Sommaire
8 | 2017
Juan Ramón Jiménez: tiempo de creación (1913-1917)
Ce volume recueille les communications présentées lors du colloque « Juan Ramón Jiménez: Tiempo de creación (1913-1917) » organisé par Annick Allaigre et Daniel Lecler (Laboratoire d’Études Romanes EA 4385) les 19 et 20 mars 2015 au Colegio de España de la Cité Internationale Universitaire de Paris et à l’Université Paris 8 Vincennes – Saint-Denis. Coordonné par Daniel Lecler et Belén Hernández Marzal, l’ouvrage s’intéresse à une période de création particulièrement intense durant laquelle Juan Ramón a en partie forgé sa poétique. La réflexion s’articule en trois moments. Le premier est consacré à une figure décisive dans la vie du poète : celle de Zenobia Camprubí de Aymar, le second au poète comme traducteur, le troisième, enfin, à l’une de ses œuvres majeures, Platero y yo.
- Belén Hernández Marzal et Daniel Lecler Avant-propos
- Soledad González Ródenas « Pose de rareza » y « Hermana Risa ». Zenobia y la superación de la melancolía en la obra de Juan Ramón Jiménez
- José Julián Barriga Bravo et Nuria Rodríguez Lázaro Reivindicación intelectual de Zenobia Camprubí
- Annick Allaigre Mallarmé par Juan Ramón Jiménez, à rebours du splendide isolement ?
- Philippine Guirao Juan Ramón Jiménez, traducteur de Paul Verlaine
- Daniel Lecler Du visible à l’invisible dans Platero y yo et Don Quijote de la Mancha
- Jorge Urrutia Hacia la significación ideológica de Platero y yo
- Dominique Bonnet Un nuevo Platero, fruto de la influencias literarias comunes a Jean Giono y Juan Ramón Jiménez
- Belén Hernández Marzal Gilberto Owen a la sombra de Juan Ramón
- Virginie Giuliana « Un retrato es ante todo un documento » : la galerie des hommes illustres de Juan Ramón Jiménez et Joaquín Sorolla
- Bénedicte Mathios Amour, arts visuels, et rythmes(s) du journal dans Diario de un poeta recién casado
- Claude Le Bigot L’alternance poésie et prose dans le Diario de un poeta reciencasado de Juan Ramón Jiménez (1917) : une crise de croissance de la modernité poétique
- Marie-Claire Zimmermann Sur la genèse d’une écriture poétique : Piedra y cielo, de Juan Ramón Jiménez
8 | 2017
Juan Ramón Jiménez, traducteur de Paul Verlaine
Philippine Guirao
1L’ouvrage intitulé Música de otros, traducciones y parafrasis1 nous donne à voir et à lire le travail de traduction auquel Juan Ramón Jiménez s’est livré pendant plus de cinquante ans et ce, parallèlement à la composition de son œuvre poétique. C’est donc sous cet angle que nous allons aborder la figure de Juan Ramón Jiménez et plus particulièrement par le biais de l’analyse comparative de deux de ses traductions de Paul Verlaine, à savoir : « Claire de lune » et « Mandoline » réalisées entre 1898 et 1912.
2Ces deux poèmes paraissent pour la première fois dans la revue La gazette rimée2 le 20 février 1867 sous les titres de « Fêtes galantes » pour le premier et de « Trumeau » pour le second. Verlaine les intégrera plus tard dans son recueil de poèmes intitulé : Fêtes Galantes3 – publié en 1869 – pourtant, ces deux poèmes s’inscrivent très nettement dans la continuité des Poèmes saturniens4. Publié en 1866, le recueil Poèmes saturniens – premier recueil de Verlaine – révèle son penchant pour la mélancolie et la fatalité à travers des poèmes qui décrivent une réalité investie par le rêve et qui reflètent l’indécision et le flottement de l’âme.
3Bien que ces deux poèmes aient vu le jour deux ans avant les vingt autres qui composent le recueil, la publication de 1869 n’affiche pas de liens particuliers entre eux : « Clair de lune » ouvre le recueil, alors que « Mandoline » y est relégué à une place plus arbitraire. Cependant, Juan Ramón Jiménez les rapproche à nouveau puisque de Verlaine il ne traduira que quatre poèmes dont deux poèmes des Fêtes Galantes à savoir : « Clair de lune » et « Mandoline ».
4Dans le recueil des Fêtes Galantes, Verlaine s’adonne au marivaudage en représentant des scènes de séduction et de badinage amoureux entre des personnages issus du monde de la commedia dell’arte. Ce thème répond à l’engouement de son époque pour les œuvres artistiques du xviiie notamment la peinture de Watteau, Boucher et Fragonard que les Goncourt avaient contribué à réhabiliter quelques vingt ans auparavant dans leur ouvrage L’art du xviiie siècle5.
5D’ailleurs, dans le manuscrit et l’édition pré-originale du célèbre « Clair de lune », il semblerait que Verlaine associe très explicitement le nom de Watteau à son projet. Cependant, il est peu probable que Verlaine ait eu une connaissance directe des œuvres de Watteau qui, à l’époque, se trouvaient dispersées chez des collectionneurs. C’est donc principalement à travers les analyses et les commentaires des Goncourt qui, entre 1859 et 1875 ont publié douze fascicules de L’art du xviiie siècle dont le second datant de 1860 était consacré à Watteau, que le poète semble avoir admirablement deviné l’univers du peintre. Ainsi, le recueil Fêtes Galantes qui se compose de vingt-deux pièces rapides, aux strophes peu nombreuses, se présente d’abord comme une suite de fantaisies à la manière de Watteau6 dans lesquelles Verlaine emprunte les masques de la commedia dell’arte pour mieux dénoncer la vacuité et la désuétude de ces modèles. Au sein d’un paysage où le badinage, la galanterie et la frivolité dissimulent la fausseté des sentiments, la musique festive recouvre des tonalités grinçantes et mélancoliques.
« Clair de Lune » de Verlaine
Clair de Lune
Votre âme est un paysage choisi
Que vont charmant masques et bergamasques,
Jouant du luth, et dansant, et quasi
Tristes sous leurs déguisements fantasques.
Tout en chantant sur le mode mineur
L’amour vainqueur et la vie opportune,
Ils n’ont pas l’air de croire à leur bonheur
Et leur chanson se mêle au clair de lune,
Au calme clair de lune triste et beau,
Qui fait rêver les oiseaux dans les arbres
Et sangloter d’extase les jets d’eau,
Les grands jets d’eau sveltes parmi les marbres7.
Analyse de « Claire de Lune »
6Ce poème se compose de trois quatrains de décasyllabes présentant une alternance systématique de rimes croisées masculines et féminines. Tel que son titre l’indique le poème décrit une réalité investie par l’univers du rêve et de l’entre-deux, à la fois gai et mélancolique, qui se désagrège pour se figer dans une dimension seconde plus contemplative si ce n’est mystique.
