Mazarinades et territoires

Premier numéro

Volume dirigé par Stéphane Haffemayer et Patrick Rebollar

Published by Stéphane Haffemayer and Patrick Rebollar

Mazarinades et territoires

Les chansons de la Fronde : enjeux de territoires (1648-1653)

Stéphane Haffemayer


Texte intégral

Introduction

1En 1690, le dictionnaire de Furetière définissait les chansons, « petites pièces mises en vers » comme une pratique essentiellement populaire : « chansons communes qui se chantent parmi le peuple avec grande facilité et sans art », elles pouvaient être spirituelles, à boire, à danser, bachiques ou du « Pont-Neuf et de la Samaritaine »1. Lorsqu’elle n’était pas accompagnée de musique, dans le langage courant, la chanson renvoyait à de vains propos et des choses sans effet : « Tout ce que vous me dites n’a rien de solide, ce sont des chansons », indique Furetière ; « cette parole n’est qu’une chanson », affirme le cardinal de Retz à propos d’une promesse des Espagnols2. Pour les contemporains de la Fronde, il n’y avait donc rien de moins sérieux que les chansons et il ne serait venu à l’idée de personne d’invoquer leur importance politique.

2Pourtant, comme nous allons le montrer, elles constituaient un média à l’efficacité redoutable, à commencer par le succès du mot « Fronde » lui-même qui, si l’on en croit Retz, aurait été proposé par Bachaumont en badinant, puis répandu dans l’opinion grâce aux chansons3.

3« Qu’ils chantent, pourvu qu’ils paient » ! Cette phrase devenue l’un des lieux communs des citations les plus célèbres de l’histoire de France était supposée traduire l’indifférence de Mazarin à l’égard des chansons de rue qui le brocardaient en 1648. En réalité, sa correspondance montre à quel point il en était affecté, désarmé, face à un média populaire fédérateur et contagieux4. À la différence du libelle, le chant s’évanouit passé le temps de sa performance initiale, se disperse pour mieux se reproduire dans une multitude de réappropriations individuelles ou collectives. Ce pouvoir subversif du chant populaire est l’argument principal du film d’Abel Gance, Jérôme Perreau, héros des barricades, sorti sur les écrans parisiens le 22 novembre 1935. Ce fut le premier film de l’histoire du cinéma consacré à la Fronde. Jérôme Perreau, héros populaire, Gavroche des barricades, y porte la contestation joyeuse du peuple parisien par des chansons de rue. Dans une ambiance festive, voire carnavalesque, celles-ci ridiculisent les représentants de l’autorité, leur font perdre la face, et les obligent à abandonner l’espace public à une foule à la fois séditieuse et rieuse qui a fait du chant un outil pacifique de réappropriation de l’espace public. À la veille du Front Populaire, le film fut accueilli avec enthousiasme par les revues de cinéma comme Cinémonde, considérant que la narration cinématographique constituait le moyen idéal d’apprendre une histoire « par le bas » et de toucher l’âme d’un « peuple qui s’exprime » : mieux qu’un discours, une chanson capterait davantage l’attention et susciterait plus facilement l’adhésion. C’est ce qui ressort de la Marseillaise de Renoir qui, en 1938, met en écho 1789 et 1936, faisant de l’hymne révolutionnaire un moteur puissant de la lutte sociale5.

4Dans l’Angleterre des années 1640, quelques années avant la Fronde, les broadside ballads, qui mêlaient chansons en vers et gravures satiriques, exprimaient l’anticatholicisme viscéral et l’anti-épiscopalisme des foules londoniennes6 : de sa prison, William Laud pouvait entendre les chants qui le brocardaient, dans l’attente de son procès puis de son exécution. En 1773, l’Encyclopædia Britannica affirme que « les séditieux et les intrigants ne manquent jamais de faire circuler des ballades en vue de gagner le peuple à leur cause7 ». Par sa dimension collective, publique, déclamatoire et porteuse d’émotions fortes, le chant fait partie des médias mis en œuvre dans la plus grande partie des contestations politiques d’hier et d’aujourd’hui, comme le rappellent Éva Guillorel et David Hopkin8.

5Cette importance de la dimension orale de l’expression contestataire se vérifie sur le site des Recherches Internationales sur les Mazarinades9 où l’on trouve 124 occurrences dérivant de « chans » (chansons, chansonneurs, chansonnier, chansonnettes), et 679 occurrences dérivant de « chant » (chante, chanter, chanteurs, etc.) : dans le Dialogve bvrlesqve de Gilles le Niais… (1649), le chant populaire, faisant allusion à Concini, assassiné en 1617, appelle à renouer avec les grandes heures de la violence collective du temps de Louis XIII :

Tout le peuple crie, qu’il s’en aille au diable apres nostre argent. Les chanteurs disent auec les lacquais, & quelques femmes. Si iamais dans Paris tu entre, On te fera comme au Marquis d’Ancre10.

6En 1652, dans le Galimatias bvrlesqve svr la vie dv Cardinal…, l’auteur chante

le retour funeste,
De Iules la maudite peste,
Le retour d’vn Diable incarné.
Excrement d’enfer acharné11.

7On pourrait ainsi multiplier les exemples où les mazarinades évoquent la violence du sentiment collectif anti-mazarin qu’expriment les chansons de rue.

8La question n’a du reste rien perdu de son actualité : dans un article récent, le sociologue Théophile Bonjour parle de l’appropriation du territoire comme enjeu de la « vocalisation collective des foules12 » : dans nos manifestations contemporaines, on continue à chanter et le sociologue considère que le chant de contestation, qu’il émane des « gilets jaunes13 » ou des supporters de football exprime des adhésions identitaires et une manière collective d’être en relation avec un territoire et de se l’approprier (« on est là ») : au-delà de cette fugacité, le chant réalise la transformation de la protestation individuelle en démonstration politique collective plus ou moins spectaculaire où affleurent les références au passé : à l’image de Mazarin, le président Emmanuel Macron fut, en 2019, pendant ces quelques mois d’une « fronde historique », la cible principale des chansons des Gilets jaunes. L’une d’elles, intitulée « Les Gueux », disponible en ligne14, vise le chef de l’État dans des termes similaires à ceux qui ciblaient les partisans et montre le visage du président à la place de celui de Louis XIV dans le portrait de Hyacinthe Rigaud.

