Les revers de l’image : la publicité urbanistique dans les pays du Golfe

Roman Stadnicki


Texte intégral

1Dans le Golfe, les retombées de l’exploitation des hydrocarbures furent très tôt réinjectées dans l’urbanisation, dès les années 1950 au Koweït. En quelques décennies seulement vont donc apparaître de nouvelles agglomérations qui sont aujourd’hui des acteurs incontournables de la mondialisation1. Planifiées pour répondre aux injonctions de diversification économique de l’après-pétrole, ces villes sont aussi le résultat d’une politique de l’image visant à créer un « spectacle urbain de la modernité » (Elsheshtawy, 2010 ; Al-Nakib, 2013). Des architectes et urbanistes de renom participent alors à la promotion internationale de ces agglomérations, orchestrée par les gouvernements eux-mêmes. Ainsi, les images actuelles, celles de projets urbains qui se veulent souvent avant-gardistes et démesurés, sont les héritières d’une politique relativement ancienne de création de « villes-vitrines ».

2Cette communication urbaine est aujourd’hui passée aux mains d’acteurs privés de premier plan, pléthoriques, que sont les promoteurs immobiliers et les publicitaires, rendant moins lisible la démarche et la stratégie générales des gouvernements en la matière. Pis, le recours systématique à la communication visuelle, qui ne concerne pas seulement le Golfe, et la prolifération de publicités urbanistiques sur les murs des villes, produisent une série de contre-effets : une cacophonie graphico-urbanistique d’abord, que restitue bien le portfolio présenté dans cet article ; une augmentation de la « surface urbaine simulée » (Söderström, 2001) ensuite, ou processus de virtualisation urbaine dans lequel « en dessinant l’avenir, les images des espaces en projet prennent le risque d’un décalage avec la future réalité de ces espaces » (Bailleul et Houllier-Guibert, 2008). Dans ce décalage entre ville projetée et ville produite, la publicité urbanistique apparaît comme un symptôme de la crise immobilière et financière, en ce qu’elle est parfois un indicateur public de l’inachèvement urbain, et une représentation imprimée de ce qu’aurait dû être la ville. Enfin, la production même des images de projets urbains, qui fait l’objet d’enquêtes en cours de l’auteur sur le terrain koweïtien, révèle une double crise de la communication et de la fabrique urbaine : mutation des architectes en producteurs de visuels (et marginalisation de ceux qui résistent à cette mutation), stratification des affiches obligeant l’observateur à pratiquer l’« archéologie du futur », agonie de certains panneaux publicitaires... Les photographies de Manuel Benchetrit2, prises entre 2011 et 2017 lors de plusieurs missions réalisées conjointement sur le terrain (Émirats Arabes Unis, Oman, Qatar, Koweït)3, illustrent bien le revers de ce que Schmid (2009) a appelé « l’économie de la fascination » à propos du Golfe, laquelle consiste à construire une image commercialisable à partir de l’accumulation de projets urbains plus ou moins iconiques.

3Les villes du Golfe seraient-elles en train de perdre le contrôle de leur image urbaine, sachant que, plus largement, les images de l’envers du décor urbain fuitent dans la presse internationale au grand dam des autorités locales ? Dubaï est ainsi autant associée à l’image de la surenchère architecturale qu’à celle des camps de travailleurs esclavagisés... Manuel Benchetrit n’a pas été jusque-là dans le travail présenté ici. Il s’est plutôt attaché à l’hyper-réalisme et au pouvoir d’autoréalisation des images de projets urbains. Ses photographies montrent que, « avec une importance symbolique conjuguée à leur prolifération, ces publicités ne sont plus simplement des images. Elles font la ville. Ces images font parfois la promotion de quartiers ou de villes nouvelles qui ne se construiront jamais. Images vitrines pour villes vitrines. Images-mirages qui recouvrent le corps urbain comme un épiderme. Par les altérations de ces images, on voit affleurer les signes du temps, comme l’âge sur la peau » (Benchetrit, 2018 : 49). Les failles, les plis, les cicatrices, les effacements dénoncent l’éphémère du consumérisme ostentatoire et de l’urbanisme instantané.

