Sommaire
8 | 2017
Juan Ramón Jiménez: tiempo de creación (1913-1917)
Ce volume recueille les communications présentées lors du colloque « Juan Ramón Jiménez: Tiempo de creación (1913-1917) » organisé par Annick Allaigre et Daniel Lecler (Laboratoire d’Études Romanes EA 4385) les 19 et 20 mars 2015 au Colegio de España de la Cité Internationale Universitaire de Paris et à l’Université Paris 8 Vincennes – Saint-Denis. Coordonné par Daniel Lecler et Belén Hernández Marzal, l’ouvrage s’intéresse à une période de création particulièrement intense durant laquelle Juan Ramón a en partie forgé sa poétique. La réflexion s’articule en trois moments. Le premier est consacré à une figure décisive dans la vie du poète : celle de Zenobia Camprubí de Aymar, le second au poète comme traducteur, le troisième, enfin, à l’une de ses œuvres majeures, Platero y yo.
- Belén Hernández Marzal et Daniel Lecler Avant-propos
- Soledad González Ródenas « Pose de rareza » y « Hermana Risa ». Zenobia y la superación de la melancolía en la obra de Juan Ramón Jiménez
- José Julián Barriga Bravo et Nuria Rodríguez Lázaro Reivindicación intelectual de Zenobia Camprubí
- Annick Allaigre Mallarmé par Juan Ramón Jiménez, à rebours du splendide isolement ?
- Philippine Guirao Juan Ramón Jiménez, traducteur de Paul Verlaine
- Daniel Lecler Du visible à l’invisible dans Platero y yo et Don Quijote de la Mancha
- Jorge Urrutia Hacia la significación ideológica de Platero y yo
- Dominique Bonnet Un nuevo Platero, fruto de la influencias literarias comunes a Jean Giono y Juan Ramón Jiménez
- Belén Hernández Marzal Gilberto Owen a la sombra de Juan Ramón
- Virginie Giuliana « Un retrato es ante todo un documento » : la galerie des hommes illustres de Juan Ramón Jiménez et Joaquín Sorolla
- Bénedicte Mathios Amour, arts visuels, et rythmes(s) du journal dans Diario de un poeta recién casado
- Claude Le Bigot L’alternance poésie et prose dans le Diario de un poeta reciencasado de Juan Ramón Jiménez (1917) : une crise de croissance de la modernité poétique
- Marie-Claire Zimmermann Sur la genèse d’une écriture poétique : Piedra y cielo, de Juan Ramón Jiménez
8 | 2017
Du visible à l’invisible dans Platero y yo et Don Quijote de la Mancha
Daniel Lecler
El mundo es el poema más difícil de leer.
Quienes no entiendan la poesía, no traten
de interpretarlo1.
Ángel Crespo
El poeta toca una flor y la convierte en flor.
Y no hay metamorfosis más profunda2.
Ángel Crespo
Il est vrai à la fois que le monde est ce que nous voyons et que, pourtant, il nous faut apprendre à le voir3.
M. Merleau-Ponty
1Hier, l’humidité ayant rapidement laissé place au froid, j’ai vu comment, derrière la goutte d’eau, se cache le flocon. J’ai mieux compris alors une idée qui m’accompagne depuis longtemps et qui a inspiré les lignes qui vont suivre : certains textes donnent à voir plus que d’autres. Ils dévoilent, rendent manifeste un réel qui est là mais que l’on ne voit pas forcément. À travers une nouvelle diction du visible, ils rétablissent une essence qui, jusqu’alors, était demeurée invisible.
2Platero y yo et Don Quichotte font partie de ces œuvres qui donnent à voir. Mais que nous donnent-elles à voir exactement et comment procèdent-elles ? Toutes deux ont comme point commun ce « donner à voir » qui recentre le réel, le perce à travers une espèce de fuite en avant commune qui s’appuie dans les deux œuvres sur une marche gratuite — même si chez Cervantès, Don Quichotte a la volonté de changer le monde — liée à une démarche qui est tout à la fois manière et action. Toutes deux ouvrent un chemin qui, l’air de rien, s’avère initiatique4 et à travers lequel se réalise une quête partagée de l’être au monde : celle du ou des protagonistes ainsi que celle du lecteur. Dans ces deux chefs-d’œuvre de la modernité, le visible et l’invisible dialoguent, nous informent au premier sens du terme en nous ouvrant un accès à l’existence.
3L’idée d’aborder conjointement ces deux œuvres peut sembler totalement incongrue car, en apparence, tout les sépare. L’espace qui caractérise chacune d’elles est profondément différent. Platero nous fait sillonner l’Andalousie, plus précisément la région de Moguer, quand la première partie de l’œuvre de Cervantès se déroule dans la Mancha. Leur forme est distincte, l’une tient plutôt de la prose poétique ou du poème en prose, l’autre se présente comme le premier roman moderne. À cela, nous pourrions ajouter aussi que leur propos diffère : l’auteur de Don Quichotte nous invite, dans le prologue5 à l’édition de 1605, à lire son œuvre entre autres comme une dénonciation des sottises, des absurdités et des incohérences des romans de chevalerie, Platero, quant à lui, a été perçu à tort comme une œuvre esthétisante, un livre pour enfants dans lequel le poète, égotique et nostalgique, revient sur son enfance et sa jeunesse à jamais perdues.
