Causalité et incomplétude. En relisant Les Nègres, de Jean Genet
Pierre Piret
1Dans mes travaux récents sur le théâtre de l’entre-deux-guerres1, je me suis penché, notamment, sur une caractéristique insistante de ce théâtre : il révèle une crise de la causalité, qui a des répercussions dramaturgiques majeures, tant la relation entre l’action, catégorie centrale du drame, et la causalité est étroite, comme le soulignait fort bien l’appel à contributions du colloque qui nous réunit : « Au fondement de la poétique aristotélicienne se trouve ainsi posée une exigence de cohérence logique que la construction des pièces classiques pousse à son paroxysme. » Cette structuration causale devient en effet alors la condition de la signification : il revient au spectateur de repérer cette cohérence logique qui donne son mouvement à la pièce – plutôt que de se perdre dans les péripéties. Une seconde condition me semble non moins essentielle : il faut que ce « système de causalité » (pour citer encore l’appel) s’ancre dans une cause première, qui lui donne son fondement. À ces deux conditions, le drame peut être pensé comme une construction signifiante qui se boucle, se dénoue, débouchant sur une élucidation qui, aussi douloureuse puisse-t-elle être, situe l’humain dans un monde sensé, ordonné, un monde où il est possible de faire la part des choses, de la vérité et de l’illusion.
2De cette deuxième condition, Le Véritable Saint-Genest de Rotrou nous donne une illustration remarquable. Motivant sa conversion, Genest, s’adressant à l’empereur Dioclétian, exprime son désir :
J’ai souhaité longtemps d’agréer à vos yeux,
Aujourd’hui je veux plaire à l’Empereur des cieux (v. 1365-1366)
3La possibilité même de la vérité réside, autrement dit, au lieu de l’Autre, comme Jacques Lacan le soulignait dans son séminaire D’un Autre à l’autre :
Qu’est-ce que l’Autre ? C’est ce champ de la vérité que j’ai défini pour être le lieu où le discours du sujet prendrait consistance, et où il se pose pour s’offrir à être ou non réfuté. Le problème se posait à Descartes de savoir s’il est ou non un Dieu qui garantisse ce champ2.
4C’est très précisément la question que Rotrou pose, par le truchement du personnage de Genest, tant aux spectateurs internes (du iiie siècle) de sa pièce qu’aux spectateurs externes (de 1644 à nos jours) : a-t-il, au travers du mensonge, du jeu, la révélation de la vérité ou est-il un acteur qui se prend au jeu et s’illusionne lui-même ? Pour que le discours de Genest prenne « consistance », pour qu’il s’offre à « être ou non réfuté », pour que son action prenne sens, il faut en appeler à l’instance de l’Autre, la réponse différant d’ailleurs selon l’identité de cet Autre, César ou « Empereur des cieux » (c’est tout l’enjeu de la conversion : se tourner vers). Mais une chose est avérée : la structure même de la pièce ne permet pas d’en décider ; seule la référence à un Autre comme tel le permet.
5Selon Lacan, cette hypothèse n’est pas spécifiquement chrétienne ni, plus largement, religieuse ; elle est structurale, inhérente à la condition humaine, dès lors que l’homme est un être de langage, soumis à la logique du signifiant : tout signifiant renvoyant, comme l’a montré Saussure, à un autre signifiant, il nous faut supposer l’existence d’un signifiant hors-système, qui garantisse la validité dudit système. D’où le lien qu’il établit, dans la citation, avec l’invention cartésienne : la remontée de cause en cause, à la faveur du doute hyperbolique, pourrait entraîner le sujet pensant dans un mouvement potentiellement infini (à l’image de la chaîne des « pourquoi » enfantins), mais ce mouvement trouve à s’ancrer dans une certitude, le sujet ne pouvant douter qu’il doute. Le système causal, qui supporte à lui seul la pensée déductive de Descartes, se voit donc garanti par un premier signifiant, que Lacan nommera le signifiant du Nom-du-Père, avant d’éliminer toute référence au modèle patriarcal pour en faire un pur opérateur sobrement désigné « S1 ». Ce signifiant premier, fondateur, permet d’échapper à l’infinitude ; il détermine au contraire la complétude du système.