(1er quatrain)
Votre âme est un paysage choisi
Que vont charmant masques et bergamasques,
Jouant du luth, et dansant, et quasi
Tristes sous leurs déguisements fantasques.
7Le premier quatrain s’ouvre sur un délicat compliment que le poète semble adresser à son inspiratrice, en associant son âme à un paysage. Un paysage certes, mais pas n’importe lequel, un paysage « choisi ». Puis, comme les peintres du xviiie siècle pour qui la nature servait de décor à la représentation de l’homme, les trois vers qui finissent de composer cette strophe, nous font glisser du paysage vers les personnages qui l’animent. Les invités d’une fête italienne, représentés à travers l’artifice de leurs déguisements, font entrer en scène les masques de la commedia dell’arte.
8Les deux vers au centre de la strophe « Que vont charmant masques et bergamasques / jouant du luth, et dansant, et quasi » nous laissent percevoir la fantaisie et la gaîté de la fête à travers la sonorité bondissante des termes redondants « masques et bergamasques8 » reprise par les participes présents « charmant, jouant et dansant ». L’atmosphère romantique des paysages voilés de Watteau, où musiciens et danseurs semblent s’adonner à un doux relâchement, se reflète dans la forme verbale « Que vont charmant » qui prête une puissance mystérieuse et une certaine nonchalance aux masques qui se promènent dans le paysage de cette âme, accordant dès lors une touche quelque peu décadente au vers. Les participes présents « jouant et dansant » se font l’écho de cette langueur. Mais la répétition du son [k] semble heurter l’harmonie de cette fête que l’enjambement « Et quasi tristes » vient rompre définitivement. La présence de l’adverbe « quasi » là où l’on s’attendait à un autre participe présent – chantant par exemple – crée une dissonance qui contamine la fin de la strophe, les adjectifs « tristes » et « fantasques » qui ouvrent et ferment le vers précisent l’impression d’intime tristesse derrière l’évidente gaîté de l’apparence.
(2e quatrain)
Tout en chantant sur le mode mineur
L’amour vainqueur et la vie opportune,
Ils n’ont pas l’air de croire à leur bonheur
Et leur chanson se mêle au clair de lune,
9Contrairement à la strophe précédente les deux premiers vers de ce quatrain « Tout en chantant sur le mode mineur / L’amour vainqueur et la vie opportune, » offrent un rythme régulier fortement scandé par les allitérations et les assonances. Le rythme qui se cherche et qui aboutit à la dissonance dans la première strophe fait basculer la mélodie dans le mode mineur qui d’ordinaire convient mieux à l’expression de la confidence et de la tristesse qu’à celui de la fête. La musique exprime bien plus fidèlement que les mots le véritable paysage de cette âme emprunte de mélancolie.
10Dans les deux vers suivants « Ils n’ont pas l’air de croire à leur bonheur / Et leur chanson se mêle au clair de lune, » Verlaine semble dépeindre des personnages en proie à une indéfinissable inquiétude qui évoluent dans les apparats de la légèreté, de la futilité et de l’oisiveté. Le poète fait le constat définitif qu’il y a une discordance évidente entre la scène et la mélancolie des personnages. Le clair de lune symbole de l’entre-deux matérialise cette discordance, entre jour et nuit, luminosité et obscurité, réalité et rêve tout se confond et se mêle. L’ouverture du dernier vers matérialisé par la virgule là où l’on attendrait un point, laisse pressentir l’évasion vers un ailleurs que le dernier quatrain précise.
(3e quatrain)
Au calme clair de lune triste et beau,
Qui fait rêver les oiseaux dans les arbres
Et sangloter d’extase les jets d’eau,
Les grands jets d’eau sveltes parmi les marbres.
11Le premier vers du dernier quatrain reprenant en écho « au calme clair de lune » donne l’impression que le poète, ayant pénétré le paysage de l’âme, s’éloigne des musiciens, des danseurs et de leurs masques pour se laisser aller à une rêverie plus douce et plus calme. Les gutturales allitérantes [k], [kl] semblent se faire l’écho lointain de la musique du bal étouffée par la mélodie fluide des liquides allégés par les voyelles claires [kal], [lu]. Le paysage reflet de l’immanence du petit bonheur terrestre s’efface, se désagrège et le poète choisit l’élévation vers le rêve où la tristesse fait partie de la beauté, où la beauté s’identifie à la tristesse. L’absence de verbe dans cette phrase semble figer l’image. Le calme s’installe pour laisser arriver un nouveau mouvement. Le paysage se recompose dans les vers suivants mais dans une dimension ascendante. La voix poétique devient contemplative, le jugement disparaît et son regard est porté vers le ciel : « le clair de Lune », « les oiseaux dans les arbres », « les jets d’eau sveltes ». C’est dans cette verticalité, symbole de transcendance, que la voix poétique semble trouver le repos. Le mouvement ascensionnel que suggèrent les images de ce dernier quatrain laisse transparaître l’élan d’une expérience mystique. Une expérience mystique suggérée par la présence du terme « extase » qui semble soustraire la voix poétique au monde sensible. Mais cet élan est en partie contrarié. L’image personnifiée des oiseaux rêveurs est limitée par leur présence dans les arbres, les contraignant à une certaine immobilité. Puis l’élan, délesté du poids de l’immanence, fait « sangloter d’extase les jets d’eau ». L’image est poussée à son paroxysme, l’eau accorde un corps visible à l’âme et le verbe « sangloter » symbolise la souffrance de cette âme dans son élévation vers l’extase. Toute la strophe est traversée par une progression qui exacerbe les contrastes. Les oiseaux encore rattachés au monde sensible par les arbres deviennent des jets d’eau grands et sveltes véritable réalisations de l’amour et du désir mais voués à retomber parmi les marbres. Ces marbres, pierre noble, dense et lourde de symbolique, sur lesquels viennent s’écraser les gerbes d’eau d’autant plus violemment qu’elles sont montées haut. La fugacité de la transcendance et des instants de plénitude se retrouve confrontée à l’immobilité de la pierre, à la fatalité de la condition humaine.
« Claro de Luna » traduction de Juan Ramón Jiménez
Claro de Luna
Vuestra alma es un paisaje escojido, que van
embelesando enmascarados y bergamascos
tocando sus laúdes, danzando y medio tristes
bajo la burla de sus disfraces fantásticos.
Mientras andan cantando, en el modo menor,
el amor vencedor y la vida oportuna,
parece que no creen en su felicidad
y mezclan en el claro de luna su música.
En el claro de luna sereno, triste y bello,
que hace soñar a los pájaros en los árboles
y sollozar de éstasis los grandes chorros de agua,
los chorros de agua esbeltos en medio de los mármoles9.
