L’identité régionale par la consommation

Eric Rémy


Résumés

Entre un marketing de mise en valeur d’un territoire et celui des offres de produits, notre article cherche à faire la synthèse de travaux (de type Consume Culture Theory) qui proposent un regard socio-anthropologique la consommation et de ses phénomènes. En passant d’un marketing explicatif à un marketing compréhensif nous proposons de partir du vécu, des expériences, du sens que les consommateurs donnent à leur consommation territoriale (et spécifiquement régionale). Dans ce type de marketing l’offre est à considérer comme un pourvoyeurs de ressources et compétences culturelles qui permettent aux individus de construire leurs identités ethniques. Ces processus identitaires servent alors de terreau aux entreprises qui avec leurs marques et produits s’en nourrissent et proposent en retour des ressources identitaires plus ou moins appropriables. C’est sans doute dans cette co-production symbolique que la consommation et le marketing jouent un rôle particulier dans l’émergence et le développement de sentiments territoriaux contemporains.

Between a marketing of a territory's development and that of product offers, our article seeks to synthesize works (such as Consume Culture Theory) that offer a socio-anthropological view of consumption and its phenomena. By moving from an explicative marketing to a comprehensive marketing we propose to start from the life , the experiences, the meaning that consumers give to their territorial (and specifically regional) consumption. In this type of marketing, the offer is to be considered as a provider of cultural resources and skills that allow individuals to build their ethnic identities. These identity processes then serve as a breeding ground for companies that, with their brands and products, feed on them and in return offer more or less appropriable identity resources. It is undoubtedly in this symbolic co-production that consumption and marketing play a particular role in the emergence and development of contemporary territorial feelings.

Texte intégral

1En marketing territorial on retrouve généralement deux grandes séries de travaux. La première, sans doute la plus avancée, concerne le travail marketing de mise en valeur cherchant à accompagner le développement d’un territoire. On parlera alors de capital territorial, de construction et de gouvernance de marques de territoire. La seconde, plus indirecte, aborde la question du territoire à partir de sa mobilisation et de sa valorisation vis-à-vis des consommateurs dans les offres de produits. On parlera alors de made in, de terroir, de part territoriale d’une marque et de ses effets sur l’achat, la perception ou la relation au prix.

2Avec les travaux dont nous nous proposons d’être ici le rapporteur, il est question d’une sorte de troisième voie visant à relier le marketing et le territoire. Cette dernière s’inscrit dans le cadre international de la Consumer Culture Theory qui propose un regard socio-anthropologique sur la consommation et ses phénomènes. Dans ce cadre, on présuppose que la mise en valeur d’un espace territorial par une offre quelle qu’elle soit, ne vaut que parce qu’elle rencontre une volonté (une intentionnalité au sens phénoménologique du terme) et une logique identitaire des consommateurs. On retrouve ici les préceptes d’un marketing contemporain faisant de l’offre un pourvoyeur de ressources et de compétences (ici culturelles) mises à disposition pour des consommateurs qui les intègrent dans leurs pratiques et représentations à des fins de construction identitaire.

3Afin d’aborder cette rencontre que nous qualifions de co-production, il faut changer le regard que l’on porte sur le consommateur en considérant qu’en dernier lieu, il est le producteur du sens des offres proposées sur le marché. Il s’agit d’une certaine façon de passer d’un marketing explicatif à un marketing compréhensif en cherchant à investiguer le vécu, les expériences, les imaginaires et l’appropriation des lieux et territoires. Ce qui n’est pas sans incidences méthodologiques avec une forte préférence pour le qualitatif (entretiens ouverts, observations, récits de vie, photo-élicitation...).

4Pour appuyer nos propos nous mobiliserons et synthétiserons plusieurs travaux déjà effectués avec nos collègues Delphine Dion et Lionel Sitz ayant pour objet territorial la région et son vécu ainsi que le développement d’un sentiment régional à travers la consommation.