4Comme on le voit, rien ne paraît rapprocher ces deux œuvres distantes de plus de trois cents ans et pourtant... La fréquentation assidue du texte du poète andalou fait surgir une multiplicité d’échos entre les deux livres relevés pour certains d’entre eux par Juan Expósito : la folie des deux personnages, bien que de nature profondément différente puisque l’un est vraiment fou, Don Quichotte, alors que l’autre est seulement perçu comme fou par ses semblables et par les enfants qui s’exclament à son passage « – ¡El loco! ¡El loco! ¡El loco! »6 en le voyant juché sur son âne, l’utilisation d’une langue tout à la fois savante et populaire ainsi que certains chapitres qui, selon lui, entrent en résonnance7. On pourrait ajouter à ces points de contact la mélancolie qui caractérise les deux protagonistes, là encore de nature distincte, l’importance et la gratuité de la marche comme source de réflexion, de méditation et de contemplation, l’alternance des sorties8 qui caractérisent leurs déplacements et génèrent dans l’œuvre des mouvements d’expansion et de repli, la valeur de la mémoire, l’importance du regard et le rôle des métamorphoses présentes dans les deux œuvres (même si leur fonctionnement est distinct), ou encore l’aspect même du poète tel qu’il apparaît au chapitre VII « Vestido de luto, con mi barba nazarena y mi breve sombrero negro, debo cobrar un extraño aspecto cabalgando en la blandura gris de Platero »9 qui n’est pas sans rappeler mutatis mutandis le portrait que Cervantès fait de son héros10.
5Il faudrait également ajouter à cette liste non exhaustive, l’allusion faite par Juan Ramón à Cervantès dans le brouillon d’un prologue destiné à une nouvelle édition de Platero conservée à Puerto Rico dans la salle Zenobia Camprubí dans lequel on peut lire « Yo (como el gran Cervantes a los hombres) creía y creo que a los niños no hay que darles disparates (libros de caballería) para interesarles y emocionarles, sino historias y trasuntos de seres y cosas reales tratados con sentimiento profundo, sencillo y claro. Y esquisito »11, une déclaration qui entre en résonnance, dans le prologue du Quichotte de 1605, avec les propos d’un ami de Cervantès, un double de lui-même peut-être, qui lui conseille de « procurar que a la llana, con palabras significantes, honestas y bien colocadas, salga vuestra oración y período sonoro y festivo, pintando, en todo lo que alcanzáredes y fuere posible, vuestra intención; dando a entender vuestros conceptos sin intricarlos y oscurecerlos »12. Certes, ces déclarations attestent la volonté de chaque auteur d’écrire simplement afin que leurs propos soient clairs, elles impliquent aussi un rapport au langage spécifique à chacun d'eux sur lequel nous reviendrons.
6La multiplicité des échos relevés entre ces œuvres est grande, on le voit. Elle démontre qu’il ne peut être que fructueux de les faire dialoguer, mais encore faut-il comprendre ce qui, au-delà de simples résonnances, les unit plus profondément. Par-delà les siècles, quel est donc le point de contact qui les rassemble et leur concède la place qu’elles occupent dans l’histoire de la littérature ? Lors de la rédaction de notre thèse de doctorat13, la découverte d’un article de Rosa Chacel sur Platero y yo a conforté notre intuition en établissant par son titre, « La segunda primera novela »14, une équivalence entre ces deux textes quant à l’importance de ces deux chefs-d’œuvre dans l’histoire littéraire même si l’emploi du troisième terme paraît plus discutable, surtout pour ce qui est de Platero y yo.
7Afin de cerner la nature de cette équivalence par-delà les résonnances et les échos manifestes entre les deux textes, nous reviendrons pour commencer sur la folie et la mélancolie, toutes deux très présentes dans ces deux œuvres, en nous intéressant plus particulièrement à la distorsion de la vision, elle-même créatrice et productrice d’images et de sens. Ceci nous amènera à examiner les métamorphoses qui permettent de dévoiler un invisible ou, à tout le moins, une présence du non visible qui parfois demeure inaccessible à qui ne possède qu’un regard uniquement mu par la logique15 et le conventionnel. Enfin, en prenant en compte la notion de « oubli de l’être » que les deux œuvres tentent de réparer et dont nous empruntons la notion à Kundera16 qui renvoie à Husserl et à Heidegger, notion présente également chez Merleau-Ponty17 nous nous intéresserons au rapport entre la finitude, l’infinitude et le temps.
8Dans Otra manera de leer El Quijote, Augustin Redondo18 affirme, à propos de la folie du héros :
El mundo de la ilusión y de la alucinación, tan importante en la enfermedad melancólica – la que afecta a Don Quijote –, se elabora (que el sujeto esté despierto o dormido) por una percepción errónea de la realidad en la cual la vista desempeña un papel clave, como lo dicen los tratadistas. De ahí la importancia de los verbos ver y mirar, en todos los episodios quijotescos y tanto en la primera salida como en la segunda, lo que pone de relieve hasta qué punto la percepción del hidalgo se aparta de la normal y es, en sentido propio de la palabra, la de un demente.
9Dans ces quelques lignes, l’auteur met clairement l’accent sur la folie de Don Quichotte qui trouve son origine, selon les théoriciens de l’époque19, dans la mélancolie telle elle était conçue alors. C’est elle, nous dit Augustin Redondo, qui pousse le héros vers la démence et génère chez lui des hallucinations qui se substituent à ce que voient ceux qui l’entourent. Il ajoute que cette mélancolie est profondément liée au fonctionnement de la mémoire de Don Quichotte car elle pousse son imagination non pas à établir des liens avec le futur mais avec le passé.
10Le « moi » dans Platero y yo, on l’a vu, est lui aussi considéré parfois comme « fou » mais il n’est pas fou à la manière de Don Quichotte car les images que perçoit le « moi » ne se substituent pas à celles vues par le commun des mortels, nous le verrons plus en détail, elles s’y superposent. L’image de la folie du « moi » est plus dans les yeux de ceux qui le regardent. La mémoire du héros cervantin, profondément liée à la mélancolie, et celle du protagoniste jiménien ne sont pas de même nature. La mélancolie de l’un est médicale, celle de l’autre tend vers une forme de romantisme20. La mémoire de Don Quichotte est profondément liée à la mélancolie et au passé21, celle du « moi » jiménien22 est à l’image de Janus car elle prend en compte un passé non figé, qui éclaire le présent afin de guider les pas du protagoniste. Ce peut être une des lectures du chapitre XL « El pino de la corona »23.