9Les chants de révolte sont l’un des vecteurs privilégiés de la transmission d’une mémoire populaire attachée à un territoire ; cependant, aucune étude ne semble avoir abordé la question de la pérennité des chansons de la Fronde dans la mémoire parisienne. L’oralité demeure un processus fragile et Peter Burke exprime son scepticisme quant à la fiabilité des traditions orales de l’époque moderne15 : citant le socio-psychologue Gordon Allport à propos de la Seconde Guerre mondiale, Peter Burke explique que la transmission orale pratique le « nivelage » et l’« affûtage » qui déshabillent et sélectionnent l’histoire pour n’en retenir que les éléments considérés comme pertinents. C’est évidemment différent pour les chansons, qui font l’objet de mises en forme codifiées, versifiées, plus faciles à mémoriser et à transmettre. Malgré cela, le caractère singulier de la Fronde, révolte plurielle, explique sans doute la rareté des reprises ultérieures des chants de la Fronde, précisément à cause des possibilités limitées de translation du passé vers le présent16.

10Pourtant, à la fin de la Fronde, les contemporains exprimèrent la conviction que les chansons furent l’un des vecteurs majeurs de la révolte. Une mazarinade manuscrite conservée dans les papiers de Mazarin, probablement écrite par le père Charles du Faure, abbé de Sainte-Geneviève, témoigne du sentiment de l’efficacité politique redoutable des chansons et des rondeaux :

Rondeaux et chansons ont esté les satires les plus vigoureuses que l’imposture a déploié pour noircir un ministere si sérieux et une vie si illustre. Sur le raport des chansons, fault il intenter des proces, et sur le confrontement des rondeaux, faut il juger des inocents, et faut il croire à l’extravagance17.

11On ne saurait mieux exprimer le sentiment d’impuissance des autorités face à la chanson comique et satirique qui, à la différence de l’imprimé, échappe facilement à la censure et aux modalités de contrôle. De fait, en dehors des cérémonies officielles célébrant des grands événements du règne, soigneusement contrôlées18, le pouvoir n’a aucun pouvoir de contrôle sur les manifestations de la joie populaire. Les autorités parisiennes tentèrent bien d'interdire les chansons sur le Pont-Neuf, aux carrefours et places publiques de Paris : à quatre reprises au moins, entre 1651 et 1655, le crieur Charles Canto en proclama l'interdiction, sans résultat. Les chansons restèrent sur le Pont-Neuf et Mazarin dut, pour calmer l’opposition, quitter le territoire, laissant l’espace public libre à la chanson contestataire.

12Cette question des chansons de la Fronde est peu évoquée dans l’historiographie qui a accordé aux chansons politiques à peu près le même mépris qu’aux mazarinades. Pourtant, le collectionnisme des chansons de rue semble avoir accompagné celui des mazarinades : l’une des premières traces est la mise en recueil des chansons du libertin Claude de Chauvigny de Blot (1605 ?-1655). Gentilhomme de Gaston d’Orléans, Blot fut l’auteur de nombreuses chansons satiriques contre Mazarin et, peut-être aussi, de la très fameuse et injurieuse Custode [du lit] de la reine qui dit tout19. Ses chansons furent recueillies par le poète et académicien Segrais peu après la Fronde si l’on en croit une lettre de Madame de Sévigné en 1671 qui écrit : « elles ont le diable au corps ; mais je n’ai jamais vu tant d’esprit » ; du reste, la marquise avait elle-même mis la main à quelques chansons pendant la Fronde20. De même, Tallemant des Réaux commença à compiler des textes satiriques dès 1648, « presque toujours destinés à être chantés21 ». Ces traces de collectionnisme ont l’intérêt de montrer que, contrairement aux définitions proposées par les lexicographes, l’objet transcendait les classes sociales : dans les cercles mondains, le trait piquant, la raillerie relevaient des pratiques les plus hautes de la distinction même si, comme le souligne Vincenette Maigne, les textes rassemblés par Tallemant étaient construits à partir d’un vocabulaire d’inspiration « populaire », emprunté à celui qui courait les rues de Paris : les usages reflétaient aussi des circulations verticales, à l’image des procédés de ventriloquie souvent évoqués dans le cas des mazarinades. John Romey, qui a examiné trois chansons de la Fronde, confirme leur structure composite, entre répertoire des élites et celui des chanteurs de rue22.

13Au xviiie siècle, le collectionnisme des chansons de la Fronde aboutit à la réalisation des chansonniers satiriques et historiques, notamment dans le Paris de la Régence, où l’on aurait été saisi d’une « rage de collection23 ». Malgré leur mauvaise réputation (l’un des recueils évoque plusieurs volumes de « mauvaises chansons de cette espèce24 »), elles pouvaient orner des bibliothèques aristocratiques comme ce Recueil de chansons choisies et vaudevilles appartenant au marquis de Bouzol25. Puis des éditions de chansons ont commencé à apparaître dans la deuxième moitié du xixe siècle avec des historiens de la littérature comme Charles Nisard26 ou Émile Raunié27. Dans la préface du Chansonnier historique du xviiie siècle, publié en 1879, ce dernier assimilait la chanson à la liberté et estimait que le gouvernement de la France était une monarchie absolue « tempérée par des chansons28 ».

14Les chansons de Chauvigny de Blot29 ont été éditées en 1919 dans une série consacrée au libertinage au xviie siècle30. En 1956, Pierre Barbier et France Vernillat ont publié le deuxième volume de leur Histoire de France par les chansons, consacré à Mazarin et Louis XIV, compilation provenant des chansonniers manuscrits31. Plus récemment, les nouvelles technologies ont permis de proposer quelques reconstitutions sonores des chansons de la Fronde, par exemple sur le site de parisiansoundscapes.org créé sous la direction de Nicholas Hammond32 ; ses recherches ont débouché sur un ouvrage restituant l’ambiance sonore du Pont-Neuf du milieu du xviie siècle33.

15Du côté des historiens, le chantier ne fut pas totalement déserté et des travaux ont été consacrés à la période antérieure34. Pour la Fronde, Hubert Carrier y a consacré des lignes éclairantes, tout en se disant retenu par le « degré de saleté » de certaines chansons de Blot qui ne présentaient, d’après lui, aucun intérêt littéraire35. Le sujet a aussi fait l’objet de quelques études de cas au sein du Grihl : Christian Jouhaud sur la « Chanson sur la victoire de la belle Frondeuse, remportée sur sa sœur » ; Dinah Ribard, sur « Guerre et chansons36 ». On peut aussi mentionner Karine Abiven sur la viralité des chansons37, un article de Vincenette Maigne sur les « Anecdotes en chansons » figurant dans un manuscrit de Tallemant des Réaux. En dehors de ces recherches partielles, il n’existe aucune étude d’ensemble sur les chansons de la Fronde.