12Juan Ramon Jiménez a choisi de traduire ce poème à l’aide de l’alejandrino10 en conservant les trois strophes de l’original. Dans la version espagnole, la première strophe présente des rimes assonantes en [o/a] la seconde en [u/o] et une rime en [a/e] pour la dernière.
(1er quatrain)
Vuestra alma es un paisaje escojido, que van
embelesando enmascarados y bergamascos
tocando sus laudes, danzando y medio tristes
bajo la burla de sus disfraces fantásticos.
Votre âme est un paysage choisi
Que vont charmant masques et bergamasques,
Jouant du luth, et dansant, et quasi
Tristes sous leurs déguisements fantasques.
13Dans le premier quatrain, les deux premiers vers présentent un enjambement « que van » / « embelesando » que l’original ne présente pas. Le choix de Jiménez est intéressant car l’enjambement sert la métrique tout en insistant typographiquement sur la notion de progression de l’action que la construction du verbe « aller » suivi du participe présent marque fortement en français. En outre, le semi-auxiliaire confère au mot « charmant » une petite touche archaïsante qui ajoute à la connotation de séduction celle du sens premier du verbe, à savoir : mettre sous l’effet de la magie. Verlaine met donc littéralement le paysage de cette âme sous l’effet de l’enchantement. Il est intéressant de se pencher sur la traduction de Jiménez qui a choisi le verbe « embelesar » pour « charmer ». Le verbe espagnol signifie ravir, charmer, éblouir, émerveiller mais il signifie aussi ensorceler au sens figuré. Il reprend donc parfaitement l’idée d’enchantement « magique ».
14Le rythme bondissant, dansant, sautillant provoqué par le rapprochement, dans le poème de Verlaine, des termes « masques et bergamasques » est reproduit, voire amplifié par l’association du participe présent « embelesando », du participe passé « enmascarados » et du nom « bergamascos » dans la traduction. La répétition du mot « masque » dans « bergamasque » est reflétée par les allitérations en [m] et [s] et par les assonances en [e/ a/o] dans le vers espagnol. Là où Verlaine proposait un rythme binaire, Jiménez préfère un rythme ternaire très régulier. L’accent tonique sur l’avant dernière syllabe de chaque mot « embelesando enmascarados y bergamascos » crée une harmonie imitative très marquée dans la traduction entre le rythme dansant du vers et celui de la fête.
15Dans le poème de Verlaine, le [i] final de l’adjectif « choisi » a beaucoup de poids puisqu’il rompt l’harmonie sonore des voyelles [o] et [a] omniprésentes dans le vers tout en préparant à la dissonance du « quasi » avec lequel il est à la rime.
16En espagnol le jeu des sonorités est autre. Le terme « escojido » dont le « i » est mis en relief sur le plan visuel grâce à l’orthographe propre à Jiménez, ne bénéficie pas d’une place aussi déterminante que le « i » de « choisi ». Cependant, si Verlaine laisse le vers en suspens grâce aux sonorités, Jiménez le déséquilibre grâce à l’enjambement. En effet, les deux monosyllabes « que van » amorcent la proposition relative et atténuent la cohérence syntaxique du vers, compensant ainsi l’effet de la voyelle finale de « choisi ».
tocando sus laúdes, danzando y medio tristes
bajo la burla de sus disfraces fantásticos.
Jouant du luth, et dansant, et quasi
Tristes sous leurs déguisements fantasques.
17Dans le troisième vers, l’utilisation du pluriel pour le substantif « laúdes » répond avant tout à l’exigence métrique de l’alejandrino, mais permet aussi d’éviter l’ambiguïté du sujet que l’adjectif possessif « su » aurait introduit. En effet, si Jiménez avait traduit su laúd on aurait pu se demander : qui de l’âme ou des personnages masqués jouait du luth ? Enfin dans le dernier vers de cette strophe, l’ajout du syntagme « la burla » ne résout pas qu’un problème métrique, il renforce l’idée de tromperie, de duplicité sur laquelle nous reviendrons.
(2e quatrain)
Mientras andan cantando, en el modo menor,
el amor vencedor y la vida oportuna,
parece que no creen en su felicidad
y mezclan en el claro de luna su música.
Tout en chantant sur le mode mineur
L’amour vainqueur et la vie opportune,
Ils n’ont pas l’air de croire à bonheur
Et leur chanson se mêle au clair de lune,
18Dans la deuxième strophe, la traduction des trois premiers vers est très fidèle au poème français. En revanche, la traduction du dernier vers de cette strophe mérite notre attention.
Y mezclan en el claro de luna su música.
Et leur chanson mêle au clair de lune,
19Le vers de Jiménez rompt l’homométrie du poème puisqu’il manque une syllabe métrique pour que le vers soit un alejandrino. Mais il aurait été possible de le rétablir facilement en plaçant le substantif « su música » dans le premier hémistiche, ce qui n’aurait pas eu d’incidence sur la rime en [una] la rendant même plus évidente : Y su música mezclan en el claro de luna. Il y a donc une recherche particulière sur le vers et notamment au niveau des sonorités. Il conviendrait sans doute de considérer qu’il s’agit d’un vers de treize syllabes choisi délibérément pour marquer la fin d’un mouvement, et ce propos de Jiménez recueilli dans Ideolojía11 pourrait confirmer notre hypothèse : « A mi no me gusta el alejandrino aunque lo haya usado bastante, me encanta como final el verso de trece ».
20L’allitération en [n] due au choix de la troisième personne du pluriel « mezclan » associée à l’assonance en [e] « mezclan en el claro » auxquelles s’ajoute la reprise des gutturales et liquides allitérantes [k], [kl], [l] déjà présente en français, créent comme un agglutinement sonore dissonant. Ainsi, contrairement à Verlaine qui instaure un moment d’apaisement avant la naissance d’un nouveau mouvement, Jiménez joue la fausse note : vers de treize syllabes caractérisé par une extrême compacité sonore.
21On remarque aussi une divergence dans la ponctuation. Verlaine inscrit une virgule qui marque une pause certes, mais qui solidarise le dernier vers du deuxième quatrain et la dernière strophe. La répétition immédiate du groupe nominal « clair de lune » semble mettre de l’emphase sur cette idée d’enchaînement. Jiménez confirme sa volonté de s’écarter de l’original en remplaçant la virgule par un point qui marque non plus une pause mais une rupture entre cette strophe et la suivante. Le point final propose un temps d’arrêt et favorise la lecture rétroactive que la syntaxe alambiquée impose. Ce point symbolise aussi une coupure dans le poème qui laisse présager la réinterprétation à laquelle se livre Jiménez ensuite.