11Ceci étant, aussi bien le « moi » que Don Quichotte sont considérés comme fous. La folie comportementale de Don Quichotte et l’attitude du « moi », incompréhensible pour la plupart des habitants du petit village de Moguer qui ne comprennent pas ces promenades quotidiennes qui s’apparentent pour eux à une oisiveté non productive, font qu’ils s’inscrivent en marge de la société et c’est précisément parce qu’ils sont à la marge qu’ils se distancient de la vision convenue, propre à ceux qui n’occupent pas cet espace de la marge24. Leur position excentrique et excentrée leur permet de tenir un discours parfois dénonciateur, de voir aussi bien le visible que l’invisible, liés à l’espace qu’ils ont quitté et qu’ils observent à distance, que le visible et l’invisible afférents à l’espace inconnu auquel ils sont arrivés. D’ailleurs, aller vers l’inconnu c’est aussi rendre visible ce qui antérieurement appartenait, pour les protagonistes et pour le lecteur, à l’invisible.
12Cet éloignement de l’espace commun s’exprime très nettement au chapitre VII déjà évoqué, intitulé « El loco »25. Pour une meilleure lecture, nous reproduisons le texte, ci-dessous, dans son intégralité :
VESTIDO de luto, con mi barba nazarena y mi breve sombrero negro, debo cobrar un extraño aspecto cabalgando en la blandura gris de Platero.
Cuando, yendo a las viñas, cruzo las últimas calles, blancas de cal con sol, los chiquillos gitanos, aceitosos y peludos, fuera de los harapos verdes, rojos y amarillos, las tensas barrigas tostadas, corren detrás de nosotros, chillando largamente:
—¡El loco! ¡El loco! ¡El loco!
… Delante está el campo, ya verde. Frente al cielo inmenso y puro, de un incendiado añil, mis ojos —¡tan lejos de mis oídos!— se abren noblemente, recibiendo en su calma esa placidez sin nombre, esa serenidad armoniosa y divina que vive en el sin fin del horizonte…
Y quedan, allá lejos, por las altas eras, unos agudos gritos, velados finamente, entrecortados, jadeantes, aburridos:
—¡El lo… co! ¡El lo… co!
13Dès les premières lignes du chapitre, Juan Ramón met l’accent sur l’apparence du protagoniste poète superposant ainsi subtilement leurs deux images. Chapeau, vêtements, barbe noire, le locuteur déclare porter le deuil26 sans que l’on sache de qui ni de quoi. Au tout début du chapitre, la noirceur est omniprésente même si elle est atténuée par la douceur du pelage gris de Platero. Cette couleur dit d’emblée la tristesse et la mélancolie du « moi », le rapprochant ainsi du Caballero de la Triste Figura27 même si ce dernier est plutôt caractérisé par le gris. Augustin Redondo, dans l’ouvrage déjà évoqué, revient sur la maladie de Don Quichotte, la mélancolie, sur l’excès de bile noire du mélancolique, sur son lien à la terre, à Saturne, sur le fait que sa complexion se résume en deux mots : froid et sec28. En l’espace de trois lignes se superposent plusieurs images, celle de Juan Ramón, de Cervantès si l’on se base sur le peu de portraits de lui dont on dispose, de Don Quichotte juché sur Rossinante et du protagoniste poète juché sur son âne dans l’œuvre de Juan Ramón.
14Notons cependant que si tout est fait pour qu’un lien étroit se tisse dans l’esprit du lecteur entre les deux auteurs et les deux œuvres, à la deuxième ligne, lorsque le « moi » déclare avoir pleinement conscience de l’étrangeté de son aspect « debo cobrar un extraño aspecto », certes le protagoniste poète anticipe l’insulte des enfants qui en le voyant passer le traitent de fou, facilitant ainsi le rapprochement avec Don Quichotte mais, en même temps, le « moi » se distingue du héros cervantin puisqu’à la différence du Quichotte, il déclare avoir parfaitement conscience de son aspect. Il possède donc la capacité de se voir tel qu’il est, ce que ne peut faire le héros cervantin. En conséquence, cette capacité du « moi » relativise la nature de la folie évoquée en la situant dans la subjectivité de l’observateur.
15Au sein de ce premier paragraphe, une fois l’aspect du poète évoqué, le lecteur le voit se déplacer. Le verbe cabalgar au participe présent initie le mouvement, il établit également le lien entre le premier et le deuxième paragraphes, réalisant comme une sorte d’enjambement prosistique et idéel. Ainsi ce mouvement initial se poursuit-il au paragraphe suivant tant par l’emploi de « yendo » que de « cruzo ».
16Par ailleurs, si le poète indique que ce déplacement avec son âne a pour destination les vignes qui entourent Moguer, il ne nous en fournit pas, du moins pour le moment, les raisons. L’allusion aux vignes et aux dernières ruelles qu’ils sont sur le point de croiser indique aux lecteurs que les protagonistes sont sur le point de quitter le village, qu’ils sont à la frontière d’un espace, comme le suggèrent le verbe à la première personne du présent de l’indicatif « cruzo » et le complément d’objet direct qui le suit « las últimas calles ». Soulignons, ici, la résonnance que peut avoir le verbe cruzar avec l’image d’un poète à la barbe nazaréenne et avec un chevalier qui allait combattre les « agravios que pensaba deshacer, tuertos que enderezar, sinrazones que emendar, y abusos que mejorar, y deudas que satisfacer »29.