5Dans ces travaux nous considérons la culture régionale comme un ensemble de ressources et compétences identitaires réunies dans une sorte de boîte à outils culturelle (Swidler, 1986), utilisée par l’individu pour bricoler son identité personnelle en fonction des cadres situationnels qu’il rencontre. Ce faisant, nous insistons sur le processus réflexif des affiliations ethniques (Askegaard, Kjeldgaard et Arnould, 2009). Ainsi, nous considérons que les individus choisissent, façonnent, bricolent et mettent en scène leur ethnicité. Cette dernière est alors abordée comme un récit et une « histoire de soi que chacun se raconte » (Kaufmann, 2004, p.151). La question n’est donc pas de savoir si l’on est catalan, breton ou alsacien mais si l’on se sent et si l’on se définit comme tel.

6Ce contexte de logiques identitaires sert de terreau aux entreprises en quête de marchés et de positionnements régionaux. Les marques et les produits se nourrissent et alimentent ces processus individuels et collectifs de construction d’affiliations ethniques en fournissant en contrepartie des ressources identitaires appropriables.

7Deux dimensions de cette boîte à outils culturelle focalisent notre attention. Dans un premier temps, à un niveau collectif, nous revenons sur la notion de régionalisme ; il s’agit alors de nous intéresser au rôle, à la place et au fonctionnement des marques dans la construction socio-culturelle d’une identité de territoire. Dans un second temps, à un niveau individuel, c’est l’utilisation de ces ressources qui nous intéresse autour de la notion de régionalité ; il s’agit alors d’aborder les relations des individus avec ces identités de territoire à travers le sens qu’ils donnent à leurs consommations régionales.

1. La dynamique marchande du régionalisme

8Comme pour le nationalisme, le régionalisme est le résultat d’une construction socio-culturelle, résultant d’une « invention de la tradition » (Hobsbawm et Ranger, 1983 [2006]). Au cours de l’histoire, différents agents culturels ont participé à cette construction. Le régionalisme contemporain est alors le fruit d’une sédimentation historique complexe, dont il est possible de repérer à grands traits différentes phases successives et cumulatives, chacune se nourrissant de la précédente.

9L’idée que nous voudrions défendre c’est que parmi ces agents culturels, les marques jouent un rôle substantiel et particulier ; ceci plus spécifiquement depuis l’avènement de la société de consommation (Peñaloza, 2000). Autrement dit, par leurs discours stratégiques, les marques participent grandement à la construction et à la diffusion des imaginaires collectifs dans l’espace public. Les marques sont à considérer comme autant d’entrepreneurs culturels ayant un rôle dans la (re)définition du régionalisme actuel. Ce régionalisme a ainsi pour caractéristique d’être encastré dans la sphère économique et les dispositifs marchands qui participent à la construction et la définition des territoires. C’est en cela que nous parlons aussi de marketing territorial.

1.1. La construction des régionalismes

10Pour mieux comprendre en quoi les marques participent à la construction des territoires, il peut être intéressant de faire un détour par l’histoire des régionalismes en France (Certeau, Julia et Revel, 1975 [1986]). Nous pouvons voir qu’avec et à côté du politique et du culturel, le marchand s’inscrit bien comme un ressort essentiel du régionalisme contemporain.

11La France est marquée depuis la révolution par une forte volonté d’unification nationale. La culture régionale est alors considérée comme une source de subversion du sentiment national. Dès 1789, l’Assemblée cherche à instaurer un pouvoir central hégémonique et à supprimer les élans régionalistes (rapport de l’Abbé Grégoire de 1794). Elle décide alors de récolter et cataloguer les différentes traditions populaires régionales (langues et patois, coutumes) afin de mieux les supprimer. Ironie de l’histoire, ces catalogues et ces recensements serviront de base aux mouvements de résurgence des particularismes suivants.