22Les prémisses de cette appropriation personnelle du poème apparaissent déjà avant ce point final. En effet, « En el claro de luna » est placé au centre du vers entouré du verbe « mezclan » et du substantif « su música ». Jiménez semble alors faire de ce clair de lune, un lieu de fusion où tous les mouvements du vers, la musique, la syntaxe et la métrique, sont absorbés. Verlaine, à l’inverse, redonne à la musique une belle harmonie et choisit de la jouer crescendo. En effet, l’anadiplose « au clair de lune / au calme clair de lune » forme un maillon dans la chaîne des vers et suggère la naissance d’un mouvement ascendant qui absorbe l’attention du poète et l’attire vers le haut.
(3e quatrain)
En el claro de luna sereno, triste y bello,
que hace soñar a los pájaros en los árboles
y sollozar de éstasis los grandes chorros de agua,
los chorros de agua esbeltos en medio de los mármoles.
Au calme clair de lune triste et beau,
Qui fait rêver les oiseaux dans les arbres
Et sangloter d’extase les jets d’eau,
Les grands jets d’eau sveltes parmi les marbres.
23Dans le dernier quatrain espagnol, le calme que le jeu des sonorités suggère chez Verlaine est rendu effectif par le rythme ternaire et apaisant du vers. « En el claro de luna » est repris comme un écho de la strophe précédente et est associé au balancement que crée l’énumération des adjectifs « sereno », « triste » y « bello ».
24Enfin, les deux vers au centre de la strophe ne présentant pas de choix de traduction particulier, on s’attardera davantage sur les deux derniers vers :
y sollozar de éstasis los grandes chorros de agua,
los chorros de agua esbeltos en medio de los mármoles.
Et sangloter d’extase les jets d’eau,
Les grands jets d’eau sveltes parmi les marbres.
25Le terme « éstasis », dont l’orthographe étrange semble au premier abord favoriser l’allitération en [s], apporte dans le même temps une forte ambivalence : s’agit-il du mot « éxtasis » ou du mot « estasis » ? Faut-il considérer une transformation du « x » en « s » liée à la démarche de simplification orthographique de Jiménez, ce qui a priori semble le plus logique ou peut-on envisager un déplacement de l’accent du « a » vers le « e » ? Ce qui irait dans le sens du jeu sur le rythme amorcé dans le fameux vers de treize syllabes – le dernier vers de la strophe précédente –. En effet, l’incongruité du déplacement accentuel entrerait alors en résonance avec celle du changement de métrique. Le mot oscillerait entre deux sens : celui de stase et d’extase accordant au lecteur la possibilité d’accéder au sens de l’original « extase » tout en annihilant le mouvement ascensionnel puisque la stase sert à désigner un état de choses marqué par l’immobilité absolue. Dès lors, le sens du poème peut être renversé. En outre, le terme « estasis » servant aussi à évoquer une stagnation de sang dans un organe fait alors écho à la connotation funèbre du substantif « mármoles ». L’élévation réduite à néant par la force de l’immobilité conviendrait chez Jiménez à la recherche d’un centre que laissait présager son traitement du « clair de lune » au centre du vers. La recherche d’un centre que corrobore la traduction de « parmi » par « en medio ». Juan Ramón Jiménez jouerait ici subtilement avec l’homophonie des termes « éxtasis » et « estasis » puis avec les nuances du lexique espagnol pour mettre en place un véritable dialogue poétique entre sa traduction et le poème de Verlaine.
26Dans les deux derniers vers, on constate aussi le déplacement de l’adjectif « grande » qui permet la répétition immédiate de « chorros de agua » et crée un chiasme qui n’existe pas chez Verlaine : « los grandes chorros de agua » / « los chorros de agua esbeltos ».
27Cette piste de lecture propose le mouvement inverse de celui du poème français. Un élan non plus ascendant mais qui converge vers un centre, un mouvement cher à Jiménez qui traduirait la perception de la transcendance dans l’immanence. L’analyse de cette dernière strophe permet alors de donner pleinement sa place à la « burla » du premier quatrain – qui, rappelons-le, insistait sur l’idée de tromperie et de duperie –, que le vers de treize syllabes métriques de la deuxième strophe précise et qui se révèle dans l’ambivalence du terme « éstasis », à savoir que sous la lecture apparemment fidèle se cache une double lecture, celle d’un poète qui exprime un besoin vital de recentrement sur soi et que Raphael Alarcón Sierra définit de la sorte : « un misticismo panteísta y egocéntrico en tono menor, refugiado en los límites del jardín simbolista »12.
Mandoline
Mandoline
Les donneurs de sérénades
Et les belles écouteuses
Echangent des propos fades
Sous les ramures chanteuses.
C’est Tircis et c’est Aminte,
Et c’est l’éternel Clitandre,
Et c’est Damis qui pour mainte
Cruelle fait maint vers tendre.
Leurs courtes vestes de soie,
Leurs longues robes à queues,
Leur élégance, leur joie
Et leurs molles ombres bleues
Tourbillonnent dans l’extase
D’une lune rose et grise,
Et la mandoline jase
Parmi les frissons de brise13.
Analyse de « Mandoline » à travers l’univers pictural de Watteau
28Le poème composé de quatre quatrains aux vers heptasyllabiques paraît au premier abord moins ambitieux que « Clair de Lune » et laisse plus aisément transparaître la gaîté, la joie et l’élan vers le bonheur. Mais, quand on y regarde de plus près, on s’aperçoit que le propos de Verlaine est plus complexe qu’il n’y paraît. Le poète n’a de cesse dans « Mandoline » de faire référence à l’univers pictural de Watteau. Si le poème ne se réfère pas à un tableau en particulier, il évoque à lui seul, plusieurs tableaux du peintre en question.
29Verlaine dans ce poème insiste sur l’élégance et la grâce des personnages de Watteau. Ces sujets apparemment insouciants qui évoluent au sein du monde galant et précieux dans lequel, réceptions aristocratiques, bals masqués ou jeux pastoraux sont autant de prétextes au badinage. Une sociabilité artificielle marquée par une douce mélancolie aussi caractéristique qu’ambiguë qui se manifeste par le truchement de la musique. Le chant et le jeu des instruments accompagnent et traduisent le développement des émotions et de la danse qui reste la fidèle complice de l’amour.
30Les scènes décrites dans le poème correspondent à différents tableaux de Watteau. Le Mezzetin14 souvent confondu avec Le donneur de sérénades15 que l’on évoque avant tout pour son titre, repris en ouverture du poème de Verlaine « Les donneurs de sérénades » et pour l’instrument « la mandoline » qui donnera le titre du poète.
31Malgré les apparences, le joueur de mandoline, représente un seul et même personnage : le Mezzetin. Ce dernier est à rapprocher de la figure d’Arlequin, célèbre personnage de la commedia dell’arte, dont le costume aux losanges multicolores représente les différentes facettes16.