6Concomitamment, Descartes est amené à supposer que le système causal est consistant, au sens où les liens de causalité se répètent, obéissant à des règles immuables et donc nécessaires. C’est un postulat fondamental de la science classique, jusqu’à Einstein, qui en appelait à un Dieu dont « il disait qu’il n’était pas malhonnête, qu’il jouait franc-jeu, qu’il ne changeait pas la règle du jeu au cours de la partie qu’il mène avec l’humanité3. »
7Le principe causal requiert donc à la fois la complétude et la consistance du système signifiant. Tel est le « problème [qui] se posait à Descartes », affirme Lacan, avant de poursuivre : « Or, ce problème est aujourd’hui totalement déplacé, du fait qu’il n’y a pas au champ de l’Autre possibilité d’entière consistance du discours4. » Il fait sans doute allusion au fameux théorème de Gödel, sur lequel il reviendra d’ailleurs dans son séminaire quelques semaines plus tard. En 1931, Kurt Gödel publie un court article qui a fait date dans l’histoire de la logique et des mathématiques. Comme le soulignent Ernest Nagel et James R. Newman dans leur commentaire de cet article, l’époque est fascinée par la pensée axomiatique : il s’agit d’« admettre sans démonstration certaines propositions à titre d’axiomes » et d’en dériver « toutes les autres propositions du système en tant que théorèmes5 ». La géométrie, discipline déductive, apparaît de ce point de vue comme un modèle tant elle a débouché sur des résultats probants. « Il était donc naturel de se demander si l’on ne pourrait pas établir sur des fondements axiomatiques sûrs d’autres branches de la pensée que la géométrie6. » Gödel se penche sur les « systèmes formels les plus complets établis jusqu’à ce jour7 ». « On pourrait, précise-t-il, supposer que ces axiomes et règles d’inférence suffisent pour décider de toute question mathématique qui pourrait s’exprimer formellement dans ces systèmes8 » – ce qui revient à supposer que ces systèmes sont complets (les règles valent pour tous les éléments du système) et consistants (elles permettent de distinguer les énoncés recevables et les énoncés irrecevables). Or, il va, au contraire, démontrer mathématiquement l’invalidité de cette supposition au travers de son célèbre théorème, qui est, à vrai dire, double : d’une part, « dans tout système formel consistant contenant une théorie des nombres finitaires relativement développée, il existe des propositions indécidables » ; d’autre part, « la consistance d’un tel système ne saurait être démontrée à l’intérieur de ce système9. »
8Gödel livre ainsi l’épure logique d’une impasse mathématique qui, comme le note Lacan, conduit à « une restructuration de la science sur des fondements probabilistes10 ». Lacan lui-même exporte cette conclusion vers d’autres systèmes, considérant que ce qui vaut pour les langages formels vaut, a fortiori, pour tous les langages. C’est une nouvelle configuration discursive qui s’affirme alors, au-delà du seul domaine des sciences mathématiques, configuration dans laquelle « le sujet en quête de consistance de la vérité, qu’il ne trouve pas en lui-même, échouera aussi bien à la trouver dans l’Autre11 ». Chez Rotrou, la référence à un Autre, quel qu’il soit, est structurante : elle seule offre un ancrage au discours du sujet, le situe dans le « champ de la vérité » et lui ouvre donc l’accès à la causalité. Ce postulat semble devenu inopérant dans les dramaturgies expérimentales de l’entre-deux-guerres. Dans Le Cocu magnifique de Crommelynck, par exemple, la demande que Bruno adresse à Stella – au moment où, devenu subitement jaloux, il cherche à savoir si cette jalousie est ou non fondée, causée – s’annule elle-même : « Dis-moi quelque chose que tu ne puisses me dire12. » Cette injonction paradoxale, à laquelle il est strictement impossible de répondre, voue Bruno à l’aporie : tout aveu que lui fera Stella sonnera, du fait même de le dire, comme un mensonge ; c’est l’accès même à la vérité qui s’en trouve forclos, le système n’étant ni consistant ni complet, rendant tout dénouement impossible. Même dans Le Soulier de satin de Claudel, pourtant porté par la croyance en la toute-puissance de Dieu, la question se dédouble. À en croire le Père jésuite, frère de Rodrigue, le périple de celui-ci, aussi tortueux puisse-t-il paraître, trouvera sa consistance dans le Ciel : « Dieu écrit droit avec des lignes courbes », comme le dit un proverbe portugais que Claudel cite en exergue de sa pièce. Mais à ce principe de composition, qui rappelle Rotrou, l’écriture de Claudel résiste, l’emportant dans les méandres de l’incomplétude : la quatrième journée du Soulier de satin ne dénoue rien du tout ; elle met en scène un autre Rodrigue, qui a perdu une jambe et qui se livre à la pratique de son art dans un monde désormais sans limite, qu’il ne pourra jamais conquérir, dont il ne connaîtra jamais le « dernier mot13 ».