16À feuilleter les différents recueils de chansons manuscrits, pour la plupart mentionnés par Carrier38, on observe que la plupart des événements politiques majeurs de l’Ancien Régime ont été illustrés par des chansons satiriques, parfois sur le même air, et que certaines chansons se retrouvent dans plusieurs recueils, avec des variantes. Cette grande plasticité des chansons nous amène à proposer quelques pistes d’analyse autour des questions de datation, de chronologie, de lieux et d’auteurs, d’airs, de cibles visées, ainsi que quelques thèmes dominants comme les rivalités nobiliaires, la finance, la tyrannie fiscale, la guerre civile.

17La question de la datation des chansons de rue est particulièrement délicate ; par nature, elles présentent une grande malléabilité, avec des couplets mobiles qui transitent d’une chanson à l’autre (cette question du paragraphe mobile a été bien mise en évidence à propos de la presse39). Suivant les variantes, des mots changent ici ou là selon les versions repérées par le compilateur qui, lorsqu’il en a connaissance, les indique par des annotations figurant dans la marge. Il y a aussi des chansons qui sont réactualisées au cours de la Fronde. Élaborée en janvier 1649, la très longue chanson sur la première guerre de Paris, sur l’air des Triolets, a été augmentée de couplets faisant allusion à des événements ultérieurs, de 1650 et 165140. Cela étant, de même que pour les mazarinades, les chansons expriment l’actualité du moment, ce qui rend possible une datation approximative, du reste parfois différente de celle, très vague, proposée par le compilateur, qui se contente généralement d’indiquer l’année, sans plus de précisions. À défaut de statistiques précises établissant les concordances entre productions de chansons et de libelles, le fait est qu’on observe un pic de chansons en 165241, qui confirme le rythme des publications relevé par Carrier42.

18Point à souligner, la chronologie des chansons de la Fronde s’inscrit dans un temps plus long que celui des libelles. L’une des premières chansons identifiées chante la gloire de Broussel43, juste après sa libération, alors que les mazarinades étaient encore peu nombreuses. En 1653 et 1654, on continue à chanter alors que les libelles se font plus discrets depuis la répression menée par les autorités après le retour du roi à Paris, le 21 octobre 1652. Sur l’air de « Reveillés vous », une chanson datée de 1654, indique que le registre scatologique n’a rien perdu de son actualité et que le départ de Mazarin parti négocier la paix avec les Espagnols réveille les souvenirs de son exil :

Il est parti le Seigneur Jule
Pour s’en aller faire la paix
Que Dom Loüis de Haro lencule
Et qu’il n’en revienne jamais44.

19Signe d’une répression impossible, c’est sur « l’air de Lanturelu » que l’on chante… l’interdiction de chanter :

On a fait deffense
De ne chanter plus
La chanson qu’on chante
De Lanturelu
Si plus tu la chantes
Tu seras ma foy pendu45.

20En 1661 encore, à la mort de Mazarin, on trouve des chansons sur « le petit air de la fronde »46 : à l’évidence, les permanences contestataires traduites par le chant transcendent les repères chronologiques.

21À Paris, il existait des lieux particuliers de performance comme le Pont-Neuf, lieu majeur de la chanson de rue. Des chanteurs parfois célèbres y officiaient comme Philippot le Savoyard, surnommé l’« Orphée du Pont-Neuf », qui prenait soin de faire imprimer ses œuvres. En 1649, dans Le Ministre d’État flambé, Cyrano de Bergerac le met en scène pour décrire la misère que le siège de Paris provoque sur les petits métiers de Paris (« Le Sauoyard plaint chaque escot47 »). En 1663, la gravure que lui consacre Lagniet montre un aveugle accompagné d’un jeune garçon qui vend ses chansons imprimées : la vente était une condition nécessaire pour bénéficier du statut de chanteur de rue et pouvoir se produire aux carrefours et places de la capitale48. Le répertoire du Savoyard, qui écrit ses propres textes, est celui de la bouffonnerie et de la chanson à boire : il chante le vin, l’amour, et la bonne chère. Dans ses Satires nouvelles publiées en 1701, Boileau présente le Savoyard comme ce « fameux chantre du Pont-Neuf dont on chante toujours les chansons ». En somme, ce dernier a traversé la Fronde et l’a fort probablement chantée. Néanmoins, dans le deuxième recueil de ses chansons publié en 1656 (le premier l’avait été avant la Fronde, en 1645), on ne trouve que des thèmes galants, voire gaillards mais aucun texte chantant la révolte comme ceux que l’on trouve dans les compilations manuscrites. Le temps était alors à la répression menée par Colbert sur la librairie parisienne et le Savoyard pratiqua une fort probable autocensure.

22Qui étaient les auteurs des chansons de la Fronde ? Dans le Chansonnier de Maurepas, le compilateur a parfois indiqué que le cardinal de Retz, ou Condé en étaient les auteurs, ce qui est invérifiable, mais nous savons que l’écriture de chansons relevait aussi du registre galant de l’écriture poétique qu’on pratiquait à la cour ou dans les cercles aristocratiques. La chanson sur la rupture entre Condé et Mme du Vigean aurait été écrite par Mademoiselle Bernard49 ; celle sur Mademoiselle de Comminges l’aurait été par Marigny50, ainsi que celle sur l’enlèvement de Madame de Miramion par Bussy51. Beaucoup sont indiquées comme étant des chansons du libertin Claude de Chavigny de Blot (c.1605 ou 1610-1655), protégé de Gaston d’Orléans52 et à qui la graveleuse Custode du lit de la Reine a souvent été attribuée ; d’après Carrier, rien ne permet de l’affirmer, arguant du fait que la pièce ne serait pas à la hauteur des qualités littéraires de Blot53, comme si un « bon » auteur ne saurait s’y commettre sans déroger de son rang parmi les Muses. D’autres étaient de Sarasin ou de Scarron54.

23Mais l’écriture des chansons émane aussi d’auteurs plus obscurs, comme ce capitaine de cavalerie, Hotman, identifié parce qu’il fut pour cela mis à la Bastille55. Certains auteurs se présentent parfois comme des « hommes du peuple » ou des « hommes d’étude » de condition modeste qui écrivent leurs vers dans les cabarets. L’écriture des chansons n’était pas l’apanage des milieux aristocratiques, surtout en période de guerre civile où chaque parti tente de se concilier les écrivains les plus habiles : en France comme en Angleterre, les troubles politiques ont engendré un mécanisme de professionnalisation des meilleures plumes56.

24Dans les recueils comme ceux de Maurepas ou de Tallemant, l’air est généralement indiqué dans le titre ou la marge. Toutes les chansons de Blot indiquent l’air sur lequel la chanson doit être entonnée. Il s’agissait d’airs connus du peuple, et on reprend souvent les mêmes comme « l’air des Triolets » ou l’air « d’Il a battu son petit frère » (en référence à Condé qui a vaincu son frère Conti sur le champ de bataille). Certains ont été identifiés dans des ouvrages comme la Clef des Chansonniers de Ballard, publié en 171757, et il existe des recueils d’airs notés58, qui permettent des restitutions musicales telles que celles disponibles sur « parisiansoundscapes.org » ou « soundcloud.com59 » : ces compositions musicales, somme toute assez élaborées, faisaient appel à des capacités d’interprétation qui les élevaient au rang de véritable spectacle vivant, contrairement à la définition donnée par Furetière.

