L’hérédité et son contraire : images de la fatalité moderne dans le théâtre symboliste

Ariane Murphy


Texte intégral

1Dans son essai mi-philosophique mi-biologique qui porte le titre de ce colloque, Le Hasard et la Nécessité, Jacques Monod développe un concept nouveau, celui de « téléonomie », afin d’éviter celui de « téléologie1 », et il en fait la spécificité du vivant. Il permet d’expliquer le paradoxe de l’évolution selon Darwin, à la fois purement accidentelle et orientée. Premièrement, le vivant est orienté par un projet, « l’évolution, le raffinement progressif de structures », mais il n’obéit pas à une intention. Deuxièmement, chaque variation est le fruit du hasard. Le destin du vivant est un destin aveugle et sans divinité aux commandes. Bien sûr Darwin, et Monod dans cet essai, réfléchissaient à partir de l’espèce et non de l’individu, mais Jacques Monod est généticien, et les règles de la transmission génétique, soumise à l’invariance de la reproduction, mais opérant des mutations aléatoires, sont plus largement valables. Dans la deuxième moitié du xixe siècle, l’« hérédité congénitale », ancêtre de la génétique, a rebattu les cartes dans les rôles attribués au hasard et à la nécessité. Le théâtre ne peut échapper à cette rupture épistémologique qui semble plonger l’homme dans un déterminisme plus implacable encore que la fatalité antique, et bien plus arbitraire.

L’hérédité des symbolistes

2Au tournant du siècle, le théâtre naturaliste s’empare de cette question. Plus surprenante est l’utilisation qu’en font les dramaturges symbolistes. En effet, si les symbolistes sont difficiles à regrouper derrière un programme commun, ce qui les unit en revanche est bien le rejet du matérialisme et de ses expressions littéraires. Pourtant, les premiers drames modernes de cette période que Jean-Pierre Sarrazac nomme le carrefour « naturalo-symboliste » ont plus de points communs que les symbolistes voudraient le faire croire2.

3Maeterlinck, Yeats et Hofmannsthal, que l’on a pu classer parmi les symbolistes – de manière consensuelle pour Maeterlinck, pour une partie de leur œuvre pour les deux autres, mais dans tous les cas malgré eux – ont chacun mené une quête pour rétablir le mystère perdu dans une conception positiviste du monde. La science a beau être devenue suspecte, tous trois cherchent à l’intégrer à leur conception mystique du monde, suivant le syncrétisme en pratique au tournant du siècle. Les trois auteurs se tiennent donc informés des découvertes scientifiques de leur temps. Hofmannsthal adresse ainsi sa « Lettre de Lors Chandos » à Francis Bacon, le père de l’empirisme, dont il était un lecteur attentif3. Yeats a reçu très tôt de son père des leçons sur Darwin et, à la fin de sa vie, il se plonge dans les théories eugénistes, en vogue depuis la fin xixe siècle4. Enfin, Maeterlinck, dans la seconde partie de sa vie, se consacre essentiellement à ses études d’éthologie, comme La Vie des Abeilles, avec des succès de publications supérieurs encore à ses pièces les plus connues. Maeterlinck imagine ainsi que la science pourrait prendre la place de la fatalité antique :

On peut affirmer que le poète qui trouverait aujourd’hui, dans les sciences matérielles, dans l’inconnu qui nous environne, ou dans notre propre cœur, l’équivalent de la fatalité antique, c’est-à-dire une force de prédestination aussi irrésistible, aussi universellement admise, écrirait à coup sûr un chef-d’œuvre.

4Mais il se corrige aussitôt :

Il est vrai qu’il aurait probablement trouvé en même temps le mot de la grande énigme qui nous dévore, et que, par conséquent, cette supposition ne se réalisera pas de sitôt5.

5L’œuvre philosophique de Maeterlinck tout entière est ponctuée de questionnements et de revirements sur la capacité de la science à percer le mystère, qui est d’abord chez Maeterlinck le mystère du déterminisme pesant sur l’homme. Il ne cesse de tenter de la réconcilier à sa pensée mystique6. Or, l’hérédité se prête facilement à cette tentative puisqu’elle est « l’une des grandes énigmes théoriques des sciences de la vie7 » au xixe siècle, et que les débuts de la génétique au début du siècle suivant ne peuvent pas encore permettre d’éclaircir le mystère. Ce n’est pas pour rien que Maeterlinck, Yeats et Hofmannsthal sauvent Ibsen du dédain qu’ils portent à tout le théâtre réaliste. Chez Ibsen, l’hérédité acquiert la puissance du destin de la tragédie : son œuvre n’est pas une analyse quasi scientifique des effets de l’hérédité à l’image d’un Zola, ni la transposition philosophique de la théorie de l’évolution à la manière d’un George Bernard Shaw8, mais bien la révélation d’une puissance mystérieuse que l’on ne peut justement pas expliquer par un discours rationnel, scientifique ou philosophique. Maeterlinck présente l’hérédité comme un des visages possibles de ce qui est à jamais indicible, invisible et inconnaissable :

Hérédité, volonté, destinée, tout se mêle bruyamment dans notre âme ; mais malgré tout et au-dessus de tout c’est l’étoile silencieuse qui règne. On met des étiquettes provisoires sur les vases monstrueux qui contiennent l’invisible ; et les mots ne disent presque rien de ce qu’il faudrait dire. L’hérédité ou le destin lui-même n’est qu’un rayon perdu de cette étoile dans la nuit mystérieuse9.

6En deçà donc du mystère qu’elle ne peut jamais manifester complètement, l’hérédité a l’avantage de posséder des caractéristiques communes avec la fatalité. L’essai intitulé « L’Étoile » dans Le Trésor des humbles se présente comme un programme pour une nouvelle forme de fatalité :

Au temps des grands tragiques de l’ère nouvelle, au temps de Shakespeare, de Racine et de ceux qui les suivent, on croit que les malheurs viennent tous des passions diverses de notre cœur. La catastrophe ne flotte pas entre deux mondes : elle vient d’ici pour aller là ; et l’on sait d’où elle sort. L’homme est toujours le maître. Au temps des Grecs il l’était beaucoup moins, et la fatalité régnait sur les hauteurs. Mais elle était inaccessible et nul n’osait l’interroger. Aujourd’hui, c’est elle qu’on interpelle, et c’est peut-être là le grand signe qui marque le théâtre nouveau. On ne s’arrête plus aux effets du malheur, mais au malheur lui-même, et l’on veut savoir son essence et ses lois10.

