Mazarinades et territoires

Premier numéro

Volume dirigé par Stéphane Haffemayer et Patrick Rebollar

Published by Stéphane Haffemayer and Patrick Rebollar

Mazarinades et territoires

La géographie commune des mazarinades, témoignage des espaces mentaux des Français du xviie siècle

Léonard Dauphant


Texte intégral

Introduction

Je m’estonne comment il a l’asseurance de nous faire tant d’algarades, sans craindre qu’un ne luy mette enfin les tripes au Soleil, & qu’on ne l’enuoye ad patres comme il fait les autres. Il nous prend pour des niais de Sologne, ou pour Arbalestriers de Coignac, qui sont de dure dessere1 [...]

1Y a-t-il plus de niais en Sologne qu’ailleurs ? Et qu’est-ce donc qu’un arbalétrier de Cognac ? Les textes anciens recèlent bon nombre de ces associations entre une idée et un lieu ou une population. Ces lieux communs, ou lieux-idées, sont des toponymes que l’on associe spontanément à une représentation : sous une forme volontiers proverbiale, ils peuvent être d’ordre économique, paysager ou humain et, comme dans les exemples ci-dessus, des types sociaux, moraux ou comportementaux. On aurait tort de mépriser ces clichés : mis en corpus, ils révèlent une expérience générale du territoire qui se cristallise en un imaginaire du pays, sur la longue durée. Les mazarinades fournissent un nombre conséquent de ces lieux communs : dictons géographiques, sobriquets et ethnotypes sarcastiques. Leur sens et leur origine ne peuvent être saisis que dans une approche systématique en les replaçant dans le temps long : dès le xiie siècle et l’émergence d’une littérature en langue vernaculaire, on peut saisir une géographie commune, c’est-à-dire partagée. Les Français puisent dans ce corpus des connaissances ordinaires pour s’approprier le territoire et exprimer leur espace vécu. Quelle était leur capacité de comprendre leur monde, en deçà de la science géographique en formation ? Dans le contexte historiographique du médiéviste, il faut lutter contre un présupposé négatif : on suppose que les gens du Moyen Âge ne savaient pas. Pour le xviie siècle, le défi est différent : le discours d’État est si fort qu’on risque de se reposer sur lui, confondre les œuvres des publicistes et les connaissances générales2.

2Les lieux communs constituent le matériau d’un imaginaire géographique de transmission largement orale : la géographie commune transcende les classes sociales. Elle ne fait pas l’objet de traités, car elle n’est pas savante, elle n’est pas non plus un genre littéraire. On ne peut la discerner qu’en recueillant des motifs dispersés dans les œuvres. L’écrit, ici, révèle une culture orale : les auteurs cherchent des effets de connivence avec leur lecteur en mobilisant une culture partagée, souvent considérée comme inférieure et proche du burlesque, ou agressive. Mais elle est aussi très sérieuse : elle manifeste les connaissances partagées sur le territoire. Dans Géographies. Ce qu’ils savaient de la France3, j’ai entrepris de reconstituer cette géographie, à partir de l’étude de 200 textes littéraires du Moyen Âge et de la première modernité, de 1100 à 1600, en commençant par la première chanson de geste conservée sous forme écrite, la Chanson de Roland. Il s’agissait de repérer systématiquement les toponymes associés à une idée ou une réalité, dans des proverbes, des dictons ou des clichés librement formulés. Ce recensement permet ensuite de cartographier les idées toutes faites que les Français se faisaient sur le monde et leurs voisins proches. Cette enquête allait jusqu’au xvie siècle, et permettait par exemple de replacer Rabelais dans son contexte médiéval. Les mazarinades permettent d’étudier comment ces types ont évolué au xviie siècle, et donc comment cette géographie commune se transforme. Le corpus numérisé du Projet Mazarinades permet une double recherche : l’interrogation plein texte par régionymes, et la recherche hypertextuelle par le LETSAJ (LExique Territorial, Social, Administratif et Juridictionnel), dont un certain nombre d’entrées sont géographiques4. Il nous ouvre ainsi une fenêtre sur de tout petits fragments des espaces mentaux des Français du xviie siècle, que l’on peut relire à la lumière de 600 ans de géographie commune. Nous étudierons en premier lieu les ethnotypes présents dans les mazarinades numérisées, car il s’agit de la recherche la plus aisée dans le corpus, par recherche de régionymes qui sont en nombre limité. Nous étudierons ensuite, plus largement, ce que ces textes nous montrent de la géographie commune du temps. Sans prétendre à l’exhaustivité, quelques textes significatifs montreront les permanences de ce discours. Enfin, nous comparerons ce corpus d’ethnotypes avec les mentions des xiie-xvie siècles, pour comprendre comment cette géographie de l’insulte, partie de la géographie commune, évolue à l’âge classique.

Les ethnotypes dans les mazarinades

Au miroir des identités régionales

3L’ethnotype est une réduction métonymique d’un peuple ou d’une région à une caractéristique, ou un terme, souvent dépréciatif. Cette assignation peut « être retourné[e] en affirmation identitaire5 ». Mais on trouve aussi des autotypes valorisants. Au temps des chansons de geste, les Français (d’Île-de-France) s’attribuaient le type du bon chevalier intelligent et généreux. Leurs rivaux normands et occitans les dénonçaient, eux, comme orgueilleux, cruels et cupides6. Selon la linguiste Laurence Rosier, « l’insulte [peut], en tant que dispositif socio-discursif, atteindre à la dimension de "lieu de mémoire" identitaire, à l’axiologie négative7 ». Chaque emploi réactive le stéréotype. Aujourd’hui, la préoccupation des linguistes peut être pénale : identifier une insulte comme lieu de mémoire permet par exemple de la qualifier de raciste, donc de cautionner la répression judiciaire. Pour l’historien, qui n’a pas à trancher dans le conflit entre chevaliers français et normands, il s’agit plus simplement de comprendre le sens des discours du passé : quelle mémoire est présente derrière les mots ? Confrontés à des mentions éparses dans les sources, sur le temps long, nous pouvons en faire les pièces d’un gigantesque puzzle.

4Les Français distinguent d’abord les différentes régions de leur pays par des ethnotypes régionaux. Les ethnotypes assignés aux étrangers sont moins précis : ils restent à l’échelle nationale. Je ne traiterai pas de ce second corpus, même si, bien sûr, on trouve dans les mazarinades de nombreuses allusions à l’origine italienne de Mazarin, qui peut être par exemple dénoncé comme un Italien avare. Cet ethnotype est issu de la figure du marchand installé en France, très commune depuis le Moyen Âge : l’Italien est dur en affaire. Mais le Toscan n’est pas souvent distingué du Lombard. Les ethnotypes sont plus variés dans le cadre des régions, car la circulation au sein du royaume est plus dense. Il s’agit d’injures de proximité, qui s’échangent et ne doivent donc pas être comprises comme une stigmatisation unilatérale.