12Une première expression de résistance à cette uniformité nationale sera le fruit de mouvements régionalistes liés au romantisme durant le 19me siècle ; il pourra d’ailleurs être porté par des intellectuels et artistes comme dans les poèmes de Frédéric Mistral. Ces derniers redécouvrent et mettent en lumières les racines culturelles de plusieurs régions (Charle, 1980). On notera, avec Thiesse (1999), que ces projets de construction d’identités territoriales (en Bretagne et dans le pays d’Oc par exemple) se font sur le même modèle que celui qui a donné naissance aux nations, à savoir la codification de la langue, l’écriture d’une histoire commune, la réappropriation de lieux et personnages, la valorisation de monuments et de paysages locaux. Cet intérêt pour les spécificités régionales est ensuite largement altéré avec la IIIme République qui, à l’inverse, cherche à créer une nation forte, unie et indivisible. L’école républicaine devient le moyen d’acculturation et l’enseignement (les hussards de la République) y est focalisé sur l’apprentissage des racines communes qui fondent l’identité nationale : le Français, la Marseillaise, les personnages clés de l’histoire de France (« nos ancêtres les Gaulois »)... Cette période est également marquée par deux guerres mondiales qui renforcent la dimension nationaliste au détriment des régionalismes.

13La seconde expression de résistance à l’uniformité nationale verra le jour dans les années 1960-1970, en lien avec une modification des valeurs et des idéaux politiques autour de notions comme le retour au naturel ou la quête d’authenticité et le refus de structures étatiques. C’est à cette époque que naissent en Europe les mouvements nationalistes autonomistes (ETA, ALB, FLNC par exemple). Cette période est également marquée par une nouvelle phase « d’inventions culturelles » à travers la collecte des traditions mobilisant folkloristes et ethnologues dans différents domaines comme la langue, la musique, l’alimentation ou l’artisanat. Au centralisme scolaire de la période précédente, les mouvements régionalistes répondent par la création d’écoles régionales, enseignant l’histoire locale, perpétuant et diffusant la langue régionale (Ikastola au pays basque, La Bressola en Catalogne, Diwan en Bretagne, Cercle René Schickele en Alsace).

14L’idée que nous défendons c’est que nous serions actuellement dans une nouvelle phase de résistance à l’uniformité nationale. Cette phase caractérise un régionalisme qui donne un espace d’expression important à la sphère marchande, au regard des deux autres phases portées par l’artistique et le politique. Pour reprendre les termes de Warnier, cette recherche d’authenticité dans un passé et un ailleurs « prend le marché pour tremplin » (1994, p.13). Deux éléments se conjuguent pour favoriser cette quête de développement territorial : l’autonomie affirmée des institutions locales via les lois de Décentralisation, et l’importance donnée au développement touristique et économique. De ce fait, les principaux agents culturels portant le régionalisme contemporain ne sont plus seulement les intellectuels, les artistes ou les mouvements politiques mais des acteurs économiques et marchands, en particulier des entreprises et des marques. En véhiculant des discours, des symboles et des images régionales fortes, les marques participent à une certaine perpétuation mais également à l’invention de traditions régionales ; elles sont ces nouveaux « entrepreneurs culturels » qui produisent du sens pour les marchés.

1.2. Le marketing des traditions régionales

15Dans le même ordre d’idée qu’une nation, l’âme d’une région peut se définir autour d’une liste restreinte comprenant un ensemble d’éléments symboliques et matériels. Thiesse dresse ainsi les contours de cette liste : « une histoire établissant la continuité avec les grands ancêtres, une série de héros mettant en avant les vertus régionales, une langue, des monuments culturels, un folklore, des hauts-lieux et un paysage typique, une mentalité particulière, des représentations officielles (drapeau, hymne), des identifications pittoresques (costume, spécialités culinaires, animal emblématique) » (1999, p. 256).

16Les marques viennent aujourd’hui récupérer et marchandiser ces éléments symboliques. Par leur choix stratégiques et opérationnels, elles peuvent en valoriser certains plutôt que d’autres. Que ce soit les grandes entreprises nationales ou internationales en quête de légitimité régionale, les PME récentes surfant sur l’émergence du régionalisme ou bien encore les PME locales historiques à la recherche de nouveaux consommateurs, toutes mobilisent les archétypes régionaux, se les approprient et les bricolent, modifiant ainsi petit-à-petit la liste identitaire du départ. Dans le positionnement1 de ces marques, la différenciation passe par la mise en avant de leurs relations aux territoires et aux identités. En fonction de son propre sentiment régional, de sa légitimité ou authenticité revendiquée, l’individu viendra alors consommer telle ou telle marque. C’est en cela que l’on peut parler d’une homologie structurale entre l’offre et la demande : les écarts de différenciation entre les marques et les offreurs pourraient rencontrer les mêmes écarts de distinction entre les consommateurs.