25La reprise des mêmes airs d’une chanson à l’autre les inscrivait dans une mémoire collective, qui autorisait des réappropriations multiples. Fait intéressant, certains airs faisaient référence à des révoltes antérieures, comme « l’air des Rochelois60 » ou « l’air de Lanturlu61 » qui renvoyaient aux révoltes de La Rochelle (1627) ou de Dijon62 (1630). Le chant en perpétuait la mémoire, contribuait à les inscrire dans la mémoire historique collective, dans des formes réactualisées par la greffe de nouveaux textes inspirés par l’actualité immédiate.

26Mais la Fronde fut aussi propice à de nouvelles créations musicales et des airs sont identifiés comme étant spécifiques au mouvement contestataire, comme « Coulon Frondeur », « Revenez Monsieur le Cardinal », ou « l’air de la Fronde63 » qui retentit encore au début du xviiie siècle dans des chansons satiriques dénonçant les mœurs de la cour (1716)64.

27Qui était visé par les chansons de la Fronde ? Par leur expression dans un cadre collectif, elles reflétaient un espace public critique du spectacle de la cour, d’interpellation des Grands, voire des détenteurs d’autorité d’une manière générale. Elles en brocardent le ridicule, les prétentions, les mœurs, les liaisons amoureuses au plus haut niveau de l’État : la maison de la reine mère taxée d’impudicité65, la duchesse de Montbazon, sont visées dans un registre pornographique66. L’homosexualité, théoriquement interdite mais tolérée à la Cour est vivement attaquée :

Ce qu’on nomme un crime à Paris
En Cour n’est que bagatelle67

28Le cocuage est ridiculisé, parfois sous forme de clé allégorique : ainsi, chanter que le maréchal de Villeroy « ne manque pas de lumière » renverrait à une boutade de Condé qui affirmait que les cocus portaient « comme des lumières au bout de leurs cornes qui les faisoient connaître d’une lieue » (indication fournie par une note du compilateur du Chansonnier de Maurepas68). Dans les libelles, le cocuage était un thème fréquent du ridicule public, qui visait à discréditer l’adversaire dans les périodes de trouble : en Angleterre, le comte d’Essex qui commandait l’armée parlementaire était un cocu notoire dont les drapeaux royalistes représentaient les cornes : l’infidélité dans le cadre intime du foyer résonnait dans l’espace public et renvoyait à l’incapacité, voire l’impuissance, du chef militaire à se faire respecter, de sa femme, donc encore moins de ses soldats : la dénonciation pamphlétaire ou iconographique souligne alors la honte supposée de se soumettre à son commandement.

29Comme les mazarinades, les chansons expriment les antagonismes qui opposent les clans aristocratiques : Gondi, Beaufort, Conti, Longueville, sont visés dans des registres communément admis par les auditoires et qui servent de base à une forme de risée publique, ou de caricature en usant d’une métaphore animalière, lorsque les princes frondeurs sont désignés comme l’ours (Condé), le renard (Longueville) et le singe (Conti)69. Ainsi, de Gondi, qui n’est cardinal de Retz qu’à partir de 1652, on moque son humeur guerrière et ses prétentions au cardinalat :

Coadjuteur qu’il te sied mal
De nous exciter à la guerre
Quand tu fais le brave à cheval […].
Corinthien70, c’est trop de chaleur
Vous avez l’esprit trop alerte
Un Chapeau de rouge couleur
Corinthien c’est trop de chaleur71.

30De Beaufort, on moque le manque d’éloquence et l’inaptitude militaire (il est qualifié d’« amiral d’eau douce72 ») : après son évasion de Vincennes en 1648, une chanson lui conseille de ne pas venir en Normandie (« où les peuples sont trop méchants73 »), et où son altesse est « trop délicate pour exposer sa vie aux coups de la gendarmerie ». La chanson s’achève par ce trait humiliant : « les bons chrestiens comme vous ne doivent mourir qu’à genoux74 ». De Conti, généralissime des Parisiens en janvier 1649, on dit que petit et bossu (il « ne paroist presque qu’un pigmée75 »), il ne se serait jamais déclaré pour Paris sans sa sœur, la duchesse de Longueville76. Longueville est présenté comme « fomenteur de guerre civile77 » (le 25 janvier 1649, il s’est emparé du Vieux-Palais de Rouen et le Parlement s’est alors prononcé pour la Fronde) ; il apparaît comme un « petit duc à cheveux blancs [qui] vivra toujours à l’étourdie78 ». Quant à Condé, victorieux par les armes, on évoque son manque de prudence politique et ses prétentions :

Condé, vous n’estes pas trop sage
D’exposer vostre grand courage
À cet auguste parlement.
Gardez d’irriter sa colère
Et considérez seulement
Qu’il vous fit et vous peut deffaire79.

31Des acteurs de second plan sont également visés, ceux qui sont dans l’ombre des Grands, comme le bien peu religieux abbé de La Rivière, confident du duc d’Orléans, attaqué sur son alcoolisme et son manque de religion.

32Évidemment, la cible de prédilection est Mazarin, que l’on moque de plusieurs manières : la manière douce de Marigny dans ses rondeaux sur « l’enlèvement du roi » en janvier 164980 : « Demeurez [en exil], Monsieur le Cardinal ; / Paris, sans Vous, ne va pas mal81 » est plutôt l’exception… Dans Le Triolet Mazarin, l’auteur décrit la dérision collective visant le cardinal :

Messieurs, il vous faut faire accueil
A tant de jolies chansonnettes […]
Mazarin y est estrillé
Dans ces chansons il est raillé
Ma foy, tout le monde s’en gausse.

33Mais les termes sont souvent plus crus : « esprit immonde82 », « faquin », « rouge démon », attaqué sur ses mœurs (bougrerie). Il faut « couper la teste au Tiran de Sicile », au « monstre de cette île83 » ; « il faut chasser le Mazarin qui vole tout l’or de la France84 » ; « Les Mazarins n’ont point de foy, / Tromper est toute leur science85 ». Les chansons recourent abondamment au registre scatologique, pour accuser Mazarin de « bougrerie », de pédophilie, de relation avec la reine d’une manière que la morale réprouve : elle est espagnole, il est sicilien, et tous deux sont de mœurs coupables :

Le fichu Sicilien Ne vaut rien.
Il est bougre comme un chien.
Elle en a sur ma parolle
Dans le cu, dans le cu nôtre Espagnole86.