1. Dans le Golfe, l’image précède la ville… et l’écrase

4Dans les années 1960, la visibilité des jeunes pouvoirs monarchiques qui ont alors tout à prouver passe par la promotion internationale de leur ville. La situation de ces dernières, entre sous-continent indien et Proche-Orient, et la mondialisation économique feront le reste. C’est ainsi que l’on assiste à la naissance de phénomènes urbains d’un genre  nouveau : une ville globale créée de toutes pièces en quelques décennies pour Dubaï, et de véritables cités-États, comme au Koweït et au Qatar urbanisés presque en totalité, ayant aggloméré d’anciennes populations bédouines désormais submergées par la main d’œuvre expatriée.

5Le rôle de l’image dans le développement de ces projets politiques d’urbanisation au service du développement économique hors hydrocarbures et du rayonnement international est fondamental. Sans limite physique ni financière, ces villes se transforment vite en terrain de jeu pour architectes et urbanistes mondialement réputés qui se livrent à toutes sortes d’expérimentations, grâce à des schémas directeurs à l’américaine qui leur réseveront les lots les plus perstigieux. Chacune de ces expérimentations est ensuite légitimée par une production iconographique abondament diffusée nationalement et internationalement (Al-Ragam, 2017). Des rues centrales de Koweït City, où certains immeubles à l’architecture moderniste des années 1960 furent mis en scène et inaugurés fastueusement avant même qu’ils furent achevés (Al-Nakib, op. cit.), à la plus haute tour du monde, Burj Khalifa, inaugurée à Dubaï en 2010, c’est la recherche permanente du spectacle urbain qui semble primer. Des institutions majeures sont dédiées à cette mise en scène urbaine, dans le public comme dans le privé, que l’on pense à la CCI de Dubaï à qui l’on doit les grandes campagnes internationales de la ville dès les années 1980, ou encore aux branches Media & Communication des grandes multinationales de promotion immobilière (Emaar, Nakheel, Qatari Diar, Kipco...), princiaples artisanes de la diffusion et de l’exportation d’un modèle urbain « golfien » (Sinno, 2018).

6La communication urbanistique qui se met alors en place permet également aux gouvernements de masquer certaines difficultés internes. Bien que la période des années 1980 au Koweït soit celle d’une stagnation économique, consécutive au contre-choc pétrolier, doublée d’une crise parlementaire, elle est aussi celle où l’émir fait le plus appel à des starchitectes pour réaliser un certain nombre d’édifices iconiques de la ville (Assemblée nationale, Kuwait Towers...). De même, l’inauguration de Burj Khalifa4 a permis de faire oublier les dizaines d’autres projets urbains abandonnés à Dubaï après la crise financière de 2008. C’est lorsque les Émirats Arabes Unis (EAU) se mirent à occuper la première place mondiale des rejeteurs de CO2 qu’Abu Dhabi choisît de lancer, à grands renforts de communication, le chantier de la première ville théoriquement « 100% écologique », Masdar City. Alors que Doha subit un embargo diplomatique de ses voisins saoudiens, reprochant aux Qataris leur proximité avec les Frères musulmans et l’Iran, elle continue à construire des stades en vue de la coupe du monde 2022.