17Pour le dire autrement, le régionalisme contemporain est influencé par les stratégies de positionnement des marques qui construisent et diffusent des discours, des récits afin de justifier et légitimer leur différenciation. Ces discours de marques mobilisent les représentations sociales liées au territoire, et en retour, ont un effet sur ces mêmes représentations, contribuant à les faire évoluer. C’est en cela que les représentations sociales du territoire sont « mises en marché » (Chaudat, 2001, Laferté, 2003). Elles deviennent des ressources narratives à disposition des individus consommateurs qui vont pouvoir les utiliser afin de définir, construire et exprimer leur identité (Bouchet, 1995).

1.3. Quelques stratégies de marketing territorial

18Dans le cadre de plusieurs articles, nous avons proposé une synthèse de différentes stratégies marketing d’entreprises qui s’appuient sur le régionalisme et donc sur une logique territorialisée pour se développer (Dion, Rémy et Sitz, 2010). Plusieurs axes de positionnement sont ainsi souvent proposés.

  • Mettre en récit la marque à partir des représentations de la région. En tant qu’agents culturels, les marques puisent dans le stock de représentations sociales régionales pour construire leurs discours et donner du sens à leurs produits. Il convient ici, pour la marque, d’intégrer son récit, en tant que promesse dans le patrimoine régional. Faire en sorte de lier sa petite histoire marchande à la grande histoire de la région, son petit récit au grand récit du territoire. C’est, par exemple, le cas de la brasserie Lancelot qui commercialise une gamme de bières inspirée par l’histoire bretonne et les légendes celtes.

  • Replonger le consommateur dans une atmosphère régionale. Les marques peuvent mettre en expérience leurs produits et services afin de récréer une atmosphère ou une sensation vécue par le consommateur. L’objectif est d’immerger le consommateur dans un environnement qui fait référence à des situations sensorielles liées à sa région. Par exemple, Paysan Breton, dans un spot TV, montre un homme consommant du beurre, se sentir petit-à-petit projeté dans une ambiance bretonne (le vent, la mer, le biniou) ; et se mettre à danser la gavotte dans sa cuisine.

  • Valoriser la culture régionale. Non seulement les marques peuvent se servir des éléments culturels du territoire mais elles peuvent essayer de valoriser et d’enrichir ce patrimoine via le culturel. On le voit avec la marque de charcuteries Stoeffler qui donne des conseils pour visiter et vivre l’Alsace sur son site. Dans ce sens on peut avoir des marques qui investissent dans le patrimoine ou la transmission culturelle sous forme de mécénat (par exemple, Coop Alsace enseigne de distribution).

  • Etre le support de l’exhibitionnisme régional. Les marques peuvent mettre sur le marché des dispositifs qui permettent aux consommateurs d’exhiber leur régionalité et faire en sorte que le produit devienne le support d’expression de son identité régionale. Comme on peut le voir avec la bière Météor et son Slogan « Alsaciens nous sommes ! Et fiers de l’être ! ». Le consommateur peut en ce sens démontrer son appartenance en arborant son amour pour une région et des symboles régionaux (par exemple, le développement de marques de textiles comme 64).

  • Se placer comme une alternative à la mondialisation. Pour la marque, il s’agit de se positionner « politiquement » vis-à-vis du reste du marché, en mobilisant un registre de résistance. On sait, avec de nombreux travaux, que le marché est désormais le support d’actions politique et de résistance (Kozinets, 2002). La consommation devenant une arène politique, les marques doivent se positionner par rapport à des causes politiques dont le lien avec le territoire fait souvent parti. Le discours peut alors reprendre celui de la lutte contre des ennemis supposés du territoire comme les oppresseurs historiques, les pouvoirs bureaucratiques, les nations centralisatrices et surtout la mondialisation. C’est le cas de beaucoup de marques de cola régionaux, fruits d’un réarmement identitaire (Robert-Demontrond, Joyeau et Bougeard-Delfosse, 2010).

