Mazarinades et territoires

Premier numéro

Volume dirigé par Stéphane Haffemayer et Patrick Rebollar

Published by Stéphane Haffemayer and Patrick Rebollar

Mazarinades et territoires

Guy Patin, un lecteur parisien de mazarinades

Loïc Capron


Texte intégral

Guy Patin (1601-1672), médecin de Paris, est connu pour sa correspondance1. Durant la Fronde (1648-1653), il a écrit 178 lettres à ses confrères de Lyon et de Troyes. Aveuglément hostile à Mazarin et à Théophraste Renaudot, le directeur de la Gazette, Patin était intime ami de Gabriel Naudé, le bibliothécaire du cardinal-ministre. Craignant peut-être les représailles, il n’a parlé des « papiers volants contre le Mazarin2 » que timidement, dans 23 de ses courriers. On a suspecté Patin d’être auteur et d’avoir lui-même écrit des mazarinades, mais sans argument probant. Dans un genre différent, il a prêté sa plume aux libelles contre l’Université de Montpellier et contre l’antimoine. Il se passionnait pour les éclats des autres polémiques de son temps, religieuses, philosophiques, littéraires ou scientifiques. Les mazarinades n’étaient qu’une expression du genre querelleur dont la prolixité et l’outrance égalaient celles des guerres de Religion et dont l’esprit a réapparu sous la Révolution française.

1Les mazarinades, à en juger par les milliers qu’on en compte, ont connu un grand succès auprès des contemporains de la guerre civile qu’on a appelée la Fronde : apparues en 1648, elles ont crissé sous les presses jusqu’en 1653 et rencontré un indéniable succès auprès du public. Ces textes politiques ont toujours frappé par leur audace et leur style, bien éloignés de l’idée qu’on se fait ordinairement de la littérature du Grand Siècle. Une règle du genre voulait que leurs auteurs fussent anonymes ou pseudonymes ; leur identification faisait dès leur parution l’objet de maintes spéculations et n’a jamais cessé d’intéresser les historiens, mais la foule de leurs lecteurs est bien plus difficile à caractériser car ils ont laissé peu de témoignages. Guy Patin est l’un de ceux qui a le plus écrit sur le sujet, et c’est en éditant sa volumineuse correspondance que j’ai accédé aux mazarinades. Le présent article résume ce que cette lorgnette m’en a appris.

Patin et sa correspondance

2Né le 31 août 1601 à Hodenc-en-Bray, près de Beauvais (Oise), mort à Paris le 30 mars 1672, Patin était l’un des quelque 120 docteurs régents de la Faculté de médecine de Paris. Reçu en 1627 et issu d’une famille modeste qui désirait faire de lui un prêtre, il s’échina, non sans succès, à se faire connaître de l’Europe savante. Insatiable bibliomane (on lui attribue l’invention du mot « bibliomanie3 »), il établit l’une des plus riches bibliothèques privées du royaume4. Elle satisfit son immense soif d’érudition qu’il partagea avec ses nombreux correspondants, sans avoir jamais à sortir d’Île-de-France.

3En médecine, il fut un inébranlable pilier du clan le plus conservateur de la faculté parisienne : attaché au dogmatisme, fondé sur les enseignements d’Hippocrate (ve s. av. J.-C.) et Galien (iie s. apr. J.-C.), il s’opposa à tous les progrès médicaux de son siècle ; parmi maints autres exemples, il présida en 1670 une thèse contre la circulation du sang (publiée en 1628)5. Praticien d’honnête renom, sa clientèle était issue de la riche bourgeoisie et de la noblesse de robe.

4Sa cécité médicale contrastait singulièrement avec ses audaces philosophiques ou religieuses : son scepticisme l’a fait ranger parmi les « libertins érudits6 » ; son catholicisme était gallican avec des penchants pour le jansénisme et même le calvinisme7. En politique, sa fidélité au roi était dévote et sans faille, mais il détestait sa cour et ses ministres, sa familiarité avec de nombreux conseillers au Parlement lui faisant intimement comprendre les dessous de la vie politique. Sa haine de Mazarin éclate ainsi partout dans ses lettres, au quadruple motif qu’il était principal ministre, cardinal, italien et immense prévaricateur.

5De Patin nous restent 1 511 lettres actives et 98 passives, échangées avec 117 correspondants, presque tous médecins. Leur style est très alerte et familier, fourmillant, tant en français qu’en latin, d’anecdotes et de commentaires souvent sarcastiques, dont le champ dépasse très souvent celui de la médecine. Parti pris et mauvaise foi y sont manifestes, mais toujours difficiles à interpréter car Patin changeait souvent d’avis sur ceux qu’il admirait ou détestait : c’était un maître caméléon qui adaptait son propos aux idées de celui à qui il écrivait. Contrairement à ce que Voltaire lui a reproché8, il déformait rarement les faits et se corrigeait ordinairement quand il avait été mal informé.