9Mon hypothèse est que cette nouvelle configuration discursive, marquée par les principes d’inconsistance et d’incomplétude, a des répercussions dramaturgiques majeures, portant notamment sur la catégorie de l’action, dans sa relation à la causalité, et donc sur la dialectique du hasard et de la nécessité. Elle ne revient pas à abolir toute causalité, mais elle inscrit l’humain dans un univers infini et donc « intotalisable » ; elle engendre dès lors une nouvelle logique du discours, et donc du drame, dont la consistance n’est pas garantie et dont l’incomplétude est actée. Comment cette nouvelle logique de discours s’incarne-t-elle dans les dramaturgies des xxe et xxie siècles ? quelles réponses, réactions voire stratégies suscite-t-elle ? Tel est l’enjeu de mes recherches actuelles. Dans le cadre de cet exposé, je voudrais me pencher sur l’exemple de Jean Genet et sur la réponse dramaturgique remarquable qu’il invente pour prendre en compte le problème de l’incomplétude, réponse qui apparaît de manière particulièrement nette dans Les Nègres14, pièce créée au théâtre de Lutèce le 28 octobre 1959, dans une mise en scène de Roger Blin, des décors et des costumes d’André Acquart.
Jean Genet, une dramaturgie asymptotique
10À l’ouverture du rideau, « quatre Nègres […] et quatre Négresses » (p. 478), en habit de cérémonie (sauf l’un d’eux, on comprendra pourquoi ensuite), « dansent autour [d’un] catafalque une sorte de menuet sur un air de Mozart, qu’ils sifflent et fredonnent » (p. 478). C’est le début d’un spectacle, qui est très explicitement adressé à la Cour (composée de dignitaires blancs joués par des Noirs, installée sur une plate-forme surélevée) et au public. Ce spectacle, c’est le meurtre d’une Blanche, allégorie du meurtre de la civilisation occidentale, de l’oppresseur colonial. Il débouchera sur le jugement, par la Cour, de son assassin. La pièce est présentée, via le sous-titre générique, comme une « clownerie », mais elle obéit également au modèle de la cérémonie, cher à Jean Genet depuis Les Bonnes. « Ce soir encore nous sommes venus travailler à votre chagrin » (p. 480, je souligne), précise ainsi Archibald, l’un des comédiens qui est aussi le maître de ce rituel qui se répète de jour en jour, et dont il garantit l’exact déroulement.
11Comment définir l’enjeu d’une telle construction dramatique, apparemment si ambivalente ? La situation de base et les innombrables clichés racistes qu’elle génère confèrent à la pièce une portée satirique manifeste et expliquent les très vives réactions qu’elle a suscitées au moment de sa création, dans le contexte des décolonisations. Mais on pourrait considérer aussi que l’action, construite comme la répétition à l’identique d’un rituel immuable, conduit à reconnaître le maintien, voire la consolidation de l’ordre établi, colonial, ce que soutient d’ailleurs explicitement le Juge : « Vous nous avez promis la représentation du crime afin de mériter votre condamnation » (p. 487-488) ? Ce que semble corroborer la structure cyclique de la pièce, la situation finale répétant la situation initiale, entérinant de la sorte le caractère immuable d’un ordre où les maîtres restent les maîtres et les larbins, des larbins. Pour résoudre ces apparentes contradictions, il faut repérer la perspective – radicale – adoptée par Genet : si, d’une certaine manière, il tourne en dérision les demandes explicites des Noirs (en présentant la cérémonie comme une « clownerie »), c’est pour focaliser toute l’attention sur la structure du discours colonial, plus précisément, sur le signifiant premier qui le supporte, lui confère sa validité. Abordée sous cet angle, la pièce ne confine pas à la répétition cyclique d’une situation immuable : aussi factice soit-elle, la cérémonie débouche au contraire sur une transformation de la situation initiale, caractéristique de la dramaturgie de Genet. L’analyse de cette construction complexe devrait permettre d’en cerner l’enjeu.