5Au sein du pays, les types sont associés à des régions, comme la Normandie ou la Gascogne, et parfois à des pays plus petits, comme la Beauce ou la Brie. Du xiie au xvie siècle, j’ai pu identifier 105 ethnotypes dans 24 régions ou pays. Certains sont attestés pendant 500 ans, voire plus, d’autres durent peu ou restent rares. La limite est difficile à déterminer : une association unique est-elle un type oral soudain révélé par l’écrit, ou une création de l’auteur ? L’enquête médiévale a également des limites documentaires : elle fournit des mentions éparpillées dans des dizaines de textes, souvent difficiles à relier à leur contexte. Les mazarinades permettent une interrogation à une autre échelle : des textes nombreux sont rassemblés dans une temporalité très courte, ils sont imprimés et donc datables.

Types régionaux présents dans les Mazarinades :

Région

Type

Attesté 1100-1600

Source

Basque

Valet qui court vite

Oui

La Troisiesme partie dv parlement bvrlesqve, [M0_2701], p. 5

Le Donnez-vovs garde dv temps qvi covrt, [M0_1172], p. 15

Bourguignon

Jure

Oui

L’Icare sicilien, ou la chevte de Mazarin, [M0_1672], p. 19

La Comparaison des comparaisons avx mazarins, [M0_723], p. 19

Breton

Voleurs

Oui

Le Donnez-vovs garde dv temps qvi covrt, [M0_1172], p. 13

Saut de breton

Non

L’Oyseav de riviere ov le tovrnoy naval, [M0_2587], p. 25

Le Mercvre de la Covr, contenant La Harangue des Deputez [M0_2452], p. 18

Lettre dechiffrée d’vn mazariniste, [M0_2067], p. 5

Sauce de breton ?

Non

Le Rendez-vovs d’vn soldat congedié, [M0_3349], p. 4

Brie

Bêtes

Oui

Le Revers dv prince de condé en vers, [M0_3546], p. 5

Gascon

Vantard, exagère

Oui

La Rencontre d’vn gascon et d’vn poitevin, [M0_3346], p. 3 et suiv.

Le Covrs de la reyne, ou le grand promenoir des Parisiens, [M0_836], p. 6

Insolent

Non

Histoire remarqvable de la vie et mort, [M0_1649], p. 6

Lâche

Non

Histoire remarqvable de la vie et mort, [M0_1649], p. 5

Jure

Non

Le mercvre de la covr, contenant La Harangue des Deputez [M0_2452], p. 6

L’Estat present de la fortvne de tovs les potentats, [M0_1301], p. 14

Le Donnez-vovs garde dv temps qvi covrt, [M0_1172], p. 13

Colérique ?

Non

Lettre de Caron à Mazarin, [M0_1912], p. 3

Lorrains

traîtres ?

Oui

Avis sincere dv mareschal de l’hospital, [M0_545], p. 9

Manceau

Normand et demi

Oui

Lettre ioviale, a monsievr le marqvis de la boulaye, [M0_2245], p. 12

Normand

Chicaneur

Oui

Lettre ioviale, a monsievr le marqvis de la boulaye, [M0_2245], p. 12

Méchant

Oui

Lvmieres povr l’histoire de ce temps, [M0_2334], p. 8

Furieux

Non

Le Donnez-vovs garde dv temps qvi covrt, [M0_1172], p. 13

Picards

Lâches au combat

Oui

La Farce des covrtisans de plvton, [M0_1372], p. 7

Bavard ?

Non

Lettre de monsievr de savvebevf, [M0_2015], p. 3

Sots

Non

Les regrets de l’absence du roy, [M0_3079], p. 7

Poitevin

Railleur ?

Non

La Rencontre d’vn gascon et d’vn poiteuin, [M0_3346], p. 1

Solognot

Niais de Sologne

Oui

Le Covrrier bvrlesqve de la gverre de paris, [M0_814] p. 19

Le combat fvrievx de devx Italiens, [M0_713], p. 5

Harangve en proverbes, faite a la reine, [M0_1562], p. 21

Le Stratagesme ov le povr et contre dv depart de mazarin, [M0_3720], p. 25

6Les mazarinades fournissent ainsi des attestations de 21 types dans 11 régions. Parmi eux, dix sont originaux. Quatre sont d’une interprétation incertaine : les occurrences uniques dans les mazarinades, quand elles ne sont pas non plus repérées dans Géographies, posent des problèmes documentaires et méthodologiques. Dans la Farce des courtisans de Pluton, on conseille (ironiquement) à « Nirazam » de lever une armée ridicule :

Armez si vous pouuez toute la Picardie,
C’est bien des nations toute la plus hardie
8.

7On peut reconnaître dans cette antiphrase le type médiéval du Picard, prompt au combat, mais qui s’enfuit très vite. La mention d’un autre Picard dans la Lettre de Sauvebeuf est plus délicate à analyser :

Celuy auquel il escheut en partage auoit esté mon Seruiteur, vous le connoissez, c’est le Picard, que i’ay chassé par vostre conseil hors de chez moy, à cause, disiez-vous, qu’il auoit trop de langue9.

8Dans le corpus médiéval, les Picards sont désignés comme vantards, mais pas trop bavards. S’agit-il d’une allusion personnelle ou d’un type ? Faute d’autres mentions, il n’est pas possible ici de trancher. De même, l’assimilation des Lorrains à des traîtres est commune au Moyen Âge, sans doute en référence aux petites guerres d’Empire où les alliances se font et se défont. L’expression antiphrastique « foy de Lorraine » en témoigne, qui désigne un serment destiné à être rompu. Mais lors de la Fronde, les Lorrains désignent un parti concret. En 1652, alors que Charles IV négocie avec Mazarin et les Princes, quand les libelles se déchaînent pour dénoncer la trahison du duc, y a-t-il derrière un imaginaire où les Lorrains sont assimilés à la trahison10 ?

Une forme pour l’injure

9Circulant sous forme orale, l’ethnotype adopte une forme plus ou moins proverbiale. Il peut prendre la forme d’une simple association d’idées. Dans le Revers du prince de Condé en vers, on lit ainsi :

Si Brie fait cette requeste
Tout haut ie le nommeray beste
11.

10La Brie est associée à l’idée de bêtise dès le xive siècle12 : on peut identifier cette phrase innocente comme un « lieu de mémoire » et qualifier l’association d’insulte. Le type peut se fixer en locution, associant un verbe ou un substantif et un régionyme. Au xiiie siècle, un clerc copie un distique en marge du manuscrit d’une épopée latine :

Francis scire, sitis Anglis, nescire Britannis
Fastus Normannis crescit crescentibus annis,

11C’est-à-dire : « Le savoir du Français, la soif de l’Anglais, l’ignorance du Breton, le faste du Normand, croissent avec les ans13 ». À son tour, l’Icare sicilien campe Mazarin en Bourguignon blasphémateur :

Il juroit comme un Bourguignon
Tenant la main sur le roignon
14.