(1er quatrain)
Les donneurs de sérénades
Et les belles écouteuses
Échangent des propos fades
Sous des ramures chanteuses.
32Comme nous l’avons dit, le vers qui ouvre le poème de Verlaine fait explicitement écho au second tableau, « Les donneurs de sérénades », mais la langueur que la redondance des sonorités en [eur] accordent aux personnages de la strophe est plus visible sur la figure du Mezzetin. Par ailleurs, le joueur de mandoline représenté dans le premier tableau a un air plus moqueur et semble, observer une scène et la commenter telle « la mandoline » qui « jase » à la fin du poème. Enfin, l’emploi du mot « sérénade » fait, à lui seul, allusion à beaucoup d’éléments constitutifs de l’univers pictural de Watteau où musicalité, italianité, galanterie, entre-deux et superficialité ont la part belle.
33Le plaisir pastoral17, auquel on ne peut faire allusion sans parler d’un autre tableau de Watteau, très proche, intitulé Les Bergers18, représente une scène qui semble tout à fait reproduite dans le poème de Verlaine. Abrités au pied d’un arbre aux ramures qui accompagnent de leur chant les sérénades, quelques personnages conversent.
34Dans cette première strophe, les personnages sont associés à l’activité qui les représente. La nominalisation « donneur » et « écouteuse » les inscrits dans des catégories, on notera en ce sens qu’en français le suffixe « eur » désigne souvent des professions. En outre, ce processus de nominalisation, éliminant le verbe, confère une certaine passivité aux personnages féminins et une certaine nonchalance aux donneurs de sérénades lassés par la répétition de la tâche. Une lassitude que l’adjectif « fade » corrobore.
35Dans la deuxième strophe, la présentation anaphorique de modèles rebattus du théâtre : Tircis, Aminte, Clitandre, Damis place le poème sous le signe de la théâtralité. Tout comme son inspirateur, Verlaine joue avec les codes du théâtre pour tenir la réalité à distance. Chez Watteau le monde des masques de la commedia dell’arte devient le théâtre des inquiétudes et des ambiguïtés. Verlaine quant à lui, s’approprie les règles du déguisement pour mieux manifester la superficialité des rapports formels et des faux semblants.
(2e quatrain)
C’est Tircis, c’est Aminte,
Et c’est l’éternel Clitandre,
Et c’est Damis qui pour mainte
Cruelle fait maint vers tendre.
36Ces figures archétypales font allusion à différents genres théâtraux :
-
La pastorale d’abord, avec Tircis et Aminte. Deux bergers que l’on retrouve dans le drame pastoral du Tasse « Amintas » dont le deuxième « Aminte » est le héros. On notera, par ailleurs que Tircis, incarne généralement dans la littérature du xviie siècle, la figure du beau berger symbole d’amour et Aminte est un prénom féminin caractéristique de la poésie galante.
-
La tragédie de Corneille avec Clitandre qui sans être le personnage principal semble être malgré lui, le nœud de l’intrigue et ce faisant, un héros éponyme assez fade.
-
La comédie de Molière avec Clitandre et Damis
-
Clitandre est le personnage principal de L’amour médecin. Un héros qui n’a d’autre solution que de se déguiser en médecin miraculeux pour parvenir à approcher sa bien-aimée et l’épouser.
-
Alors que Damis – fils d’Orgon dans Tartuffe –, se caractérise par l’inefficacité de ses actions.
37Dans cette strophe, si le renvoi à la pastorale et à la tragédie confère une dimension lyrique et noble à ces personnages malheureux en amour, Verlaine leur superpose une dimension burlesque, celle des personnages de Molière eux-mêmes héritiers des figures emblématiques de la commedia dell’arte. L’identification de tous ces personnages est donc moqueuse : Clitandre rime avec tendre et il l’est éternellement ; enfermé dans un temps sans fin et condamné à répéter inévitablement les mêmes actions. Damis est caractérisé par son inefficacité comme en atteste la reprise des termes « mainte » et « maint ». La substantivation de l’adjectif « Cruelle » fait écho à celle de l’adjectif « belle » de la première strophe et donnent à voir des archétypes féminins. Enfin, les rimes nasales accentuent l’effet comique qui ridiculise les personnages de la strophe. Les personnages de Verlaine sont l’incarnation même de ces représentants du faux semblant, à la fois insouciants, superficiels, gais et ridicules parce que toujours rattrapés par l’inquiétude et la mélancolie. Dans les tableaux de Watteau comme dans le poème de Verlaine on découvre sans peine une nostalgie profonde qui s’insinue jusque dans les scènes apparemment les plus superficielles suggérées ici par la lassitude d’un éternel recommencement
(3e quatrain)
Leurs courtes vestes de soie,
Leurs longues robes à queues,
Leur élégance, leur joie
Et leurs molles ombres bleues
38Dans la troisième strophe, la reprise anaphorique de l’adjectif possessif « leurs » qui entre en résonance avec l’anaphore de la strophe précédente – « c’est », « et c’est », « et c’est » – suggère par ailleurs une accélération du mouvement qui entraîne une abstraction progressive. Des costumes, on ne retient que l’élégance, et des personnages que la joie. Si au début de cette strophe, seuls les costumes signalent la présence des personnages, vide de sens comme leur propos, les vêtements sont les seuls éléments susceptibles de leur donner un peu de substance. Mais l’illusion est éphémère et ces derniers se dématérialisent totalement. Enfin, Verlaine abandonne les choses pour les ombres. Insaisissable, les personnages deviennent fantoches. Ils n’étaient que des représentations, rien de plus qu’un reflet, ils deviennent de molles ombres bleues. Le premier adjectif concrétise la dimension passive accordée aux personnages, pressentie dès la première strophe. La formulation « Ces molles ombres bleues » associées à la « lune rose et grise » du quatrain suivant, nous fait basculer dans l’univers du rêve.
39Tout comme dans les tableaux de Watteau, le traitement du temps dans le poème est plus proche de celui du rêve que de celui de la réalité, le temps semble dissout. Nous ferons un dernier renvoi aux tableaux de Watteau pour illustrer cette réflexion avec Pèlerinage à l’île de Cythère19 et Embarquement pour Cythère20 deux versions d’un même tableau qui symbolisent le désir de fuite hors de la réalité pour se réfugier dans le rêve d’une mythique terre d’amour.
40Dans ces tableaux, Watteau a réalisé une représentation des trois étapes successives de la séduction – le compliment galant, l’invitation, l’enlacement – exprimées selon les principes de la simultanéité médiévale, grâce aux trois couples du premier plan21. En ce qui concerne « Mandoline » la structure du poème imite la composition du tableau : temporellement, le poème semble lui aussi présenter des scènes successives. On observe tout d’abord des personnages assis au pied d’un arbre se courtisant nonchalamment – première et seconde strophes – avant que les deux dernières strophes ne présentent des amants passionnés dansant jusqu’à s’envoler vers l’extase.