34Sur l’air de la Petite Fronde, on explique la différence qu’il y a entre Son Éminence (Mazarin) et feu Monsieur le Cardinal (Richelieu) : « La response en est toutte preste, / L’un conduisoit son animal, / Et l’autre monte sur sa beste87 ».

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Bibliothèque Mazarine, ms. 2165, fol° 3.

35Et c’est toujours en chansons que l’on appelle à leur disparition violente : il faut « étrangler la reine », coupable de sa relation avec un « gueux de Sicile » rempli de haine contre la France ; en 1651, après son premier retour d’exil, une chanson s’adresse aux bourgeois de Paris :

Bourgeois à cette feste
On dit que Mazarin revient
Faut lui casser la teste
Ou nous ne vallons rien88.
On invoque une exigence de justice populaire :
Ma mie Anne mal apropos
Vous gardez nôtre ennemy Julles
Vous vous mettez le peuple à dos89.

36Dans le « Colloque de Paquette et Jacqueline », de deux harengères90 des Halles, l’une se réjouit seulement de la fuite du « tyran cardinal » tandis que l’autre voudrait « l’escouiller, lui faire sa bière d’un grand baquet », avant de le « culbuter au fond de la rivière91 ». Les attaques visent également ses proches, neveux et nièces : une chanson faite sur la mort de Giulio Mancini, tué lors de la bataille du faubourg Saint-Antoine, évoque le cardinal pleurant « comme une vache » un neveu venu d’Italie « bardache » (efféminé), préparé par son mentor pour être le « favori » du roi92, allusion à la corruption des mœurs qu’engendre la présence italienne à la cour. Tout en chansons, c’est la fabrique de la haine, caractéristique de la production pamphlétaire, qui accompagne une violence politique toute réelle. En 1661, à la veille du règne personnel de Louis XIV, la mort du cardinal fut saluée en chansons :

Sur le Cardinal Mazarin
Sommes nous pas trop heureux
Puisque l’Eminence est morte.
S’il n’eut pery de la sorte
Nous eussions tous esté gueux
Ma foy c’était un grand homme
Son esprit a fait la paix
Mais de plus fourbe dans Rome
Il ne s’en trouva jamais93.

37Autres cibles des chansons de la Fronde, les généraux. Pendant le siège de Paris, on se moque des « Généraux du Parlement » qui ont « pris les Parisiens pour des badauds, / […] ont mangé nos bons morceaux / et fricassé tous nos épices94 » ; une chanson sur l’air des Triolets rapporte que :

Monsieur d’Elbeuf et ses enfans
Se promènent dedans la ruë
Ils sont pompeux et piafans
Monsieur d’Elbeuf et ses enfans
Mais quand l’ennemi bat aux champs
Qu’il pille, qu’il brûle, et qu’il tuë
Monsieur d’Elbeuf et ses enfans
Se promènent dedans la ruë95.

38Ce qu’on reproche à ces « généraux du parlement », c’est d’avoir dépensé à leur profit l’argent que leur avait accordé le Parlement pour lever leur régiment. Ils se seraient « habillé[s] de neuf » pour parader en « césars, chamarez d’or par les rues96 », évitant soigneusement les sorties pour tenter de briser le siège et laisser entrer les vivres97. Ces dépenses somptuaires étant faites à leur profit, ils viennent à nouveau en réclamer au Parlement98. Un des autres généraux de la Fronde, le duc de Bouillon, frère de Turenne, qui s’était engagé dans la Fronde en espérant récupérer sa principauté de Sedan confisquée lors de sa conspiration contre Richelieu, est également brocardé dans une chanson expliquant qu’il invoquait la goutte à chaque fois qu’on requérait son intervention militaire :

Admirons M. de Bouillon
C’est un Mars quand il a la goutte99.

39Pendant le siège de Paris (janvier-mars 1649), les chansons moquent l’impuissance militaire des généraux frondeurs et leur manque d’audace face à l’armée royale ; elles réclament des victoires, non des accommodements impopulaires comme celui de Rueil de mars 1649.

40Parmi les autres thèmes majeurs qui occupent les chansons de la Fronde, ceux de la finance et de la tyrannie fiscale dominent : on pleure la perte d’une liberté mise à mal par les édits bursaux et on vise sans relâche les maltôtiers :

Lasches supots de Mazarin
Engeance traîtresse et maudite
Maudits valets de Tabarin100.

41Ailleurs, on les traite de « prodigues enfarinez », « gros pourceaux si bien nourris », on dénonce leur basse origine sociale et leur richesse mal acquise :

Ces gros Messieurs nez Paysans
Parmi les sabots et les guestres
Devenoient riches en deux ans.

42Les chansons font écho à la haine antifiscale présente dans les mazarinades, et appellent au renversement de leur pouvoir :

Le bien est chez les Partisans
Et chez les peuples, l’indigence […].
Tous ces beaux palais enchantés
Bâtis de vols et de rapines
Ils ne seront plus habitez.
[…]
Par un équitable revers
Leur fortune sera changée
Et nous les verrons à l’envers101.

43Ce thème du renversement est un thème classique de la révolution, présent au même moment en Angleterre sous la forme du fameux cri du poète John Taylor dans sa ballade The World turned upside down (1646). Les chansons traduiraient-elles une aspiration au changement et une forme de radicalité plus franchement exprimées que dans les libelles ? Le fait que les troubles de la Fronde aient été attribués au désordre provoqué par les chansons pourrait accréditer cette hypothèse. On y trouve l’idée du renversement à la tête de l’État et d’une réforme générale du gouvernement : « Grande Reine on l’attend de vous, / Cette réforme est nécessaire102 ». Une chanson, notamment, retient l’attention : intitulée Triolets sur la réforme générale, elle forme un très long texte de 55 couplets, probablement écrit pendant le siège de Paris, en février ou mars 1649103. L’auteur s’y réjouit de ce que les parlementaires « exilèrent de chez eux, / Toute financière opulence », et d’espérer alors un retour à un passé idéalisé :

Nos Seigneurs iront au Palais
Comme au tems passé sur des mules
Avecque un Clerc et sans laquais104.
Et d’exprimer l’espoir d’une justice plus directe :
Chez eux on aura de l’accez
Sans passer par le Secrétaire
Pour solliciter le procès105.

44Au fond, on exprime là l’aspiration à une monarchie débarrassée du luxe, du cardinalat et réglée par la famille royale, les princes, le Parlement : « Vive la Reyne et le Sénat, / Vive Gaston, Vivent les Princes, / Par eux refleurira l’Estat106 ».