12Mais on peut de même « parler en Gascon » :

(Sans que ie parle en vray Gascon.
C’est à dire, auec Hiperbole
15).

13Quand l’expression se stabilise, on aboutit à un dicton géographique qui peut vivre des siècles. « L’ignorance du Breton » se fige dans l’expression : « sage Breton », qui est bien sûr une antiphrase. Nous n’avons pas de sage Breton dans les mazarinades, mais au moins quatre « niais de Sologne ». L’ethnotype du Solognot apparaît au xive siècle chez le poète Eustache Deschamps, qui le met en scène dans une farce. Un avocat, maître Trubert, pense tromper un paysan. Mais c’est lui qui se fait duper. Le paysan, Entroignart (c’est-à-dire entourloupeur), vient d’Entroigne (Entourloupe), « bonne ville de Soloigne16 ». Ce type complexe débouche naturellement sur un récit, qui est la seule occurrence médiévale retrouvée dans Géographies. Mais le type est attesté très régulièrement à partir du xviie siècle : il est présent jusque dans le Dictionnaire de Furetière17 : « On appelle proverbialement un niais de Sologne, celuy qui se trompe à son profit ; ces matois qui font les Niais, qui entendent bien leur compte, & qui souvent trompent les autres. » Au xviiie siècle, Rameau le donne comme titre à une pièce de clavecin. Il survit au xxe siècle chez Maurice Genevoix, qui l’utilise encore comme un sociotype local. Installé dans le Val de Loire, de l’autre côté du fleuve, Genevoix avait les Solognots comme voisins : leur type est celui d’hommes des bois, rusés et frustes comme Raboliot. La mention isolée de Deschamps ouvre ici une fenêtre sur une tradition non-écrite, vivante pendant six siècles. Examinons donc les occurrences de « niais de Sologne » dans les mazarinades.

Ie m’estonne comme il a l’asseurance de nous faire tant d’algarades, sans craindre qu’on ne luy mette enfin les tripes au Soleil, & qu’on ne l’enuoye ad patres comme il fait les autres. Il nous prend sans doute pour des niais de Sologne18 [...]

14Ici, le Solognot est vraiment niais, au premier degré. Ce nouveau sens simplifie le stéréotype. Même sens dans le Stratagesme ov le povr et contre dv depart de mazarin :

Et nous prendroit lors qu’il l’esloigne
Pour de vrais niais de soloigne,
Puis que ce ne seroit qu’vn ieu
Parce qu’il reuiendroit dans peu
19.

15Ce retournement montre que l’expression circule, puisque l’antiphrase originelle est reprise sans être comprise. Le niais de Sologne des mazarinades est simplement la figure proverbiale du rural lourdaud, et il en devient très populaire : c’est l’ethnotype le plus attesté.

L’antiphrase

16Dans les listes médiévales et modernes, on fait souvent usage d’antiphrases : il s’agit d’un jeu avec le lecteur, qui reconstitue le lieu commun nié. Une de ces listes, copiée à côté d’une chronique à la fin du Moyen Âge, les multiplie20 :

Pitié de Lombart
Labour de Picart
Loialté d’Engloys
Larchesse de Franchois
Humilité de Normant
Conscience d’Allemant
Devotion de Bourguenon
Avec sens de Breton
Ces .viii. choses, par saint Bon
Ne vallent pas .i. bouton.

17Ce qu’on peut traduire par :

Pitié de Lombard,
travail de Picard,
loyauté d’Anglais,
générosité de Français,
humilité de Normand,
morale d’Allemand,
dévotion de Bourguignon,
avec intelligence de Breton,
ces huit choses, par saint Denis,
ne valent pas un radis.

18Ces listes, courantes à partir du xve siècle, suivent le modèle scolaire du catalogue de peuples, mais avec des types populaires. Le plaisir consiste à reconnaître les allusions aux défauts topiques : le Picard est paresseux, le Français cupide, le Bourguignon impie (on se souvient qu’il est volontiers blasphémateur). Le Normand est vantard, le Breton idiot, et les Anglais sont perfides. Le plaisir de l’ethnotype se trouve alors dans la complicité du déchiffrement. Reprenant cette tradition carnavalesque, Le Donnez-vous garde du temps qui court juxtapose types moraux, sociaux et régionaux sous forme d’antiphrases pour dresser la liste de tout ce dont il faut se garder21 :

Il ne reste qu’a balier
La loyauté du Cousturier
La paresse du laquais Basque
Le trop grand courage d’vn flasque
Les goutes d’vn jeune sauteur
La grand’blancheur d’vn Ramonneur
Le trop grand silence des femmes
Les bastards des chastrez infames.

19De même que le ramoneur est noir de suie, le Basque ne tient pas en place. Sa « paresse » évoque le sociotype du Basque employé comme laquais, qui passe son temps à courir.

20Dans l’état actuel des recherches, les ethnotypes sont bien attestés dans les mazarinades, mais n’y abondent pas. Leur présence semble concentrée dans les textes burlesques et les inscrit dans une tradition très ancienne : ils préservent une forme médiévale de connaissance territoriale, souvent cachée à l’époque moderne par le développement de la géographie savante qui touche désormais un public de lettrés.

Vie de relations et géographie commune

21On peut, au-delà des injures, utiliser les mazarinades pour chercher un reflet de la géographie commune, toujours présente au xviie siècle, sous forme de notations paysagères, de sobriquets ou de mentions de coutumes régionales.

Esquisses de paysages

22L’évocation des paysages forme un autre versant de la géographie commune, qui fonctionne selon le même mode d’expression et de transmission, sous forme de proverbe ou de liste. On associe une idée et un lieu, pour définir un paysage, identifié par une production agricole ou un relief. La Lettre joviale évoque les :

Manceaux plus dangereux aux hommes,
Que les Normands les [
sic] sont aux pommes22.

23L’association entre les pommes et la Normandie a une histoire : les vergers sont devenus un paysage normand typique à partir du xve siècle, tandis que le cidre y remplaçait peu à peu la bière comme boisson ordinaire. À l’époque moderne, le bocage s’étend et ce paysage productif devient typique. Du paysage, on passe aisément aux productions gastronomiques, qui circulent ou sont connues de réputation. On trouve évidemment de la « moutarde de Dijon » dans les mazarinades, associée à d’autres produits de luxe : Le Bon bovrgeois de la parroisse des Saincts Innocens l’évoque avec « les chapons du Mans », « les andoüilles de Troye » et « les Chasse marées de Dieppe », qui fournissent le poisson frais au marché parisien23.

Les Regrets de l’absence du roy, une géographie vécue

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Les Regrets de l’absence du roy, 1649 [?], p. 1.