  • Favoriser l’expérience communautaire et le vivre ensemble. Les marques peuvent se positionner comme des facilitateurs de la vie sociale et culturelle afin d’accompagner « l’être ensemble ». Par exemple, les celliers de Val de Rance prêtent une tireuse à pression lors de l’achat d’un fût de cidre, que ce soit pour des fêtes privées ou publiques. La marque de bière Meteor s’attache à soutenir les lieux de convivialité locaux (bars, cafés et restaurants) en vue de favoriser le contact entre les consommateurs et d’encourager leur identification avec leur village. Les marques peuvent également être amenées à créer des événements communautaires ad-hoc, comme l’organisation des Garden Pâté tous les ans par la marque Henaff.

  • Soutenir la solidarité régionale. Les marques peuvent mettre en place des stratégies de défense de l’économie locale avec le développement d’un certain nombre de règles autour des labels territoriaux (« Produit en Bretagne » pour la région éponyme, « Fem feina » en Catalogne, « Brasserie Saverne » en Alsace). L’objectif est alors de stimuler une certaine solidarité des consommateurs afin qu’ils se tournent vers l’aide au développement de leur région (par exemple les clients de Breizh Mobile ont « 5 bonnes raisons de choisir Breizh Mobile», parmi lesquelles on trouve « un service client 100% Breton »).

2. Avoir une relation avec sa région

19Toutes ces ressources narratives développées par les marques viennent rencontrer des quêtes et revendications d’identités territoriales chez l’individu contemporain, elles l’aident à constituer, accompagner son propre micro-récit identitaire. Ces formes identitaires, portées par la consommation, sont à voir comme l’émanation d’une identité réflexive, multiple, situationnelle et construite. En ce sens, les ressources offertes par le marché peuvent nourrir les ressorts du sentiment régional et permettre au consommateur de trouver des moyens de légitimer l’identité ainsi revendiquée.

2.1. Les ressorts de l’ethnicité régionale contemporaine

20C’est dans un contexte socio-historique et identitaire particulier que se développent les sentiments d’appartenance territoriale de nos contemporains. Plusieurs éléments sont symptomatiques de cette forme d’identification actuelle :

  • Les individus construisent plus qu’ils n’héritent d’une identité régionale ;

  • Le terreau identitaire infra-national, régional, peut être complémentaire avec d’autres bases identitaires (nationales, religieuses, urbaines ou rurales par exemple) ;

  • La forme identitaire est fortement incorporée et met en avant des registres sensoriels.

21Loin d’être naturelle, l’affiliation territoriale ou la territorialité est désormais en discussion pour beaucoup d’entre nous. Ici aussi, nous mobiliserons les résultats de nos différents travaux.

2.1.1. Des identités bricolées et en construction.

22L’identité territoriale n’est pas donnée par essence mais est le produit d’une construction ou d’une reconstruction (Camilleri, 1990). Le fait d’être né ou d’habiter dans une région n’implique pas forcément un sentiment régional. On peut être né dans une région, y habiter, y travailler sans se définir par rapport à cette région. En revanche, d’autres peuvent ressentir et exprimer un sentiment régional très fort alors qu’ils n’y sont pas nés ou n’y ont jamais habités. Ils construisent leur identité personnelle en liaison avec cette région d’adoption. L’origine régionale est souvent imaginée voire fantasmée. Les sentiments régionaux se construisent au fil des expériences, des rencontres, des évènements de vie : un passage à la retraite, un déménagement, un éloignement, un divorce, une naissance ou le décès d’un proche.