Conclusion

45Quel bilan ressort de cette analyse loin d’être exhaustive ? Assurément, d’autres thèmes parcourent les chansons de la Fronde comme la désolation de la guerre civile qui apporte le pillage dans les campagnes107 ; les chansons moquent l’incompétence des autorités face aux défaites et aux échecs et c’est un certain désespoir qui affleure derrière la misère sociale. C’est pourquoi elles étaient redoutées par le pouvoir : dans ses lettres à Mazarin, Naudé associe toujours dans la même dénonciation « libelles et chansons » qu’il considère comme les « allumettes de la sédition ». Pour Naudé, les chansons avaient le pouvoir de gâter et d’envenimer les peuples comme il l’écrit dans une lettre à Mazarin :

[…] des liures on est venu aux chanssons, et depuis ce mesme temps la, excepté peut estre cincq ou six mois que vostre Emin. a esté à Paris [entre le 18 août 1649 et le 3 février 1650] et que ses Ennemis luy ont donné quelque relache, il ne s’est passé semaine qu’il n’y ayt eu tous les mercredys et samedis des chansons vilaines et honteuses chantées publiquement par touttes les places et carrefours contre elle ; et celle de hyer estoit encore plus seditieuse que touttes les precedentes. Or cela a tellement gasté et enuenimé les peuples, qu’il n’y a maintenant homme si hardy qui ose dire le contraire, et bien moins l’imprimer, comme ie vois par effet tous les iours108.

46Encore plus que les libelles, les chansons de la Fronde constituaient un objet « trivial », roulant et s’enrichissant au gré des appropriations successives (trivium, c’est le croisement, le carrefour) : l’essence des chansons, c’est la circulation ; c’est un produit culturel complexe, qui circule à travers les carrefours, les places publiques, mais aussi à travers les carrefours de la vie sociale ; sa trivialité se pense en terme de diffusion, de partage, de réécriture et de transformation permanente, de recontextualisation, de ré-énonciation et réappropriations au sein d’un espace social hétérogène, où les clivages sociaux se trouvent transcendés. Elles traduisent des processus identitaires d’appropriation de l’espace géographique et social, participent à la caractérisation des antagonismes, ceux qui opposent les contestataires de tous poils aux acteurs de l’autorité, mettent en représentation des lieux de pouvoir (la Cour, le Parlement, la Place Royale, Paris).

47Ce sont aussi des témoins de l’actualité : par leur rappel de quelques événements majeurs du temps (arrestation et libération de Broussel, journée des barricades, nuit des rois, blocus de Paris) qu’elles inscrivaient dans la mémoire collective des Parisiens, elles livraient une interprétation partisane et simpliste de l’histoire récente ; d’une certaine manière, elles constituaient une forme de « gazette en chansons109 ». Néanmoins, elles le faisaient sur un mode non descriptif, mais implicite et emblématique, de références partagées : un mot, comme un nom de ville, suffisait pour évoquer l’événement correspondant, une défaite, un siège. On y use de métaphores explicites, de procédés métonymiques : « l’un dit que la Reyne a raison, Et l’autre Paris au contraire110 ».

48Elles étaient redoutables à plusieurs titres : elles donnaient vie à l’espace de la rue, à la violence de l’hostilité populaire contre Mazarin, mettant en scène des mobilisations fictives, comme celle de ces mendiants mêlés aux frondeurs qui lapideraient Mazarin111. Encore plus que les libelles, elles avaient la capacité de répondre à l’actualité, sur un mode satirique et comique compréhensible par tous ; ce sont parfois des anecdotes, des micro-événements à portée limitée mais symbolique comme la destruction d’une échelle patibulaire par les Frondeurs du parti des princes et les habitants du Marais112. Ce qu’elles révèlent, c’est l’ampleur sociale du champ de la contestation, l’immense tiers-parti des mécontents qui, par le chant, atteint l’espace de la rue, sur un mode satirique, moqueur et suffisamment désarmant pour provoquer le désarroi des autorités, preuve s’il en fallait, de la puissance du rire en politique. La virtualité subversive du chant est illustrée par cette scène du film d’Abel Gance dans laquelle Jérôme Perreau harangue la foule du haut d’un pilori où un condamné est exposé ; il revient d’une entrevue avec la reine où il a obtenu la libération de Broussel, au détriment de Mazarin :

[Jérôme Perreau]
Et bien c’est cela, riez !
Et qu’on vous entende rire jusqu’au Palais Royal, corneguidouille !
Je crois que si les peuples au lieu de pousser des cris de mort
Allaient éclater de rire devant le palais de ceux qui les gouvernent,
Ceux-ci s’écrouleraient en même temps que toutes les misères du pauvre monde, corneguidouille !
Le ridicule tue plus sûrement un ministre qu’un discours de parlementaire.
Et une bonne chanson contre le Mazarin lui chatouille mieux la panse que cent coups de pieds aux fesses.
[le peuple]
Une chanson ! Une chanson ! Une chanson ! Une chanson ! Une chanson !
[Une voix de femme venant de la foule]
Le Pater Noster de Mazarin !
[Une voix d’homme venant de la foule]
Le cotillon du Cardinal !
[Jérôme Perreau]
Non, non, non, celles-là, vous les connaissez toutes,
Si je dois ouvrir mon robinet, qu’il en coule au moins une eau fraîche, corneguidouille !
Je vais vous chanter ma petite dernière
Je l’ai intitulée « Que demande le peuple ».
Entre chaque couplet, il y a un petit refrain,
Que je vous demande de reprendre tous en cœur,
Y-compris messieurs les sergents du guet !

49Que demande le peuple ? Que les financiers, entre autres, soient pendus par les pieds, nouvelle métaphore du renversement social. En nous plongeant dans les chants – évidemment fictifs – de la Fronde à la veille du Front Populaire de 1936, Abel Gance propose, sur le ton de la comédie, une joyeuse translation du passé vers le présent : puissant média au service de la contestation populaire, la chanson exprimerait une forme de permanence de la question fiscale. Un tel glissement est rendu possible par la nature même de ce matériau éphémère, volatile et fluide, issu de l’actualité immédiate, apte à se couler dans des reconfigurations multiples.

Notes

1 Hubert Carrier, Les Mazarinades : la presse de la Fronde, 1648-1653, Genève, Droz, 1989, t. 1, p. 396-420. Par cette expression, Hubert Carrier désigne les pièces d’un « niveau de langage » populaire ou d’un contenu supposé refléter les préoccupations du menu peuple. Il estime à près de 500 le nombre de pièces destinées aux catégories les plus humbles de la population parisienne. Reliant les deux rives de la Seine et l’Île de la Cité, le Pont Neuf était un véritable centre de spectacle urbain, lieu majeur de la chanson de rue et de la vente des mazarinades.