24Le poème des Regrets de l’absence du roy, vers 1649, accumule des listes négatives en une longue anaphore : « [X] n’a pas tant de [Y] » […] « Que j’ai d’envie que la reine / Tôt à Paris le roi ramène24 ». Sur 254 vers, l’auteur mélange les types sociaux, les figures d’actualité, les éléments paysagers et économiques. Sans doute sans le savoir, il perpétue la tradition médiévale des jongleurs, qui montraient leur virtuosité en débitant de telles listes amusantes, puisées dans la géographie commune. La plus ancienne du genre, la Grande Riote, date du xiiie siècle et associe aussi productions alimentaires et artisanales, ethnotypes et sociotypes25. À la fin du xvie siècle, le Dict des pays poursuit dans la même veine26. La spatialisation des toponymes dans les deux œuvres permet d’évoquer les espaces mentaux des Français, et plus particulièrement des gens du Bassin parisien. On peut soumettre les Regrets de l’absence du roy à la même étude.

Image 10000000000004BD000004A3AFEDED38.jpgCarte : Les lieux communs français des Regrets de l’absence du roy (v. 1649).

25Dans les seuls Regrets, on compte pas moins de 66 lieux communs, association entre un toponyme et une idée ou une réalité, dont 45 dans la France du temps de Mazarin27. Ces 45 toponymes se répartissent très inégalement sur le territoire : 4 concernent Paris intra-muros et 12 pour l’Île-de-France, 5 pour la Normandie. Le reste de la France est bien moins précis : 7 pour le Centre, de la Loire à l’Auvergne, 6 pour le Nord-Est, de la Bourgogne à la Picardie, 4 pour le Val de Loire. Le sud (ici au sud de Lyon) compte 7 mentions pour un tiers du royaume, et la Bretagne est absente. Cette géographie centrée sur Paris et le Bassin parisien est une donnée du temps long : elle représente l’espace vécu des Parisiens et de la « France », le cœur du royaume peu intéressé par le sud de la Loire. Le choix des exemples reproduit en grande partie la réalité des échanges et la géographie de la familiarité, comme le fait à sa manière le corpus injurieux des ethnotypes.

26Parmi les thèmes, la nourriture28 domine largement avec 23 mentions sur 45 : des produits de l’agriculture, proches du marché parisien (les fraises de Bagnolet) ou plus lointains (les oranges de Provence), de la pêche (les écrevisses d’Étampes), ou des spécialités : à côté des andouilles de Troyes, on trouve les pains d’épices de Reims ou les cotignacs d’Orléans, qui sont des pâtes de coing. Régulièrement, le produit est évoqué d’après le lieu où il se vend : les bœufs sont associés au marché aux bestiaux de Poissy, les marrons à Lyon et non aux châtaigneraies. L’artisanat est le deuxième thème le plus évoqué, avec huit mentions, lames forgées à Vienne ou « poudres » de Montpellier, ce qui renvoie à la célèbre université de médecine de la ville. Six mentions évoquent ce que je qualifie de « hauts lieux » : des sites célèbres, dotés d’une légende, ou d’une aura sacrée, historique ou monumentale29. Outre des monuments parisiens célèbres comme le cimetière aux rois de l’abbaye de Saint-Denis, trois sont des lieux de pèlerinage : Saint-Mathurin de Larchant, le Mont Saint-Michel et Notre-Dame de Liesse. On compte quatre types humains, ethno- ou sociotypes. Enfin 4 vers citent des réalités naturelles ou des paysages. « Fontainebleau tant de sablons » évoque ainsi directement la géologie particulière de cette forêt d’Île-de-France. Mais bien des réalités économiques et gastronomiques permettent d’évoquer des paysages. Ainsi « Le Limosin tant de chastaignes » : depuis le xiiie siècle, l’expansion de la culture des châtaigners dans les zones de moyenne montagne du Massif central a créé une économie très productive et spécifique30. Elle est connue comme telle et exprimée comme un paysage typique. Depuis le xive siècle, la Beauce et la Brie sont le type du paysage de plateau agricole à champs ouverts, et cette campagne est devenue le paysage identitaire français31. Dans ces Regrets, on n’associe pas la Beauce à la platitude ou à l’absence d’arbres, comme par exemple chez Rabelais, mais à un oiseau inféodé aux champs ouverts : « Ni la Beausse tant d’alouettes ». L’oiseau est ici métonymie du paysage, icône paysagère32. Plus humide, la Brie est couverte de prés et c’est un petit fromage de vache dégusté à Paris qui évoque ce paysage : « La Brie n’a point tant d’angelots ».

27Le relevé de ces mentions dans les mazarinades n’est pas exhaustif : ces quelques exemples visent seulement à suggérer qu’indépendamment de leur niveau social ou de leur instruction, les Français du xviie siècle avaient des connaissances concrètes sur les différentes régions de France. Cette géographie commune, dans sa forme comme dans son contenu centré sur l’Île-de-France, s’enracine dans un passé aussi ancien que la construction même du pays.

Sobriquets et coutumes régionales

28Les sobriquets sont des noms plus ou moins sarcastiques attribués à un voisin. Ils peuvent à leur tour circuler, comme les types régionaux.

Il nous prend sans doute pour des niais de Sologne ou pour des Arbalestriers de Coignac, qui sont de dure desserre, ou croit que nous sommes comme les bahutiers, qui font plus de bruit que de besogne33.

29Être de dure desserre34, selon Littré, signifie se dessaisir de son argent avec peine. Les « arbalétriers de Cognac » seraient donc des avares ; l’origine de ce sobriquet, présent au moins deux fois dans les mazarinades35, reste mystérieuse. On trouve mention de tels sobriquets dans les œuvres littéraires du Moyen Âge, assignés aux bourgeois des villes. La Grande Riote, au xiiie siècle, dresse la liste de dizaines de ces expressions. Le sobriquet disparaît à l’époque moderne en milieu urbain. Mais il demeure présent dans les villages : des centaines de mentions ont été recueillies par les folkloristes et les ethnographes au xixe siècle. Il y a sans doute un lien entre les deux : la culture urbaine s’est transformée et a abandonné ces pratiques, mais les villages l’ont conservée sans que cette pratique soit attestée dans les campagnes médiévales, faute de sources. Le premier sobriquet villageois que j’ai relevé date de la toute fin du règne de Louis XIV. Restif de la Bretonne évoque le quolibet adressé à son village, Sacy, près d’Auxerre : « On disait autrefois "les Besaciers de Saci" parce que les Habitants mendiaient presque tous36 ». C’était avant que son père, Edme Restif (1692-1764) s’installe dans le village et le fasse sortir de la misère, à partir de 1712. Y a-t-il d’autres sobriquets dans les mazarinades ? La recherche mériterait d’être poussée pour savoir si ce corpus reflète cette transformation de la culture urbaine. Mais elle est difficile ou prématurée : la profusion des sobriquets rend la recherche plein-texte aléatoire, puisqu’à la différence des types régionaux, on ne sait pas quoi chercher a priori, et que le LETSAJ n’est pas conçu pour ce type de recherches. Cognac n’est par exemple pas intégré dans l’index, qui se concentre sur les toponymes les plus courants.