7Aujourd’hui, les villes du Golfe excellent dans le registre de l’autopromotion internationale, si l’on en juge par les investissements cumulés dans l’événementiel, la promotion du patrimoine et l’architecture iconique, qui sont les trois grands domaines actuels du city branding (Dinnie, 2010) ; il arrive même que des projets fassent la synthèse entre ces trois domaines : c’est le cas du Louvre Abu Dhabi, inauguré en 2017, qui répond à l’injonction de l’événementiel par le principe de l’exposition, à celle du patrimoine par la célébration de l’histoire des civilisations et à celle de l’architecture iconique par la signature de Jean Nouvel. L’organisation de festivals dans de gigantesques parcs des expositions, la construction de heritage villages5 un peu partout ou encore la course aux records de hauteur dans les skylines sont quelques illustrations concrètes de cette autopromotion. Dans tous ces domaines, les villes ont recours aux stratégies de visibilité les plus poussées pour exister sur le marché mondial et compétitif des agglomérations urbaines (Kanna, 2011). « Les projets vitrines sont alors un moyen d’exister sur une scène de plus en plus obstruée par des métropoles venues de tous les horizons » (Meyronin, 2015 : 53). Ce sont ces stratégies qui, dans un jeu régional concurrentiel, tentent de marquer chacune de ces métropoles du sceau d’une identité sophistiquée : le sport pour Doha (Fig. 1), la culture pour Abu Dhabi, le divertissement pour Dubaï... Cependant, cette grande division sectorielle, qui relève en outre plus de la stratégie de marketing politique (Piquet, 2013) que de celle du marketing territorial, ne dit pas grand-chose de la compétition féroce que se livrent ces agglomérations dans le domaine architectural et urbain, chacune cherchant un peu à tirer profit des difficultés de l’autre. Abu Dhabi a par exemple profité de la crise financière vécue de plein fouet par Dubaï pour réaffirmer son autorité sur la fédération des EAU et lancer une série de grands projets, dont l’île-musées de Saadiyat. Koweït City et Mascate, en position plus périphérique dans le Golfe, cherchent à améliorer leur attractivité à un moment où les puissances régionales, Riyad et Doha, s’opposent politiquement.

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Figure 1. Au Qatar, la ville et son image se construisent simultanément : dans le quartier Lusail (Doha) tout juste en construction en 2011, un ballon de foot est érigé en « totem urbain »… En 2022, Lusail accueillera la finale de la coupe du monde.

Source : Benchetrit 2011.

8Homogènes en apparence seulement, ces villes ont leur propre agenda, et si partout, les moyens en termes de communication semblent colossaux, ils sont inégalement déployés et encadrés. Dubaï et, dans une moindre mesure, Doha, en cherchant chacune à devenir un hub du tourisme international et donc à attirer des millions de visiteurs étrangers, revêtent de plus en plus les aspects d’une « ville créative » au sens de R. Florida (2003)6. Elles disposent pour cela d’une city branding strategy bien ciblée (Bromber, 2014), avec ses medias propres, visant à façonner l’image de la ville à l’international. Dans les autres agglomérations, la communication visuelle, à l’instar de Dubaï dont le succès est un modèle pour beaucoup d’acteurs urbains, est omniprésente et surdimensionnée. À Koweït City, elle paraît cependant moins organisée, plus artisanale, ne relevant pas tant d’une stratégie gouvernementale que d’acteurs privés issus des milieux de la publicité de plus en plus influents sur la chaine de production urbaine.

9Ainsi les images se sont imposées partout. Affichées en très grand format, elles prolifèrent devant les chantiers prévus ou en cours, mais aussi partout ailleurs en ville (Fig. 2 & 3). Elles s’immiscent dans toutes les étapes de la fabrique urbaine. Ces images sont presque toujours le produit d’un travail de création sur des logiciels de dessin 3D, permettant des résultats à la fois très réalistes, que l’on pourrait confondre avec la photographie d’un endroit réel, et très artificiels (surfaces lisses, parterres immaculés, végétation sans défaut, usagers géométriquement répartis dans l’espace...). Architecture et publicité paraissent totalement imbriquées, cette dernière se nichant aussi bien sur les façades et sommets d’immeuble (Fig. 4), les panneaux géants, les palissades de chantier (Fig. 5 & 6)... Les annonces pour de futurs immeubles, quartiers, centres commerciaux et resorts représentent une part considérable du marché de la publicité. « Les produits de ville », autrement dit les projets urbains à portée symbolique, ont succédé, en termes de marketing, à la « ville-produit », qui visait la promotion d’un trait identitaire particulier (Meymorin, op. cit.). En conséquence, la dimension interchangeable et déterritorialisée des projets urbains et de leurs images s’en trouve accentuée.

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Figures 2 & 3. Quand la publicité fait ville : chantiers à Abu Dhabi, EAU.

Source : Benchetrit 2012.

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Figure 4. Façade et toit d’immeuble comme espace publicitaire systématique… ou l’imbrication totale de l’architecture et de la publicité, Centre commercial Muscat City Complex, Mascate, Oman.