12Dans le théâtre de Genet, l’action – et le système de causalité sur lequel elle se fonde – n’est donc pas abolie, mais bien rapportée – strictement – au registre du signifiant. L’épigraphe des Nègres le signale d’entrée de jeu : « Un soir un comédien me demanda d’écrire une pièce qui serait jouée par des Noirs. Mais, qu’est-ce que c’est donc un Noir ? Et d’abord, c’est de quelle couleur ? » (p. 475) À la demande de ce comédien (il s’agit de Raymond Rouleau), Genet répond par une question qui relève de la philosophie du langage : la catégorie du noir ne va pas de soi parce qu’elle n’opère pas comme un signe désignant une chose ou une caractéristique, une substance ou un prédicat. Quelle est sa nature alors ? La réponse de Genet, c’est le dispositif même de la pièce qui l’apporte, ce dispositif démontrant que la catégorie du noir opère, non comme un signe, mais comme un signifiant, dont la valeur est différentielle. Très pointilleux, Genet insiste : « Cette pièce, je le répète, écrite par un Blanc, est destinée à un public de Blancs » (p. 475) tout en étant jouée par des Noirs – et ce dispositif structure toute la pièce : c’est un rituel auquel tous, Noirs et Blancs, participent, dès lors qu’ils ne se définissent que les uns par les autres, par différenciation signifiante.
13Cette interdépendance essentielle structure toute l’action des Nègres, puisque le spectacle offert par les Noirs est, comme cela apparaît dès la scène d’exposition, conçu à destination des Blancs et à partir de leurs références (leur décor, leur musique, leur mode de vie, etc.), ceux-ci assistant à ce rituel dans le but d’affirmer, jour après jour, leur suprématie. Ce que nous savons de la genèse de la pièce est tout à fait significatif de ce point de vue. D’une part, Genet a évoqué à plusieurs reprises un film qui l’a marqué : Les Maîtres fous, de Jean Rouch (1955)15. Comme le soulignent Michel Corvin et Albert Dichy, les noms des personnages noirs en sont d’ailleurs inspirés. Il s’agit d’un documentaire ethnographique consacré à des rituels pratiqués au Ghana, au cours desquels les officiants entrent en extase et endossent alors des rôles de « Maîtres fous ». Ce qui ne manque pas de surprendre dans ce film, c’est qu’on s’attendrait à ce que l’extase les relie à leurs ancêtres, à leurs traditions, à leur culture propre. Or, il n’en est rien : elle les conduit à incarner les maîtres, les colons, le rituel exhibant somme toute l’aliénation inhérente à toute identification, comme si une culture propre ne pouvait se définir que différentiellement. D’autre part, les six versions de la pièce que nous connaissons16 rendent bien compte du travail d’écriture de Genet visant à souligner la valeur toute particulière de cette confrontation entre les Noirs et la Cour : au fil des versions, les protagonistes apparaissent de moins en moins comme des semblables et de plus en plus comme des figures (comme c’était le cas dans Le Balcon), c’est-à-dire de pures incarnations des fonctions ou des positions symboliques qu’ils représentent. Ce travail d’épure le conduira par exemple, dans la troisième version, mystérieusement intitulée Foot-ball, à suggérer que les personnages doivent être entendus comme des emblèmes nationaux (il abandonnera ensuite cette métaphore, sans doute trop explicite et univoque).
14Genet déplace donc radicalement l’analyse de la question noire et de l’ordre colonial au niveau du signifiant, qui est, à ses yeux, celui du théâtre, comme le souligne la référence au modèle de la cérémonie. Sur scène, les comédiens n’opèrent pas comme des signes, faisant référence à une réalité qu’ils représenteraient, mais bien comme des signifiants, formant système. Certes, le bon déroulement du rituel semble dépendre d’un acte réel, qui se joue en coulisses, et dont Ville de Saint-Nazaire, le seul Noir qui n’a pas revêtu d’habit de cérémonie, est le rapporteur. Archibald lui-même fait miroiter l’hypothèse réaliste : ce rituel, tout symbolique soit-il, ne peut faire l’économie du meurtre réel et de l’accumulation de cadavres qu’il implique : il faut « à chaque séance un cadavre frais » (p. 485). D’où l’inquiétude de la Reine : « Et… et… s’ils étaient… s’ils étaient réellement noirs ? Et même, s’ils étaient vivants ? » (p. 525). Mais, par un renversement fréquent chez Genet, la théâtralité finira par prendre le dessus lorsque la Cour découvrira que le drap du catafalque ne recouvre rien : non seulement « il n’y avait personne dans la caisse », mais en plus « il n’y avait pas de caisse non plus » (p. 527). La cérémonie était donc une « clownerie », mais cela n’atténue en rien la gravité du crime, bien au contraire :