30On retrouve dans les mazarinades, régulièrement, des traits régionaux qui relèvent, non de la typification, mais de l’observation ethnographique figée en dicton géographique. C’est ainsi que l’expression « saut de breton » compte trois occurrences dans le corpus. Dans l’Oyseav de riviere, ov le tovrnoy naval :

Ce pendant RODOMONT se peine,
De brosser par l’humide plaine ;
Et d’vn longissime Baston,
Au bon ASTOLFE dans la Seine,
Fait faire le saut de Breton
37.

31Ce combat burlesque fait référence à la lutte traditionnelle bretonne : le saut de breton permet de faire tomber son adversaire. Sortie de son contexte, régional et sportif, l’expression devient une expression imagée pour menacer un ennemi, noyé ou défenestré.

32Le Rendez-vovs d’vn soldat congédié décrit un festin burlesque, c’est-à-dire misérable38.

Le festin n’estoit pas de viande
Trop delicate ny friande,
C’estoit de teste de mouton,
Des pieds de bœuf, & force trippes,
Tant rosties, fricassées que frittes,
Faites à la sauce du Breton.

33La sauce de Breton, c’est peut-être l’absence de sauce. Dans ce cas, il doit y avoir une allusion à la pauvreté proverbiale des Bretons. Mais il s’agit d’une occurrence unique, qui recouvre soit un proverbe non identifié, soit une création typique. Dans ce cas précis, nous sommes peut-être même en présence d’un jeu purement sonore, avec le passage du célèbre saut à la sauce. Le discours, oral ou écrit, permet de broder à partir d’un stock d’idées reçues. Le corpus de la géographie commune est mouvant à cause de son substrat oral, et se prête aux jeux de variation, volontaires ou involontaires.

Ethnotypes et civilité : la géographie commune au xviie siècle

34Les lieux communs ont une longue durée de vie. Des insultes présentes dans les chansons de geste peuvent être reliées aux rivalités entre les grands princes territoriaux du xiie siècle. Les Français, les Normands et les Occitans s’accusaient mutuellement d’être cruels et orgueilleux, ou rusés et lâches, par l’intermédiaire de leurs héros préférés. Des types guerriers cristallisent dans les œuvres épiques : ils font écho aux rivalités contemporaines entre les grandes principautés qui se disputent le royaume de France en formation. Mais ces insultes survivent à la géopolitique du temps d’Aliénor d’Aquitaine : elles deviennent ensuite des clichés littéraires ou populaires, attestés dans les conversations recueillies par les archives judiciaires, ou mis en scène avec délectation par Rabelais. Les mazarinades se situent au terme de cette longue vie. Dans cette dernière partie, on essaiera d’y déceler des échos des survivances, mais surtout des échos des changements sociaux de la France moderne.

L’écho des changements sociaux dans les ethnotypes

35Les deux corpus de Géographies et du Projet Mazarinades permettent de suivre l’évolution de certains clichés sur le temps long et leur circulation dans les diverses couches sociales. Selon la région et l’époque, les idées se transforment. Le patrimoine de moqueries des xve-xviie siècles est hétérogène puisqu’il se fonde sur un sens de l’observation narquoise toujours aussi aigu, mais aussi sur un stock de clichés hérités du Moyen Âge qui n’ont parfois plus aucun rapport avec la réalité sociale contemporaine. À leur tour, les types des années 1640-1650 sont donc un mélange d’ancien et de nouveau, de mémoire et d’observations plus ou moins figées.

36Des régions affirment peu à peu leur identité à la fin du Moyen Âge et au cours de l’époque moderne. Le Bourbonnais est créé au xive siècle, et le premier ethnotype régional apparaît à la toute fin du xve siècle : le Bourbonnais a de grandes oreilles, témoignage de son indiscrétion. Le Maine est dans une situation proche : cette région n’est pas ancienne et n’est pas présente dans le corpus de Géographies, mais il est présent dans les mazarinades dans une Lettre joviale à M. le marquis de la Boulaye :

La fureur des Normands fut grande,
Apres cela ie vous demande,
S’il fera bon estre ennemy
Des Manceaux, Normands & demy :
Manceaux plus dangereux aux hommes,
Que les Normands les sont aux pommes,
Et plus qu’eux diables en procez
39.

37Le poème met en scène une compétition entre Normands et Manceaux, qui s’exprime par une allusion au proverbe « Un Manceau vaut un Normand et demi », recueilli plus tard par un ethnographe40. La rivalité vicinale utilise aussi un ethnotype, celui du provincial chicaneur : les Normands sont des « diables en procès ». Dans Géographies, on a repéré ce type assigné aux Auvergnats et aux Normands. Le type peut se retrouver ailleurs : il est lié à l’essor de la justice royale entre le xve siècle et le xviie siècle, qui transforme la culture des élites. Le plaideur acharné devient un type social. Peut-être s’agit-il ici d’une réponse normande au type assigné à la province, retourné contre les voisins.

38Certains types apparaissent ou se répandent, d’autres déclinent, et certains des types les plus populaires dans les siècles précédents sont absents. L’évolution sociale peut être un facteur pour expliquer ces absences. Les Limousins ont donné lieu à un double ethnotype très populaire dans la moitié nord de la France à partir du xive siècle : l’imbécile et le faux savant. Ces deux types dérivent de deux réalités sociales de la fin du Moyen Âge : l’émigration saisonnière de manœuvres du Limousin vers les chantiers de la moitié nord de la France ; l’essor de la papauté d’Avignon, qui accorde largement des bénéfices aux universitaires de langue d’oc, notamment à ceux du Massif central, région d’origine de la plupart des papes du xive siècle. Une immigration misérable donne l’image du povre limosin, qui associe la marginalité sociale à la stupidité ; la concurrence des clercs de langue d’oc, mal vécue par leurs confrères de langue d’oïl, est dénoncée comme déloyale car ces occitans seraient des charlatans. Ce recrutement méridional se poursuit au début de l’époque moderne, notamment chez les juristes. Rabelais s’en fait l’écho quand il caricature l’écolier limousin (c’est-à-dire l’étudiant), qui massacre le latin. Or on ne trouve pas de Limousins dans les mazarinades. L’émigration limousine semble devenue invisible, alors même qu’elle existe encore au xixe siècle, à l’époque des maçons de la Creuse. Le type du Limousin évolue aussi. Chez Molière, M. de Pourceaugnac est un Limousin imbécile, appelé Léonard, prénom régional typique. Il ne s’agit plus d’une figure de la misère ouvrière, mais d’un provincial ridicule. En règle générale, la figure du pauvre émigrant semble peu présente dans le corpus, sinon par l’évocation des « coupe-bourses de Bretagne41 ».