Source : Benchetrit 2011

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Figures 5 & 6. La publicité pour « invisibiliser » le chantier : à gauche, à Ajman, EAU ; à droite, à Abu Dhabi, EAU

Source : Benchetrit 2011 & 2012.

2. La « dubaïsation » par l’image : quand les publicitaires font (et défont) la ville

10L’importance de la publicité des projets urbains dans le Golfe traduit à la fois l’accroissement du rôle des publicitaires dans la production urbaine et l’influence de Dubaï dans la région.

11Qu’ils soient freelance ou recrutés par les entreprises de promotion immobilière, les publicitaires sont bien plus qu’un maillon de la chaîne, ils exercent un pouvoir d’influence sur le contenu des projets architecturaux et urbains. Parfois, ils donnent la première impulsion dans la mesure où ils sont sollicités très tôt par les promoteurs pour marketer un produit selon un cahier des charges très succinct comme l’ont révélé nos enquêtes au Koweït (Stadnicki, 2019). Les publicitaires ont également su s’imposer dans les paysages physiques et institutionnels des villes du Golfe, notamment grâce au salon Cityscape. Né en 2002 à Dubaï et organisé chaque année, sous forme de shows régionaux dans chacun des pays du Golfe et même au-delà, Cityscape est conçu comme un rassemblement d’entreprises de promotion immobilière venues présenter leurs projets sur tous les types de supports publicitaires possibles et imaginables : flyers, plaquettes, vidéos, maquettes 3D... Plus qu’un salon de l’immobilier, Cityscape met bien la conception de produits dérivés du marketing urbain à l’honneur.

12Pour l’ensemble des professionnels de la ville, constructeurs, ingénieurs, architectes, les publicitaires tiennent un rôle d’agent commercial en diffusant, sur les murs de la ville, leurs contacts, logos et références. Ils gagnent en outre du terrain sur l’offre de formation académique en architecture qui s’oriente vers le graphisme et les nouvelles technologies, tandis que les agences de publicité, à l’instar des grands promoteurs immobiliers, recrutent d’anciens étudiants en architecture. Les architectes au service des promoteurs et des publicitaires ne sont alors plus tant des créateurs d’espace que des producteurs de visuels, ce qui rend de plus en plus poreuse la frontière entre les métiers de l’architecture et de la publicité.

13L’invasion de l’espace public par le branding, bien analysée par Van Ham (2002)7, est par ailleurs emblématique du processus de « dubaïsation » (Elsheshtawy, op. cit.) qui désigne l’influence de Dubaï sur la région ou, plus précisément, les effets de mimétisme qui se mettent en place dans les pays voisins qui rêvent de juxtaposer des méga-projets urbains à forte valeur symbolique pour, à leur tour, faire métropole (Aoun et Farah, 2014). La récurrence des mots Pearl ou Dream sur les affiches (Fig. 7) témoignent de la circulation et de la réinterprétation des images et leurs symboles, faisant de Dubaï un modèle persistant dans la région. Au-delà de son rôle pionnier et avant-gardiste en matière d’urbanisation, l’inspiration vient aussi du fait que les publicités sont souvent elles-mêmes conçues à Dubaï, où les plus grandes agences mondiales ont installé leur branche régionale.

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Figure 7. « Our Dream ». La publicité urbanistique touche aussi l’habitat précaire… Ras al-Khaimah, EAU.

Source : Benchetrit 2011.

14La dubaïsation s’observe donc à la fois dans la surenchère urbanistico-architecturale dans laquelle Dubaï constitue une sorte de tête de pont, la quête de prouesse technique qui commence d’ailleurs par la publicité elle-même (Fig. 8), et la « thématisation » des projets urbains dont Dubaï a fait une marque de fabrique.

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Figure 8. La prouesse technique commence par la publicité : ici, des tours en relief sortent du cadre du panneau du projet New Khiran au sud du Koweït

Source : Benchetrit 2017.

