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Juan Ramón Jiménez: tiempo de creación (1913-1917)

Ce volume recueille les communications présentées lors du colloque « Juan Ramón Jiménez: Tiempo de creación (1913-1917) » organisé par Annick Allaigre et Daniel Lecler (Laboratoire d’Études Romanes EA 4385) les 19 et 20 mars 2015 au Colegio de España de la Cité Internationale Universitaire de Paris et à l’Université Paris 8 Vincennes – Saint-Denis. Coordonné par Daniel Lecler et Belén Hernández Marzal, l’ouvrage s’intéresse à une période de création particulièrement intense durant laquelle Juan Ramón a en partie forgé sa poétique. La réflexion s’articule en trois moments. Le premier est consacré à une figure décisive dans la vie du poète : celle de Zenobia Camprubí de Aymar, le second au poète comme traducteur, le troisième, enfin, à l’une de ses œuvres majeures, Platero y yo.

Couverture de

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Amour, arts visuels, et rythmes(s) du journal dans Diario de un poeta recién casado

Bénedicte Mathios


Texte intégral

Introduction

1Les multiples approches de la critique amènent à l’affirmation selon laquelle le recueil Diario de un poeta recién casado, de Juan Ramón Jiménez, a exercé une forte influence sur l’ensemble de la poésie du xxe siècle. Tout semble avoir été dit de ce recueil, où le poète est « rénovateur de formes » (en particulier la « silva arromanzada », comme le démontre Isabel Paraíso1), « réinventeur d’images archétypales » (selon Michael Predmore2), et conçoit le « voyage comme rénovation poétique majeure » (comme l’écrit Rogelio Reyes Cano3), la liste étant loin de l’exhaustivité…

2Les spécialistes du journal et plus généralement de la littérature de voyage des années 1980 à nos jours définissent ce « genre sans loi »4 par une totale liberté formelle. Aussi, si on le considère comme un journal de voyage, et en dehors de la relation d’un déplacement dans l’espace et dans le temps qui le définit comme tel, aucun pacte d’écriture particulier ne préside à la production du journal de voyage Diario de un poeta recién casado. Outre ce déplacement dans l’espace qui correspond aux définitions de la littérature de voyage, on peut dire, ce qui reprend d’autres analyses, que c’est un livre de métamorphoses multiples, induisant l’ouverture à un autre espace, l’ouverture à un autre mode de vie via le mariage, l’ouverture à une autre écriture. Ces métamorphoses se déroulent parallèlement à l’écriture même, de sorte que certains textes ne s’écartent pas (ou peu) du temps de la création, dont le lecteur peut ainsi, au fil de ses lectures, se rapprocher.

3Le poète, dans le court avant-propos postérieur au voyage, met en évidence les « légères notes » de son « album de poète », « unas veces con color solo, otras sólo con pensamiento, otras con luz sola »5. Dans la partie sensitive de son expérience, la part visuelle est donc fondamentale ; le poète n’a-t-il pas écrit par ailleurs que « Escribir, para mí, es dibujar, pintar »6 ? Comment se manifeste cette part de l’art dans son écriture ? Par l’intermédiaire, entre autres, de descriptions intégrant un lexique pictural mais aussi de références à la peinture, avec des finalités très diversifiées. Le visuel est lié au voir, mais aussi à l’invisible, et à l’imagination ; les trois dimensions sont rassemblées dans l’alliance de l’art et de la poésie, à partir de l’évocation des lieux traversés et décrits, traversée motivée par l’amour. Le constat de la présence d’images puisant leur origine dans les techniques ou l’histoire de l’art interroge la manière de les repérer et d’en mesurer la portée. En 1916, la réflexion critique sur les rapports du texte et de l’image n’est pas systématisée, or la poésie et la peinture vivent un des moments les plus riches de leurs interactions7. Outre ce contexte, que connaît Juan Ramón Jiménez, la présence importante des arts visuels renvoie aussi à sa première vocation de peintre, de « grand visuel » comme l’écrit Ángel Crespo dans Juan Ramón Jiménez y la pintura8, mais également à sa réflexion permanente sur la création. Le caractère ouvert, à la fois « lisse et strié » comme l’écrit Lucie Lavergne9, de ce livre, constitue donc un vaste champ d’action pour la critique, ainsi celle qui se penche sur les liens entre texte et image. En effet, plusieurs concepts ont été créés depuis les années 1990 pour reconsidérer les relations entre peinture et littérature : « relations transesthétiques », « intermédialité », « tiers pictural » etc. Il pourrait s’avérer intéressant d’y confronter l’intégralité de l’œuvre de Juan Ramón Jiménez. Le livre d’Ángel Crespo qui en 1999 envisage tous les niveaux de la présence de la peinture dans la vie du poète, dans son œuvre poétique et critique, évoque des études qui ont précédé la sienne, et les citations emblématiques qu’il en extrait ont recours aux mots de la peinture pour analyser la présence de cette dernière au sein de la poésie ; cette présence du lexique pictural montre la difficulté qu’il y a à définir l’écriture et ses spécificités dès lors que la peinture y est thématiquement présente, le mimétisme lexical visant à définir le poète comme un peintre étant toujours tentant.