7Or l’hérédité possède toutes les caractéristiques de la nouvelle fatalité symboliste. D’un côté, l’hérédité est une force déterministe qui permet d’en finir enfin avec la tragédie classique où l’homme est toujours le maître. De l’autre, l’hérédité est sans intention et se sert du hasard. Elle permet de renverser exactement la formule critique adressée au théâtre classique : elle ne vient pas d’ici pour aller là ; et l’on ne sait pas d’où elle sort. Enfin, elle n’est pas si « inaccessible » que la fatalité antique, puisqu’elle est immanente : au lieu de « régn[er] sur les hauteurs », le déterminisme devient humain. Le théâtre des symbolistes doit servir de révélateur de l’action de l’étoile sur la vie des hommes : à la fois déterminante et aléatoire. Alors, il s’agit d’observer comment l’étoile quand elle prend la forme de l’hérédité affecte la dramaturgie et en particulier le traitement du personnage.

8Quatre œuvres tardives de Maeterlinck, d’Hofmannsthal et de Yeats présentent des fables centrées sur l’hérédité : les deux premières œuvres de la trilogie des enfants de Maeterlinck, L’Oiseau bleu, représentée au théâtre d’art de Moscou en septembre 1908 et Les Fiançailles (The Bethrowal), représentée à New York en novembre 1918, publiée en France en 192211 ; Die Frau ohne Schatten (La Femme sans ombre), livret de l’opéra de Richard Strauss, représenté à l’Opéra d’État de Vienne en octobre 1919 ; Purgatory (Le Purgatoire), représentée à l’Abbey Theatre de Dublin en août 1938.

9Qu’elles soient toutes des œuvres tardives dans la carrière de leur auteur n’est pas fortuit. Tous trois ont eu un cheminement philosophique similaire qui les a conduits à convertir le mysticisme des premières œuvres en une pensée recentrée sur l’homme et la matière. Cependant dans la pensée de ces dramaturges encore marqués par le symbolisme, le lien entre les générations est mystique, au sens où il y a une présence véritable qui permet la rencontre avec les ancêtres et les descendants, et au sens où cette manifestation est supranaturelle. Le premier point commun que nous observerons est que l’hérédité se manifeste concrètement par des figures d’ancêtres ou de descendants qui apparaissent sous forme de visions, de voix miraculeuses, ou de personnages intégrés à la fable. Ces figures à la fois intradiégétiques et extradiégétiques transcendent la fable, en exerçant des forces déterministes sur le personnage, qui en ressort transformé. Ce nouveau déterminisme de l’hérédité, plus implacable que la fatalité antique, et plus aléatoire, a aussi des conséquences sur la concaténation de la fable.

Le personnage en étau entre ses ancêtres et ses descendants

10L’originalité de Maeterlinck, d’Hofmannsthal et, dans une certaine mesure, de Yeats est de concevoir l’hérédité comme un processus bilatéral : non seulement les ancêtres exercent une influence sur leurs descendants, comme chez Zola, mais aussi les descendants sur leurs ancêtres. Mêlant l’hérédité scientifique à des conceptions ésotériques, empreintes d’hindouisme pour Maeterlinck et pour Yeats12, ils ne conçoivent pas la survie des âmes, sans son contraire : la « prévie ». Maeterlinck, dans Les Sentiers dans la montagne, postérieur aux deux fééries que nous étudions, théorise ce qu’il avait déjà mis en scène :

Mais, dira-t-on, je n’ai pas participé à cette action, à cette habitude, à ce vice que je paie aujourd’hui. Je n’ai pas été consulté, je n’ai pas eu l’occasion d’élever la voix, de retenir sur la pente fatale mon père ou mon aïeul qui se perdait. Je n’étais pas né, je n’existais pas encore. – Qu’en savons-nous ? – N’y aurait-il pas, dans l’idée que nous nous faisons de l’hérédité, une erreur fondamentale ? À l’un des bouts du fléau de la balance que nous accusons d’injustice, pend l’hérédité ; mais à l’autre bout pèse autre chose dont on n’a jamais tenu compte, car elle n’a pas encore de nom, qui est le contraire de l’hérédité, qui plonge dans l’avenir au lieu de sortir du passé et qu’on pourrait appeler la préexistence ou la prénatalité13.

11Il nous faudra revenir sur cette manière de justifier l’injustice de l’hérédité par ce qui a tout l’apparence d’une autre injustice inverse. Retenons pour le moment que l’être humain semble pris en étau entre ses ancêtres d’un côté et ses descendants de l’autre.

Maeterlinck

12Maeterlinck invente la féérie qui sera son plus grand succès mondial, L’Oiseau bleu, et sa suite, Les Fiançailles, alors même qu’il rédige ses premiers essais d’éthologie. Depuis plusieurs pièces, avant ces deux fééries que nous traitons, le ton de Maeterlinck était plus lumineux, cependant il n’avait pas trouvé de solution concrète pour remplacer la fatalité sombre qui pesait sur les premières pièces. Ces contes féériques offrent une alternative au destin dans le lien à ce que Maeterlinck nomme la « race », constituée des ancêtres et des descendants. Maeterlinck s’amuse d’ailleurs à mettre en abîme cette substitution dans Les Fiançailles. Une allégorie du destin suit le périple de Tyltyl à la recherche de sa véritable fiancée. Affectant des poses mélodramatiques et proclamant son inébranlabilité avec fougue, le destin rapetisse au cours de la pièce au point de devenir un tout petit enfant qui zézaye. Alors la Lumière explique ce remplacement : « Ce n’est pas le destin, comme disent les hommes, mais la volonté de ceux qui savent tout et ne meurent jamais14… »

13« La volonté de ceux qui savent tout et ne meurent jamais » est cette nouvelle force déterministe à l’œuvre dans la fable. Maeterlinck ne précise pas le sujet de cette « volonté ». Elle est entre la force de l’espèce, cet « l’esprit de la ruche » qu’il décrit dans La Vie des Abeilles, et l’influence concrète des ancêtres et des descendants qui sont des personnages de la pièce. Dans une scène tendre de L’Oiseau bleu, Tyltyl et Mytyl retrouvent leurs grands-parents au « pays du souvenir ». La scène du « royaume de l’avenir » est plus ambiguë. Ils y rencontrent une foule d’enfants à naître qui attendent leur tour pour descendre sur terre. Leur futur frère apprend aux enfants son arrivée en même temps qu’il leur annonce qu’il mourra d’une maladie infantile. Ils assistent aussi à la séparation d’enfants à naître qui s’aiment et ne se croiseront jamais dans leur vie. Dans Les Fiançailles, la « vaste place publique, sous une lumière élyséenne15 » du « séjour des ancêtres » où se rend Tyltyl n’a plus rien du décor intime du « pays du souvenir ». Il y rencontre non seulement ses grands-parents mais tous ses ancêtres éloignés. Dans le « séjour des enfants », Tyltyl rencontre ses six futurs enfants qui choisissent sa fiancée pour lui.