15Cette thématisation, qui repose sur des « idéologies territoriales » (Houllier-Guibert, 2011), produit un zoning fonctionnel, consistant à assigner une fonction à un quartier, engendrant ce que R. Marchal (2001) a appelé des « enclaves auto-régulées » : Media City à Dubaï, Education City à Doha, Fun City à Al-Aïn... Parmi les idéologies territoriales en vogue aujourd’hui, le patrimoine fait l’objet d’un traitement, à la fois urbanistique et communicationnel, particulier. La situation est paradoxale pour les villes du Golfe, privées, dans l’ensemble, de patrimoine urbain du fait de leur jeunesse. Or, ces villes sont aujourd’hui touchées par un « heritage boom » (Nonneman et Valeri, 2017) qui revêt deux aspects. Le premier traduit la double obsession de l’attractivité internationale et de la construction d’une mémoire collective, et se manifeste par l’ouverture frénétique de musées (Kazerouni, 2017). Le deuxième aspect est foncièrement urbanistique et publicitaire. De l’introduction à outrance de tours à vent, uniques vestiges de l’architecture bédouine, dans bon nombre de projets, à la construction de pastiches de médinas fantasmant la civilisation arabo-islamique, la mise en images intense d’un patrimoine totalement inventé est frappante. Dubaï, encore une fois, a donné le la, en concevant Madinat Jumeirah, au pied de son icône urbaine Burj al-Arab, l’hôtel « 7 étoiles » bien connu du Golfe, sans craindre de faire se compiler les centralités symboliques quasi antinomiques en périphérie de l’agglomération. Doha a suivi, en remplaçant son centre-ville précaire, construit et habité par les travailleurs étrangers depuis les années 1970, par un souk flambant neuf relié à un nouveau quartier d’affaires (Fig. 9 & 10). Depuis, les Heritage Villages prolifèrent et sont parfois aussi vite imaginés qu’abandonnés, comme au Koweït, où seules les images publicitaires subsistent, donnant juste l’illusion du patrimoine et confirmant encore l’influence d’un modèle dubaïote (Fig. 11 & 12).

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Figures 9 & 10. Détruire et reconstruire simultanément : le panneau publicitaire est là pour rassurer ceux qui assistent à la destruction du quartier Musheireb (Doha). Mais les délogés, des travailleurs immigrés, seront écartés de ce projet gentrifieur.

Source : Benchetrit 2011.

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Figures 11 & 12. Deux Heritage Village en projet : à gauche, à Doha (Qatar), le projet est ici affiché dans le centre-ville en cours de réhabilitation ; à droite, un projet aujourd’hui suspendu à Koweït City.

Source : Benchetrit 2011 & 2017.

16Dans les agglomérations du Golfe qui ne bénéficient pas des mêmes conditions financières et politiques que Dubaï, les résultats peuvent surprendre par leur virtualité autant que par leur précarité ou par la simplicité des messages. Par exemple, une simple frise en guise de contenu architectural (Fig. 13). Ce qui fonctionne à Dubaï ne fonctionne pas toujours ailleurs, notamment parce que le Cheikh Maktoum demeure à Dubaï le principal acteur de la fabrique urbaine, tandis que les autres gouvernants sont assez largement désengagés au profit des acteurs privés.

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Figure 13. L’image compte plus que le projet : architecture tout juste suggérée pour ce projet de nouveau quartier d’affaires dans le centre de Koweït City.

Source : Benchetrit 2017.

3. De l’image-mirage à l’image-marge : quand les villes du Golfe perdent le contrôle de leur(s) image(s) urbaine(s)

17Aux images spectaculaires du développement urbain, le journalisme d’investigation, les chercheurs, les réseaux sociaux, opposent des contre-images, montrant également au monde la « vulnérabilité du succès » (Davidson, 2008) urbain du Golfe : chantiers figés, inhumanité des conditions de vie dans les camps de travailleurs, délinquance automobile8... Sans aller jusqu’à l’envers du décor, le décor lui-même porte en lui des signes de fragilité. Au-delà des grands gestes architecturaux, l’imagerie urbanistique donne à voir des contradictions et des hésitations dans la production et la gestion urbaine au quotidien : oppositions entre acteurs privés et publics (notamment dans le cas du Koweït où le gouvernement peut arbitrairement ordonner l’arrachage des publicités, soit pour réquisitionner les panneaux d’affichage, soit pour réprimander telle ou telle entreprise) ; rapports de force entre architectes et designers ou publicitaires ; réinvention de la tradition après avoir remplacé l’habitat vernaculaire par des tours de verre…