4En dépit de ces difficultés potentielles, nous nous interrogerons sur différents rôles assignés à l’art dans le Diario. Nous reviendrons sur les formes et les significations de l’ekphrasis, induisant un croisement entre les choses vues et les tableaux. Nous observerons aussi comment se nouent des relations de comparaison et d’analogie entre le réel, vu ou rêvé, et les mots de l’art. Ce lexique, ainsi que la construction des poèmes, ponctuent particulièrement en effet le voyage du sujet. Nous chercherons à comprendre de quelle manière les relations transesthétiques (terme emprunté à Bernard Vouilloux10), que l’on peut qualifier d’intermédiales (selon les auteurs canadiens Louis Hebert et Lucie Guillemette11) ou relevant de l’ « interartialité »12, selon Jürgen E. Müller, contribuent à la perception de l’image, qui quand elle « survient » dans un texte, selon les termes de Liliane Louvel « le rompt, l’interrompt, le disjoint, objecte et provoque une bifurcation et un flottement »13, la critique parlant par ailleurs d’ « entre-deux ». Nous verrons comment ces relations sont constitutives du genre « ouvert » du journal de voyage, comment elles nous parlent de « poésie et amour chaque jour », contribuant de plus à une réflexion sur la création dont n’est jamais exempte la poésie de Juan Ramón Jiménez.

Ekphrasis : une interaction entre des œuvres et le réel

5La richesse des modalités proposées dans le recueil concernant cette forme d’interaction va du regard porté sur le réel nécessitant un appel à la représentation picturale au choix d’une œuvre rejaillissant sur la vision du réel. Dans les parties II à V du livre, on remarque des poèmes qui représentent des mouvements entre deux points, ce qui contribue à l’alliance entre peinture et journal. « Llegada ideal »14, situé dans la partie II, est un poème en prose où le locuteur imagine l’arrivée du paquebot à New-York. Dédié à Sorolla, c’est pourtant Turner dont la vision est comparée à la représentation donnée par le sujet : « Parece que lo estuviera viendo Turner con nosotros »15. Le peintre est associé non seulement à la perception (rêvée), mais le fait d’imaginer son regard définit cette perception et partant l’écriture poétique qui caractérise l’évocation qui suit cette phrase. Dans le long poème en prose de la partie III, « De Boston a New York »16, évoquant de nouveau un déplacement, où alternent le sommeil, la veille et le souvenir du point de départ, Cádiz, c’est un élément, le blanc de la neige, qui rapproche la vision du sujet de celle de Monet : « blancos difíciles, impintables ¡oh Claude Monet ! Blancos de todos colores ». La solution esthétique langagière au problème de la représentation du blanc en peinture est apportée par une référence à la technique impressionniste, à laquelle il est rendu hommage : c’est à la fois la dimension critique du poème et son rythme oralisé, entrecoupé d’une exclamation qui construisent textuellement l’apport de la peinture à l’écriture du poète. Dans la partie IV, « Adiós », quatrième mouvement d’un poème intitulé « Día entre las Açores »17, découpe le voyage de retour en plusieurs temps correspondant à des heures. C’est Puvis de Chavanne dont l’œuvre est le comparant du paysage maritime (en appui sur l’adverbe « así »), singulièrement de ses vagues, assimilées à des femmes. Dans la cinquième partie, le poème « De Cádiz a Sevilla »18 dédié au peintre Moreno Villa, attribue à la peinture, de manière plus générale, le rôle de « enmendar » la nature, le poète ayant ainsi recours à un verbe de transformation pour insérer le lexique pictural au sein de la représentation du monde naturel.