Le Juge : Mais qu’on ne s’y trompe pas : un mort, deux morts, un bataillon, une levée en masse de morts, on s’en remettra, s’il faut ça pour nous venger ; mais pas de mort du tout, cela pourrait nous tuer. (p. 527)
15Le Juge situe ici la portée politique de la cérémonie, aussi symbolique soit-elle. Archibald le soulignera également peu après : « Mais peut-être soupçonne-t-on ce que peut dissimuler cette architecture de vide et de mots » (p. 541). Telle est l’ambivalence du jeu : il ne célèbre pas l’illusion, la fuite dans l’imaginaire ; il analyse l’ordre colonial dans ce qui le constitue. Tous en sont bien conscients : ce que cette comédie dévoile, c’est la logique qui préside à la réalité et que celle-ci masque. « Quittée cette scène, nous sommes mêlés à votre vie : je suis cuisinier, madame est lingère, monsieur étudie la médecine […] », constate Archibald (p. 482). Autrement dit, Blancs et Nègres sont des signifiants interdépendants, formant système, et tel est le fondement le plus puissant du discours colonial (auquel Genet fait sans cesse allusion, dénonçant satiriquement les mécanismes de domination comme les clichés racistes les plus grotesques), telle est l’aliénation suprême, parce qu’elle est structurelle.
16La question se pose alors de savoir si le jeu, la comédie, permet de déplacer cette donnée de structure, d’échapper à son emprise ? Autrement dit, le meurtre qu’il s’agit de commettre, ce n’est pas celui d’une Blanche quelconque, d’une semblable (et au travers d’elle d’une nation et d’une civilisation honnies) ; c’est celui d’une idée et, plus précisément, d’un signifiant : ce que toutes les composantes de la pièce soulignent avec une rigueur sans défaut. Or, s’il n’est pas très difficile de tuer son semblable, comment tuer un signifiant ?
Comment tuer un signifiant ?
17C’est toute la difficulté de l’entreprise à laquelle se livrent les Nègres, d’autant qu’il faut tenir compte d’une asymétrie entre les positions des uns et des autres : comme le souligne le Missionnaire, « Dieu est blanc, il mange sur une nappe blanche, il essuie sa bouche blanche avec une serviette blanche, il pique la viande blanche avec une fourchette blanche. (Un temps.) Il regarde tomber la neige. » (p. 487) La véritable domination des Blancs tient à cette position causale qu’ils sont parvenus à occuper, celle du S1, du premier signifiant. L’ordre colonial découle de cette primauté signifiante. C’est du moins la place que les Noirs confèrent aux Blancs : comme le souligne le dispositif mis en place par Genet, les Blancs sont dans la salle (il en faut au moins un pour que la pièce puisse être représentée) et le point de vue porté en scène est bien celui des Noirs. La Cour est certes composée de dignitaires blancs, mais ils sont joués par des comédiens noirs, masqués (d’« un visage de Blanc posé de telle façon qu’on voie une large bande noire autour, et même les cheveux crépus », p. 478-479), qui se démasqueront d’ailleurs. Autrement dit, la cérémonie est sertie dans l’écrin d’une comédie conçue par les Noirs, qui livre une projection fantasmée des Blancs.
18La comédie reçoit donc une fonction précise : l’initiative est aux Noirs, qui veulent, au travers du jeu, analyser la nature et les causes de la domination coloniale, pour parvenir peut-être à transformer la situation initiale. La plus grande rigueur est de mise, dont Archibald se fait le garant. À Village, qui évoque son père, il rétorque :
Archibald, l’interrompant : Votre père ? N’utilisez plus ce mot. En le prononçant il vient de passer dans votre voix, monsieur, comme un tendre sentiment.
Village : Et comment me conseillez-vous d’appeler le mâle qui engrossa la Négresse de qui je suis né ?