18La saturation du paysage par les images de projets suggère un manque de démarche ou de stratégie en matière de communication urbanistique, alors même que des moyens importants sont mis au service du city branding par certains gouvernements du Golfe. L’image externe apparait en cela mieux pensée que l’image interne, débridée, dérégulée et assez largement précarisée. Par principe, l’imagerie urbaine est simplificatrice car le projet sur ces images se donne en réalité plus « à percevoir qu’à comprendre » (Bailleul, 2008). Mais la tendance dans le Golfe est à l’uniformisation et à l’appauvrissement de l’information. Les coupes graphiques ont remplacé les traditionnelles images de synthèse, les slogans publicitaires ont balayé les indications factuelles et techniques (Fig. 14).

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Figure 14. « Dubaïsation » : changer l’image du Caire (Égypte) par des messages urbanistiques simples et sans contenu, mais colorés et imposants.

Source : Benchetrit 2017.

19Le rapport image/chantier questionne également. Si la publicité sur palissade donne généralement au chantier son « immunité », comme le fait très justement remarquer L. Serra (2017), elle peut aussi en renforcer l’inachèvement. On trouvait ainsi encore à Dubaï des publicités pour City of Arabia trois ans après son abandon par l’émir lui-même après la crise financière de 2008, faute de financements (Fig. 15).

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Figure 15. City of Arabia, partie du projet Dubailand abandonné après la crise de 2008, Dubaï, EAU.

Source : Benchetrit 2011.

20De même, une dizaine de chantiers abandonnés au Koweït, ou bien non démarrés, disposent toujours de leurs publicités affichées sur palissades ou panneaux ad hoc. Dans certains cas, comme pour le projet Heritage Village, les affiches ont même été remplacées alors que le chantier est resté figé, donnant la double illusion de l’activité du chantier et de l’existence du patrimoine (Fig. 12). Les images vieillissantes accentuent en outre l’obsolescence, elles symbolisent à certains égards les crises urbaines, qu’elles soient liées, selon les cas représentés, aux conflits d’acteurs, à la corruption ou encore aux difficultés financières des entreprises à l’origine de la suspension des projets (Fig. 16 & 17).

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Figure 16. Effacement. Cette tour non réalisée mais affichée vraisemblablement depuis plusieurs années, fait quand même partie du paysage urbain, Charjah, EAU.

Source : Benchetrit 2011.

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Figure 17. Image rouillée d’un projet de quartier récréatif nommé Showbiz, abandonné, Koweït City.

Source : Benchetrit 2017.

21L’analyse du corpus photographique de Manuel Benchetrit permet également de toucher du doigt une forme de crise de la communication visuelle en urbanisme. S’imposant partout et s’incrustant à tous les niveaux du paysage urbain, elle n’en comporte pas moins des signes évidents de précarité : utilisation récurrente d’images prélevées sur des banques de données en ligne et libres de droit, pixellisation grossière de certaines photographies, mauvaise qualité d’impression et de collage des affiches, faible robustesse de certains panneaux d’affichage... (Fig. 18 & 19).

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Figure 18. La propension à « aménager le futur » contraste avec la difficulté à représenter le présent : ici, un plan du quartier Al-Seeb en périphérie de Mascate (Oman), moins soigné que les affiches géantes promouvant le nouveau quartier The Wave en construction non loin de là.

Source : Benchetrit 2011.

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Figure 19. Quand l’image fait perdre à son projet toute crédibilité : publicité plissée et passée d'un projet de complexe immobilier dans le centre de Koweït City

Source : Benchetrit 2017.

22Ces signes sont à mettre en parallèle avec les évolutions contemporaines du marché de la publicité : bien que générant encore à ce jour une micro-économie urbaine non négligeable (Fig. 20 à 23), l’image en 4x3 affichée sur un panneau n’incarne-t-elle pas le marketing du XXe siècle ?

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Figure 20. Edifier l’image. L’affichage publicitaire constitue une économie à part entière, avec ses ouvriers et ses échafaudages, exactement comme sur un chantier de BTP, Charjah, EAU.