23Le sentiment régional est souvent décrit comme une prise de conscience liée à une découverte de soi et de l’autre. Tels sont les résultats des générations de migrants à la recherche d’une authenticité régionale ou originelle. Warnier explique ainsi que la vie de « l’ici et maintenant » est toujours perçue comme moins authentique que celle « d’un ailleurs et d’un autre temps » (1994). Confrontés à d’autres modèles culturels, les individus prennent conscience des particularismes locaux et de leurs propres spécificités culturelles. Cette prise de conscience d’un attachement régional peut être particulièrement vivace à partir du moment où l’individu est confronté à l’altérité comme dans le cas des voyages d’installation hors de son pays d’origine. Ce sont parfois les personnes les plus éloignées de leur territoire d’origine qui développent les revendications les plus fortes d’un « chez soi » (Ndione, Rémy et Bah, 2017). Au même titre que l’ethnicité, la régionalité n’est pas exempte d’un caractère situationnel qui peut venir faire varier son intensité comme dans le cas des sentiments diasporiques.

2.1.2. Des individus aux identités multiples qui coexistent.

24Les logiques régionales, nationales et supranationales peuvent être enchevêtrées et coexister sans forcément s’affronter (Dargent, 2001). Nous sommes tous des individus multiples possédant et créant des ressources culturelles dans lesquelles il est possible de puiser afin de se bricoler des identités qui sont mises en action, non pas l’une après l’autre mais les unes avec les autres ; ces identités coexistent (Laplantine et Nouss, 1997). On peut donc se sentir breton, français et européen en même temps et sans forcément ressentir un conflit identitaire. Les identités collectives potentielles coexistent et selon les circonstances (entourage, lieu, enjeux), une facette peut temporairement prédominer par rapport aux autres, laissant la place à des jeux de rôles identitaires.

25Cette multiplicité identitaire peut être différente par rapport à d’autres phases historiques du régionalisme où, en fonction des rapports de domination, la valorisation de la culture nationale pouvait se faire au détriment de son régionalisme (Bourdieu, 1979). Autrement dit, l’acculturation à l’identité nationale passait par une déculturation régionale (Le Coadic, 2001). Pour beaucoup, encouragé par l’Etat et l’école, l’accès à la modernité et la volonté de prendre l’ascenseur social passaient irrémédiablement par la mise en silence de sa régionalité. C’est par l’individu que se vivent les tensions identitaires et les jeux entre acculturation, déculturation, reculturation.

2.1.3. Des expériences identitaires incarnées.

26Un autre trait caractérise la régionalité contemporaine : l’identité régionale se vit avec le corps. Particulièrement mobilisée par les marques et les produits, l’incarnation devient un élément essentiel pour décrire et tenter d’expliquer son sentiment d’appartenance. Cette référence à un passé ou à des origines conférerait à cette identité territoriale une dimension physique ou physiologique renforcée. Dans une lecture phénoménologique, on parlera d’incorporation pour faire référence à une expérience perceptuelle de présence et d’engagement dans le monde qui nous entoure. Ceci met en avant la place du corps dans l’ethnicité en général et dans l’ethnicité régionale en particulier. À travers nos entretiens, nous avons pu observer trois types d’incorporation en lien avec l’ethnicité régionale (Dion, Rémy et Sitz, 2011) :

  • L’incorporation de perceptions sensorielles (being in-the-world). Etre Catalan, Breton ou Alsacien se vit et se sent à travers une intensité physiologique qui peut être source de perturbation sensorielle et peut donner naissance à des sensations qui dépassent l’individu, qu’elles soient positives (l’envie de danser en entendant une musique de sa région) ou plus douloureuses (la sensation de manque physiologique en lien avec un sentiment nostalgique). Cette incorporation des perceptions sensorielles correspond également à un contrôle, une maîtrise et un « savoir-aimer », qui pourraient chez d’autres être considéré comme des sensations « désagréables » : se baigner en Bretagne, trouver du plaisir à sentir la tramontane en Catalogne...