17Alors que le protagoniste poète est sur le point de quitter l’espace du village, sa position transitoire l’amène à nous en fournir une première image qui aurait pu être aveuglante par sa violence. Certes, il évoque la blancheur des murs peints à la chaux que le soleil vient frapper, mais ici point d’image complaisante, costumbrista. C’est la violence de l’éclairage qui prévaut car elle met soudainement en lumière la pauvreté d’enfants gitans poisseux, chevelus, au ventre gonflé. Le désordre évoqué par leurs haillons multicolores vient troubler l’ordre, le calme et la sérénité d’un village qui n’est pas, comme les apparences pourraient le laisser entendre, une carte postale. Au moment où le « moi » se dirige vers un nouvel espace, le regard qu’il porte sur les enfants du haut de Platero qu’il ne monte presque jamais, lui fournit ici une distance supplémentaire et nécessaire pour lui-même et pour la vision des choses qu’il donne à voir au lecteur. Son regard est bienveillant et écœuré. Bienveillant car il est ému par ces enfants, amer aussi car ceux-ci ne manifestent aucune sympathie, aucune curiosité ; ils semblent aveugles et inconscients face à la réalité qui les prend au piège comme dans « Juegos del anochecer »30. Leur expression se résume à un trisyllabe « ¡El loco! » répété trois fois, prononcé de façon inharmonieuse, avec une force, un rejet et une stridence qui n’en finit pas « largamente ». Cette sortie du protagoniste poète fait penser au retour au village de Don Quichotte et de Sancho « rodeados de muchachos y acompañados del cura y del bachiller, entraron en el pueblo »31 observé, lui aussi, comme une bête curieuse. Qu’il s’agisse des enfants dans Platero ou des personnages qui portent un regard sur Don Quichotte tous reproduisent un regard social majoritaire qui tombe comme une condamnation et en viennent à signifier, au-delà de la pauvreté, la misère humaine dans toute sa noirceur.
18Au paragraphe suivant, les points de suspension initiaux dessinent une frontière, ils matérialisent un espace transitoire, tout comme l’éloignement du poète qui laisse derrière lui, pas après pas, cette misère humaine qu’il nous donne à voir. Il accède progressivement à un nouvel espace « el campo, ya verde » et fait face à l’immensité du ciel, lieu de sérénité, de calme et de plaisir, où il peut contempler le monde, accéder à l’invisible pour, ensuite, tenter de le restituer à son lecteur en lui offrant cette image du ciel « de un incendiado añil », image d’une incroyable force. Cette image implique la couleur, dont on connaît toute l’importance dans l’œuvre de Juan Ramón32. Grâce à elle, pour reprendre une expression d’Yves Bonnefoy, il « réintensifie »33 le réel en nous montrant du rouge dans le bleu saturé du ciel, c’est-à-dire, en nous donnant à voir l’imperceptible, l’invisible qui confère une qualité, une densité à la chose vue, une profondeur et une plénitude. Dans cette perception, l’importance des sens n’échappe pas34, en particulier la vue que le poète, à la différence de Don Quichotte, maîtrise parfaitement. Chez l’un comme chez l’autre les sens et l’usage qu’ils en font, si différents soient-il, rendent possible ce dévoilement du réel, cette diction d’un réel primordial, leur devenant, comme le dit Yves Bonnefoy à propos de la poésie, « la mémoire […] de l’excès de la réalité sur le signe »35. Le protagoniste poète accède alors à « esa serenidad armoniosa », il accède à l’émergence en lui de l’Un, « que vive en el sin fin del horizonte… »36.
19À la fin du chapitre, les points de suspension réapparaissent. Désormais, ils sont comme la matérialisation du passage de la finitude à l’infinitude, du visible à l’invisible, du mensonge à une prise de conscience. Ils envahissent les paroles criardes des enfants, les rendant peu à peu inaudibles « ¡El lo…co! ¡El lo…co! ».
20Le protagoniste poète est parvenu à réunir les conditions nécessaires à ce « voir différemment ». La solitude, l’intense observation et la contemplation sont communes au « moi » ainsi qu’à Don Quichotte. En ne se faisant accompagner que d’un âne, Juan Ramón franchit un pas supplémentaire vers la solitude, comme si les trois siècles écoulés nécessitaient qu’elle fût plus grande. Sancho et son âne semblent se réduire à un âne, Platero, à qui le poète confie : « me das la compañía y no me quitas la soledad (esto que también te digo tanto) y al revés, me consientes la soledad y no me dejas sin compañía »37.
21En effet, la solitude permet la contemplation nécessaire à l’émergence de l’être : « contemplación y creación, fundamento de todo acto humano, vienen a ser éxtasis y dinamismo, los dos estados simultáneos y sucesivos a un tiempo del poeta que todo hombre debe ser, sea cual fuere su actividad particular o colectiva »38. Et c’est précisément de cette contemplation que vont naître, chez les auteurs, les images, les métamorphoses qui donnent un accès direct au monde car, comme nous le rappelle Maurice Molho, le langage déréalise le monde et « pour compenser l’œuvre du langage, toujours utilisé comme ce qu’il est : c’est-à-dire comme un instrument de déréalisation du réel qui conduit au concept, le poète procède à la nécessaire déconceptualisation du concept qu’il réoriente, grâce à la métaphore, vers le réel primordial » 39.
22Ainsi, dans Don Quichotte comme dans Platero les images, les métamorphoses, bien que par des chemins opposés, ouvrent-elles une brèche vers cette réalité primordiale.