Le Gascon, nouvelle figure de l’étranger de l’intérieur

39Si des types déclinent, d’autres se développent dans un véritable effet de mode : le plus présent est le Gascon, avec 5 types et 8 occurrences repérées dans 6 œuvres différentes. Le Gascon est tour à tour vantard, insolent, lâche, jureur ou colérique. Cette figure est de plus en plus présente à partir du xvie siècle, avec l’intégration progressive de la province dans la France, alors qu’elle était auparavant plutôt tournée vers l’Angleterre et l’Espagne. Au xvie siècle, plusieurs grands écrivains francophones sont gascons : Clément Marot, Montaigne, Brantôme. Montaigne offre un bon exemple d’intériorisation du stéréotype. Il fait quelques allusions aux ethnotypes des Gascons pour appuyer ses réflexions sur la nature humaine :

J’ai connu cent et cent femmes (car ils disent que les têtes de Gascogne ont quelque prérogative en cela) que vous eussiez plutôt fait mordre dans le fer chaud, que de leur faire démordre une opinion qu’elles eussent conçue en colère.

40Montaigne a expérimenté le type du Gascon entêté. Ailleurs, il applique à lui-même un autre ethnotype : célèbre pour ses jurons, le Gascon est impoli, impudique. Il s’agit de justifier son écriture de l’intime, qui heurte la bienséance : « Soldat et Gascon, sont qualités aussi, un peu sujettes à l’indiscrétion42 ». Il est courant de désigner une population par un juron dans sa langue : ainsi des Anglais qualifiés de « Godons » à la fin du Moyen Âge. Le Gascon à son tour est identifié par son sonore « Cap de Dious43 ». Mais le type devient positif quand Bordeaux s’oppose à Mazarin. La capitale gasconne est alors appelée « Mere des braves jvrevrs de Cabedious44 ». Les contacts réguliers entre Gascons et gens de la moitié nord de la France entraînent une grande variété de stéréotypes aux xvie et xviie siècles. Dans la Lettre de Caron à Mazarin, l’« humeur de Gascon » renvoie-t-elle à l’entêtement, ou à la susceptibilité ?

Allez humeur de Gascon,
Allez pendart, allez frippon,
Allez autheur de malefice,
Allez condamné de Iustice
45.

41Loin de témoigner d’un éloignement, cette efflorescence témoigne d’une familiarité nouvelle. Au Moyen Âge, les Gascons étaient une population mal connue des Français (du nord), qui injuriaient plutôt leurs voisins normands et bretons, qui le leur rendaient bien. Sous Louis XIII, la France imaginée s’est agrandie vers le Sud-Ouest, laissant encore et toujours le Languedoc et la Provence dans l’ombre. Les occurrences de Gascon sont presque toutes typiques et ces traits ont souvent survécu jusqu’à nos jours. Si elles sont caricaturales, comme toute typification, il s’agit d’ailleurs moins d’une figure négative que d’une figure de l’excès.

La bienséance et la raison face au carnaval du monde

42Jusqu’au xvie siècle, il n’y a pas de contradiction entre genre élevé et ethnotype. Les historiens, par exemple, utilisent des clichés pour leur portée morale : Michel Pintoin, chroniqueur officiel sous Charles VI, évoque l’orgueil normand ; Philippe de Commynes cite l’impulsivité des Bretons pour expliquer une défaite. Mais ces tenants d’un registre élevé n’utilisent pas les ethnotypes sexuels, qui appartiennent au style bas. Or la bienséance se durcit considérablement au tournant des xvie et xviie siècles. Cette révolution de la civilité, étudiée par Jacques Revel46, a des répercussions sur l’usage des ethnotypes. La nouvelle bienséance prend place dans le cadre plus général d’une distinction accentuée entre culture d’élite et culture populaire : les ethnotypes relégués sont le style bas. La sagesse proverbiale doit alors se légitimer comme sagesse des petites gens. Elle permet la posture de modestie de l’auteur ou donne de l’autorité de la parole du peuple, face au tyran dans une légitimité qu’on pourrait qualifier de « populiste », ou en faveur de la hiérarchie sociale dans un discours conservateur47. Plus souvent, le discours typique tend au « burlesque ». Les deux se rejoignent : le début de la Harangue en proverbes, mis dans la bouche d’un bourgeois d’une petite ville, Pontoise, cite le proverbe : « un fol instruit bien un sage ».

Ie vous donne les auis que le temps requiert pour vous tirer du bourbier où vous estes, & que ie les puise en la sagesse Prouerbiale, qui est le Caton des petites gens comme nous48.

43À l’époque de la Fronde, les proverbes et les lieux communs peuvent structurer une parole populaire, sagesse des fous qui peut se manifester dans l’espace public quand les puissants accroissent la folie du monde.

44La réception des ethnotypes et de la géographie commune évolue donc à l’époque de Mazarin. Un discours de défense du cardinal oppose l’autorité royale et la stabilité à l’opinion du vulgaire et entreprend alors de réfuter les stéréotypes :

il est Estranger, c’est pourquoy il veut ruiner la France. Voila mal conclu, est-ce que les Estrangers sont tous meschans, & qu’il faut naistre dans la France pour estre honneste homme ? Ceux qui concluent de la sorte, sont aussi stupides, que ceux qui inferent que quelqu’vn est meschant, parce qu’il est Normand, comme si naissant en Normandie, il naissoit au vice, & non pas à la vertu, comme si Dieu donnoit aux Normands vn ame de demon. Le climat ne fait point les vertueux, mais la seule vertu49.

45L’auteur puise ici dans le riche stock d’ethnotypes anti-normands : orgueilleux, rusé, tricheur, menteur, le Normand est aussi fourbe, dès le xiiie siècle. La dénonciation des types est assez nouvelle. Au Moyen Âge, les prédicateurs peuvent dénoncer l’agressivité qui utilise les types, qui peut s’accompagner d’insultes ou de coups. Ici, l’argumentation rationnelle s’attaque au préjugé, opposant la raison à la passion. Symptomatiquement, ce discours apparaît dans la défense de Mazarin, qui s’exprime comme une réfutation de haut en bas.

46La bienséance permet peut-être d’expliquer certaines absences dans le corpus des mazarinades. Les types féminins, liés à la sexualité, sont absents, alors que les fabliaux médiévaux évoquent les appétits des Bretonnes, et que les poèmes de Deschamps citent les jolies fesses des Parisiennes, en plus de leur langue bien pendue. Un des types les plus populaires, le Lorrain, est obscène. Les Lorrains sont des traîtres, ce qui a, semble-t-il, des effets physiques. Depuis le xiie siècle, tout le monde sait qu’ils ont de grandes couilles. Rabelais en donne une description fleurie. À force de manger des nèfles, les hommes enflent :

Aultre croissoient en matiere de couilles si énormément que les troys emplissoient bien un muy. D’yceuls sont descendues les couilles de Lorraine, lesquelles jamays ne habitent en braguette, elles tombent au fond des chausses50.