  • L’incorporation de l’imaginaire et des représentations (remembering being-in-the-world). Etre Catalan, Breton ou Alsacien, c’est se souvenir du monde à travers le corps ou se projeter dans un environnement virtuel, s’imaginer sur une plage, ressentir un paysage, se penser sur un marché local. Ces projections mettent en lumière l’importance des dimensions kinesthésiques. A ce titre, les objets possédés dans sa vie « éloignée » viennent servir de support et aident à ses projections corporelles ;

  • L’incorporation des pratiques et expériences sociales (being-in-the-world with others). Etre Catalan, Breton ou Alsacien, c’est également être-dans-le-monde avec les autres. Cette ethnicité régionale se partage par des échanges de pratiques et de techniques relationnelles incorporées (accent, langue, gestuelle...). C’est une façon particulière de parler ou de saluer que l’on partage avec un voisin ou un collègue originaire de la même région. Cela correspond aux sensations et aux émotions que l’on développe lorsque l’on ressent corporellement l’appartenance à une communauté.

2.2. Pouvoir légitimer son affiliation territoriale

27La réflexivité identitaire que nous avons pu observer conduit les individus à rechercher la légitimité de leur affiliation territoriale. Autrement dit, il faut pouvoir démontrer par la maîtrise d’un discours, de conduites et de savoirs spécifiques, son appartenance à une identité régionale. Devant la grande diversité d’appartenances possibles, la légitimation devient essentielle dans l’affiliation territoriale contemporaine. Plusieurs registres de légitimation sont alors possibles.

2.2.1. Légitimité naturelle, expérientielle et recours aux archétypes

28Pour amorcer ce processus de légitimation, il est possible de faire référence aux deux premières sources classiques de légitimité territoriale :

  • La légitimité naturelle rejoint des questionnements autour du droit du sang ou du droit du sol (je suis breton naturellement, en lien avec ma généalogie, la typicalité de mon nom qui marque mon ascendance, le fait d’habiter en Bretagne) ;

  • La légitimité expérientielle rejoint des questionnements autour du vécu d’expériences identitaires (je suis breton parce qu’une partie de mon histoire s’inscrit sur ce territoire, parce que j’y ai passé du temps, des vacances, une partie de ma vie ; parce que j’ai passé des épreuves, des rites de passage – pèlerinages, circuits, connaissances - venant témoigner, attester de ma bretonitude). On notera ici que c’est également une question essentielle que se posent les marques dans leur volonté d’apparaître comme légitimes sur un marché. Elles peuvent ainsi jouer sur le fait d’être présentes depuis de nombreuses années ou elles peuvent faire référence à leurs expériences et présences territoriales.

29Pour mettre en évidence l’authenticité de son origine, l’individu mobilise des archétypes culturels dans la construction de son discours. Ces derniers sont le résultat d’une histoire sédimentée, accumulée via des acteurs politiques, intellectuels ou culturels. Diffusés par des institutions économiques comme les médias ou les marques, ces archétypes sont autant de connaissances et savoirs identitaires qui font rapidement la (dé)monstration de leur affiliation ethnique.

30La mobilisation de ces archétypes nécessite la maîtrise d’un savoir-faire ou la détention d’un capital culturel. L’individu, en tension identitaire, cherche finalement à se distinguer de deux figures : d’un côté du « vrai régional » (ceux pour qui finalement la question de la légitimation de la régionalité ne se pose même pas) ; d’un autre côté, du « touriste » et du « plouc ». Du touriste, il ne veut pas partager la mauvaise et maladroite utilisation des archétypes. Du plouc, il ne veut pas partager la stigmatisation liée à une surmobilisation des archétypes. En cherchant à réduire ces tensions, l’individu questionne sa propre authenticité identitaire. En cela, les individus via leur processus et leur niveau de légitimation deviennent également des agents culturels en tant que principales instances certificatrices, conférant un degré d’authenticité à des marques ou produits.

2.2.2. Consommer son identité régionale.

31C’est à partir des caractéristiques de cette affiliation territoriale contemporaine qu’il est possible de voir en quoi et comment le sentiment régional est consommé. L’utilisation d’archétypes ou d’images d’Epinal par les marques permet de rassurer et de se rassurer quant à l’authenticité de son affiliation ethnique. La consommation d’objets régionaux joue le rôle d’« ancres identitaires » qui donnent une certaine cohérence à des processus généralement marqués par la confusion et l’indétermination. De surcroît, la consommation régionale vient donner un signal de son appartenance aux autres en garantissant la détention d’un capital régional, source de valorisation sociale pour soi et de distinction vis-à-vis des autres.