Source : Benchetrit 2011.

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Figures 21 & 22. Chantier d’affichage et entretien de l’édifice publicitaire.

Source : Benchetrit 2017.

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Figure 23. Image à terre : remplacement des bâches publicitaires autour du chantier du nouveau quartier Hessah Al-Mubarak District, Koweït City

Source : Benchetrit 2017.

23De nouveaux budgets sont désormais consacrés aux campagnes publicitaires sur les réseaux sociaux et les plateformes vidéos, comme le montre le récent film promotionnel pour la ville nouvelle NEOM souhaitée par le prince héritier d’Arabie Saoudite dans le golfe d’Aqaba, visionnée plus de 200 000 fois. Ainsi, les images décrépies, les panneaux vides et les publicités-mirages constituent autant de symptômes d’une crise de cette publicité visuelle et matérielle devenue trop datée qui interroge sur le devenir de la publicité urbanistique et plus largement sur la place de la publicité en ville (Fig. 24).

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Figure 24. Vacances, Le Caire & Koweït City.

Source : Benchetrit 2017.

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Notes

1 Les agglomérations les plus peuplées de la rive arabe du Golfe sont, par ordre d’importance : Dubaï-Charjah-Ajman (EAU) : 3 Mh ; Koweït-City : 2,4 Mh ; Mascate (Oman) : 1,5 Mh ; Doha (Qatar) : 1,3 Mh ; Dammam (Arabie Saoudite) : 1Mh ; Abu Dhabi (EAU) : 600 000 h ; Manama (Bahreïn) : 400 000h. Pour une analyse de la croissance urbaine régionale, voir Cadène, 2012.

2 Les photographies en couleur publiées dans cet article sont inédites, celles en noir & blanc sont extraites de la série « L’épiderme de la ville », récemment sélectionnée pour les Rencontres photographiques de Portbou (Espagne). Pour un aperçu plus global du travail de M. Benchetrit, voir http://www.manuelbenchetrit.com/

3 Projet soutenu par une Action de Recherche Collaborative (ARC) des Universités de Tours et de Poitiers (UMR CITERES & MIGRINTER), 2017-2019.

4 La tour, qui devait initialement s’appeler Burj Dubaï, a été rebaptisée du nom de l’émir d’Abu Dhabi, qui a épongé les dettes de son voisin fédéral après la crise.

5 Nom donné aux nouveaux quartiers « patrimonialisés ».

6 Une « ville créative » selon Florida est un lieu qui parvient à s’adapter aux besoins d’une catégorie de professionnels qu’il nomme « classe créative » (composée d’individus travaillant dans le secteur artistique, les médias, la recherche, l’informatique, l’architecture, le design et le divertissement) qui serait nécessaire à son développement économique.

7 D’après cet auteur, la pratique du branding par un nombre croissant d’acteurs augmente les relations entre deux milieux professionnels qui interagissent habituellement peu : les relations publiques et les relations internationales.

8 Sur cet aspect, voir Ménoret, 2016. Il a enquêté sur le « tafhît » à Riyad, une sorte de rodéo urbain qui consiste à faire des figures acrobatiques à l’aide de véhicules, le plus souvent loués ou volés, dans les banlieues asphaltées de la capitale saoudienne.

Pour citer ce document

Roman Stadnicki, « Les revers de l’image : la publicité urbanistique dans les pays du Golfe » dans © Revue Marketing Territorial, 2 / hiver 2019

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/rmt/index.php?id=349.

Quelques mots à propos de :  Roman Stadnicki

Maître de conférences en géographie à l'Université de Tours, Roman Stadnicki est membre de l'Equipe Monde Arabe et Méditerranée de l'UMR CITERES et chercheur associé à l'USR CEFAS (Koweït). Ses recherches portent sur les villes arabes contemporaines. Après s'être intéressé à la recomposition des espaces marchands à Sanaa (Yémen) et aux effets des changements politiques sur l'urbanisation en Egypte où il a vécu entre 2011 et 2015, il étudie la communication des projets urbains dans les villes du Golfe arabo-persique.