6Mais le tableau peut aussi constituer un point de départ à la relation transesthétique : il renvoie alors au réel par sa capacité à suggérer en dehors de lui, même si dans les cas précédents le tableau était certainement, pour pouvoir être rappelé au moment de la vision du réel, premier dans l’esprit du poète. Trois exemples extraits de la troisième partie, dédiée au séjour new-yorkais, reflètent cette matière à réflexions que peut être le support pictural, ainsi « Paisaje de Constable »19, « Retrato de niño (atribuido a Velázquez) »20, « La moral en el amor » de Tomas Couture21. Analysés par d’autres, nous ne nous y attardons pas, même s’il faudrait absolument détailler le minutieux fonctionnement langagier et rythmique de ces trois poèmes en prose.

7Un autre cas montrant que les deux arts sont susceptibles de s’allier au bénéfice de la vision du moment consiste dans la transformation du tableau sous l’impulsion du réel ; on trouve un exemple dans la quatrième partie, dédiée à la traversée du retour, dans un poème constitutif d’un tout plus vaste cité plus haut, « Día entre las Açores », « La isla transfigurada »22 : la première partie est une ekphrasis de « L’île des morts » de Böcklin23, tableau aux multiples versions ; mais dans un second temps, c’est la spécificité de l’instant (caractéristique du journal de voyage) qui prévaut et transforme la vision mortifère en glorification : « Mas los cipreses están ardiendo esta tarde y los muertos están resucitando », vision à laquelle s’ajoute sur un mode synesthésique une allusion à la musique de César Franck.

8Une ambivalence entre représentation du réel et peinture configure une catégorie intermédiaire entre l’ekphrasis et l’insertion de l’art de peindre au sein de l’écriture. Ainsi, dans la cinquième partie, les poèmes « Trigo y Jaramago »24 et « Mañana »25, écrits sous l’égide de deux noms de peintres connus de l’auteur, ne citent pas de tableaux particuliers. Ils comportent néanmoins chacun une part de picturalité explicite résidant dans le caractère nominal de la phrase initiale du premier, centrée sur la couleur : « Albino todo y amarillo… », et, dans le second poème, dans le syntagme « un solo verde enfadado », qui constitue le terme choisi (et non pas un nom de végétal) pour définir une maigre source d’ombre, la terre dénudée étant décrite sur un mode pictural qui renvoie à une sensation propre au sujet, celle d’être intégré à une machine – le train – permettant la construction d’une ligne de force picturale sur un espace donné : « Se siente que el tren traza una negra línea larga ».

Les mots de la peinture pour évoquer le réel, vu ou imaginé

9L’ensemble du recueil, reconnu par les spécialistes de l’œuvre comme un tout extrêmement structuré, est impacté par des modalités de vision différentes, dans lesquelles sont impliqués les arts visuels. D’autre part, cette présence des arts contribue à la réflexion sur la création dont font preuve certains poèmes, donnant ainsi quelques clés au sujet de la poétique ici à l’œuvre. Chaque partie envisage et fait évoluer ce rapport aux arts visuels, participant du caractère ouvert de cette œuvre chronologique qui se présente, selon les termes de Gilbert Azam « sous une forme cyclique »26 liée à la trajectoire d’aller et de retour qu’elle reflète.

El « enredo » comme pacte d’écriture (partie I)

10Le poème « I »27, de forme cyclique, mais jouant sur la variation entre l’ouverture et la partie finale, constate la proximité de l’âme et l’éloignement du corps que suppose l’anticipation sur le voyage : « verdad sin realidad aún ». Cette anticipation se retrouve dans le poème VII28, « Los rosales », partant cette fois d’un élément décrit. Sur trois modes différents, en six vers, le poète nous dit son impression maritime avant même d’avoir atteint la mer. Le premier vers va au plus simple : « Es el mar, en la tierra ». Les trois vers suivants, sur un mode synesthésique associent par l’intermédiaire du verbe « tener » qui induit un rapport de définition « los colores del sur » aux « ruidosas variedades / del mar y de las costas » ; le dernier mouvement, enfin, rythme cette anticipation, par une correction métalinguistique donnant l’apparence d’un débit spontané dans la recherche des termes exacts : « ¡Oh mañana en el mar ! — digo, ¡en la tierra / que va ya al mar ! ».