14En apparence plus joyeux, cet abandon du destin au profit de l’hérédité ne répond pourtant pas pleinement au programme optimiste que Maeterlinck affichait dans sa préface au théâtre de 1901 de « men[er] à des vérités aussi admissibles mais plus encourageantes16 ». Annamaria Laserra le reconnaissait déjà17 mais sans voir que la cause réside dans sa conception même de l’hérédité, non pas « vitalité de la matière18 », contrairement à ce qu’elle affirme, mais force déterministe tout aussi accablante. Dans les deux fééries, les êtres au-delà de la vie sont mystérieusement omniscients et immuables, alors que le personnage de Tyltyl lui-même n’est qu’hésitations et fluctuations. Le fait même que Tyltyl apparaisse à deux reprises sous deux visages complètement différents dans les deux pièces, enfant dans L’Oiseau bleu puis jeune adulte dans Les Fiançailles, lui donne une identité fluctuante, qui n’est pas plus réelle, voire moins réelle, que celle de ses grands-parents ou de ses futurs enfants.

15Bien que toute note sombre soit écartée par les personnages, ce contrôle constant des ancêtres immuables et cette toute-puissance des enfants sont pesants. Dans le Trésor des humbles, Maeterlinck désigne le présent comme écrasé entre le passé et l’avenir : « Nous sommes menés ainsi par le passé et l’avenir. Et le présent qui est notre substance tombe au fond de la mer comme une petite île que rongent sans répit deux océans irréconciliables19. »

16Contrairement à l’opinion commune, selon Maeterlinck, les êtres qui vivent en nous ne sont pas seulement liés au souvenir de parents aimés ou au souhait de futurs enfants. Il va beaucoup plus loin que ne peut remonter l’hérédité biologique. La « race » maeterlinckienne est constituée de toute une lignée depuis l’origine jusqu’à la fin des temps. Sur le ton léger de la fable, Tyltyl rencontre deux gallo-romains et des hommes de l’Âge de pierre. Le « grand-Ancêtre » sage qui les guide est un « singe avec son gros bâton20 » ! L’hérédité inscrit donc l’homme dans un temps continu par-delà la mort, qui laisse peu de place au présent lui-même. Les carnets de Maeterlinck montrent qu’il lit attentivement l’« Introduction à l’études des races humaines » dans L’Histoire générale des races humaines d’Armand de Quatrefages, fasciné par les origines de l’homme, et Fabrice van de Kerckhove note un « fantasme de régression aux origines » étonnamment conçu comme un cycle :

La fin du monde, dans les « Visions typhoïdes », est censée répéter ses commencements, en une sorte de processus circulaire : « apparition des hommes lacustres énormes sortis des mam[m]out[h]s, puis fermant le cercle des images, les hommes des premiers temps et ceux des derniers jours » (31-V-87)21.

17Le présent devient un point minuscule s’effaçant devant l’éternité des morts et des descendants.

Hofmannsthal

18Dans le livret de l’opéra La Femme sans ombre, Hofmannsthal, dont toute l’œuvre est hantée par le lien aux ancêtres et à la descendance, représente ce lien de manière beaucoup plus angoissante, en interrogeant le couple et la procréation. La fille du Roi des Esprits a épousé un empereur humain, mais comme elle n’est pas humaine, elle ne peut pas projeter d’ombre, ce qui symbolise sa stérilité. Sa nourrice la conduit chez un couple de teinturiers, pour troquer l’ombre de l’épouse insatisfaite. Contre la liberté promise par la nourrice, qui joue le rôle de tentatrice, la teinturière cède son ombre en s’engageant à ne pas avoir d’enfants. Malgré le ton très angoissant de l’opéra, le conte de fée réunit les deux couples dans un retournement final et leur promet une descendance. Nous retiendrons que le signe de la victoire et de l’amour est la fécondité.

19Pendant tout l’opéra, des chœurs d’enfants se font entendre. Ils gémissent d’abord de n’être pas désirés, puis, à la fin, célèbrent la famille. L’œuvre lyrique est frappante par la présence/absence de personnages voix, qui ne sont pas physiquement sur scène, mais qui ne cessent d’interrompre le dialogue des personnages sur scène. L’impératrice est prise en étau entre, d’un côté, l’oppressante présence invisible de son père, qu’elle ne cesse de convoquer mais qui ne se manifeste qu’indirectement par des voix de messagers, de l’autre, le chœur des enfants à naître. Ces voix qui se font entendre de part et d’autre des générations sont à la fois des manifestations physiques (par les sens) et immatérielles (puisque sans corporalité). Le lien qui unit l’être aux ancêtres et à la descendance est à la fois relation humaine et lien transcendant.

20C’est une des différences majeures avec le conte narratif de La Femme sans ombre qu’Hofmannsthal rédige après le livret de l’opéra, où l’empereur rencontre véritablement ses propres enfants à naître. Dans le conte, la scène de dîner entre le père et ses futurs enfants ressemble à la scène des Fiançailles de Maeterlinck : l’empereur confus ne cesse de poser des questions qui paraissent absurdes aux enfants puisqu’ils possèdent une vérité qu’il ne connaît pas encore : « Deine Fragen sind ungereimt, o großer Kaiser, wie eines kleinen Kindes22. » L’ordre est renversé : l’ancêtre est infantilisé et les descendants ont la préséance. Cependant, le face-à-face réel est tendre et il amoindrit la force angoissante du mystère. Il est intéressant que pour la scène, Hofmannsthal ait préféré laisser cette emprise à des voix non incarnées, soulignant le pouvoir transcendant de ces êtres à venir.

21Jean-Yves Masson insiste sur la menace provoquée par ces « inconnus » qui « échappent à toute maîtrise23 ». Bien que la fécondité soit célébrée à la fin, tout au long de la pièce, elle apparaît comme problématique. Non seulement, le renoncement à devenir mère que la teinturière doit jurer ressemble à un pacte faustien diabolique, mais l’acte de la procréation lui-même paraît menaçant. Le personnage de la teinturière est particulièrement ambigu : avant même l’arrivée de l’impératrice et donc avant la proposition du pacte faustien, elle se refuse déjà à son mari, sans qu’il ne soit donné de véritable explication. Ni le goût de la liberté, ni le désir du grand amour ne donnent une explication satisfaisante. Ce qu’elle refuse bien plutôt est le déterminisme à quoi l’engage la maternité. La fécondité paraît l’arme du destin : avoir des enfants est accepter de devenir déterminé.

22Dans un langage très proche de Maeterlinck, dans Le Poète et l’époque présente, Hofmannsthal place l’homme sous la coupe d’« étoiles » inconnues, celles des ancêtres lointains :

Dans les pores de son corps, il sent la vie écoulée de jours passés, transmise jusqu’à lui, celle de père et d’ancêtres qu’il n’a jamais connus, de peuples disparus, de temps révolus. Son œil – dût-il être le seul – comment s’en défendrait-il ? – est touché par le feu vivant venu d’étoiles que depuis très longtemps l’espace glacé a absorbé et éteint24.

