-de-lillusion-et-figuration-du-processus-theatral, page consultée le 30 novembre 2021.
14 Écran de télévision à tube cathodique chez Maurice, toiles tendues chez Wajeman, les supports écraniques sont différents.
15 « Dans la majorité des jeux vidéo, l’interface fait partie intégrante de l’expérience. Pas dans Dead Space. En effet, ce jeu de tir à la troisième personne doit son fort pouvoir d’immersion à son interface masquée. Par exemple, la barre de santé y est représentée par un tube incandescent à l’arrière du costume de votre personnage. Idem, le niveau de munitions est indiqué par l’affichage holographique de votre arme. De cette façon, vous profitez au mieux de l’environnement du jeu, sans être distrait par son interface. Dans ces conditions, les confrontations avec les affreux Nécromorphes deviennent beaucoup plus réalistes et immersives ! ». Source : https://www.coupleofpixels.be/archive/2020/07/02/les-jeux-video-les-plus-immersifs.html, page consultée le 30 novembre 2021.
16 René Solis, « Corneille en illusions d’optique », Libération, le 20 janvier 2005, disponible en ligne : https://next.liberation.fr/culture/2005/01/20/corneille-en-illusions-d-optique_506684, page consultée le 30 novembre 2021.
17 On renvoie sur ce point aux travaux scénographiques d’Anne Surgers ainsi qu’à la partie de notre thèse qui y est consacrée p. 556 et suivantes, dans Théâtres à leur miroir (xviiᵉ-xxᵉ siècles). Facettes françaises et francophiles d’un procédé à l’espagnole, thèse de doctorat soutenue en 2014 et disponible en ligne.
18 Marie-Laure Atinault écrit ainsi : « Le tort en revient, en premier lieu, aux costumes. On le sait, il est de bon ton de monter une pièce avec des costumes décalés. Cette fois donc, pas de col de dentelle, point de bottes cavalières mais de bons complets vestons, façon années 30. », dans « Sans illusion ni comédie », Web Théâtre du 27 janvier 2005, article disponible en ligne : https://webtheatre.fr/L-illusion-comique-526, page consultée le 30 novembre 2021.
19 Christian Biet, « Ouverture / Fermeture : jeux sur l’illusion et figuration du processus théâtral », art. cité.
20 René Solis, « Corneille en illusions d’optique », art. cité.
21 Voir aussi Le Théâtre dans le théâtre, op. cit., p. 54.
22 Olivier Mongin, « Le théâtre, la scène, la fête et la société des écrans », Communications, 2008/2 (no 83), p. 229-236.
23 Marie-Laure Atinault, « Sans illusion ni comédie », art. cité.
24 Rappelons qu’au cours des années 1950, on transforme les signaux audiovisuels analogiques en séquences écrites dans un code numérique décryptable uniquement par les ordinateurs : l’image numérique. De là va émerger dans les années 1970 justement, les premières images artificielles ou images de synthèse qui ont envahi ensuite la création audiovisuelle, les arts plastiques et les jeux vidéo. Robert Maurice se situe donc en plein cœur de cette révolution entre analogique et numérique et y fait nécessairement allusion.
25 Le théâtre en direct, est-il utile de le rappeler, ne cessera en effet d’apparaître ensuite, du moins jusqu’à la fermeture nationale des théâtres, de plus en plus « hors-jeu ». L’échec public en 2007 d’une représentation télévisuelle montée par le Français du Cyrano en est une confirmation qui mérité peut-être d’être ici rapportée.
26 On peut se demander quelle serait la réception d’une classe de lycéens aujourd’hui face à une réalisation si distanciée si saccadée et virtualisée, à une heure de surcroît où nous aspirons tous à renouer avec le théâtre « en chair et en os ».
27 Christian Biet, « Ouverture / Fermeture : jeux sur l’illusion et figuration du processus théâtral », art. cité, qui écrit aussi : « mais ici, la musique et le son sont mis au premier rang, tout autant, voire plus, que le texte prononcé afin qu’un dialogue à trois ait lieu entre le son, l’image et le texte ou bien encore. »
28 Expression utilisée et théorisée par P. Pavis, dans Vers une théorie de la pratique théâtrale : voix et images de la scène, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2000, p. 273.