11Par étape (aux sens propre et figuré du terme), les poèmes vont ensuite fonder un rapport au réel qui prépare (bien qu’aucune anticipation ne soit possible dans le cadre d’un journal, mais bien dans le cadre du recueil qu’est aussi le Diario) la réception des êtres, éléments, paysages, édifices rencontrés lors de la suite du voyage. Ainsi le poème V, intitulé « La Mancha »29, évoquant un voyage en train au lever du jour, poème également « cyclique » dont la forme, libre, faite de vers échelonnés, d’enjambements, de pauses, indique, d’une part, la transformation de la nuit en jour, « limitation vague », à savoir tracé progressif des « luces y colores »30 et, d’autre part, l’estompage présidant à l’éloignement progressif et au souvenir qui s’installe en lieu et place de la vision, ponctué par les points de suspension à la fin du poème : « los olivares de la madrugada / …que casi no se ven / ya… en el recuerdo… ». L’importance de « voir », et que ce voir soit lié à la rencontre amoureuse, apparaît dans « X Madrigal »31, où l’on peut lire : « […] Cuanto aprendiera / a ver aquí, los años juveniles, / había de encontrarlo luego / en ti… ». Ces liens, déjà tracés dans les tout premiers poèmes, entre voir, se souvenir, lier ce qui est vu au sentiment amoureux, à l’âme, vont s’affirmer comme totalement associés dans le poème XII, « Gracia »32, dédié « a ti », à savoir probablement l’être aimé, à travers le terme « enredo » ; la dernière phrase allie les mots-clés du recueil comme pour concrétiser textuellement ce terme et définir le statut de la représentation du visuel, en particulier par le biais de la couleur :

¡Gracia, enredo divino
sin cabo y sin salida; luz,
gracia, del color; gracia, alegría
de la luz; color, gracia,
de la alegría!

12Cette intrication est rendue par le rythme ponctué de virgules, l’enchaînement des substantifs, qui alternent grâce aux appositions et aux compléments de nom. L’ensemble définit, en provenance du « toi » aux vers 1 et 233, la notion de grâce, dans laquelle intervient fortement la visualité des couleurs et de la lumière. Ainsi les notions de présent, de futur, de passé, de vue, de couleur, de lumière, d’amour, manifestant une forme de grâce, s’allient pour former un pacte d’écriture posé dès la première partie, une poétique susceptible d’intégrer ensuite toute découverte au long du voyage.

Ecriture transesthétique de « l’amour en mer » (partie 2)

13La deuxième partie, « El amor en el mar », dédiée au voyage en mer, est l’espace de toutes les libertés formelles, manifestées par des poèmes où l’on trouve des silvas, un romancillo, des poèmes en vers libres, des poèmes en prose, que rythment des énumérations34, des appositions, des comparaisons, des exclamations, et de nouveau, des structures circulaires35. L’importance du regard et de la dimension picturale est associée à ces formes poématiques.

14Sur le plan thématique, la mer, dont Gilbert Azam36 a étudié son dialogue avec le poète, devient l’espace dominant de la représentation, des couleurs au néant qu’il suggère au poète, dans le poème XXXVII, « Los nubarrones tristes »37, mais aussi comme lieu de l’amour trouvé, où le regard est à nouveau mis à l’honneur dans l’endecha « Sol en el camarote »38: « ¡Amor, mirar abierto, / voluntad indecible! ». Un poème, enfin, le poème « LI »39 décrit un travail pictural exprimé par des mots :

¿No ves el mar? Parece, anocheciendo,
– acuarela de lluvia,
con – agua dulce – suaves verdes, amarillos, rosas –,
un tierno, vago pensamiento mío
sobre el mar

15Le verbe « parece », dont le sujet sous-entendu de la deuxième phrase est « el mar », construit l’analogie d’ensemble du poème, faisant évoluer la description de la nuit qui tombe sur la mer vers une « acuarela de lluvia », analogie où l’eau induit la transparence, conformément à la technique de l’aquarelle ; une liste de couleurs, assimilées à la « pensée » du sujet, est construite par apposition, s’achevant sur un retour au thème de la mer. Ce glissement de la comparaison à l’apposition caractérise l’écriture transesthétique de Juan Ramón Jiménez.