2 Cardinal de Retz, Mémoires de Monsieur le Cardinal de Retz, Amsterdam, Jean-Frédéric Bernard, 1717, vol. 2/1, p. 569.

3 Cardinal de Retz, Mémoires de Monsieur le Cardinal de Retz, Amsterdam, Jean-Frédéric Bernard, 1717, vol. 2/2, p. 90.

4 Stéphane Haffemayer, « Mazarin face à la fronde des mazarinades, ou comment livrer la bataille de l’opinion en temps de révolte (1648-1653) », Histoire et Civilisation du livre. Revue Internationale, n° XII : « Mazarinades, nouvelles approches », 2016, p. 260.

5 Je remercie Eva Guillorel pour cette suggestion.

6 Helen Pierce, Unseemly pictures: graphic satire and politics in early modern England, New Haven, Yale University Press, 2009.

7 Éva Guillorel et David Hopkin (eds.), Traditions orales et mémoires sociales des révoltes en Europe (xve-xixe siècle), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2020, p. 15.

8 Ibid.

9 Cf. https://mazarinades.org/recherche/. Rechercher les troncatures « chans.* » puis « chant.* ».

10 Dialogve bvrlesqve de Gilles le Niais..., Paris, (veuve de Théodore) Pépingué ; Paris, Estienne Maucroy, [M0_1072], 8 p.

11 Galimatias bvrlesqve svr la vie dv Cardinal..., [s. n.], [s. l.], 1652, [M0_1463], 18 p.

12 Théophile Bonjour, « Quand la foule chante "On est là !" Étude spatialisée des vocalisations collectives dans et autour des stades de football », Géographie et cultures [en ligne], 2019, p. 99.

13 Gérard Noiriel, « Les gilets jaunes replacent la question sociale au centre du jeu politique », propos recueillis par Nicolas Truong, Le Monde, 27 novembre 2018. Voir également les sites répertoriant les chansons des Gilets jaunes comme : https://www.gauchemip.org/spip.php?article33030.

14 Voir https://www.youtube.com/watch?v=5cnchdQXHto.

15 Éva Guillorel et David Hopkin (eds.), Traditions orales et mémoires sociales des révoltes en Europe (XVe-XIXe siècle), op. cit., p. 355.

16 La formule est empruntée à Pierre Sorlin dans « Clio à l’écran, ou l’historien dans le noir », Revue d’histoire moderne et contemporaine (1954-), vol. 21, 2, 1974, p. 252-278, p. 278.

17 AAE, MD, France 861, fol. 304.

18 Pauline Valade, Le goût de la joie. Réjouissances monarchiques et joie publique à Paris au XVIIIe siècle, Seyssel, Champ Vallon, 2021, 424 p.

19 Pierre Goubert, Mazarin, Paris, Fayard, 1990, p. 293. Pour la Custode…, voir :

20 Jean-Frédéric Phélypeaux, comte de Maurepas, Recueil de chansons, vaudevilles, sonnets, épigrammes, épitaphes et autres vers satiriques et historiques, avec des remarques curieuses. Années 1643 à 1649 [dit Chansonnier de Maurepas], [Paris], [s. n.], [s. d.], vol. XXII (années 1643-1649), p. 139. Ci-après « Maurepas » pour cet ouvrage.

21 Vincenette Maigne, « Anecdotes en chansons sous le règne de Louis XIV : de la fronde populaire au divertissement aristocratique », Cahiers Saint-Simon, no 23, 1995, p. 17.

22 John Romey, « Singing the Fronde: Placards, Street Songs, and Performed Politics », Early Modern French Studies, vol. 41, no 1, 2019, p. 52‑73.

23 Claude Grasland et Annette Keilhauer, « "La rage de collection". Conditions, enjeux et significations de la formation des grands chansonniers satiriques et historiques à Paris au début du xviiie siècle (1710-1750) », Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 47, no 3, 2000, p. 458-486.

24 Bibliothèque mazarine, Recueil de chansons, ms. 2165, Avertissement.

25 Bibliothèque Mazarine, ms. 2158.

26 Charles Nisard, Des chansons populaires chez les anciens et chez les Français : essai historique suivi d’une étude sur la chanson des rues contemporaine, Paris, É. Dentu, 1867, vol. 2.

27 Émile Raunié, Chansonnier historique du xviiie siècle, Paris, A. Quantin, 1879.

28 Ibid., p. 10.

29 Les chansons de Blot figurent dans le Chansonnier de Clairambault (ms. fr. 12726) et dans le ms. 3127 de l’Arsenal.

30 Frédéric Lachèvre, Les chansons libertines de Claude de Chouvigny, baron de Blot l’Église : 1605-1655, Genève, Droz, 1919, p. 147.

31 Pierre Barbier et France Vernillat, Histoire de France par les chansons : Mazarin et Louis XIV, Paris, Gallimard, 1956.

32 https://www.parisiansoundscapes.org.

33 Nicholas Hammond, The powers of sound and song in early modern Paris, State College, University Park, Pennsylvania State University Press, 2019, 203 p.

34 Giuliano Ferreti, « Chansons et lutte politique au temps de Richelieu », Georgie Durosoir, (ed.), Poésie, musique et société. L’air de cour au XVIIe siècle, Sprimont), Mardaga, 2006, p.43-65. Laurent Vissière, « La chanson d’aventurier », Olivier Millet, Alice Tacaille, Jean Vignes, La chanson d'actualité, de Louis XII à Henri IV, Cahiers V. L. Saulnier, n°36, Sorbonne Université Presses, Paris, 2020, p. 109-132. À Saint-Etienne, Henri Duranton a développé une base de données détaillée pour les chansons satiriques du XVIIIe siècle : https://satires18.univ-st-etienne.fr/pr%C3%A9sentation ; celle pour le XVIIe siècle est un peu plus modeste : https://satires17.univ-st-etienne.fr/pr%C3%A9sentation. Je remercie Eva Guillorel pour ces indications.

35 Hubert Carrier, Les Mazarinades : la presse de la Fronde, op. cit., p. 54.

36 Dinah Ribard, « Guerre et chansons », Les Dossiers du Grihl, vol. 11, n°1, 2017.

37 Karine Abiven, « Viralité des chansons pendant la Fronde : "tubes" et/ou "éléments de langage" ? », dans Les Recettes du succès : stéréotypes compositionnels & littérarité au xviie siècle [colloque dirigé par A. Fouqué, T. Gheeraert et M. Speyer, Université Rouen Normandie, 15 janvier 2021], à paraître. Disponible en ligne : https://hal.science/hal-03719643.

38 Hubert Carrier, Les Mazarinades : la presse de la Fronde, op. cit. p. 46.

39 Will Slauter, « Le paragraphe mobile. Circulation et transformation des informations dans le monde atlantique du xviiie siècle », Annales. Histoire, Sciences Sociales, vol. 67, no 2, 2012, p. 363‑389.