23Dans l’opéra, c’est la lignée descendante qui imprègne à son tour la vie présente de l’homme. Les enfants à naître concluent l’œuvre lyrique. C’est d’ailleurs le seul poème qu’Hofmannsthal conserve dans le conte25 :

DIE STIMMEN DER UNGEBORENEN
Vater, dir drohet nichts,
siehe, es schwindet schon,
Mutter, das Ängstliche,
das euch beirrte.
Wäre denn je ein Fest,
wären nicht insgeheim
wir die Geladenen,
wir auch die Wirte
26 !

24Ces derniers mots énigmatiques de l’opéra donnent l’impression de cercle refermé sur lui-même. Les enfants à naître chantent la promesse d’éloigner une menace et une inquiétude, qui émanaient justement d’eux. L’ambiguïté des derniers mots montre les vivants complètement encerclés par les enfants à naître, qui prennent toute la place puisqu’ils sont à la fois hôtes et invités. Dans la mise en scène de Jonathan Kent pour le théâtre Mariinsky de Saint-Pétersbourg en 2012, les voix hors-scène sont redoublées par des danseurs, mais Jonathan Kent marque la différence entre les vivants et les autres : les messagers et les enfants à naître apparaissent toujours dans l’ombre, presque noirs et se déplaçant en mouvements lents et fantomatiques. Cependant, lors du chœur final, les enfants à naître envahissent progressivement tout l’espace. D’abord les protagonistes en costumes de conte de fée colorés sont sous la lumière, devant les enfants sombres dans l’ombre, puis les protagonistes tombent eux aussi dans l’ombre et la brume généralisée. La lumière augmente pendant que les enfants viennent se placer devant et parmi les protagonistes si bien qu’on ne les distingue plus. La dernière image est un plateau rempli de personnes de tous âges en costume contemporain. Le temps du conte disparaît devant un éternel avenir.

Yeats

25La fable de Yeats pousse encore plus loin cette vision menaçante de la procréation. Au moment où Yeats rédige Le Purgatoire, il est plongé dans les théories eugénistes. Le Purgatoire peut être lu comme une application mystique, sous forme de Nô, de ces théories pseudo-scientifiques. Un vieux vagabond retourne avec son fils devant la riche maison de son enfance en ruines. Il observe à la fenêtre l’apparition de sa mère et de son père au moment de sa propre conception. Le vieil homme explique alors à son fils son histoire. Sa mère noble serait coupable d’avoir accepté l’amour d’un simple garçon d’écurie, entraînant la dégénérescence de sa race. La mère morte serait condamnée à rejouer cette scène de la faute originelle. Lui-même avoue avoir tué son propre père. Devant l’apparition, le vieil homme tue son fils à l’aide du couteau avec lequel il avait tué son père.

26Le vieil homme a une vision complètement déterministe de son histoire : tout ce qu’il fait s’explique par cette phrase : « I am my father’s son27. » La filiation est l’origine du crime. En revanche, le spectateur est maintenu dans le doute : doit-il croire à ce déterminisme ou le considérer comme le délire d’un vieil homme dont les « wits are out again28 », comme le croit son fils. L’incertitude est manifeste dans le statut de l’apparition, réelle ou imaginaire. L’apparition est une application concrète d’une croyance chère à Yeats et qui donne souvent matière à son théâtre : les morts revivraient en boucle les moments de crise de leur vie. Cependant, l’œuvre théâtrale est plus nuancée : l’apparition pourrait aussi bien être le fruit du délire du vieil homme justement obsédé par l’idée de dégénérescence, hanté par une double culpabilité, celle de sa mère et la sienne. Au début de la pièce, la deuxième hypothèse est maintenue, puisque seul le vieil homme perçoit l’apparition sans qu’il y ait de manifestation concrète sur scène pour le spectateur ou pour le fils, seul autre personnage présent sur scène. Lorsque le vieillard entend les bruits des chevaux d’antan, le fils rétorque : « I cannot hear a sound29. » Cependant, ensuite, Yeats sème le doute. D’abord le public perçoit ce que voit le vieil homme. La didascalie, « A window is lit showing a young girl30 », suggère la présence concrète des ancêtres, mais pourrait tout aussi bien être une mise en espace du rêve du vieillard. Mais, après le spectateur, le fils la voit à son tour, renversant l’interprétation subjective d’un rêve du vieillard. Si l’apparition est encore un délire, il devient délire collectif : par le récit de son père le fils est entraîné dans cette angoisse de la filiation.

27La concrétisation progressive des ancêtres atteint son paroxysme au moment où le fils voit. Bien plus que dans les pièces de Maeterlinck, la présence concrète des morts est chez Yeats source d’horreur : « A body that was a bundle of bones / Before I was born. Horrible! Horrible31» En deux vers, ancêtres (« bones ») et descendants (« before I was born ») entrent en collision. Juste après, le protagoniste situé entre eux tue le descendant comme il avait tué l’ancêtre. La procréation est assimilée à la mort, puisque toutes deux sont criminelles : le crime de la mère d’avoir procréé et le crime du fils d’avoir tué se valent. L’anéantissement est même préférable à la naissance lorsque le vieillard profère ce cri sacrilège : « Do not let him touch you! It is not true / That drunken men cannot beget32 », adjurant sa mère de ne pas commettre l’acte qui a conduit à sa propre vie. Toute la pièce est marquée par le symbole de l’arbre nu, associant vie et mort. Il est présent sur scène dès le début et lance la conversation entre le père et le fils : il lui faut étudier l’arbre pour percevoir que la « fat greasy life » devient « stripped bare33 ». Or dans son sarcasme, le fils révèle que l’arbre est une image du protagoniste : « Old man : […] What is it like? / Boy : A silly old man34. »

28Alors que le lien au sang est porteur de vie chez Hofmannsthal et dans le second Maeterlinck, chez Yeats, le héros est condamné par son étoile à tuer sa propre descendance. Son personnage fétiche, son double, le héros irlandais Cuchulain, commet lui aussi un infanticide, sujet de la pièce Sur le rivage de Baile. Comme dans le théâtre de Yeats, dans les pièces de la première période de Maeterlinck, L’Intruse, Intérieur, La Mort de Tintagiles et même Pelléas et Mélisande, la mort ou la naissance d’un enfant est associée à la déchéance de la famille entière. Ainsi, les dramaturges symbolistes hésitent entre une vision joyeuse et fataliste du lien, à la fois lien perpétuateur de la vie et lien qui par sa force inébranlable, par-delà la mort et la naissance, peut être aliénant et injuste.