Archibald : Je m’en fous. Faites ce que vous pourrez. Inventez, sinon des mots, des phrases qui coupent au lieu de lier. Inventez non l’amour, mais la haine, et faites donc de la poésie, puisque c’est le seul domaine qu’il nous soit permis d’exploiter. Pour leur divertissement ? (Il indique le public.) Nous verrons. (p. 488)
19Archibald réfute explicitement toutes les fonctions traditionnellement reconnues au jeu : il ne s’agit pas de se divertir ni de complaire aux maîtres ; il ne s’agit pas non plus de s’identifier, dans le registre de l’imaginaire, à son personnage ou de susciter une quelconque empathie. Tout rapport de type personnel (au petit autre, au semblable) est épuré, éliminé, de façon à ce que tout se joue dans le seul registre symbolique du signifiant, au lieu de l’Autre. En témoignent l’appel à la haine (la haine de l’Autre, alors que l’amour est amour du semblable) et la tension constante entre Village et Neige, celle-ci lui reprochant ses sentiments ambivalents à l’égard de la Blanche : « Dans votre haine pour elle il entrait un peu de désir, donc d’amour. » (p. 483). C’est pourquoi le combat relève de la poésie : il s’agit d’échapper aux approximations imaginaires pour remonter vers le point fondateur de la chaîne signifiante.
20Telle est la logique singulière du théâtre de Genet. Dans Le Balcon, par exemple, des petits-bourgeois viennent endosser le rôle de figures civilisationnelles dans ce même but exclusif : celui qui, dans ce bordel symbolique, joue l’Évêque n’entend ni faire l’épreuve intérieure, émotionnelle, du « mode d’être » (p. 268) épiscopal (en agissant pieusement, par exemple) ni jouir du prestige de la fonction ; il ne vise rien d’autre que la « dignité définitive » (p. 268) du signifiant « Évêque », se faisant, le temps de ce petit rituel, comme tous les évêques qui l’ont précédé, le représentant du premier évêque, immémorial17. De la même manière, pour les Nègres, il s’agit, non de prétendre échapper, illusoirement, au discours colonial, mais d’interroger ce signifiant qui les désigne en remontant vers sa cause : ce premier Nègre, déjà un signifiant, dont découleraient tous les autres. Mouvement de remontée que désigne Archibald dans cette réplique fameuse : « Nous sommes sur cette scène semblables à des coupables qui, en prison, joueraient à être coupables. » (p. 495) L’enjeu d’une telle remontée – on le comprend peu à peu – est d’atteindre, par contrecoup, le signifiant Blanc lui-même, pour le faire tomber de son piédestal. Genet distingue cette fonction très précise du rituel en l’opposant à d’autres voies, qui sont systématiquement dénoncées par Archibald : le souci de la conciliation, représenté par Diouf, qui imagine par exemple de teindre l’hostie (« Une hostie grise… […] Blanche d’un côté, noire de l’autre ? », p. 492), ou l’auto-identification (c’est la position soutenue par Village, qui prône le réalisme, l’authenticité des sentiments, l’affirmation de soi, mais Village sera ramené à la représentation par les Blancs qui le regardent, démontrant qu’il est illusoire de prétendre échapper à l’emprise du regard de l’Autre, c’est-à-dire de ses signifiants).
21Réfuter la primauté du signifiant Blanc, le déloger de cette position causale, tel est bien l’enjeu de la suite du rituel. La cérémonie débute par la « litanie des Blêmes », parodie inversée des litanies de la Vierge : les insultes de Neige comme la danse obscène de Bobo relèvent de la logique du blasphème ; il s’agit bien d’atteindre l’Autre dans son principe en souillant l’idéal (le S1) qui le supporte. Suit le récit du meurtre de la Blanche, celle-ci étant jouée par Diouf, le vicaire : Village raconte et s’identifie progressivement à son rôle, entrant dans une sorte de transe, mais, comme dans le film de Jean Rouch, la transe ne reconduit pas vers les racines, les coutumes ancestrales ; adressée aux Blancs, à la Cour, mais aussi au public (Genet prévoit d’ailleurs à ce moment de faire monter sur scène un spectateur, p. 511-513), elle vise le même S1, Village faisant de la Blanche une figure de la France éternelle, jouant du piano, tricotant « des passe-montagnes, pour les petits ramoneurs » (p. 512), une nouvelle Jeanne d’Arc. Si bien que le rituel débouche logiquement sur l’accouchement grotesque par Diouf-La Blanche de poupées représentant les différentes figures de la Cour, y compris la Reine, toutes enfantées par ce signifiant fondateur. Genet, on le voit, ne lâche pas son fil et sa démonstration semble imparable : ce qu’il révèle, c’est que, comme le blasphème, la mise à mort ne fait que renforcer l’idéalisation du signifiant premier, garant de la causalité, qu’elle le rend d’autant plus aliénant.