23Don Quichotte s’évertue à faire en sorte que le monde qu’il voit et qu’il métamorphose en images liées aux romans de chevalerie qui occupent sa mémoire, épousent la réalité dans laquelle il vit en prenant le plus souvent appui sur des similitudes de formes, sur des comparaisons souvent implicites et donc sur des sortes de « métamorphoses in absentia ». Il en va ainsi dans le chapitre des moulins à vent qu’il assimile à des géants dont les bras seraient prolongés de gourdins. Le choc est toujours frontal, brutal40 ; il lui rappelle sans cesse que la littérature n’est pas la vie et que trouver partout des similitudes n’est que la marque d’une folie qui, tout compte fait, entraîne la langue à sa perte. Toutefois, dans cet effort perpétuel pour donner raison aux livres en disant le faux, il finit concomitamment par dire le vrai, par retrouver, lui aussi, ce réel primordial tout en affirmant son idéal, sa vision de la beauté souvent issue des livres. Ce qu’il affirme, dans sa folie, c’est avant tout la liberté, sa liberté ; son idéal qui souvent consiste à mettre implicitement sur le même pied valet et maître, paysanne et princesse41 dénonçant ainsi le traitement réservé aux femmes, aux pauvres, aux enfants à travers le jeune Andrés42 que son maître ne paie pas et qui recevra, comme salaire pour son audace et à cause de la maladresse du héros, des coups de fouet. Juan Ramón va plus loin encore puisqu’il met sur un pied d’égalité l’homme et l’animal, c’est-à-dire tout être vivant. Pour Don Quichotte, les livres ne peuvent mentir, c’est le réel qui ment en ce qu’il est insupportable, à l’image des enfants qui poursuivent le « moi » dans Platero, qui jouent sans percevoir que la vie va les broyer, à l’image de ce fleuve de sang que les hommes ont pollué par l’appât du gain.
24Mais si tous deux ouvrent tantôt une plaie béante, tantôt une brèche par laquelle ils nous donnent à voir le réel, le poète le fait différemment du romancier car le processus de métamorphose est inverse. Le poète, lui, part du réel pour retrouver ou créer grâce à la langue et aux combinaisons qu’elle permet l’image du monde primordial qu’il a perçu ; c’est ce que souligne Michel Foucault lorsqu’il déclare que « le poète fait venir la similitude jusqu’aux signes qui la disent »43.
25Il y a dans Platero y yo un chapitre qui met en scène ce processus et peut fonctionner pour le lecteur comme une sorte de guide de lecture abstrait en attente de décryptage. Il n’est d’ailleurs pas indifférent qu’il s’agisse du deuxième chapitre de l’œuvre intitulé « Mariposas blancas »44. Dans ce chapitre le « moi » rentre au village après une journée passée en dehors de ses murs quand soudain un employé municipal, chargé de contrôler les entrées et sorties des marchandises veut vérifier ce que l’âne transporte dans ses besaces et dit au poète :
– ¿Ba argo ?
– Vea usted… Mariposas blancas…
El hombre quiere clavar su pincho de hierro en el seroncillo, y no lo evito. Abro la alforja y él no ve nada. Y el alimento ideal pasa, libre y cándido, sin pagar su tributo a los consumos…
26Ici, le poète rend visible l’invisible, un invisible probablement accumulé par le « moi » tout au long de sa journée d’errance et qu’il métamorphose en papillons blancs. Un invisible qualifié de « alimento ideal », dont on pourrait se demander s’il ne s’apparenterait pas à ces fleurs que mange Platero au chapitre XXIX et qui fait dire au moi, car elles sont la beauté même : « ¡Quién, como tú pudiera, Platero, pudiera comer flores… y que no le hicieran daño! »45. On connaît la symbolique du papillon comme symbole de psyché. Ces papillons blancs sont tout à la fois l’essence du vivant et des choses, le réel primordial que le poète rapporte de sa promenade et l’évocation, par leur couleur, des pages des chapitres du livre qu’il va écrire pour lui-même et pour le lecteur. Des papillons blancs, pour reprendre une idée de Merleau-Ponty que seuls ceux qui ont appris à regarder le monde peuvent voir46. Le poète part ici du réel primordial et lui trouve une image qui le reçoit ; il confère une présence à l’invisible et crée un nouveau rapport entre le signifié et le référent en ouvrant un nouveau chemin entre les choses dites et les signifiants utilisés, créant ainsi comme une sorte d’au-delà du signifié qui fait que la réalité déborde le signe censé la contenir et donc la détruire, comme le suggérait Maurice Molho.
27Le protagoniste poète et Don Quichotte ont tous deux appris à dire « yo », ils sont à la recherche de la vérité des choses et des êtres, de leur essence, tout comme ils sont à la recherche de leur propre identité qu’ils ne peuvent construire que dans la solitude, la découverte et la contemplation du monde. La plupart des réponses aux questions que nous nous posons et qu’ils se posent est dans leur regard. Tous deux sont en marge de la société et c’est pour cela que leur vision acquiert une telle acuité et qu’ils vont du visible à l’invisible, chacun empruntant les chemins qui lui sont propres. Cependant, tous deux arrivent au même point à la conscience pleine du monde qu’ils habitent et qu’ils partagent avec le lecteur.
28Par la contemplation, ils intègrent le visible et percent l’invisible, par la diction de l’un et de l’autre, ils fortifient leur chant et affirment leur présence au monde, une cohésion sans concept se fait entre eux et la réalité : « El primer canto del grillo, en el crepúsculo, es vacilante, bajo y áspero. Muda de tono, aprende de sí mismo y, poco a poco, va subiendo, va poniéndose en su sitio, como si fuera buscando la armonía del lugar y de la hora »47 lit-on au chapitre LXIX de Platero.
29Don Quichotte et le protagoniste poète savent que l’invisible est à aller chercher dans le visible et que l’infini se trouve dans la finitude. Que cette finitude, en retour, les conduira vers l’infinitude et la pleine conscience48 grâce à la diction. « ¡Qué pura, Platero y qué bella esta flor del camino! Pasan a su lado todos los tropeles – los toros, las cabras, los potros, los hombres –, y ella tan tierna y tan débil, sigue enhiesta, malva y fina, en su vallado sólo, sin contaminarse de impureza alguna […] Esta flor vivirá pocos días, Platero, aunque su recuerdo podrá ser eterno »49, écrit le poète à propos d’une fleur qu’il contemple et qui reste belle, pure, inflexible, alors que près d’elle passent tous les troupeaux possibles et imaginables simplement parce qu’elle participe et reçoit toute la beauté du monde tout en y participant durant son existence éphémère. La beauté semble naître ici du choc entre la vie éphémère de cette fleur et son souvenir éclatant que le poète parvient à mettre en mots. Ici, le pouvoir du souvenir50 et la puissance de la diction dans le présent effacent les limites du temps.