Multiplication des modalités d’interaction (partie 3)

16La partie 3, « América del Este » nous plonge dans la description de New-York et d’autres villes visitées. On assiste alors aux multiples modalités d’interférences entre le vu, le ressenti, l’amour, l’art, les couleurs – que le locuteur associe à la vie – complétant des descriptions, et entre le corps féminin et les paysages ; sont évoquées de plus, à travers l’approche visuelle et picturale des lieux traversés, les limites entre réalité et rêve, ainsi que le concept de réalité invisible40. Le lien au toi est exprimé dès le premier poème de la section, « LVII »41 : inaccessible quant à sa vie intérieure, toujours nommée « alma », la figure du toi, dans la seconde partie échelonnée du poème, procure au sujet un lien dilaté et vital avec l’espace environnant, l’amour étant donc inclus dans tout ce qui préside à la perception du sujet qui découvre un univers nouveau : « Mas todo en torno / – horizontes de tierras y de mares –, / todo, hasta el infinito, / se colmó de una esencia / inmensa y viva ».

Couleurs et descriptions

17Cette ouverture totale au réel se décline en couleurs associées à des descriptions. Le poème « Golfo »42, ponctué d’un distique induisant répétition et différence, est qualifié par les analystes de l’œuvre de symbolique, comme de nombreux poèmes, d’ailleurs. Néanmoins, il induit avant tout une contemplation concrète liée au voyage, par la forme même du poème alternant entre le questionnement du sujet quant à son positionnement dans le réel, et la réitération du quasi même distique évoquant le passage du blanc au rouge d’un nuage sous l’impact d’un soleil caché. Le positionnement du « je » est particulièrement rattaché à sa perception du temps et de l’espace : « Estoy ya en el centro / en donde lo que viene y lo que va / unen desilusiones / de llegada y partida ». Ce sont ces notions contradictoires connotant plénitude et perte qui sont comprises par les spécialistes de l’œuvre comme évocation de l’état moral et mental du sujet. Or, la perception visuelle de l’éclairage naturel et donc évolutif est particulièrement apte à représenter cette préhension et ce dessaisissement.

18Il est des cas où la couleur et la composition jouent un rôle important dans la description, ainsi « LXXVIII La casa colonial »43 et « XCIV Cementerio en Broadway »44. Ces deux exemples comportent également un aspect descriptif à la fois pictural et symbolique ; chacun se voit pourvu d’éléments descriptifs picturaux (graphiques et colorés) et renvoie à un édifice que caractérise son humilité objective et sa capacité à symboliser la vie et l’infini, ainsi dans cet extrait de « La casa colonial » : « […] de su soledad sepulcral emana tal fuerza de vida que, en una superposición de líneas y colores, el campo suyo antiguo despinta, aleja y borra, en fin, las terribles moles de hierro y piedra que la ahogan; […] », ou encore, dans « Cementerio en Broadway » :

Mas lo puro, por pequeño que sea y por guerreado que esté, es infinito; y sólo la escasa yerba agriverde que los muertos de otro tiempo brotan, y una única florecita roja que el sol, cayéndose, exalta sobre una losa, colman de poesía esta hora terrible de las cinco, y hacen del cementerio un único hermano gemelo del ocaso inmenso, transparente y silencioso, de cuya hermosura sin fin queda la ciudad viva desterrada.

19Un cas très différent est aussi celui de ces poèmes qui mettent en évidence au sein de la représentation visuelle l’ambivalence entre nature et civilisation, entre élément paysager naturel et architecture citadine. On peut trouver des exemples dans « CXI La luna »45, « CXXXVII Anuncios »46, « CXLII Nocturno »47, dans lesquels coexistent ces éléments, le poète soulignant toujours la persistance de la présence des éléments naturels, voire leur coexistence avec la modernité de la métropole48.