47À l’époque de Mazarin, un livre d’étymologies populaires en donne une explication qui fait remonter la locution au temps d’Henri IV. Pendant la Ligue, les étendards du duc Charles de Lorraine portaient son chiffre, c’est-à-dire ses initiales C. D. L. Les soldats ennemis, « s’egayans à philosopher sur la signification de ces caractères », les glosent « Couilles De Lorraine » ou plutôt « Grosses Couilles de Lorraine », le chiffre étant en gros caractères51. Cela renvoie aux années 1589-1594, quand Charles III se bat aux côtés de la Ligue. La locution est évidemment plus ancienne et l’on a oublié son origine, au xviie siècle. Mais les soldats d’Henri IV ont l’esprit aussi mal tourné que leurs ancêtres, et leurs plaisanteries puisent dans les mêmes ethnotypes. Or ce type ne semble pas employé dans les mazarinades. La bienséance l’a-t-elle censuré, alors même que les « coyons » sont bien présents dans le corpus, quand ils sont italiens ?

48Les occurrences à l’écrit dépendent du registre satirique ou burlesque et du locuteur, bourgeois ou campagnard. Elles dépendent aussi de la vie des types elle-même, des effets de mode, écho de l’évolution sociale du royaume de France. Les types gascons et le type solognot sont à la mode, à l’époque moderne ; d’autres se démodent et disparaissent, comme les grandes couilles de Lorraine dont personne en Lorraine ne soupçonnait l’existence quand j’écrivais Géographies. Les mazarinades témoignent peut-être d’un crépuscule des ethnotypes, relégués peu à peu hors de la culture supérieure des « honnêtes gens ».

Conclusion : Fragments d’un portrait de la France

49Le corpus des mazarinades donne l’opportunité à l’historien d’en constituer un autre : celui de la géographie commune, fait de clichés, types humains et matériels, qui construisent un espace français imaginaire, et le transforment en territoire vécu et sensible. La géographie des mazarinades s’inscrit dans le temps long et entretient des formes, proverbes et lieux-idées, et des frontières : elle est centrée sur le « pays de France », ce Bassin parisien autour de Paris, où est née la monarchie et qui constitue toujours son cœur au xviie siècle. Beaucoup de ces lieux communs matériels évoquent la consommation parisienne. Les types humains, eux, renvoient aux voisins immédiats, assez connus pour qu’on s’en moque. Parmi ces voisins, les Bretons et les Normands sont moins mis en valeur que dans les siècles précédents : leur étrangeté s’est-elle atténuée ? La figure haute en couleur du Gascon les a remplacés. Au Moyen Âge, les ethnotypes formaient un réseau, tout le monde pouvant être visé. Le type de l’âge classique se fait peut-être davantage moquerie du centre vers la périphérie, sinon stigmatisation xénophobe contemporaine. Mais il faut tenir compte de données incomplètes : la recherche a été accomplie dans le corpus en français des mazarinades. L’insulte et la connaissance sont unidirectionnelles car on n’a pas accès à l’éventuel point de vue des Gascons sur les Français. Or les occitanophones ont développé leurs propres types, qui restent à étudier précisément52.

50Loin des discours savants, la géographie commune révèle un imaginaire qui s’appuie sur les clichés, matériels (les pains d’épices de Reims), sociaux et moraux (le niais de Sologne). Cette typification signe-t-elle le rejet de l’autre ? Elle montre plutôt la vigueur des liens inter-régionaux. Les ethnotypes français se situent à l’échelon régional, entre national et vicinal. À la différence des situations de vraie opposition ethnique, ils prennent plutôt la forme de dictons que d’insultes directes. Ils ne servent donc pas de supports à des violences. Par ailleurs, ils sont à usage interne du royaume. Ils construisent alors une connaissance partagée par les Français, pleine de verve, souvent agressive mais jamais belliqueuse : ce qu’un témoin du xve siècle appelle la « parlocte de leurs nations53 ». On peut l’interpréter, paradoxalement, comme l’envers carnavalesque d’une vie de relations qui se densifie depuis le début de l’essor économique et culturel français au xiie siècle. Ce discours proverbial donne donc un visage aux régions de France. L’historien perçoit ici en creux la sensibilité des Français à la France, comme une curiosité narquoise envers ceux qui ne sont plus des étrangers, mais ne sont pas des voisins : les compatriotes. Ceux dont on ne se moque pas sont hors-champ et ne participent pas à la construction de cet imaginaire national. Le monde des mazarinades hérite de cette vie de relations, en convoquant les pays de France pour juger le ministre du roi.

Notes

1 P. D. B. D. P., Harangve en proverbes, faite à la reine, Paris, [s. n.], 1652, [M0_1562], p. 21.

2 C’est le cas par exemple dans l’étude pionnière de Victor-Louis Tapié, « Comment les Français voyaient la Patrie », Bulletin de la Société d’étude du xviie siècle, n°25-26 : « Comment les Français voyaient la France au xviie siècle », 1955, p. 37-58 [en ligne : https://www.17esiecle.fr/tables-des-anciens-numeros/]

3 L. Dauphant, Géographies. Ce qu’ils savaient de la France (1100-1600), Ceyzérieu, Champ Vallon, coll. « Époques », 2018.

4 Cf. http://mazarinades.org/9-letsaj-prototype/. Toutes les mazarinades seront citées à partir de ce site.

5 « L’insulte acquiert une dimension collective identitaire dans sa profération et dans sa réception stigmatisante » (L. Rosier, « L’insulte est-elle un "lieu de mémoire" ? », Cahiers de praxématique, n° 58, 2012, p. 123-140, cf. https://doi.org/10.4000/praxematique.3310).

6 Pour les ethnotypes de la période 1100-1600, je me permets de renvoyer à L. Dauphant, Géographies, ouvr. cité., p. 123-138 et au tableau des types en annexe 3, p. 297-301.

7 L. Rosier, art. cité, p. 123.

8 Anonyme, La Farce des courtisans de Pluton, [s. l.], [s. n.], 1649, [M0_1372], p. 7.

9 M. de Sauvebœuf [signé], Lettre de monsievr de Savvebevf, Escrite à Monsieur le Mareschal d’Haumont, Paris, Pierre de Chumusy, 1652, [M0_2015], p. 3.

10 Exemple : Anonyme, Avis sincere du mareschal de l’Hospital, Paris, Hardy, Paris, [M0_545], 1652, p. 9.

11 Anonyme, le Revers du prince de Condé en vers, Paris, Coulon, 1650, [M0_3546], p. 5.

12 L. Dauphant, Le royaume des quatre rivières. L’espace politique français au xve siècle, Seyssel, Champ Vallon, coll. « Époques », 2012, p. 70-71.

13 Notices et extraits de quelques manuscrits de la Bibliothèque nationale, éd. Barthélémy Hauréau, Paris, Klincksieck, 1893, t. VI, p. 124. Ms. BnF lat. 18522 (xiiie s.).

14 Anonyme, l’Icare sicilien, ou la chevte de Mazarin, Paris, [s. n.], 1652, [M0_1672], p. 19 ; repris dans Anonyme, La Comparaison des comparaisons avx Mazarins. Paris, [s. n.], 1652, [M0_723], p. 19.