30Au-delà de simples parallélismes, ce que nous disent en substance ces deux œuvres, pour reprendre les propos d’Yves Bonnefoy c’est que « L’infini dans la chose, c’est la chair de sa finitude. Et c’est donc par cette perception d’infini que nous, qui sommes également finitude, avons notre vrai rapport avec ce qui est. Aimer, c’est savoir cela et vivre » 51.
1 Ángel Crespo, Aforismos. Con el tiempo. Contra el tiempo. La invisible luz, Murcia, Huerga y Fierros Editores, 1997, p. 45.
2 Ibid., p. 76.
3 Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, Domont, Gallimard, 2013, p. 18.
4 Notons que les œuvres, en particulier au Siècle d’Or, qui présentent des personnages en marche et dont l’itinéraire, ponctué d’épreuves, s’avère initiatique sont nombreuses. Nous pensons par exemple aux romans picaresques mais pas seulement. Nous pourrions également évoquer des œuvres comme El viaje de Turquía, ou bien encore El criticón. Toutefois, il nous semble que la quête qui est la leur est, pour partie, éloignée de celle menée dans El Quijote et dans Platero y yo. La nature qui caractérise ces deux œuvres nous semble beaucoup plus proche que celle qui peut exister entre Don Quijote et El lazarillo de Tormes par exemple comme nous espérons que notre lecteur le percevra à l’issue de ces quelques pages même si, bien évidemment, là aussi des points communs se dégagent.
5 « Y, pues, esta vuestra escritura no mira a más que a deshacer la autoridad y cabida que en el mundo y en el vulgo tienen los libros de caballerías […] », Miguel de Cervantes, El ingenioso Don Quijote de la Mancha (1605), éd. Luis Andrés Murillo, Madrid, Clásicos Castalia, 1986, vol. 1, p. 57.
6 Cette scène de Platero y yo que l’on trouve au chapitre VII, intitulé « El loco », où l’on voit le poète sortir de Moguer entouré de petits gitans qui le traitent de fou (Juan Ramón Jiménez, Platero y yo, éd. Jorge Urrutia, Madrid, Clásicos de Biblioteca Nueva, 1997, p. 113) n’est pas sans évoquer le retour de Don Quichotte dans son village au chap. LXXIII de la deuxième partie. Miguel de Cervantes, El ingenioso…, op. cit., vol 2, chap. LXXIII, p. 582.
7 Dans sa conférence « Sendas paralelas de Platero y El Quijote » lue lors du Simposium International « Cien años de Platero y yo (1914-2014) » organisé par l’Université de Huelva du 24 au 28 novembre 2014, José Expósito, recontextualise les deux œuvres et établit, entre elles, des parallélismes. Ainsi a-t-il, associé le chap. XXII (vol. 1, p. 265) dans lequel Don Quichotte libère les galériens au chap. XXXII « Libertad » (p. 154), dans lequel le poète libère des oiseaux pris au piège. Il insiste sur le fait qu’aussi bien Juan Ramón que Cervantès veulent s’éloigner des préceptes et des formes convenues et qu’ils défendent des idéaux communs. Pour lui, consciemment ou non, Juan Ramón écrit avec Platero y yo un nouveau Quichotte andalou. Notre propos est ici différent car nous souhaitons, tout en nous appuyant sur les parallélismes mis au jour ainsi que sur d’autres que nous avons relevés, nous interroger sur l’importance de la nature des mécanismes, et le sens qui unissent le visible et l’invisible.
8 Juan Expósito a peut-être évoqué ces points dans l’intervention à laquelle j’ai fait référence mais au moment où nous écrivons ces lignes elle n’a pas été publiée. Nous faisons donc référence à son intervention de mémoire. Par ailleurs, nous portons sur certaines d’entre elles des analyses différentes.
9 Juan Ramón Jiménez, Platero y yo…, op. cit., p. 113.
10 Dans le premier chapitre de la première partie, Don Quichotte apparaît ainsi : « Frisaba la edad de nuestro hidalgo con los cincuenta años; era de complexión recia, seco de carnes, enjuto de rostro […] », Miguel de Cervantes, El ingenioso…, op. cit., vol. 1, chap. I, p. 71. Par ailleurs, le chap. XXXII de la deuxième partie, précise que Don Quichotte porte la barbe : « Llegó la de la fuente, y con gentil donaire y desenvoltura encajó la fuente debajo de la barba de don Quijote », Miguel de Cervantes, El ingenioso…, op. cit., p. 286.
11 Juan Ramón Jiménez, Platero y yo…, op. cit., p. 91. On retrouve des remarques similaires sur la simplicité indispensable de l’écriture à plusieurs endroits de l’œuvre comme par exemple « la poesía es necesariamente intuitiva, y por lo tanto elemental, sencilla, que es uno solo el objeto y el sujeto de su creación y su contemplación, y ellos no piden adorno innecesario », Juan Ramón Jiménez, Política poética, éd. Germán Bleiberg, Madrid, Alianza Editorial, 1982, p. 83 ou encore « Sólo la palabra justa, la más directa y cercana; pero esa (sin rebusco) ¡qué escojida! », Juan Ramón Jiménez, Ideolojía, Metamórfosis IV, Barcelona, Anthropos, 1990, aph. 814, p. 160.
12 Miguel de Cervantes, El ingenioso…, op. cit., vol. 1, prólogo, p. 57-58.
13 Daniel Lecler, Métamorphose et spiritualité dans Sonetos espirituales de Juan Ramón Jiménez, thèse en études ibériques, Paris, Paris IV-Sorbonne, 2003.