32à un autre niveau, l’individu peut se retrouver en situation de légitimation ou de marquage identitaire dans le cadre plus quotidien de ses achats. A titre d’illustration, dans le rayon d’un hypermarché, devant des produits offrant des références identitaires différentes pour un même territoire, le consommateur se trouve en situation de légitimation. Ce qui donne encore plus de force à l’idée que les identités sont consommées ; cela fait le jeu de compromis identitaires car il peut choisir de prendre, soit une marque considérée comme peu authentique (industrielle mais dont la fabrication est néanmoins locale) ; soit une marque de distributeur considérée comme moins régionale mais positionnée terroir (Reflets de France) ; ou alors il peut refuser d’acheter et chercher un degré plus fort d’authenticité auprès d’un fabricant local lors de ses séjours en région quitte à différer son achat (attente annuelle et stockage chez lui par exemple). Dans cette dernière situation, l’individu peut devenir une sorte d’ambassadeur d’une consommation régionale.

Conclusion

33L’objectif de cet article est d’aborder le rôle et la place du marketing territorial dans la consommation identitaire contemporaine. Il s’agit notamment de comprendre comment se mettent en place les stratégies et actions marketing quand elles visent les relations des consommateurs avec leurs identités territoriales. Pour cela, du côté de l’offre, il faut voir en quoi et comment les marques se nourrissent de registres socio-culturels produits dans l’histoire et comment elles peuvent en développer de nouveaux. Du côté de la réception, il faut voir le sens que donnent les individus à leur consommation territorialisées à partir de la relation qu’ils entretiennent avec leurs identités. Ce faisant, en prenant appui sur des théories et une orientation socio-anthropologique de la consommation et des méthodologies essentiellement qualitatives, notre démarche est un alternative au marketing management classique.

34Cette posture a également pour caractéristique de défendre une dimension critique et réflexive quant à la marchandisation. Autrement dit, une posture « sur le marketing » et non pas « pour le marketing ». En ce sens, elle voit le marketing comme le premier agent de récupération de la critique adressée au monde marchand (Rémy, 2010). À ce niveau, d’autres travaux complémentaires pourraient être intéressants concernant les limites à cette marchandisation des identités territoriales. Notamment en ce qui concerne les mélanges avec le monde politique quand elle croise, comme on peut le voir dans certaines régions ces dernières années, avec des fermetures territoriales et des logiques autonomistes, qu’elles ont pourtant accompagnées. On voit ainsi certaines marques en difficulté en Catalogne dans la façon de se positionner par rapport à la question de l’indépendance ; les territoires de développement du marchand pourraient bien être contrariés par ceux du politique et du culturel qui semblent reprendre de la vigueur.

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Notes

1 En marketing le positionnement se définit simplement par la place que la marque souhaite occuper dans l’esprit du consommateur (pour le positionnement voulu). Il fait référence à l’identitification (espace de rassemblement par le consommateur d’offres qu’il juge similaire) et à la différenciation (distinction que le consommateur peut faire entre les offres ainsi catégorisées).

Pour citer ce document

Eric Rémy, « L’identité régionale par la consommation » dans © Revue Marketing Territorial, 2 / hiver 2019

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/rmt/index.php?id=323.

Quelques mots à propos de :  Eric Rémy

Eric Rémy est professeur à l’université de Rouen. Il dirige le NIMEC, laboratoire en sciences de gestion des universités de Rouen, Caen et Le Havre. Il travaille sur la consommation qu’il aborde sous le prisme d’approches socio-anthropologiques et en mobilisant des méthodologies qualitatives. Ses travaux s’inscrivent dans le courant de la Consumer Culture Theory. Dans ce cadre, il a abordé plusieurs cultures de consommation, en lien avec l’ethnicité, le genre, les classes sociales ou la génération.