Le hasard et la responsabilité

29Le déterminisme absolu de l’étoile place le personnage dans une situation où aucun acte ne porte à conséquence, puisque le destin des personnages est entièrement déterminé par d’autres. Ce n’est pas sans effet sur la dramaturgie. La spécificité du personnage de théâtre selon Aristote est d’être un homme en action. Sans responsabilité dans l’action, que devient alors la fonction du personnage ? Quant à la fable, que devient-elle quand les actes sont sans conséquences ?

Le personnage rêveur

30Yeats est le plus près de la tragédie antique dans le sens où il conserve et exacerbe l’idée de faute. Comme les Labdacides sont condamnés par la faute de leur ancêtre Laïos, le vieil homme et sa descendance sont condamnés par la faute de la mère. Il n’est d’ailleurs pas surprenant que le mythe d’Œdipe ait été traduit et adapté par Yeats et par Hofmannsthal, mythe premier de la faute héréditaire, avec celui d’Électre, cher aussi à Hofmannsthal, puis celui d’Hamlet, archétype du tragique selon Maeterlinck.

31Cependant, poussant la faute originelle de la mère à son comble, Yeats annihile la culpabilité des descendants, ce qui n’est bien sûr pas le cas chez les tragiques grecs. Le meurtre du fils se produit comme un geste anodin. Il n’est à aucun moment question de la faute morale de l’infanticide : le crime est un moyen pour purger le crime de la mère et pour arrêter le cycle. C’est la raison du scandale qu’a provoqué la pièce, l’idée de purgation par le crime étant tellement contraire à l’idée chrétienne de purgatoire35. Il y a bien une forme de responsabilité mais qui ne se situe pas au niveau moral. Les actes que l’on pose ne sont ni bons ni mauvais, ils sont efficaces ou inefficaces. Ils seront efficaces s’ils correspondent à ce qui était déterminé d’avance. Cela suppose une part de liberté, dans la possibilité de se tromper, mais un choix contraire est toujours inefficace. C’est ainsi que dans le drame sombre de Yeats, à la fin, quand l’image réapparaît et que le vieillard comprend qu’il n’a pas libéré sa mère, il réalise non son crime, mais bien plutôt son erreur : « Twice a murderer and all for nothing36. » Se nommer « meurtrier » pointe bien une faute, mais il ne mentionne pas que les fautes sont d’autant plus graves qu’il s’agit d’un parricide et d’un infanticide.

32Yeats a une prédilection pour une structure épiphanique avec une révélation finale. Or la révélation est de l’ordre de la connaissance. Le vieil homme a cru savoir tout au long de la pièce, aussi a-t-il émis des théories sur l’au-delà, sur la faute héréditaire, sur la purgation, mais, dans un retournement final, il comprend à la fois son ignorance et son impuissance : il s’en remet à « Dieu » car « Mankind can do no more37. » Le déterminisme place le personnage non devant un problème éthique, mais devant un problème épistémologique.

33Tous les personnages se comportent comme les morts dans son système ésotérique que Yeats décrit dans son essai philosophique majeur, A Vision. Neil Mann résume ainsi la vie des morts selon Yeats :

Death […] is an understanding gained through reviewing the experience of the foregoing life to discover the patterns and meaning that may lie behind it. In itself it is not creative, and has, at least from the perspective of the living human, something of the quality of dream, reshaping and reusing the mind’s contents38.

34Comme les morts, le rôle des personnages du vieillard n’est pas d’agir mais d’observer pour comprendre. La toute-puissance des forces déterministes, ici l’hérédité, transforme radicalement la fonction du personnage, qui n’est plus un actant, mais un rêveur, un observateur et un penseur des événements desquels il n’a plus aucune maîtrise.

35Dans Les Fiançailles de Maeterlinck, le personnage est aussi spectateur de sa propre histoire, tellement liée aux choix faits par « ceux qui savent tout et ne meurent jamais » qu’il n’a pas de responsabilité morale dans le choix de son épouse. Tyltyl se révolte et demande à son grand-père pourquoi il n’a pas le droit de choisir sa fiancée :

Tyltyl : Comment se fait-il que je n’aie pas, comme les autres hommes, le droit de choisir celle que j’aime ?…
Le Grand-Ancêtre : Mais tu as le droit de choisir, puisque tu n’es ici que pour faire ce choix…
Tyltyl : Mais non, ils me disent tous que c’est vous et les autres qui le ferez…
Le Grand-Ancêtre : Mais les autres et moi, ce n’est jamais que toi… Toi c’est nous, nous c’est toi et c’est la même chose… […]
Tyltyl : Enfin, soit, je n’y comprends rien du tout… Mais si je refuse d’obéir, si j’aime pour mon compte, si j’en prends une autre que celle qu’on voudrait m’imposer, qu’est-ce qu’on me fera, qu’est-ce qui m’arrivera ?…
Le Grand-Ancêtre : Simplement que le choix que tu auras fait pour ton compte, sans notre approbation, ne sera pas un véritable choix ; c’est-à-dire que tu n’aimeras pas celle que tu croyais aimer… Tu te seras trompé, tu seras malheureux et tu nous rendras tous, ceux d’hier et ceux de demain, malheureux en même temps39

36Comme dans le conte d’Hofmannsthal, le personnage hors de la vie, ici le grand-père mort, démonte la logique même de la question : il n’y a pas de contradiction entre l’idée que Tyltyl soit là pour choisir et celle que les parents choisissent pour lui puisqu’eux sont lui et que lui est eux. La confusion dans l’ordre des générations est d’autant plus grande que dans ces royaumes, les ancêtres « rajeuni[ssent] en vieillissant40 » et qu’au contraire les enfants à naître les plus éloignés sont les plus âgés et les plus grands. Dans Purgatory aussi, grand-père, père et fils se confondaient en un même être, puisque le vieillard était plus âgé que l’image du père, et que son fils avait seize ans, soit exactement le même âge que le vieillard au moment où il avait tué son père. Choisir une autre fiancée que celle choisie par ses parents est aller contre soi-même. Tout autre choix est possible, mais faux. Maeterlinck admet un libre-arbitre qui ne propose qu’une seule voie.

Gestes anodins, événements aléatoires

37Ainsi Yeats et Maeterlinck présentent des personnages dont les actes semblent fortuits et les gestes anodins : ils sont sans conséquence sur le déroulement de la fable. Paradoxalement le déterminisme absolu de l’hérédité exclut tout rapport causal puisqu’aucune des « actions » de la pièce ne procède des intentions des personnages. Il faudrait plutôt parler d’événement que d’action quand elle n’est plus l’« opération d’un agent41 », mais un fait sans origine.