40 Maurepas, op. cit., p. 221‑243.

41 C. Grasland et A. Keilhauer, art. cit, p. 462.

42 Hubert Carrier, Les Mazarinades : la presse de la Fronde, op. cit., p. 84.

43 Chanson nouvelle à la louange de Monsieur de Broussel, [s. l.], Bibliothèque nationale de France, Ye 2238.

44 Bibliothèque mazarine, ms. 2158, fol° 271.

45 Bibliothèque mazarine, ms. 2167, fol° 108.

46 Jean-Frédéric Phélypeaux, comte de Maurepas, Recueil de chansons, vaudevilles, sonnets, épigrammes, épitaphes et autres vers satiriques et historiques, avec des remarques curieuses. Années 1650 à 1664 [dit Chansonnier de Maurepas], [Paris], [s. n.], [s. d.], vol. XXIII, p. 365.

47 Savinien de Cyrano de Bergerac, Le ministre d’Estat flambé, [s. l.], 1651, p. 11. Cf. [M0_2470], https://mazarinades.org/edition/mazarinades/notice/2011.

48 Florence Gétreau, « Philippot le Savoyard – Portraits d’un Orphée du Pont-Neuf mêlés de vaudevilles, d’images et de vers burlesques », dans « L’esprit français » und die Musik Europas. Entstehung, Einfluss und Grenzen einer ästhetischen Doktrin. Festchrift für Herbert Schneider, [s. l.], Georg Olms Verlag, 2007, p. 269‑288.

49 Maurepas, op. cit., p. 123.

50 Ibid., p. 140.

51 Ibid., p. 177.

52 Claude de Chouvigny de Blot, Les chansons libertines de Claude de Chouvigny, baron de Blot l’Église (1605-1655), [s. l.], [s. n.], 1919.

53 Hubert Carrier, Les Mazarinades : la presse de la Fronde, op. cit. p. 452.

54 Maurepas, op. cit., p. 181.

55 Ibid., p. 148.

56 Alain Viala, Naissance de l’écrivain : sociologie de la littérature à l’âge classique, Paris, Éd. de Minuit, 1985, 317 p ; J. Peacey, Politicians and Pamphleteers: Propaganda during the English Civil Wars and Interregnum, Hants, Ashgate Publishing, 2004.

57 Herbert Schneider (éd.), La Clef des chansonniers (1717). Erweiterte kritische Neuausgabe, Hildesheim, Olms, 2005.

58 Jean-Frédéric Phélypeaux, comte de Maurepas, 4° Recueil d’airs notez, rangés par ordre alphabétique, [s. l. n. d.].

59 L’air des Triolets peut être écouté ici : https://soundcloud.com/eerw2/air-des-triolez-1.

60 L’air des Rochelois est indiqué dans le Recueil de chansons choisies et vaudevilles appartenant au marquis de Bouzol (Bibliothèque Mazarine, ms. 2158, fol° 7).

61 Maurepas, op. cit., p. 113.

62 Cf. Éva Guillorel, « Chanson politique et révolte populaire sous le règne de Louis XIII : l’exemple des Lanturlus de Dijon », Annales de Bourgogne, n° spécial « La révolte du Lanturlu de Dijon (1630) » (dir. Dominique Le Page), vol. 91, n°3-4, p. 71-85. Je remercie chaleureusement Éva Guillorel pour ses suggestions qui ont contribué à améliorer cet article.

63 Ibid., p. 189.

64 É. Raunié, Chansonnier historique du xviiie siècle, op. cit., p. 54.

65 Maurepas, op. cit., p. 215.

66 Ibid., p. 191.

67 Ibid., p. 286.

68 Ibid., p. 171.

69 Ibid., p. 242.

70 Gondi était évêque de Corinthe.

71 Maurepas, op. cit., p. 159.

72 Ibid., p. 263.

73 Ibid., p. 181.

74 Ibid., p. 182.

75 Ibid., p. 251.

76 Ibid., p. 238.

77 Ibid., p. 264.

78 Ibid., p. 243.

79 Bibliothèque Mazarine, Ms. 2157, fol.°90.

80 Maurepas, op. cit., p. 194.

81 Ibid., p. 189.

82 Ibid., p. 141.

83 Ibid., p. 198.

84 Ibid., p. 235.

85 Ibid., p. 295.

86 Ibid., p. 125.

87 Bibliothèque mazarine, ms. 2158, fol° 27.

88 Maurepas, op. cit., p. 145.

89 Ibid., p. 254.

90 D’après le Dictionnaire Universel de Furetière (1690), les harengères sont les femmes qui vendent du hareng, de la morue, du saumon et autres salines mais, par extension, elles désignent également « toutes les femmes rustiques et fortes en gueule, qui disent des paroles, ou qui font des actions sales et insolentes ». Elles disent des « injures de harangeres [sic], parce que ces sortes de femmes sont grossières et insolentes ».

91 Ibid., p. 186.

92 Ibid., p. 169.

93 Bibliothèque mazarine, ms. 2157, fol° 134 v°.

94 Maurepas, op. cit., p. 244.

95 Ibid., p. 251.

96 Ibid., p. 241.

97 Ibid., p. 261.

98 Ibid., p. 252.

99 Ibid., p. 258.

100 Ibid., p. 254.

101 Ibid., p. 87.

102 Ibid., p. 89.

103 Ibid., p. 273-291.

104 Ibid., p. 284.

105 Ibid.

106 Ibid., p. 298-299.

107 Ibid., p. 236.

108 Archives du Ministère des Affaires étrangères, France, vol. 876, fol. 343 r° et v°.

109 Dinah Ribard, « Guerre et chansons », Les Dossiers du Grihl [En ligne], n° 01, 2017 (mis en ligne le 1er mars 2017, consulté le 08 avril 2022). URL : http://journals.openedition.org/dossiersgrihl/6588.

110 Maurepas, op. cit., p. 274.

111 Ibid., p. 200.

112 Ibid., p. 173.

Pour citer ce document

Stéphane Haffemayer, « Les chansons de la Fronde : enjeux de territoires (1648-1653) » dans Mazarinades et territoires,

Premier numéro

© Revue du GRHis, « Revue du GRHis », n° 1,2025

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/grhis/index.php?id=128.

Quelques mots à propos de :  Stéphane Haffemayer

Professeur d’histoire moderne à l’Université de Rouen-Normandie, spécialiste de l’histoire de l’information à l’époque moderne, du rôle des médias (presse, pamphlets, images) lors des révoltes et révolutions du XVIIe siècle (Fronde et Révolution anglaise).