La couleur et le vivant

20La couleur est, par-dessus tout, le signe du vivant49. Dans « Túnel ciudadano »50, la description en noir et blanc du tunnel du métro construit et indique par contraste et en creux ce que représente la peinture (la couleur) pour le locuteur : à savoir la possibilité de sentir, sur le plan des sens mais aussi des sentiments, donc d’être en vie : « Nada da la sensación de que en parte alguna – dentro, encima, al borde – haya vidas con pensamientos y sentimientos de colores, con sentidos corporales ». La coordination et l’apposition contribuent à cette définition du vivant inséparable des sentiments, des pensées, des sens et des couleurs. L’espace vu et traversé est passé au crible de cette possibilité de coloration par la pensée. Or cette coloration contribue à l’expression amoureuse voire érotique du corps de l’autre, comme on peut le voir dans « LVIII Ocaso de entretiempo »51, « CXXII Prolongación de paisaje »52, « CXXIV Día de primavera en New-Jersey, IV Insistencia »53, poèmes où la perception du corps et celle du paysage se superposent : « Todo el paisaje está cual esfumado dulcemente por una eterna mano femenina »54.

Entre illusion, rêve et réalité invisible

21La mise en œuvre de plusieurs dimensions, portées par le terme « enredo » de la première section comme l’annonce de cette fusion des perceptions et des niveaux de lecture, se manifeste également dans des poèmes qui présentent une réalité liée à l’illusion, au rêve, à ce que le poète nomme plusieurs fois « realidad invisible » qui était en germe dans l’anticipation de la première partie, mais qui semble être l’aboutissement de l’observation de la réalité sensible, laquelle est nourrie d’éléments picturaux. Le poème « LXXVI Orillas del sueño »55, décrit le cheminement de la réalité vers le rêve souhaité par le sujet : « Cada noche, antes de dormirme, pueblo de aspectos deleitosos, tomados de la mejor realidad, las orillas del río de mi imaginación, para que su encauzado sueño las refleje, las complique y se las lleve al infinito, como un agua corriente ». La notion de « realidad invisible » surgit dans quatre poèmes notamment, et elle greffe cette notion sur celle de la représentation picturale, elle-même agissante sur la forme poématique « en mouvement » du journal de voyage : « CIX El árbol tranquilo »56 induit un rapport au temps de la part du sujet fusionné avec le vieil arbre qu’il contemple ; « la realidad invisible » est dans ce poème rattachée à l’éternité, elle-même associée à la saison printanière. Autre exemple totalement en prise avec la figure du voyageur-découvreur, « LXXXIX La rosa y la negra »57, poème ancré dans le quotidien de la métropole, décrit une femme noire endormie ayant dans sa main une rose blanche. Une métamorphose issue de la rose – élément magique des contes – a un impact sur l’ensemble de la scène, débouchant sur l’éternité, à travers la création dans les esprits des spectateurs d’une « realidad invisible ». Cette dernière réapparaîtra dans les derniers poèmes de la troisième partie, concernant aussi bien la modalité picturale que toute réalité vue, ainsi dans « CLIV Puerto »58 : « La realidad invisible es tan bella, que lo absorbe todo ”, cette réalité invisible devenant dans “ CLVI Despedida sin adiós »59: « una realidad no vista » ou encore « una visión irreal », en lien avec l’éloignement spatial du sujet.

Un rythme commun aux parties 4 et 5 : fusion entre mer, peinture et amour

22Dans les parties 4 et 5, mer, peinture, amour sont fusionnés, l’amour ayant pris part à la plénitude que connaît désormais le sujet, comme l’ont signalé plusieurs critiques, la peinture ayant développé sa présence au fil du journal, la mer étant l’élément et le destinataire privilégié. Les poèmes particulièrement marqués par une représentation au sein de laquelle s’intercalent les arts visuels se voient attribuer deux fonctions qui pourraient sembler contradictoires, mais se complètent, à savoir d’une part l’image d’un absolu atteint (absolu de perception du réel, absolu amoureux, absolu dans l’appréhension de la part immuable du temps), d’autre part l’évocation du temps successif et des heures qui font évoluer les sensations que note l’auteur du journal. Les exemples qui rentreraient particulièrement dans la première catégorie sont « ¡Desnudo ! »60, « ¡El mar acierta! »61, « Agua total »62, « Mar despierto »63, « Amanecer »64, « Vida »65. Deux exemples rendant à la fois compte des heures, des jours, des instants, et des interactions délibérées entre deux arts sont les deux poèmes explicitement intitulés « Mar de pintor »66 et « Al fresco »67. La perception d’un absolu surgit par exemple dans « El mar acierta »68, où poésie et peinture prennent part à une représentation par comparaison de la mer visant à exprimer le degré de cet élément par le locuteur, et permettent l’accès revendiqué au mot « mar », à savoir à la dimension langagière de la représentation. Le mot ne peut avoir été nourri que des éléments perçus engrangés, et d’une multiplicité d’accès aux perceptions. Il est ici question d’une foi importante dans le lien entre la réalité perçue (ou rêvée, ou invisible), et le moyen d’expression du langage auquel est rendue son universalité expressive face à l’image, tout en plaçant cette dernière à un degré très élevé de possibilités d’accès au réel.