38Cela explique que les fééries de Maeterlinck prennent la forme de drame à stations. La structure de la pièce est radicalement transformée : chaque scène est fortuite et donne l’impression qu’elle aurait pu être là aussi bien qu’une autre. Le drame n’est pas construit autour d’actes posés par le personnage (Tyltyl ne fait que suivre la Lumière), mais comme une série de rencontres qui aident le personnage à trouver ce qui était décidé d’avance. Le drame à stations rend possible la quête de soi de Tyltyl. Les multiples personnages croisés sur le chemin, souvent le temps d’un seul tableau, n’ont de lien que par rapport au protagoniste et peuvent même être considérés comme des émanations de lui-même. Paradoxalement, en voulant aller contre le théâtre naturaliste, Maeterlinck en arrive à un résultat similaire dans la structure en tableaux. Si dans le théâtre naturaliste chaque tableau est une tranche de vie, comme un échantillon du milieu à observer, dans le théâtre symboliste de Maeterlinck, chaque tableau est un échantillon de la puissance de l’étoile sur l’homme.

39C’est moins vrai pour Yeats qui adopte la forme très concentrée du Nô. Cependant il joue aussi avec le hasard. Tout indique que le meurtre aurait tout aussi bien pu ne pas avoir lieu ou s’inverser. D’ailleurs, l’idée de tuer son père traverse d’abord l’esprit du fils par hasard : « What if I killed you42? » De même, l’idée de tuer le fils semble venir de paroles que le vieillard aurait pu ne pas prononcer : « If I should kill a man under the window; / He would not turn his head43. » Aussi s’étonne-t-il de son propre acte : « My father and my son on the same jack-knife44. » Le personnage n’est plus un homme de décision. Ses actes arrivent sans l’intervention de la volonté, comme un événement. Un meurtre n’a pas plus de poids que les feuilles qui craquent dans Les Aveugles de Maeterlinck.

40La dernière pièce de Yeats, qu’il écrit juste après Le Purgatoire, ne désigne plus l’hérédité comme la forme du mystère, mais le déterminisme qui préside la vie du héros est encore plus grand. Il donne l’impression que l’enchaînement des événements de la vie est complètement aléatoire. Yeats déconstruit la logique de son propre théâtre : alors qu’il avait autrefois représenté les mêmes personnages dans des tragédies plus classiques, qui semblaient donner sens aux actions du héros, ici, les personnages défilent devant Cuchulain, dans trois scènes complètement décousues. Dans une des premières versions manuscrites de l’épilogue, la pièce devait se conclure par cette comptine pour enfant anglaise, « Sing a song of six pence », absurde comme souvent les comptines, et dont le seul lien avec la pièce est la présence des oiseaux.

ATTENDANT: Four & twenty black birds – the pie – the six pence –
                        the ry & the pocket – nothing to do with each other
                        an untrue song & yet immortal. And thats a strange
                       [?thing], a very strange thing (He turns up the light.
The stage is now empty)45.

41Les derniers mots soulignaient justement l’absence de causalité. Les événements de La Mort de Cuchulain comme du Purgatoire n’ont pas plus de lien logique que les oiseaux et la tourte.

Hofmannsthal : le retour du choix moral

42Hofmannsthal conserve un traitement plus classique du personnage et de son rapport à l’action. Contrairement à Yeats et à Maeterlinck, le personnage reste maître de ses actes. L’hérédité est déterministe seulement dans la mesure où l’homme accepte de s’inscrire dans cette continuité temporelle qui lie les ancêtres aux vivants et à la descendance. En amont, il y a bien un choix : d’un côté procréer, qui signifie rester ou devenir humaine donc s’inscrire dans une lignée qui détermine sa propre vie, ou refuser l’enfantement, c’est-à-dire atteindre ou conserver la condition divine et être libre. Ce choix constitue un dilemme tragique parfaitement classique pour les deux héroïnes.

43Hofmannsthal, comme Maeterlinck et Yeats, crée un personnage spectateur de sa propre histoire, mais il divise les personnages en actants et spectateurs, les rôles s’inversant au cours de l’œuvre. Le rôle de l’impératrice est particulier. Son choix se fait en silence. Pendant deux actes, elle est presque entièrement muette une fois la décision prise de descendre parmi les hommes. Ce personnage est comme celui de l’étranger décrit par Jean-Pierre Sarrazac, en décalage par rapport à l’action46. En fait la fable est double : la fable cadre est celle qui se situe dans le royaume de l’empereur et dans le monde des esprits, la fable encadrée est celle du monde des vivants. Lorsque l’impératrice et la nourrice entrent dans le monde des vivants, la nourrice est la seule à agir : toutes les manipulations pour convaincre la teinturière proviennent uniquement d’elle, alors que l’impératrice reste à côté, comme un témoin silencieux. Elle ne cesse de répéter « vois » à sa nourrice et lorsqu’elle prend la parole c’est pour elle-même en aparté. Son seul rôle est de ressentir les passions des hommes, de les enregistrer, au point que leur douleur devient sienne : « KAISERIN zur Amme : Weh! Muss dies geschehen / vor meinen Augen47» Elle ressemble à cette figure de poète qu’Hofmannsthal décrit comme un pèlerin revenant dans sa maison sous la forme d’un mendiant assis sous l’escalier, qui n’agit pas mais qui enregistre tel un sismographe48 les moindres variations.

44Cependant, contrairement aux héros de Yeats de Maeterlinck, c’est pour mieux agir ensuite. Dans l’acte III, une fois que l’impératrice a réalisé l’ampleur de la souffrance qu’elle imposait au teinturier Barak et à sa femme, elle pose un véritable acte en refusant l’eau d’or qui lui donnerait une ombre. Les enfants à naître n’agissent pas à sa place, contrairement aux enfants de Tyltyl : ils font naître l’empathie qui motive la décision. Ce n’est pas un hasard si le père de l’impératrice, Keikobad, double païen du Dieu chrétien, ne se prononce jamais pour lui dire où est le bien, où est le mal. Elle reste maîtresse de son choix. La métamorphose est radicale : elle devient un être responsable des autres, des vivants et des enfants à naître. Le chant des enfants à naître souligne que l’assujettissement des parents aux enfants est le fait de leur volonté :

DIE STIMMEN DER UNGEBORENEN
Hört, wir gebieten euch:
Ringet und traget,
daß unser Lebenstag
herrlich uns taget!

Was ihr an Prüfungen
standhaft durchleidet,
uns ists zu strahlenden
Kronen geschmeid
49!

45Accepter la voix déterminée ou se tromper était le seul choix de Tyltyl et du vieillard du Purgatoire. La liberté existe dans l’œuvre de Hofmannsthal, mais sur le plan moral : la seule voie juste est le sacrifice de cette liberté.