29 On est en effet assez surpris de constater son anonymat sur la toile.
30 « Il me semble néanmoins qu’il y a aujourd’hui un antre magique dans lequel apparaissent des spectres : c’est le cinéma, qui a toujours été pour moi le lieu même de l’illusion. Il me paraît intéressant de s’y référer dans la pièce, et je voudrais plutôt faire d’Alcandre un grand réalisateur, un Fellini par exemple. Matamore est d’ailleurs un personnage très fellinien qui travaillerait dans un studio de cinéma et déciderait de montrer des fragments de son film », dans Entretien avec B. Jaques-Wajeman d’Arielle Meyer Macléod du 1er novembre 2010 dans le cadre du projet Homère, disponible en ligne http://projethomere.blogspot.com/2010/11/lillusion-comique-un-entretien-avec.html, page consultée le 30 novembre 2021.
31 Alors que, comme le rappelle Alexandre Demidoff, Brigitte Jaques-Wajeman disait « L’idéal, c’est de comprendre comment l’œuvre est fabriquée et d’être victime de son pouvoir », ici « Pas question de reconstituer par le costume ou le décor l’ambiance du xviie. Dans sa grotte, Alcandre propose à Pridamant un flash-back : le passé prend corps, entre présence et absence. Le cinéma n’est pas très loin : il y a du Fritz Lang dans Alcandre ; quant à Matamore, il paraît sortir d’un film de Fellini » (« Avec son Illusion comique, Corneille promet des merveilles à la Comédie », par Alexandre Demidoff, dans Le Temps du 20 septembre 2004, disponible en ligne : https://www.letemps.ch/culture/illusion-comique-corneille-promet-merveilles-comedie, page consultée le 30 novembre 2021).
32 Nous nous permettons sur ce point de renvoyer à notre article évoquant le lien profond entre les scènes circulaires et les pièces métathéâtrales : « Le Réseau 360° : bilan d’une première décennie », Revue Horizons/théâtre, Lieux de spectacles : architectures en devenir, à paraître.
33 Nous avons déjà évoqué par exemple, toujours collés aux côtés des spectateurs internes, les corps animés en négatifs, ou les tenues en couleurs sur écran noir ou bien encore les comédiens internes sur une toile de fond dessinée et la liste n’est pas exhaustive.
34 Hervé Guay, « L’acteur de théâtre et les écrans : du cadre relationnel proposé au spectateur », communication donnée le vendredi 13 juin 2014 lors des journées « L’acteur face aux écrans entre tradition et mutation (Prise I) » organisées par Josette Féral et Louise Poissant à l’Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3.
35 Gabrielle Girot, « L’écran dans les pratiques performatives du théâtre actuel », dans Le Jeu de l’acteur face aux écrans – entre tradition et mutation, LIRA – Sorbonne Nouvelle, UQAM, juin 2014, Paris, France.
36 Rappelons avec Hervé Guay que le modèle de la performance nous intéresse ici particulièrement parce qu’il « traduit surtout le refus […] de la séparation entre l’art et la vie. Le performeur s’adresse directement au spectateur sans prétendre élaborer une fiction, du moins, une fiction suivie. Le performeur n’endosse qu’occasionnellement un personnage qu’il délaisse souvent tout aussi vite », dans « La mémoire de la tradition spectaculaire dans le théâtre québécois », L’Annuaire théâtral, nos 53-54, printemps-automne 2013, p. 91-104, disponible en ligne https://id.erudit.org/iderudit/1031155ar, page consultée le 30 novembre 2021.
37 Chez B. Jaques-Wajeman la notion de « direct » est évidente et omniprésente, nous l’avons vu à travers nos analyses précédentes. Chez Robert Maurice, dans la mesure où il s’agit d’une production télévisuelle, cela est moins net et perceptible uniquement au niveau de la pièce enchâssée et des spectateurs internes. Elle n’en reste pas moins suggérée. Rappelons avec Hervé Guay que le modèle de la performance nous intéresse ici particulièrement parce qu’il « traduit surtout le refus […] de la séparation entre l’art et la vie. Le performeur s’adresse directement au spectateur sans prétendre élaborer une fiction, du moins, une fiction suivie. Le performeur n’endosse qu’occasionnellement un personnage qu’il délaisse souvent tout aussi vite », dans ibid.