Patin frondeur et lecteur de mazarinades

6Comme la grande majorité des bourgeois et du peuple parisiens, Patin a été favorable au parti des frondeurs depuis les barricades d’août 1648 jusqu’à l’émeute de l’Hôtel de Ville (juillet 1652), où fut tué Robert Miron, maître des comptes, qui était son voisin, son parent par alliance et l’un de ses intimes amis. Un autre de ceux-là était Gabriel Naudé (1600-1653), son ancien camarade au Collège de Boncourt, puis sur les bancs de la Faculté de médecine de Paris. Naudé avait été reçu docteur à Padoue en 1633 et n’exerça jamais l’art de soigner, préférant se consacrer aux lettres, pour devenir bibliothécaire de Mazarin en 1642. En revanche, Patin avait pour bête noire Théophraste Renaudot (1586-1653), docteur en médecine de Montpellier, directeur et fondateur de la Gazette, mais aussi du Bureau d’adresse, dont les consultations charitables faisaient insolemment concurrence à la faculté parisienne. La complexité des sentiments de Patin s’illustre bien par la fidélité de son amitié et de sa haine envers l’une et l’autre de ces deux « créatures9 » mazarines qui alimentèrent ses ruminations contradictoires jusqu’à leur mort.

7Patin lisait des mazarinades, qu’il appelait des « papiers volants contre le Mazarin » ou des « paperasses mazarines ». Il en a parlé dans 23 de ses lettres françaises (entre le 20 mars 1649 et le 31 décembre 1652), déplorant surtout que les « libelles mazariniques » détournent les imprimeurs d’éditions plus sérieuses. Il disait n’en être guère friand :

Pour des pièces mazarines, n’en attendez pas de moi, je n’en achète aucune, quoique j’avoue qu’il y en a de bonnes, mais il y en a aussi une infinité de mauvaises10.

8Désireux qu’on en fît un recueil, il a annoncé et décrit le Mascurat de Naudé11 dans sa lettre du 3 septembre suivant à Charles Spon, autre médecin de Lyon12 :

Il y a ici un livre nouveau intitulé Jugement de tout ce qui a été imprimé contre le cardinal Mazarin depuis le 6e de janvier jusqu’à la déclaration du 1er d’avril 1649. Le livre est de 492 pages. L’auteur est un honnête homme de mes amis, mais mazarin, qui est un parti duquel je ne puis être ni ne serai jamais ; imo [et même], il ne s’en est fallu que cent mille écus de mon patrimoine que je n’aie été conseiller de la Cour, et que je n’aie été frondeur aussi généreux et aussi hardi que pas un. Il en a fait tirer 250 exemplaires et l’a présenté au cardinal Mazarin à l’examiner ; quo facto [cela fait], s’il est approuvé, il le mettra au jour et m’en donnera encore un exemplaire que je vous ai dédié comme à la fleur de mes amis. Tout au pis aller, étant en vente, nous en aurons pour de l’argent. Tandis que le cardinal Mazarin le lit pour en donner la permission de le vendre, nous sommes cinq de ses amis qui avons aussi commission de l’examiner, dont MM. Dupuy font l’un, M. Talon, avocat général, l’autre13. Je suis le troisième. Les deux autres ne m’ont pas été révélés, je saurai néanmoins tout à la fin. Là-dedans sont introduits deux vendeurs de pièces mazarines (qui est une espèce de gens qui ont bien gagné leur vie pendant les trois mois de notre guerre), l’un desquels accuse le Mazarin, et l’autre le défend chaudement et plaisamment14 ; et combien que le sujet me déplaise, la lecture du livre ne laisse pas de m’être fort agréable, tum ratione aucthoris, amici suavissimi, tum ratione variæ doctrinæ et multiplicitis eruditionis quæ undiquaque pellicient [tant à cause de l’auteur, mon ami le plus doux, qu’à cause du savoir varié et de l’érudition étendue qui y séduiront de toutes parts], avec grande quantité de belles et rares curiosités que vous aimerez bien. Voilà ce que je puis vous en dire pour le présent. Je vous souhaite le livre et voudrais que vous le tinssiez déjà, il ne tiendra pas à moi que cela n’arrive bientôt ; et en attendant qu’il me vienne d’autres matières pour vous achever la présente, je m’en vais me remettre à la lecture de ce livre, qui est in‑4o, duquel je n’ai encore guère passé que la moitié.