46Pour les dramaturges symbolistes, l’hérédité est une des manifestations possibles du grand mystère enserrant la vie de chaque individu dans quelque chose qui le dépasse et le détermine presque entièrement. Le seul choix possible revient à accepter la voie prévue d’avance, celle qui perpétue la race. L’originalité d’Hofmannsthal est de présenter l’acceptation de l’hérédité comme un choix moral. Il n’inscrit l’être dans un déterminisme cyclique qu’à partir du choix premier d’enfanter. C’est la raison pour laquelle la fable d’Hofmannsthal est la plus classique : elle est construite autour du dilemme des deux héroïnes. Le Purgatoire donne la vision la plus sombre du poids de la descendance, menant à la dégénérescence. La solution eugéniste n’offre pas non plus d’échappatoire au cycle imperturbable de la vie humaine. La structure tragique de la pièce n’est qu’une apparence, puisque l’hérédité vide entièrement le meurtre de sa force structurante : fortuit, sans poids moral, l’infanticide ne motive pas la fable et le personnage est le spectateur de son propre crime. Les fééries du second Maeterlinck offrent une vision plus joyeuse de l’avenir. Elles semblent résoudre l’impasse dans laquelle se trouvait Maeterlinck en 1901 lorsqu’il tâchait d’échapper à la fatalité de son premier théâtre : grâce à l’inscription dans un temps continu que produit l’hérédité, « au problème de l’existence », c’en est fini de ne répondre « que par l’énigme de son anéantissement50 ». Cependant, la vie à naître est une force toute aussi implacable que l’était la mort dans le premier Maeterlinck. Dans La Mort de Tintagiles, Aglovale résume le rôle des personnages des premières pièces : « Il est peut-être temps qu’on se défende, quoiqu’on sache que l’effort ne servira de rien51 ». Face au pouvoir absolu de l’hérédité, non seulement l’effort ne sert effectivement de rien, mais lorsque l’hérédité est acceptée, il n’y a même plus de raison de tenter le moindre effort. Comme un rêveur, le personnage en est réduit à errer de scène en scène devant sa propre histoire.

Notes

1 Voir Jacques Monod, Le Hasard et la Nécessité : essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne, Paris, Seuil, 1970.

2 Annamaria Laserra, relisant le théâtre de Maeterlinck à la lumière de ses essais, rappelle que la naissance même de ces deux courants peut être interprétée comme une réaction inverse à une même cause : la découverte des lois de l’hérédité, du déterminisme pesant sur l’homme, les naturalistes scrutant ses effets sur les individus, les symbolistes fuyant dans le rêve. Nous montrerons à la suite d’Annamaria Laserra que parfois la science devient la matière du rêve, ou du cauchemar. Voir Annamaria Laserra, « Lois de la matière et lois de l’hérédité dans l’œuvre de Maurice Maeterlinck », dans Présence/Absence de Maurice Maeterlinck, colloque organisé par Christian Angelet, Christian Berg et Marc Quaghebeur, Cerisy, 2-9 septembre 2000, p. 254.

3 Jacques Le Rider montre la lecture attentive qu’Hofmannsthal avait faite de Francis Bacon depuis les cours sur le rationalisme qu’il avait suivis à l’université de Vienne. Jacques Le Rider, « La “Lettre de Lord Chandos” », Littérature, no 95, 1994, p. 93-110.

4 Les eugénistes appliquent la théorie de l’évolution darwinienne à l’espèce humaine, pour tenter de la préserver de sa supposée décadence dont la civilisation serait la cause.

5 Maurice Maeterlinck, « L’Évolution du mystère », dans Le Temple enseveli, Le Réveil de l’âme : poésie et essais, éd. Paul Gorceix, Bruxelles, André Versaille, p. 480.

6 Fabrice Van de Kerckhove montre par exemple que, dans les 1880, Maeterlinck est plongé dans la lecture d’auteurs qui tentent de démontrer l’accord des récentes découvertes scientifiques avec la Bible. Carnets de travail : 1881‑1890, Bruxelles, Éditions Labor, 2002, p. 319, 324 et p. 338.

7 Jean Gayon, « La question de l’hérédité », article « Hérédité » d’Encyclopædia Universalis [en ligne].

8 Man and Superman est conçu d’après sa théorie de l’évolution créatrice et de la force de vie.

9 Maurice Maeterlinck, « L’Étoile », Le Trésor des humbles, Bruxelles, Labor, 1986, p. 122.

10 Ibid., p. 115.

11 La Nuit des enfants, qui était inédite jusqu’en 2022 et que Frédérick Etherlinck présente comme la dernière œuvre de la trilogie, ne soulève pas les mêmes questions. La Nuit des enfants, éd. Frédérick V. G. Maeterlinck, Paris, Albin Michel, 2022.

12 Dans le chapitre sur « L’hérédité et la préexistence » des Sentiers dans la montagne, le raisonnement logique de Maeterlinck pour prouver la préexistence est un peu saugrenu : « Ils sont réellement sortis de nous ; et s’ils en sont sortis, c’est que d’abord ils s’y trouvaient. » De même, lorsqu’il utilise comme argument la croyance en la réincarnation, il se heurte à une aporie : la réincarnation suppose par définition des incarnations différentes dans l’oubli des précédentes et non une existence continue, comme celle que Maeterlinck présente dans L’Oiseau bleu et Les Fiançailles, où les morts ont le même aspect que lorsqu’ils étaient vivants et les enfants à naître attendent l’arrivée dans la même famille que celle de leur vie future. En revanche, dans A Vision, Yeats construit un système plus cohérent qui abolit la contradiction entre réincarnation, survivance des morts et prévie : après la vie, l’âme progresse dans des stades successifs avant de se réincarner sous une nouvelle forme. Les stades les plus près de sa mort sont ceux où les morts peuvent apparaître comme des fantômes enfermés dans le retour de scènes de leur vie passée ; ceux qui précèdent la réincarnation sont au contraire une préparation à la nouvelle vie à venir.

13 Maurice Maeterlinck, Les Sentiers dans la montagne, Paris, Eugène Fasquelle, 1919, p. 205.

14 Id., Les Fiançailles, V, 10e tableau, Paris, Fasquelle, 1922, p. 177.

15 Les Fiançailles, op. cit., p. 103.

16 « Préface au Théâtre de 1901 », Le Réveil de l’âme, op. cit., p. 464.

17 « Je le dirai franchement, il faut reconnaître que le traitement que Maeterlinck réserve aux lois physiologiques de l’hérédité est quelque peu gênant en ce sens qu’on constate encore chez lui un attachement de ces mêmes lois à l’idée (dont pourtant il avait affirmé vouloir s’affranchir) à la fatalité antique. » Annamaria Laserra, op. cit., p. 258-259.

18 Op. cit., p. 256.

19 Maurice Maeterlinck, « L’Étoile », Le Trésor des humbles, op. cit., p. 122.

20 Id., Les Fiançailles, III, 7e tableau, op. cit., p. 113.

21 Fabrice van de Kerckhove, op. cit., note 81, p. 338.

22 Hugo von Hofmannsthal, Die Frau ohne Schatten: Eine Erzählung, https://www.projekt-gutenberg.org/hofmanns/frauscht/frausch4.html, page consultée le 2 avril 2025. « Tes questions ne riment à rien, ô grand empereur, elles sont absurdes comme celles d’un petit enfant. » La Femme sans ombre, trad. Jean-Yves Masson, Lagrasse, Verdier, 1992, p. 75.