41Concernant les tableaux de Watteau, deux interprétations sont possibles. En effet, il est assez difficile de déterminer si les couples viennent de débarquer sur l’île ou si au contraire, ils s’apprêtent à la quitter, à regret. La jeune femme à gauche, au premier plan, se retourne et regarde avec regret le lieu de son bonheur. C’est pourquoi il est possible que l’île soit déjà celle de Cythère et non celle d’un départ vers cette île. Cela expliquerait l’aspect mélancolique de cette scène. La difficulté à déterminer dans les tableaux de Watteau si l’on assiste à l’arrivée ou au départ semble évoquer l’éternel cycle de la vie humaine où plénitude existentielle et mélancolie infinie semblent se pourchasser inlassablement. La composition du poème de Verlaine participe de cette ambivalence puisqu’il donne lieu à une lecture circulaire.
Les donneurs de sérénades
Et les belles écouteuses
Echangent des propos fades
Sous les ramures chanteuses
[…]
Et leurs molles ombres bleues
[…]
Tourbillonnent dans l’extase
D’une lune rose et grise,
Et la mandoline jase
Parmi les frissons de brise.
42En effet, les termes semblent se renvoyer les uns aux autres formant ainsi les boucles du tourbillon. Le dernier vers « parmi les frissons de brise » explique le caractère chanteur des ramures de la première strophe « sous les ramures chanteuses ». « Les frissons de brise » évoquent le moment où la plénitude entre en contact avec la mélancolie puisque le terme « frisson »22 porte en lui une dimension charnelle ambivalente : parfois agréable, parfois désagréable. Dans le poème, le mot fait se succéder immédiatement les deux sensations. D’abord agréable puisqu’il est l’expression du tourbillonnement des corps dans l’extase puis désagréable puisqu’il est intimement lié à la brise et semble alors être un tremblement dû au vent frais qui se lève et éveille avec lui les inquiétudes. Verlaine en jouant avec l’énervement des sens, exprime des sentiments qui plaisent à son cœur, appétit de plaisir et lassitude des lendemains de fête, peur ou mépris de la passion, et cependant désir de se promener dans les chemins qui y conduisent.
43Dans ce poème rêveur et très musical, le poète est sceptique et « la mandoline jase ». Il semble observer ce tournoiement sans pesanteur, ne connaissant que trop bien l’éphémère de ces moments de plénitude mais l’illusion est reine et le poète s’en amuse.
« Mandolina » traduction de Juan Ramón Jiménez
Mandolina
Los que dan las serenatas
y las bellas que los oigan
cambian su insulso decir
bajo las cantantes frondas.
Está Tirsis, está Aminta,
está Clitandro sin hora,
y Damis que a una cruel
tal verso tierno coloca.
Sus chaquetillas de seda,
sus largas faldas de cola,
su elegancia, su alegría,
sus blandas y azules sombras,
torbellinan en el éstasis
de una luna gris y rosa.
Y la mandolina charla
en la brisa temblorona23.
44On remarquera tout d’abord que Jiménez transforme le poème de Verlaine en véritable romance : quatre strophes d’octosyllabes avec des rimes assonancées en [o/a] aux vers pairs. Le fait de couler le poème de Verlaine dans cette forme poétique est très significatif. Véritable héritage culturel, le romance24 est un symbole de la poésie populaire espagnole. De tradition orale, cette composition poétique était chantée ou déclamée et elle a aussi été très présente dans le théâtre du siècle d’or. On peut donc voir dans ce choix formel un renvoi aux dimensions musicale et théâtrale du poème français mais aussi et surtout une volonté de transposer le poème de Verlaine dans un environnement hispanique.
45Par ailleurs, si le poème de « Mandoline » est le théâtre d’une scène champêtre, « Clair de Lune » laisse pressentir comme nous l’avons vu, un raffinement plus marqué, celui d’une société maniérée qui s’adonne au badinage dans un parc où bassin et statues de marbre esquissent un décor somptueux. Ainsi donc dans « Clair de Lune » on joue du luth et Jiménez utilise l’alejandrino. Dans « Mandolina », l’octosyllabe du romance semblait mieux convenir au son de cet instrument plus populaire.
(1e quatrain)
Los que dan las serenatas
y las bellas que los oigan
cambian su insulso decir
bajo las cantantes frondas.
Les donneurs de sérénades
Et les belles écouteuses
Échangent des propos fades
Sous les ramures chanteuses.
46Dans la première strophe, là où Verlaine forme des noms verbaux qui renvoient les uns aux autres « donneurs, écouteuses », Jiménez n’a d’autre solution que de conserver les verbes, cependant le chiasme produit autrement la même impression de reflet : « Los que dan las serenatas » / « y las bellas que los oigan ».
47On repère dans la strophe espagnole une forte allitération en [s] marquée bien évidemment par les pluriels. Toutefois, on notera le passage au singulier du syntagme « su insulso decir » pour « des propos fades ». Le choix du mot « decir » mérite notre attention. Tout d’abord, parce que grammaticalement ce mot en espagnol porte deux étiquettes, il peut être verbe et il peut, comme dans le cas présent, être un nom. Visuellement, cette strophe présente quatre verbes génériques – « dar », « oir », « cambiar », « decir » – qui ne mettent pas vraiment en relief la tonalité galante que les termes « donneurs », « écouteuses » et « chanteuses » accordent au poème de Verlaine. Il y a comme une volonté d’atténuer les joliesses de la strophe française. Par ailleurs, la mise au singulier de « su insulso decir » répond certes à une exigence métrique mais introduit aussi un processus que Jiménez développera tout au long du poème à savoir celui de l’emploi du singulier pour désigner non pas l’unicité mais la catégorie : ici, le propos de type galant.
(2e quatrain)
Está Tirsis, está Aminta,
está Clitandro sin hora,
y Damis que a una cruel
tal verso tierno coloca.
C’est Tircis, c’est Aminte,
Et c’est l’éternel Clitandre
Et c’est Damis qui pour mainte
Cruelle fait maint vers tendre.
48Dans la deuxième strophe Jiménez est fidèle à la répétition anaphorique du poème français – « C’est », « et c’est », « et c’est » / « Está », « Está », « Está » – et il conserve bien évidemment les prénoms des personnages. Encore que l’on puisse noter la féminisation évidente du personnage d’Aminte qui chez Verlaine est plus ambivalent. Plus surprenant, le syntagme « sin hora » appliqué à Clitandre. Ce personnage associé à l’éternité chez Verlaine, est caractérisé chez Jiménez par l’absence de temps. Puis, Jiménez ne caractérise plus Damis par l’inefficacité de ses actions mais par le prosaïsme de ses manières. « Y Damis que a una cruel / tal verso tierno coloca ». La tournure sacrifie l’élégance de la scène. Damis était ridicule chez Verlaine, il est presque grossier chez Jiménez. Ces choix de traduction semblent signifier une appropriation du poème français qui cherche à exacerber la dimension populaire de la mandoline. Si Verlaine tournait en dérision ces personnages, Jiménez semble ici les mépriser.