15 Anonyme, Le Covrs de la reyne, ou le grand promenoir des Parisiens, Paris, Denis Langlois, 1649, [M0_836], p. 6.

16 Eustache Deschamps, Œuvres complètes. Éd. M. Queux de Saint-Hilaire et G. Raynaud, Paris, SATF, 1891, t. VII, p. 162.

17 Antoine Furetière, Dictionnaire universel, La Haye, Arnout et Reinier Leers, 1691, t. II, art. « Niais ». En ligne dans le site Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k50614b/f1401.item

18 P. D. B. D. P., Harangve en proverbes, faite à la reine, op. cit., p. 21.

19 Anonyme, Stratagesme ov le povr et contre dv depart de mazarin, [s. l.], [s. n.], 1652 [?], [M0_3720], p. 25.

20 Ms. BnF fr 5391 f° 4 v°. La traduction est libre pour garder la rime finale.

21 Anonyme, Le Donnez-vovs garde dv temps qvi covrt, Paris, [s. n.], 1652, [M0_1172], p. 15.

22 Anonyme, Lettre ioviale, à monsievr le marqvis de la Bovlaye, Paris, Sébastien Martin, 1649, [M0_2245], p. 12.

23 Anonyme, Le Bon bovrgeois de la parroisse des Saincts Innocens, [s. l.], [s. n.], 1649, [M0_584], p. 10.

24 Anonyme, Les Regrets de l’absence du roy, [s. l.], [s. n.], 1649 [?], [M0_3079], p. 8.

25 L. Dauphant, Géographies, ouvr. cité, p. 105-111 et édition du texte, p. 294-296.

26 .Ibid., p. 111 et 116-118 et carte n° 11.

27 Il convient d’y ajouter la France elle-même, définie par son régime fiscal : « La France n’a point tant d’imposts » (Anonyme, Les Regrets de l’absence du roy, op. cit., p. 3).

28 On y a inclus par commodité deux mentions d’élevage qui ne se rapportent pas forcément à la nourriture.

29 L. Dauphant, Géographies, ouvr. cité, p. 146-147.

30 J.-R. Pitte, Histoire du paysage français : de la préhistoire à nos jours, Paris, Taillandier, 2003, p. 250-251.

31 L. Dauphant, Géographies, ouvr. cité, p. 65-73.

32 Ibid., p. 59-64.

33 P. D. B. D. P., Harangve en proverbes, faite à la reine, op. cit., p. 21.

34 La variante dur à la dessere est également présente dans le corpus (Galimatias bvrlesque svr la vie dv cardinal, 1652, [s. l.], [s. n.], [M0_1463], p. 8).

35 Voir autre occurrence dans Sandricourt, Le Visage de la covr, et la contenance des grands, Paris, [s. n.], 1652, [M0_4033], p. 16.

36 Nicolas-Edme Restif de la Bretonne, La Vie de mon père, Paris, Bossard, 1924 (rééd. de 1778), p. 134.

37 Anactofile, L’Oyseav de riviere, ov le tovrnoy naval, Paris, Variquet, 1649, [M0_2587], p. 25, § XLIV. On retrouve l’expression dans Le Mercvre de la Covr […] Troisième partie, Paris, [s. n.], 1652, [M0_2452], p. 18, et dans Gio. Battista Lucrino, Lettre dechiffrée d’vn mazariniste, Paris, Arnould Cottinet, 1649, [M0_2067], p. 5.

38 Anonyme, Le rendez-vovs d’vn soldat congédié, [s. l.], [s. n.], 1649, [M0_3349], p. 4.

39 Anonyme, Lettre ioviale, à monsievr le marqvis de la Bovlaye, op. cit., p. 12.

40 Paul Sébillot, Blason populaire de la France, Paris, Léopold Cerf, 1884, p. 225.

41 Le Donnez-vovs garde dv temps qvi covrt, op. cit., p. 13.

42 M. de Montaigne, Essais, Paris, LGF, 2001, II, xxxii, p. 1126-1127 et III, xiii, p. 1690.

43 Le Donnez-vovs garde dv temps qvi covrt, op. cit., p. 13

44 Sandricourt (?), L’Estat present de la fortvne de tovs les potentats, Paris, [s. n.], 1652, [M0_1301], p. 14.

45 Anonyme, Lettre de Caron à Mazarin, [s. l.], [s. n.],1651, [M0_1912], p. 3.

46 J. Revel, « Les usages de la civilité », dans P. Ariès et G. Duby (dir.), Histoire de la vie privée, t. III : R. Chartier (dir.), De la Renaissance aux Lumières, Paris, Seuil, 1986, p. 169-209.

47 La Harangve en proverbes, faite à la reine (op. cit.) témoigne de la première attitude, contre Mazarin, le Bon bovrgeois de la parroisse des Saincts Innocens (op. cit.), de la seconde, contre les Frondeurs.

48 P. D. B. D. P., Harangve en proverbes, faite à la reine, Paris, op. cit., p. 3.

49 Anonyme, Lvmieres povr l’histoire de ce temps, ov la refvtation de tovs les Libelles & Discours faits contre l’authorité Royale durant les Troubles à Paris. Auec les motifs de la stabilité & durée de la Paix, contre l’opinion du vulgaire, Paris, [s. n.], 1649, [M0_2334], p. 8.

50 « Certains enflaient des couilles si énormément que trois remplissaient un tonneau (270 litres !). D’eux sont descendues les couilles de Lorraine, qui ne restent jamais dans leur braguette mais tombent dans les pantalons » (F. Rabelais, Pantagruel, éd. C. Blum, Paris, Champion électronique, 1999, chap. 1, f° 7).

51 Fleury de Bellingen, L’étymologie, ou explication des proverbes françois, La Haye, Adrian Vlacq, 1656, p. 210.

52 On en trouve des exemples dans P. Roman, Lei Mount-Jolo, voucabulàri dei prouvérbi e loucucien prouverbialo de la lengo prouvençalo, Avignon, Frères Aubanel, 1908, t. 1, p. 729. Le Provençal se moque du Gascon menteur, voleur et orgueilleux. Qu’en pense le Gascon ?

53 L. Dauphant, Géographies, ouvr. cité, p. 131.

Pour citer ce document

Léonard Dauphant, « La géographie commune des mazarinades, témoignage des espaces mentaux des Français du xviie siècle » dans Mazarinades et territoires,

Premier numéro

© Revue du GRHis, « Revue du GRHis », n° 1,2025

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/grhis/index.php?id=115.

Quelques mots à propos de :  Léonard Dauphant

Maître de conférences HDR en histoire médiévale à l’université de Lorraine (Metz), docteur de l’université Paris IV-Sorbonne (2010), membre du CRULH (Centre Régional Universitaire Lorraine d'Histoire), spécialiste de géohistoire politique et culturelle dans la France de la fin du Moyen Âge.