14 Rosa Chacel, Estudios sobre Juan Ramón Jiménez, editados en conmemoración del primer centenario de su nacimiento, Puerto Rico, Recinto Universitario de Mayagüez, 1981, p. 143-153.
15 Juan Ramón écrit à propos de la logique et de la poésie : « la poesía no puede ser la momia de la lójica ni la piedra de toque de la razón. La poesía es lo único que se salva de la razón y que salva a la razón, porque es más hermosa y superior que ella, porque la supone, asimilada en lo que de la autocrítica de destino lleva dentro de la poesía, y la supera en todo lo demás », Juan Ramón Jiménez, Política poética, Madrid, Alianza Tres, 1982, p. 205.
16 Milan Kundera, L’art du roman, Paris, Gallimard, 1986.
17 Dans la même veine, l’article de Milagros Torres, « Du héros de la “marge” à au héros de la “marche” : quelques réflexions à l’aube du roman moderne (Lazarillo et Persiles) », in Cécile Bertin-Elisabeth (éd.), Les héros de la marge dans l’Espagne classique, Paris, Les Éditions Le Manuscrit, 2007, p. 141-154, a été particulièrement fructueux.
18 Augustin Redondo, Otra manera de leer El Quijote, Madrid, Editorial Castalia, 1997, p. 143.
19 Augustin Redondo renvoie en particulier, sur la question, à Jackie Pigeaud, La maladie de l’âme. Étude sur la relation de l’âme et du corps dans la tradition médico-philosophique antique, Paris, Les Belles Lettres, 1981.
20 Le poète qualifie l’attitude dans laquelle il se représente de façon complexe dans le chap. LXXXIV, intitulée « La colina », de romantique : « ¿No me has visto nunca, Platero, echado en la colina, romántico y clásico a un tiempo? », Juan Ramón Jiménez, Platero y yo…, op. cit., p. 230.
21 « La reacción del melancólico hidalgo no se puede comprender sin el peso enorme de la memoria y de una memoria libresca que sustituye a la realidad (en cuanto se trata de contextos caballerescos) la visión que proporcionan los libros de caballería. Dicho de otra manera, la imaginación no funciona con relación al futuro, sino con referencia al pasado […] reconstruye un pasado y un pasado ilusorio, de modo que ya ni siquiera es la imaginación “la loca de la casa”, como decía Santa Teresa ». Augustin Redondo, Otra manera de leer El Quijote…, op. cit., p. 126.
22 Les thèmes de la mémoire et de l’oubli sont essentiels dans l’approche de l’œuvre de Juan Ramón Jiménez. Il mériterait que leur soit consacrée une vaste étude car ils sont au centre du processus créatif et éclairent la problématique qui nous occupe ici, comme en témoignent ces deux aphorismes : « En la memoria tiene el mismo valor lo realizado que lo que o se llegó a realizar », « Hay un error general que atribuye a la memoria vida activa y no al olvido, como si éste no fuera también una realidad », Juan Ramón Jiménez, Ideolojía, Metamórfosis IV…, op. cit., aph. 640 et 647, p. 130 et 131.
23 « Cuando, en el descuido de mis pensamientos, las imágenes arbitrarias se colocan donde quieren, o en estos instantes en que hay cosas que se ven cual en una visión segunda y a un lado de lo distinto, el pino de la Corona, transfigurado en no sé qué cuadro de eternidad, se me presenta, más rumoroso y más gigante aún, en la duda, llamándome a descansar a su paz, como el término verdadero) y eterno de mi viaje por la vida. », Juan Ramón Jiménez, Platero y yo…, op. cit., p. 166-167.
24 Dans Platero y yo, observons que la plupart du temps, lorsqu’il y a une fête au village, le « moi » accompagné de son âne s’en va du village, fuyant tout aspect institutionnel et conventionnel. Ainsi par exemple, si au chap. IV « El eclipse » le poète participe avec les villageois au spectacle de l’éclipse c’est parce qu’elle est exceptionnelle et naturelle. Par contre, au chap. LXVIII « Domingo » le poète et l’âne fuient la fête institutionnalisée et par conséquent le village : « Todos, hasta el guarda, se han ido al pueblo para ver la procesión. Nos hemos quedado solos Platero y yo. ¡Qué paz! ¡Qué pureza! ¡Qué bienestar! Dejo a Platero en el prado alto, y yo me echo, bajo un pino lleno de pájaros que no se van, a leer. Omar Khayyám… », Juan Ramón Jiménez, Platero y yo…, op. cit., p. 207.
25 Juan Ramón Jiménez, Platero y yo…, op. cit., p. 113-114.
26 Notons que l’expression « Vestido de luto » n’a pas été totalement traduite dans la version de Platero y yo proposée par C. Couffon. Même si l’impact visuel est conservé, il y a là déficit de sens qui fait en partie disparaître la notion de deuil, de perte qui est centrale dans le chapitre et dans l’œuvre. N’oublions pas le sous-titre choisi par le poète : « Elegía andaluza ». Juan Ramón Jiménez, Platero et moi, trad. Claude Couffon, intro. Jean Giono, Paris, Seghers, 1994, p. 63.
27 C’est ainsi que l’appelle Sancho « Si acaso quisieren saber esos señores quién ha sido el valeroso que tales los puso, diráles vuestra merced que es el famoso don Quijote de la Mancha, que por otro nombre se llama el Caballero de la Triste Figura », Miguel de Cervantes, El ingenioso…, op. cit., vol. 1, chap. XIX, p. 234.