Échapper à l’universel de la Loi
22Cette impasse va donner lieu à un tour d’écrou supplémentaire : c’est le temps logique suivant dans la construction de l’action. Le meurtre de la Blanche accompli, c’est à la Cour de prendre le relais. Diouf, qui incarnait la Blanche, se retrouve au royaume des morts, sur l’estrade qu’occupait auparavant la Cour. C’est le lieu de l’Autre, de la « dignité définitive » dont parlait l’Évêque du Balcon, le lieu où le sujet s’identifie au pur signifiant de son être (qu’on songe à la fonction de l’épitaphe) et où la vérité se dévoile. « Et je connais peut-être la vision de Dieu », s’étonne Diouf (p. 521), avant de préciser :
Je ne comprends plus rien à nos préoccupations. Des rapports nouveaux s’établissent avec les choses, et ces choses deviennent nécessaires. (Pensif.) C’est en effet une très curieuse nouveauté, la nécessité. L’harmonie me ravissait. J’avais quitté le règne de la gratuité où je vous voyais gesticuler. (p. 522)
23La comédie donnée par les Noirs conduit ainsi à une transformation des rapports entre les parties : Diouf est placé en position de garant par la comédie et c’est en son nom que la Cour va être amenée à juger le meurtre commis, ce qui a pour effet de la déloger de sa position de surplomb. Ainsi, Genet fait réapparaître les dignitaires sur scène, ivres comme des coloniaux prenant violemment possession de terres, l’exercice de la fonction s’avérant incompatible avec la « dignité définitive » (c’est une constante chez Genet, du Balcon aux Paravents).
24Le procès commence, mais à quelle loi se référer pour aborder un crime commis et jugé en terre africaine ? La Cour, bien que ramenée sur la scène du monde, entend bien conserver sa suprématie et donc juger à l’aune d’une loi universelle, la loi occidentale, bien sûr : le Juge en appelle aux articles de la loi française (« J’ai des textes fortiches, calés, serrés », p. 527) ; le Gouverneur, aux supplices occidentaux (« abandon dans les neiges éternelles de nos glaciers indomptés, escopette corse, poing américain », p. 528) ; le Missionnaire demande l’absolution au nom du saint baptême ; le Valet, défenseur des critères esthétiques et érotiques, va dans le même sens au nom de la beauté noire qui « sait égaler la nôtre » (p. 527). À l’opposé, Archibald les met en garde, au nom de la nature africaine indomptable (p. 528). Le face à face débouche sur le combat allégorique des deux races. La Reine et Félicité s’engagent dans un duel oratoire qui semble voué à l’impasse, tant chacune prétend remonter le long de la chaîne signifiante, dans un mouvement de renvoi potentiellement infini :
Félicité : Si tu es toute mort, qu’as-tu donc à me reprocher de te tuer ?
La reine : Et si je suis morte, qu’as-tu à me tuer sans cesse, à m’assassiner à l’infini dans ma couleur ? Mon sublime cadavre, mais qui bouge encore – ne te suffit-il pas ? Il te faut le cadavre du cadavre ? […]
Félicité : J’aurai le cadavre du fantôme de ton cadavre. (p. 529)
25La joute conduit pourtant au renversement de la relation, Félicité parvenant à récuser la primauté que la Reine tente à toute force de maintenir : sa royauté était première, éclatant en pleine lumière quand l’Afrique vivait encore dans la nuit – à quoi Félicité rétorque :
Au-delà de cette nuit foudroyée, fragmentée en millions de Noirs tombés dans la jungle, nous étions la Nuit en personne. Non celle qui est absence de lumière, mais la mère généreuse et terrible qui contient la lumière et les actes. (p. 530)
26La nuit, le jour : la paire signifiante primordiale. La Reine reste à quia, car qui peut encore, au terme de cette épure patiemment orchestrée par Genet, prétendre à la primauté ? Ce que la cérémonie aura célébré, c’est que l’origine, c’est la division signifiante elle-même, renvoyant Noirs et Blancs dos à dos. De soir en soir, il s’agit donc, non de dévoiler une vérité ultime garantie par l’Autre supposé savoir, mais bien de démontrer l’imposture de ceux qui prétendent occuper cette position (c’est pourquoi la cérémonie est aussi une comédie), tout en affirmant la solidarité essentielle qui réunit tous ceux qui participent à la comédie humaine, dès lors qu’ils ont tous à faire l’épreuve de la même incomplétude.