(3e quatrain)
Sus chaquetillas de seda,
sus largas faldas de cola,
su elegancia, su alegría,
sus blandas y azules sombras,
Leurs courtes vestes de soie,
Leurs longues robes à queues,
Leur élégance, leur joie
Et leurs molles ombres bleues
49Dans la troisième strophe, plus fidèle au propos de Verlaine, s’ajoute à la conservation des allitérations du poème français [k, l, b] une forte allitération en [s]. Ces reflets sonores qui attribuent à la strophe une sonorité très rythmée accentuée par l’anaphore énumérative : « sus », « sus », « su », « su », « sus ». En ce qui concerne le lexique, le diminutif « chaquetillas » semble moderniser le propos et peut-être même le costume.
50Le dernier vers « Sus blandas y azules sombras » reste fidèle, malgré la place des adjectifs, aux molles ombres bleues de Verlaine. Cependant la lecture de la dernière strophe nous fera revenir sur la dimension symbolique de ces ombres molles qui semblent se détacher de l’abstraction rêveuse du poème français. La virgule enfin (absente dans le poème de Verlaine) marque une pause avant le passage à la strophe suivante dans laquelle les mots se distordent.
(4e quatrain)
torbellinan en el éstasis
de una luna gris y rosa.
Y la mandolina charla
en la brisa temblorona.
Tourbillonnent dans l’extase
D’une lune rose et grise,
Et la mandoline jase
Parmi les frissons de brise.
51Le verbe « Torbellinan » est un néologisme formé à partir du substantif « torbellino ». On assiste ici au mouvement inverse à celui de la première strophe de Verlaine dans laquelle les verbes génèrent des noms. Cette création verbale cohabite dans le vers avec le fameux terme « éstasis » à qui on a accordé une importance très particulière dans l’analyse de « Clair de lune ». La reprise de ce terme dans les mêmes conditions orthographiques – c’est-à-dire avec un « s » à la place du « x » – nous amène à reposer sérieusement la question : doit-on tout simplement accorder à cette liberté une volonté personnelle de simplification orthographique de la langue ou peut-on s’autoriser à penser qu’elle renferme une symbolique poétique plus ample ?
52Dans ce vers, le néologisme « torbellinan » semble emporter avec lui l’accent de « éstasis ». Ce dernier sous les effets d’un tourbillon distordu et distordant pourrait alors passer du « e » au « a » recouvrant alors le sens de stase déjà spécifié. Mais le jeu accentuel pourrait tout aussi bien faire tomber l’accent sur le « i » de la dernière syllabe du mot créant dès lors un nouveau néologisme « estasis » dont l’enveloppe acoustique absorberait l’absence de signifié en formant une rime intérieure avec « gris » et « bris » de « brisa ». Une hypothèse pas si dénuée de sens lorsque l’on observe la suite de la strophe.
53Jiménez fait intervenir un troisième néologisme en fin de poème : « temblorona » à la place de temblorosa qui aurait, soit-dit en passant, parfaitement convenu à la rime avec « rosa ». Ce néologisme permet, entre autres, aux termes « torbellinan », « mandolina » et « temblorona » de découler les uns des autres. L’accumulation de néologismes visibles ou supposés et les échos qu’ils trouvent dans les termes placés au centre de la strophe créent une impression d’inanité sonore : les signifiants de ces créations étant des enveloppes acoustiques creuses, dépourvus de sens.
54Cette strophe placée sous le signe du néologisme laisse alors le lecteur sur un mystère. Le fameux mystère sur lequel le romance aime à laisser le lecteur. Le respect des nombreuses caractéristiques de cette forme poétique confirme la volonté d’inscrire cette traduction dans le registre traditionnel espagnol. Ne pourrait-on pas considérer que Jiménez pousse les possibilités expressives du romance pour accentuer la critique.
55Verlaine se moquait de la douce frivolité qui anime les personnages d’une scène galante. Nous l’avons précisé, loin de Watteau l’idée d’exprimer une réalité sociale, et Verlaine, très fidèle à son inspirateur, se rie avant tout des faux-semblants. Or, les questionnements qui animent le poète espagnol s’inscrivent dans une réalité historique sur laquelle pèse le poids d’un malaise : celui de l’Espagne de cet entre deux siècles qui vient de perdre ses dernières colonies. Une Espagne profondément meurtrie par le marasme économique et social dans lequel le pays se trouve. Selon Marie-Claire Zimmerman, habités par ce profond malaise, Jiménez et les poètes du « modernismo » manifestent entre autres « la prise de conscience d’une déperdition et la nécessité d’une révolte spirituelle contre le prosaïsme bourgeois »25. Cet angle de vue pourrait éclairer le choix d’un lexique marqué par son caractère prosaïque et pourrait aussi servir notre réflexion sur le traitement orthographique du mot « éstasis ». L’extase évanescente qui ne laisse après son passage que frissons dans l’âme du poète français, se transforme en « stase » chez Jiménez, celle d’un pays à l’arrêt. Jiménez ne se moque plus des faux-semblants comme le faisait Verlaine, il semble mépriser le décadentisme d’une société bourgeoise en perte de repère qui n’a même plus de quoi faire semblant. Une société en déperdition que les ombres molles tourbillonnant dans la stase pourraient alors refléter.
56Enfin, on notera que le point final après le dernier mot du deuxième vers de la strophe : « rosa », isole la mandoline du reste de la scène. Elle ne « jase » plus comme chez Verlaine mais « charla » soit selon la troisième acception du dictionnaire Real Academia26 : « decir lo que se debe callar. » Un dire qui prend un tour mélancolique avec le terme « temblorona » où résonne, aidé par le néologisme « torbellinan », l’adjectif « llorona ». Ainsi, cette fin de poème semble faire allusion à la solitude du poète, celle d’une introspection aux prises avec un questionnement métaphysique angoissant et ineffable.
57Ainsi, « Claro de luna » et « Mandolina » sont deux traductions en apparence très fidèles et dans lesquelles le travail des vers répond aux exigences et aux caractéristiques d’une écriture personnelle tout en rendant admirablement bien la beauté des vers de Verlaine. Or, une lecture plus attentive nous donne à voir deux traductions-adaptations qui comme dans un palimpseste proposent des réflexions personnelles habitées par une intensification dramatique du propos Verlainien.
Goncourt Edmond et Jules, L’art du xviiie siècle, Paris, Édition J-L Cabanés, 1859-1875.