28 Cf. le tableau reproduit dans l’ouvrage d’Augustin Redondo, Otra manera de leer El Quijote…, op. cit., p. 127.
29 Miguel de Cervantes, El ingenioso…, op. cit., vol. 1, chap. II, p. 78-79. Dans la même veine, comme en écho, nous renverrons au chap. LXXXI, « La niña chica », chapitre dans lequel le poète prête Platero à cette jeune fille qui est sur le point de mourir, ce qui lui donne un peu de joie et lui permet de se déplacer (Platero, op. cit., p. 226). Citons encore le chap. LXXXIX, « Antonia », dans lequel le poète prête Platero pour que la jeune fille puisse traverser le fleuve, ou enfin le chap. XXXVII, « La Carretilla », où le poète, grâce à Platero, apporte son aide à une fillette et à son âne dont la voiture pleine d’herbe et d’orages s’est embourbée (Platero…, op. cit., p. 161-162). Notons ici que le poète aide essentiellement des femmes. C’est une chose étonnante. N’y aurait-il pas là l’image du chevalier et de la dame qu’il sert et qu’il défend ?
30 Sur ce chapitre nous renvoyons à Daniel Lecler, « Entre chien et loup : “Juegos del anochecer” de Juan Ramón Jiménez », Travaux et Documents Hispaniques, 2011, no 2, Disponible en ligne : <http://eriac.univ-rouen.fr/entre-chien-et-loup-juegos-del-anochecer-de-juan-ramon-jimenez>.
31 Miguel de Cervantes, El ingenioso…, op. cit., vol. 2, chap. LXXIII, p. 582.
32 Sur les couleurs chez Juan Ramón nous renvoyons au chapitre III de l’inédit de notre HDR intitulé « Poétique de la couleur et de la lumière », Daniel Lecler, L’Âne et la plume : une lecture de Platero y yo (1907-1917) de Juan Ramón Jiménez, habilitation à diriger des recheches, 2014, p. 140-176. Sur les rapports entre poésie et peinture, voir les très belles pages d’Yves Bonnefoy, « Entretien avec A. W. Lasowski », in L’inachevable. Entretiens sur la poésie 1990-2010, Paris, Albin Michel, 2010, et plus particulièrement p. 504-507.
33 Par exemple, Yves Bonnefoy, L’inachevable…, op. cit., p. 15.
34 « ¿Por qué ponernos tan fósiles si la poesía es tan sensorial? », Juan Ramón Jiménez, Política poética…, op. cit., p. 205.
35 Yves Bonnefoy, « Sur l’architecture. Entretien avec Didier Laroque, 2010 », in L’inachevable…, op. cit., p. 14.
36 Juan Ramón Jiménez, Platero y yo…, op. cit., p. 113.
37 Juan Ramón Jiménez, Platero y yo…, op. cit., p. 320.
38 Juan Ramón Jiménez, Política poética…, op. cit., p. 485.
39 Maurice Molho, Semántica y poética (Góngora, Quevedo), Barcelona, Editorial Crítica, 1988, p. 19. « Para compensar la obra del lenguaje, utilizado siempre como lo que es, es decir: un instrumento de desrealización de lo real que conduce al concepto, el poeta procede a la necesaria desconceptualización del concepto, al que reorienta por medio de la metáfora en dirección de lo real primordial ». Traduite par nos soins.
40 En écrivant ces lignes nous avons en tête ce que Michel Foucault écrit sur Don Quichotte. Michel Foucault, « Représenter », in Les mots et les choses, une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966, p. 60-91. On peut consulter également du même auteur, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 1972.
41 Nous pensons ici à la superposition des images d’Aldonza Lorenzo et celle qu’il a peint en son esprit, comme il le déclare lui-même, de Dulcinea del Toboso, attitude qui peut s’étendre à son comportement de façon plus générale : « yo imagino que todo lo que digo todo lo que digo es así, sin que sobre ni falte nada, y píntola en mi imaginación como la deseo, así en la belleza como en la principalidad […] », Miguel de Cervantes, El ingenioso…, op. cit., vol. 1, chap. XXV, p. 314.
42 Juan Ramón Jiménez, Platero y yo…, op. cit., p. 94-102.
43 Michel Foucault, « Représenter », in Les mots et les choses…, op. cit., p. 63. On lira avec profit la comparaison qu’il établit entre l’attitude de Don Quichotte et celle qui, selon lui, est celle des poètes.
44 Juan Ramón Jiménez, Platero y yo…, op. cit., p. 103-104.
45 Juan Ramón Jiménez, Platero y yo…, op. cit., chap. XXIX, « Idilio de abril », p. 150.
46 Cf. note 3.
47 Juan Ramón Jiménez, Platero y yo…, op. cit., chap. LXIX, « El Canto del grillo », p. 208.
48 Don Quichotte à la fin de sa vie semble l’avoir atteint tout comme Juan Ramón semble être arrivé à cette conscience absolue telle qu’elle s’exprime dans « Conciencia plena » : « Tú me llevas, conciencia plena, deseante dios, / por todo el mundo. […] ». Juan Ramón Jiménez, « Dios deseado y deseante », dans Lírica de una Atlántida (En el otro costado. Una colina meridiana. Dios deseado y deseante. De ríos que se van) 1936-1954, éd. Alfonso Alegre Heitzmann, Barcelona, Galaxia Gutenberg, p. 278. On perçoit que ce chemin pour atteindre cette conscience est déjà présent en filigrane dans Platero y yo.
49 Juan Ramón Jiménez, Platero y yo…, op. cit., chap. L, « Flor del camino », p. 182. Le poète ajoute « Cada día, cuando, al empezar la cuesta, tomamos el atajo, tú la has visto en su puesto verde. Ya tiene a su lado un pajarillo, que se levanta –¿por qué?– al acercarnos; o está llena, cual una breve copa, del agua clara de una nube de verano; ya consiente el robo de una abeja o el voluble adorno de una mariposa ».
50 Le souvenir, la mémoire, l’oubli sont des thèmes qui, chez Juan Ramón Jiménez, mériteraient une étude d’ampleur.
51 Yves Bonnefoy, « Entretien avec A. W. Lasowski », in L’inachevable…, op. cit., p. 505.
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Quelques mots à propos de : Daniel Lecler
Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis – Laboratoire d’Etudes Romanes (UPL)