Conclusion
27Dans Les Nègres, Genet confronte le spectateur blanc à une épure de l’ordre colonial, envisagé dans sa structure signifiante ; il en dévoile l’incomplétude indépassable et, par conséquent, le caractère infondé. Cette opération de démasquage engendre une crise de la causalité dès lors que manque ce signifiant fondateur qui lui donnerait son ancrage. Genet prend donc acte de la nouvelle configuration discursive postulée par Gödel et Lacan.
28Au plan dramaturgique, cette crise de la causalité ne pouvait que se répercuter sur la catégorie de l’action, sans nécessairement l’invalider. Genet invente sur ce plan une réponse tout à fait singulière, qui me semble pouvoir être formulée par la métaphore de l’asymptote. L’apparence cyclique de la pièce ne doit pas nous empêcher de reconnaître qu’elle obéit à un mouvement précis, épousant, comme j’ai essayé de le montrer, celui d’une remontée vers le signifiant premier. Cette remontée s’avère potentiellement infinie, mais elle tend pourtant vers une résolution, un dénouement : chaque soir, on passe d’une comédie donnée par des larbins à leurs maîtres, à un conflit, qui débouche sur une révélation18, à savoir que ce S1 manque.
29La portée politique de ce théâtre découle de cette dramaturgie à laquelle Genet se tient rigoureusement. S’il n’a jamais accepté de défendre quelque cause que ce soit par son théâtre, il en a fait un puissant levier d’analyse politique. Ce qu’il suggère, à mon sens, au travers de ce curieux personnage nommé Ville de Saint-Nazaire : celui-ci peut paraître inutile, voire intempestif tant il résiste à cette focalisation de l’action sur l’ordre symbolique. Interface entre la scène et le dehors, il joue pourtant un rôle essentiel, rappelant au spectateur que, pendant que la comédie se poursuit, qui interroge l’ordre symbolique colonial, en coulisse, hors représentation, on mesure les effets de cet ordre dans le réel. C’est dire si la dramaturgie de Genet n’est pas réductible à une pure dispute intellectuelle.
1 Pierre Piret, Le Chant du signe. Dramaturgies expérimentales de l’entre-deux-guerres, Strasbourg, Éditions Circé, coll. « Penser le théâtre », 2024.
2 Jacques Lacan, Le Séminaire. Livre XVI : D’un Autre à l’autre (1968-1969), texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, coll. « Le champ freudien », 2006, p. 24.
3 Jacques-Alain Miller, « Une lecture du Séminaire D’un Autre à l’autre », La Cause freudienne, no 64, octobre 2006, p. 138.
4 Jacques Lacan, op. cit., p. 24.
5 Ernest Nagel, James R. Newman, Kurt Gödel, Jean-Yves Girard, Le Théorème de Gödel, traductions de l’anglais et de l’allemand par Jean-Baptiste Scherrer, Paris Seuil, coll. « Points », 1989, p. 18.
6 Ibid., p. 19.
7 Ibid., p. 107.
8 Ibid., p. 108.
9 Ibid., p. 10-11.
10 Jacques Lacan, op. cit., p. 281.
11 Jacques-Alain Miller, op. cit., p. 142.
12 Fernand Crommelynck, Le Cocu magnifique, repris dans Théâtre, I, Paris, Gallimard, 1967, p. 45.
13 « Un mot, et je reste avec toi. Un seul mot, est-il si difficile à dire ? Un seul mot et je reste avec toi. » (Le Soulier de satin, III, 13)
14 Pièce reprise dans Jean Genet, Théâtre complet, édition présentée, établie et annotée par Michel Corvin et Albert Dichy, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2002, p. 471-542. Toutes les références seront prises dans cette édition.
15 Le film est disponible sur Youtube.
16 Voir la notice très détaillée consacrée au texte dans l’édition de la Pléiade.
17 Je me permets de renvoyer à mon article : « Radiographie d’une mutation : photographie et politique chez Jean Genet », dans La Littérature à l’ère de la reproductibilité technique. Réponses littéraires au nouveau dispositif représentatif créé par les médias modernes. Penser la représentation I, actes du colloque de Louvain-la-Neuve, textes réunis par Pierre Piret, Paris, L’Harmattan, coll. « Champs visuels », 2007, p. 180-202.
18 Genet y insiste : la possibilité qu’il y ait du nouveau ce soir est à plusieurs reprises évoquée.
© Publications numériques du CÉRÉdI, « Actes de colloques et journées d’étude »,
URL : https://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/1965.html.
Quelques mots à propos de : Pierre Piret
Université Catholique de Louvain