Autres modalités de poésie visuelle, « collages » (6e partie)

23La partie 6, consistant dans des « Recuerdos de América del Este escritos en España » a souvent été mise de côté par la critique. Elle complète cependant l’ensemble du séjour new-yorkais, par un travail d’effets visuels des souvenirs qui trouve un écho dans les pratiques d’avant-garde où les supports visuels quotidiens, comme l’affiche, l’écriteau, trouvent leur place dans le texte littéraire avec leur typographie et leur mise en page d’origine, ainsi les annonces du pasteur A. Ray Petty69, la plaque commémorative rendant hommage à la naissance de Walt Whitman70, ou encore l’affiche de mise en vente d’une petite église sur « Broad Street »71.

Conclusion

24La cohérence d’ensemble de chaque partie, qui apporte une modalité différente de représentation visuelle, créant presque des recueils dans le recueil, ne saurait être séparée de l’appréhension picturale du réel. On pourrait même dire qu’elles se suscitent mutuellement à travers la forme ouverte et close à la fois du journal de voyage. Cette dernière fait dialoguer deux arts, l’un art de l’espace et du temps fixé, à savoir la peinture, l’autre art de la durée, à savoir la poésie. La forme « journal » du recueil, crée l’événement de la rencontre entre les mots et l’évocation du pictural, source de métamorphoses multiples dans lesquelles s’insère le thème amoureux, porteur d’un regard universel. Le tiers pictural, ce moment de rupture dont parle Liliane Louvel, semble créé par le caractère évolutif de la structure choisie, fondée sur la construction d’une ouverture pleine et entière à l’Autre, ce qui ne peut manquer de contribuer à la pérennité et aux multiples impacts de ce livre sur la poésie contemporaine, elle-même caractérisée par la notion d’ouverture à toutes les formes d’expression et les relations entre les arts.

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Notes

1 Isabel Paraíso, El verso libre hispánico, Madrid, Editorial Gredos, 1985 p. 200-206.

2 Juan Ramón Jiménez, Diario de un poeta recién casado (1916), ed. de Michael P. Predmore, Madrid, Cátedra, p. 17-87.

3 Rogelio Reyes Cano, De Blanco-White a la Generación del 27. Estudios de Literatura Española Contemporánea, Sevilla, Universidad de Huelva y Universidad de Sevilla, p. 213-232.

4 Selon les termes de Roland Le Huenen dans l’article « Qu’est-ce qu’un récit de voyage ? », Littérales, Les modèles du récit de voyage, 1990, no 7, p. 14.

5 Juan Ramón Jiménez, Diario de un poeta…, op. cit., p. 98.

6 Phrase citée dans Ángel Crespo, Juan Ramón Jiménez y la pintura, Salamanca, Ediciones Universidad Salamanca, 1999, p. 115.

7 Voir Bénédicte Mathios, « Poésie spatialisée espagnole : une création sous influence(s) – interculturelles, politiques, sociales ? » in Isabelle Chol, Bénédicte Mathios, Serge Linarès (éd.), LiVres de pOésie Jeux d’eSpaces, Paris, Honoré Champion (coll. « Poétique et esthétique xxe- xxie siècles »), 2016, p. 153-166.

8 Ángel Crespo, Juan Ramón Jiménez y la pintura…, op. cit., p. 115.

9 Lucie Lavergne, L’écriture poétique, d’espaces et de rythmes, Lille, Atelier national de reproduction des thèses, 2012.

10 Bernard Vouilloux, Langages de l’art et relations transesthétiques, Paris, Éditions de l’éclat, 1997.

11 Louis Hébert, Lucie Guillemette (éd.), Intertextualité, interdiscursivité et intermédialité, Québec, Presses de l’université Laval, 2009.

12 Jürgen E. Müller, « Vers l’intermédialité. Histoires, positions et options d’un axe de pertinence », Médiamorphoses, 2006, no 16, p. 100-101, Disponible en ligne : <http://documents.irevues.inist.fr/bitstream/handle/2042/23499/2006_16_99.pdf>.