38 Frédéric Maurin, « Usages et usures de l’image. Spéculations sur Le Marchand de Venise vu par Peter Stellars », dans Les Écrans sur la scène, dir. Béatrice Picon-Vallin, Lausanne, Éditions L’Âge d’Homme, 1998, p. 71-104.
39 Gabrielle Girot, « L’écran dans les pratiques performatives du théâtre actuel », art. cité.
40 On connaît la grande amitié qui liera le poète à Floridor ; il aimera évoquer le physique et la voix de Jodelet dans La Suite du Menteur. Beaucoup plus tard ses lettres à l’abbé de Pure montreront encore son attachement à l’interprétation des comédiens, en l’occurrences de comédiennes, Mademoiselle Beauchateau (lettre du 12 mars 1659), Mademoiselle Marotte et Mademoiselle des Œillets (lettre du 25 avril 1662).
41 Rappelons le « frémissement » que Corneille apprécia tant dans « l’assemblée » au moment de la représentation du Cid quand commençait la scène 4 de l’acte III (Examen du Cid de 1660).
42 Erika Fischer-Lichte, « Réalité et fiction dans le théâtre contemporain », Revue d’études théâtrales, Théâtres du contemporain, Presses universitaires Sorbonne Nouvelle, registre 11/12, hiver 2006-printemps 2007.
43 Gabrielle Girot, « L’écran dans les pratiques performatives du théâtre actuel », art. cité.
44 Hervé Guay, « L’acteur de théâtre et les écrans : du cadre relationnel proposé au spectateur », conf. citée.
45 On a déjà mentionné l’article dépréciatif de Marie-Laure Atinault mais on peut aussi renvoyer à l’article de Fabienne Darge dans Le Monde abordant également la mise en scène de B. Jaques-Wajeman sous un angle déceptif et intitulé d’ailleurs également significativement « Le jeu de miroirs séduisant d’une Illusion comique maintenue en surface », publié le 27 janvier 2005. Quant à la production de Robert Maurice, elle n’a pas vraiment délié les plumes à sa sortie et le relatif silence existant désormais autour d’elle atteste d’un regrettable mais réel oubli.
46 Nous nous permettons sur ce point de renvoyer à notre thèse intitulée Théâtres à leur miroir (xviiᵉ-xxᵉ siècles). Facettes françaises et francophiles d’un procédé à l’espagnole et disponible en ligne.
sous la direction de Liliane Picciola
© Publications numériques du CÉRÉdI, « Revue Corneille présent », n° 1, 2021
URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=1229.
Quelques mots à propos de : Séverine Reyrolle
Université de Reims Champagne Ardenne
EA 4299 – CIRLEP
Séverine Reyrolle a soutenu une thèse, Théâtres à leur miroir (xviiᵉ-xxᵉ siècles). Facettes françaises et francophiles d’un procédé à l’espagnole, qui lui a valu le prix extraordinaire de doctorat de La Complutense à Madrid et une triple qualification en littérature française, littérature comparée, et arts du spectacle par le CNU. Aujourd’hui Maître de conférences à l’Université Reims Champagne Ardenne, elle codirige un département de l’I.U.T. Reims-Châlons-Charleville. Spécialiste d’Eduardo Manet et d’auteurs cubains exilés, elle écrit surtout sur les influences du théâtre espagnol sur le théâtre français ou du théâtre français sur le théâtre d’Amérique latine, s’intéressant aux questions de scénographie et de genre, entre autres avec « Le Réseau 360° : bilan d’une première décennie » (à paraître dans la revue Horizons / théâtres), avec « Femmes françaises et théâtre cubain : Y’a d’la rumba dans l’air » (dans L’Atlantique littéraire au féminin, xx-xxie siècles : approches comparatistes, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2020), et avec « De l’écran noir au rideau rouge : pour une histoire du théâtre cinéphile » (dans Le Théâtre à (re)découvrir. Intermédia, inter-histoires, interlangues I, dir. Witold Wołowski, Berne, Peter Lang, 2018).