23 Jean-Yves Masson, Hofmannsthal, renoncement et métamorphose, Lagrasse, Verdier, 2006, p. 97.

24 Hugo von Hofmannsthal, Lettre de Lord Chandos et autres essais, trad. Albert Kohn et Jean-Claude Scneider, Paris, Gallimard, 1980, p. 146, cité par Jean-Yves Masson, Hofmannsthal, renoncement et métamorphose, op. cit., p. 94.

25 Il est remarquable que les deux seules interruptions de la prose par le vers dans le conte soient les voix des enfants à naître. Ils chantent aussi deux vers p. 35.

26 Hugo von Hofmannsthal, Die Frau ohne Schatten, acte III, Dramen V: Operndichtungen, Frankfurt am Main, Fischer Verlag, 1979, p. 378. « Père, rien ne te menace, / Vois : déjà s’efface, / Mère, ce qui t’inquiétait / Et qui t’égarait. / Si l’on donnait une fête, / Ne serait-ce pas secrètement / Nous qui en serions les invités, / Quoique nous en soyons les hôtes » Traduction par Jean-Yves Masson, dans la version narrative. La Femme sans ombre, op. cit., p. 158.

27 William Butler Yeats, Purgatory, Collected Works of W. B. Yeats II: The Plays, p. 540. La traduction perd l’ambiguïté : « Pas un bon métier, mais assez bon / Pour moi qui suis le fils de mon père, / Et à cause de ce que j’ai fait ou peux faire. », Le Purgatoire, trad. Jacqueline Genet, Paris, L’Arche, 2003, p. 198. Il n’est pas aussi certain en anglais que les subordonnées « Because I am my father’s son, / Because of what I did or may do » dépendent de « good enough » et non de l’ensemble de la phrase, dans laquelle le vieillard fait le récit complet de sa vie.

28 Purgatory, op. cit., p. 538. « Tu perds la tête une fois encore », Le Purgatoire, op. cit., p. 196.

29 Purgatory, op. cit., p. 540. « Je n’entends aucun bruit », Le Purgatoire, op. cit., p. 199.

30 Purgatory, op. cit., p. 541. « Une fenêtre est éclairée et laisse voir une jeune fille », Le Purgatoire, op. cit., p. 199.

31 Purgatory, op. cit., p. 543. « Un corps qui était un amas de vieux os / Avant ma naissance. Horrible ! Horrible ! », Le Purgatoire, op. cit., p. 201.

32 Purgatory, op. cit., p. 541. « Ne le laisse pas te toucher ! Ce n’est pas vrai. / Que des hommes ivres ne peuvent pas engendrer », Le Purgatoire, op. cit., p. 199.

33 Purgatory, op. cit., p. 538. « vie grasse, onctueuse », « dépouillé », Le Purgatoire, op. cit., p. 195.

34 Purgatory, op. cit., p. 537-538. « À quoi ressemble-t-il ? / Le jeune garçon : À un vieillard stupide », Le Purgatoire, op. cit., p. 195.

35 Purger le crime de la mère par le meurtre de son petit-fils correspond à une conception plus magique que religieuse, puisqu’elle s’appuie sur l’efficacité du symbole, indépendamment de la morale.

36 Purgatory, op. cit., p. 544. « Deux fois meurtrier et tout pour rien », Le Purgatoire, op. cit., p. 202.

37 Purgatory, op. cit., p. 544. « Le genre humain ne peut plus rien », Le Purgatoire, op. cit., p. 202.

38 Neil Mann, « Life and the After-life », https://www.yeatsvision.com/, page consultée le 2 avril 2025. « La mort […] est un discernement acquis en passant en revue l’expérience de la vie précédente pour découvrir les figures et les significations qui peuvent se cacher derrière. En soi, elle n’est pas créative et a, du moins du point de vue des vivants, quelque chose de la qualité du rêve, qui remodèle et réutilise le contenu de l’esprit. » [sauf indication contraire, nous traduisons].

39 Les Fiançailles, op. cit., p. 117-120.

40 Ibid., p. 106.

41 Définition d’« action » dans Le Trésor de la Langue Française informatisé : « Opération d’un agent (animé ou inanimé, matériel ou immatériel) envisagée dans son déroulement ; résultat de cette opération ». https://cnrtl.fr/definition/action, page consultée le 2 avril 2025.

42 Purgatory, op. cit., p. 542. « Et si je te tuais ? », Le Purgatoire, op. cit., p. 200.

43 Purgatory, op. cit., p. 543. « Si je tuais un homme sous la fenêtre / Il ne tournerait même pas la tête. Il poignarde le garçon. » Le Purgatoire, op. cit., p. 201.

44 Purgatory, op. cit., p. 543. « Mon père et mon fils sur le même couteau de poche ! », Le Purgatoire, op. cit., p. 201.

45 William Butler Yeats, The Death of Cuchulain: manuscript materials including the author’s final text, éd. Phillip L. Marcus, Ithaca, N.Y., Cornell University Press, 1982, p. 93. « Vingt-quatre merles – la tourte – les six pence – / Le Seigle & La Poche – rien à voir l’un avec l’autre / Une chanson fausse et pourtant immortelle. Et c’est une étrange / [ ?chose], une chose très étrange (Il augmente la lumière. La scène est maintenant vide). »

46 Dans le chapitre « Au carrefour, l’Étranger » dans Jeux de rêves et autres détours, Belval, Circé, 2004, p. 45-55.

47 Die Frau ohne Schatten, acte II, op. cit., p. 334. « L’impératrice à la nourrice : Hélas ! Cela doit-il se produire / sous mes yeux ? »

48 Deux images du poète selon Hofmannsthal, que relève Jean-Yves Masson dans Hofmannsthal, renoncement et métamorphose, op. cit.

49 Die Frau ohne Schatten, acte III, op. cit., p. 376. « LES VOIX DES ENFANTS À NAITRE : Écoutez, nous vous commandons : luttez et supportez, afin que notre jour de vie ait une aube glorieuse ! Les épreuves que vous avez endurées avec constance forgent pour nous des couronnes radieuses ! »

50 Le Réveil de l’âme, op. cit., p. 463.

51 La Mort de Tintagiles, Théâtre I, éd. Paul Gorceix, Bruxelles, André Versaille, 2010, p. 558.

Pour citer ce document

Ariane Murphy, « L’hérédité et son contraire : images de la fatalité moderne dans le théâtre symboliste » dans ,

© Publications numériques du CÉRÉdI, « Actes de colloques et journées d’étude »,

URL : https://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/1950.html.

Quelques mots à propos de :  Ariane Murphy

Sorbonne Université et University College Dublin