13 Liliane Louvel, Le tiers pictural, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, p. 261.

14 Juan Ramón Jiménez, Diario de un poeta…, op. cit., p. 137-139.

15 Ibid.

16 Ibid., p. 154-157.

17 Ibid., p. 239-241.

18 Ibid., p. 264-265.

19 Ibid., p. 213.

20 Ibid., p. 216-217.

21 Ibid., p. 218.

22 Ibid., p. 241.

23 Peintre auquel Juan Ramón Jiménez fait plusieurs fois référence au cours de son œuvre.

24 Juan Ramón Jiménez, Diario de un poeta…, op. cit., p. 267.

25 Ibid., p. 271.

26 Gilbert Azam, L’œuvre de Juan Ramón Jiménez, continuité et renouveau de la poésie lyrique espagnole, Lille, Atelier de reproduction des thèses, 1980, p. 313.

27 Juan Ramón Jiménez, Diario de un poeta…, op. cit., p. 103.

28 Ibid., p. 106.

29 Ibid., p. 104-105.

30 Syntagme mis en exergue par le saut de ligne, l’échelonnement et par sa participation à la vision intérieure du sujet, su « alma ».

31 Juan Ramón Jiménez, Diario de un poeta…, op. cit., p. 108.

32 Ibid., p. 109.

33 « Esta gracia sin nombre ni apellido / es la que tienes tú ».

34 Ainsi dans le poème intitulé « Venus » (Juan Ramón Jiménez, Diario de un poeta…, op. cit., p. 123) : « Las sedas, las caricias, las gracias todas, hechas ola de espuma ».

35 Par exemple dans le deuxième poème intitulé « Mar » (p. 130) : « por encontrarte o porque yo te encuentre » (v. 3) est repris à la fin du poème (v. 15).

36 Gilbert Azam, L’œuvre de Juan Ramón Jiménez…, op. cit., p. 327-344, « Le dialogue du poète et de la mer ».

37 Juan Ramón Jiménez, Diario de un poeta…, op. cit., p. 127.

38 Ibid., p. 128-129.

39 Ibid., p. 136.

40 Voir « la realidad invisible », du poème « La rosa y la negra », Juan Ramón Jiménez, Diario de un poeta…, op. cit., p. 169-170.

41 Juan Ramón Jiménez, Diario de un poeta…, op. cit., p. 145. 

42 Ibid., p. 146-147.

43 Ibid., p. 162-163.

44 Ibid., p. 172-173.

45 Ibid., p. 182-183.

46 Ibid., p. 208.

47 Ibid., p. 211-212.

48 « Ni el reflector que ilumina la punta del obelisco, ni los letreros de luces de colores de los hoteles, ni los puentes que trenes constantes dibujan con ruido, perturban el romanticismo clásico que emana de la noche pura », Ibid., p. 211.

49 Cf. « el color es el ser », cité par Ángel Crespo rapportant les mots de Basilio de Prados, Ángel Crespo, Juan Ramón Jiménez y la pintura, op. cit., p. 131.

50 Juan Ramón Jiménez, Diario de un poeta…, op. cit., p. 151-152.

51 Ibid., p. 145-146.

52 Ibid., p. 191.

53 Ibid., p. 193.

54 Ibid.

55 Ibid., p. 161.

56 Ibid., p. 180.

57 Ibid., p. 169-170.

58 Ibid., p. 220.

59 Ibid., p. 221-222. 

60 Ibid., p. 226.

61 Ibid., p. 230-231.

62 Ibid., p. 234-235.

63 Ibid., p. 236.

64 Ibid., p. 244.

65 Ibid., p. 248.

66 Ibid., p. 226 et 230.

67 Ibid., p. 228-229.

68 Ibid., p. 230-231.

69 Ibid., p. 294-295.

70 Ibid., p. 288-289

71 Juan Ramón Jiménez, Diario de un poeta…, op. cit., p. 293.

Pour citer ce document

Bénedicte Mathios, « Amour, arts visuels, et rythmes(s) du journal dans Diario de un poeta recién casado » dans « Juan Ramón Jiménez: tiempo de creación (1913-1917) », « Travaux et documents hispaniques », n° 8, 2017 Licence Creative Commons
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