Jimenez Juan Ramon, Música de otros, taducciones y parafrasis, éd. Soledad González Ródenas, Barcelona, Galaxia Gutenberg - Círculo de Lectores, 2006.
Jimenez Juan Ramon, Ideolojía, Metamórfosis IV, Barcelone, Anthropos, 1990.
Lozano Marco Miguel Angel (éd.), El simbolismo literario en España, Alicante, Université d’Alicante, 2006.
Pardo Madeleine y Arcadio, Précis de métrique espagnole, Paris, Armand Colin, 2005.
Verlaine Paul, Poèmes saturniens, Édition Alphonse Lemerre, Paris, 1866.
Verlaine Paul, Fêtes Galantes, Édition Alphonse Lemerre, Paris, 1869.
Zimmermann Marie-Claire, La poésie espagnole moderne et contemporaine, Paris, Armand Colin, 2005.
1 Juan Ramon Jiménez, Música de otros, taducciones y parafrasis, éd. Soledad González Ródenas, Barcelona, Galaxia Gutenberg - Círculo de Lectores, 2006.
2 La Gazette rimée est une revue fondée et dirigée par Alphonse Lemerre à Paris. Entre le 20 février-20 juin 1867 cinq numéros seront édités. La collection complète contient trois poèmes de Verlaine en pré-originale : Fêtes Galantes qui reparaîtra dans le recueil éponyme (1869) sous le titre Clair de lune ; Trumeau qui reparaîtra dans le même recueil sous le titre Mandoline ; Les Poètes, qui paraîtra en 1871 sous le titre Les Vaincus dans Le Parnasse contemporain.
3 Paul Verlaine, Fêtes Galantes, Paris, Édition Alphonse Lemerre, 1869.
4 Paul Verlaine, Poèmes saturniens, Paris, Édition Alphonse Lemerre, 1866.
5 Edmond et Jules Goncourt, L’art du xviiie siècle, Paris, Édition J-L Cabanés, 1859-1875.
6 Antoine Watteau 1684-1721 est un peintre français dont les œuvres présentent des signes avant-coureurs de l’impressionnisme. Inspiré par la commedia dell’arte, ses personnages et ses paysages sont caractérisés par une atmosphère poétique nimbée de tristesse.
7 Juan Ramon Jiménez, Música de otros…, op. cit., p. 84.
8 Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue Française, Paris, Robert, 1992. Selon Alain Rey le terme « bergamasques » désigne d’abord les habitants de Bergame, puis un air populaire de la région de Bergame. Pour Verlaine, le terme semble faire référence aux personnages de la comédie italienne.
9 Juan Ramon Jiménez, Música de otros…, op. cit., p. 85.
10 Madeleine Pardo, Arcadio Pardo, Précis de métrique espagnole, Paris, Armand Colin, 2005, p. 68.
11 Juan Ramón Jiménez, Ideolojía, Metamórfosis IV, Barcelone, Anthropos, 1990, p. 434.
12 Raphael Alarcón Sierra, « El simbolismo de Juan Ramón Jiménez : La soledad sonora », in Miguel Ángel Lozano Marco (éd.), El simbolismo literario en España, Alicante, Université d’Alicante, 2006, p. 95.
13 Juan Ramon Jiménez, Música de otros…, op. cit., p. 86.
14 Antoine Watteau, Le Mezzetin, huile sur bois conservée au Metropolitan Museum of Art de New-York, Disponible en ligne : <http://www.metmuseum.org/collection/the-collection-online/search/437926>.
15 Antoine Watteau, Le donneur de sérénades, huile sur bois conservée au Musée Condé de Chantilly, salle Caroline, Disponible en ligne : <http://www.musee-conde.fr>.
16 Angelo Costantini, né à Vérone vers 1655 et mort en 1730, avait été engagé dans l’ancienne troupe italienne de Paris, pour doubler le fameux Dominique, qui s’était acquis une si grande popularité dans le rôle d’Arlequin. Pour échapper à une comparaison accablante, Costantini imagina de renouveler l’emploi en faisant un Arlequin moitié aventurier, moitié valet, qu’il appela Mezzetin, pour exprimer ce mélange.
17 Antoine Watteau, Le plaisir pastoral, huile sur toile conservée au Musée Condé Chantilly, Disponible en ligne : <http://www.musee-conde.fr>.
18 Antoine Watteau, Les bergers, conservé au Château de Charlottenberg, Berlin, Disponible en ligne : <https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Bergers>.
19 Antoine Watteau, Pèlerinage à l’île de Cythère, huile sur toile conservée au Musée du Louvre, Paris, Disponible en ligne : <https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Pèlerinage_à_l%27île_de_Cythère>.
20 Antoine Watteau, Embarquement pour Cythère, huile sur toile conservée au Château Charlottenburg, Berlin, Disponible en ligne : <https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Pèlerinage_à_l%27île_de_Cythère#/media/File:Antoine_Watteau_034.jpg>
21 Premièrement, le compliment galant : au pied de la statue de Vénus, une jeune femme élégante, assise, écoute les paroles chuchotées par son admirateur agenouillé. Elle hésite tandis qu’un amour assis sur son carquois la tire par la jupe pour l’encourager. Deuxièmement, l’invitation : la femme accepte la main que lui tend son cavalier pour l’aider à se lever, elle a été convaincue. Troisièmement, l’enlacement : les amants descendent sur la grève pour embarquer vers Cythère, île mythique de l’amour située dans les îles grecques de la mer Egée, qui dans l’antiquité abritait un temple dédié à Aphrodite, déesse de l’amour. Ses eaux auraient vu naître la déesse. L’île représente donc le symbole des plaisirs amoureux.
22 Alain Rey, Dictionnaire historique…, op. cit. Selon Alain Rey le terme « frisson » désigne un mouvement convulsif accompagnant une impression vive pénible ou agréable. Par analogie, il désigne un léger mouvement qui se propage par ondulation ou le bruit qui accompagne ce mouvement. Au sens figuré (1859) le mot signifie un courant d’émotion qui se propage dans un groupe.
23 Juan Ramon Jiménez, Música de otros…, op. cit., p. 87.
24 Madeleine Pardo, Arcadio Pardo, précis de métrique espagnole, Paris, Armand Colin, 2005, p. 95 : « Le romance est une série de vers octosyllabes, en nombre indéterminé, les vers pairs ayant une même rime assonante, les vers impairs restent suelos. Si les romanes traditionnels les plus anciens […] sont le résultat de la fragmentation de certains passages des chansons de geste. »
25 Marie-Claire Zimmermann, La poésie espagnole moderne et contemporaine, Paris, Armand Colin, 2005.
26 Real Academia española, Diccionario de lengua española, Madrid, Real Academia española, 2001 [22e éd.].
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Quelques mots à propos de : Philippine Guirao
Université Paris 8 - LER EA 4385