9Patin s’est surtout montré curieux des condamnations infligées aux auteurs des pamphlets et aux libraires qui les divulguaient. Il n’en a cité que fort peu, et je n’en ai trouvé que deux dont il a cité plus que le titre.

10Sur La Custode [du lit] de la reine et ses outrances graveleuses, que Patin attribuait à l’imprimeur-libraire Morlot, il écrivait à Nicolas Belin, médecin de Troyes, le mercredi 21 juillet 164915 :

Samedi dernier de grand matin, un imprimeur nommé Morlot fut ici surpris, imprimant un libelle diffamatoire contre la reine sous ce titre, La Custode du lit de la reine16. En voici le premier vers : « Peuples, n’en doutez plus, il est vrai qu’il la baise, etc. » Il fut mis au Châtelet et dès le même jour, il fut condamné d’être pendu et étranglé. Il en appela à la Cour, lundi on travailla à son procès ; hier mardi, il fut achevé et sa sentence confirmée. Quand il fut sorti de la Cour du Palais, le peuple commença à crier puis à jeter des pierres, à frapper à coups de bâton et d’épée sur les archers, qui étaient en petit nombre. Ils commencèrent à se défendre puis à se sauver, le bourreau en fit de même. Ainsi fut sauvé ce malheureux, et un autre qui était au cul de la charrette qui devait avoir le fouet et assister à l’exécution de Morlot. Il y eut un archer de tué, plusieurs fort blessés, de ceteris Deus providebit [Dieu avisera des autres].

11Dans sa lettre du 24 septembre 1649, il annonçait à Spon Le Courrier du temps17, qui plagiait et ridiculisait la Gazette :

Il y a quelques honnêtes gens à Paris, tous d’un parti, c’est-à-dire ennemis du cardinal Mazarin, qui envoient et distribuent à leurs amis un nouveau libelle intitulé le Courrier du temps, apportant des nouvelles de tous les cantons de l’Europe, il est en 8 demi-feuilles in‑4o. Je ne doute point que les imprimeurs ne le contrefassent. Chaque article est contre le Mazarin et chaque province dit quelque mal de lui. Ce ministre italien ayant vu ce libelle, a été fort irrité contre ceux qu’il en soupçonne être les auteurs, mais de malheur pour lui, il n’en a plus de crédit pour s’en pouvoir venger, comme font les Italiens très volontiers.

12La maigreur de ma récolte18 ne reflète probablement pas l’intérêt que Patin portait aux mazarinades, car il avait un goût très prononcé pour les écrits polémiques, surtout quand ils étaient clandestins et scabreux, comme l’ont plus tard montré les graves déboires que lui et son fils Charles ont eus avec le syndicat des libraires parisiens et la justice royale19. Sa discrétion sur les libelles frondeurs s’explique, je pense, par sa crainte de la surveillance des courriers exercée par la poste, bien sûr, mais aussi par la police, qui pouvait saisir les lettres confiées à des porteurs privés.

Patin auteur de mazarinades ?

13Quelques bibliographes ont hardiment rangé Patin parmi les anonymes qui ont rédigé des mazarinades, mais je n’ai pas trouvé l’ombre d’un indice qui corroborerait cette opinion, que ce soit dans ses écrits, ou dans ceux de ses contemporains ou ceux des historiens sérieux qui se sont intéressés à lui.

14Le Voyage de Théophraste Renaudot, Gazetier, à la cour20, probablement écrit vers mai 1649, est la mazarinade qui m’a semblé la plus suspecte d’émaner de Patin, mais l’édition et les commentaires que j’en ai donnés ne m’en ont pas convaincu.

15En revanche, il a prêté sa plume à plusieurs libelles virulents, mais médicaux, contre l’Université de Montpellier et contre l’antimoine. En outre, il dévorait et commentait avec ardeur les innombrables fruits, souvent latins, des disputes de son temps : religieuses (jansénistes contre jésuites, sociniens contre gomaristes), philosophiques (gassendistes contre cartésiens, athées contre croyants), littéraires (uranistes contre jobelins), ou scientifiques (ennemis et défenseurs de la circulation du sang et du mouvement du chyle, humoristes contre chimistes, astronomes contre astrologues), etc. Je m’en suis régalé pendant les vingt années que j’ai passées à éditer Patin, et j’en ai tiré la conviction que ce qu’on a appelé les mazarinades n’était qu’une des innombrables émergences des furieuses querelles imprimées qui ont passionné l’Europe au xviie siècle.

16Il me semble en somme que Patin lisait les mazarinades qui lui tombaient sous la main, mais plutôt en curieux qu’amusait la virulence de leur contenu, car ses véritables sujets d’intérêt étaient ailleurs.

Notes

1 Édition en ligne : Loïc Capron, Correspondance et autres écrits de Guy Patin, Université Paris Cité, Éditions critiques de la Bibliothèque interuniversitaire Santé, 2015-2022,

2 Lettre du 18 juin 1649 à Henri Gras (Lyon),

3 Ibid., voir note : https://www.biusante.parisdescartes.fr/patin/?do=pg&let=0299&cln=16.

4 L. Capron, La bibliothèque de Guy Patin et sa dispersion, mai 2022,

5 L. Capron, Thomas Diafoirus (1673) et sa thèse (1670), mai 2022,

6 René Pintard, Le Libertinage érudit dans la première moitié du xviie siècle, Genève et Paris, Slatkine, 1983, 765 p., passim (fac-similé de l’édition de Paris, Boivin, 1943).

7 Voir mes notes : https://www.biusante.parisdescartes.fr/patin/?do=pg&let=0917&cln=8 pour l’inclination de Guy Patin au jansénisme, et https://www.biusante.parisdescartes.fr/patin/?do=pg&let=0097&cln=15 pour sa tolérance envers le calvinisme.

8 Voltaire, Le Siècle de Louis XIV. Œuvres historiques, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2000, p. 1192.

9 Patin a employé ces expressions pour la première fois en 1649 : dans sa lettre-journal à Charles Spon (Lyon) le 20 mars 1649 (https://www.biusante.parisdescartes.fr/patin/?do=pg&let=0166), pour « créatures à gage » et « papiers volants contre le Mazarin » ; dans sa lettre à André Falconet (Lyon) le 28 mai suivant (https://www.biusante.parisdescartes.fr/patin/?let=0177#) pour « paperasses mazarines » ; et dans celle du 16 avril à Spon (https://www.biusante.parisdescartes.fr/patin/?do=pg&let=0172), pour « libelles mazariniques ».

10 Lettre du 18 juin 1649 à Henri Gras (Lyon),

11 Anonyme [Gabriel Naudé], Jugement de tout ce qui a été imprimé contre le cardinal Mazarin depuis le 6e de janvier jusqu’à la déclaration du 1er d’avril 1649 [ouvrage connu sous le nom abrégé de Mascurat], Paris, [s. n.], 1649.

12 Lettre 195 de mon édition : https://www.biusante.parisdescartes.fr/patin/?do=pg&let=0195.

13 Les frères Pierre et Jacques Dupuy étaient bibliothécaires du roi ; Omer Talon était avocat général au Parlement de Paris.

14 Le livre de Naudé est un dialogue fictif entre le libraire Saint-Ange, d’Aix-en-Provence, et l’imprimeur Mascurat, de Paris.

15 Lettre 190 : https://www.biusante.parisdescartes.fr/patin/?do=pg&let=0190.

16 Claude de Chauvigny de Blot [?], La Custode de la reine qui dit tout, [s. l.], [s. n.], 1649, [M0_856].

17 Antoine Fouquet de Croissy [?], Le Courrier du temps, apportant ce qui se passe de plus secret en la cour des princes de l’Europe, Amsterdam, Sausonius, 1649, [M0_825] ; voir la lettre 198 de mon édition : https://www.biusante.parisdescartes.fr/patin/?do=pg&let=0198.

18 Cela mérite sans doute un bémol car un nombre élevé de lettres écrites par Guy Patin ont été perdues. Mes recherches acharnées n’ont trouvé que 98 des lettres qu’il a reçues : trois lui ont été écrites par le littérateur Roland Desmarets de Saint-Sorlin durant la Fronde, mais aucune n’évoque les mazarinades.

19 L. Capron, Déboires de Carolus, mai 2022,

20 Anonyme, Le Voyage de Théophraste Renaudot, Gazetier, à la cour, [s. l.], [s. n.], 1649 [?], [M0_4062]. Rééditée et commentée par L. Capron : Une mazarinade contre Théophraste Renaudot (1649),

Pour citer ce document

Loïc Capron, « Guy Patin, un lecteur parisien de mazarinades » dans Mazarinades et territoires,

Premier numéro

© Revue du GRHis, « Revue du GRHis », n° 1,2025

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/grhis/index.php?id=122.

Quelques mots à propos de :  Loïc Capron

Ancien professeur des universités en médecine interne, chef de service à l'Assistance publique-hôpitaux de Paris, étudie depuis 25 ans l'histoire de sa spécialité en Europe au XVIIe s. Il a mis en ligne et met périodiquement à jour, depuis 2015, la Correspondance et autres écrits de Guy Patin et, depuis 2023, Jean Pecquet et la Tempête du chyle (1651-1655).