Succession, hasard et causalité dans les réécritures d’Euripide par Hanokh Levin

Zoé Schweitzer


Texte intégral

1Le dramaturge et metteur en scène israélien Hanokh Levin (1943-1999) écrit une œuvre dont les sujets sont le plus souvent inventés et les actions situées dans des réalités et des contextes contemporains, ce qui ne l’empêche d’emprunter à des formes très variées, le cabaret aussi bien que la comédie, le sketch comme la tragédie1. Il s’intéresse, en effet, au théâtre antique, à l’instar d’autres dramaturges de la seconde moitié du xxe siècle, mais ne se contente pas de mettre en scène des tragédies grecques ou d’en donner des versions modernisées, il propose de véritables réécritures qui jouent à des degrés variables avec les sources. Au nombre de trois, ces réécritures sont indiquées comme telles aux spectateurs dès le titre, ou le sous-titre, qui rappelle le nom d’Euripide et, éventuellement, la pièce source :

2Les Femmes perdues de Troie d’après Euripide, jouée en 19842
מחזה על-פי אווריפידס. הנשים האבודות מטרויה
Tout le monde veut vivre, d’après
Alceste d’Euripide, jouée en 19853
על פי אלקסטיס מאת אווריפידס. כולם רוצים לחיות
L’Empereur d’après
Ion d’Euripide, publication posthume en 19994
על-פי ‘איוֹן’ לאווריפידס הקיסר

3Pourquoi réécrire des tragédies grecques ? La critique, peut-être par habitude des réécritures, peut-être aussi en raison du contexte de création et de publication de la première de ces pièces, Les Femmes de Troie, juste après la guerre du Liban en 1984, a eu tendance à envisager cette réécriture des Troyennes dans une perspective contextuelle et politique et à considérer l’œuvre d’Euripide comme un répertoire de sujets pour un dramaturge qui, cherchant à fonder un théâtre dans un pays et une langue dépourvus de traditions dramatiques, s’est tourné vers les sources du théâtre occidental. Ce geste de retour aux antiques est d’ailleurs observable chez d’autres dramaturges israéliens contemporains, qu’ils adaptent des tragédies ou, plus souvent, les mettent en scène5. Dans ce contexte, pour éclairer le geste dramatique de Levin et appréhender la spécificité de son œuvre, il nous paraît fructueux de revenir sur ces trois réécritures afin de comprendre la cohérence du corpus qu’elles composent6.

4La sélection des sources grecques donne à réfléchir. Toutes d’Euripide, ces tragédies soulèvent par leur sujet, leur composition ou encore leurs caractères des questions évidentes de cohérence et de motivation, d’autant qu’elles ne figurent pas parmi les œuvres les plus louées du Tragique. En témoigne, par exemple, le fameux Théâtre des Grecs du Père Brumoy, commentateur averti des poètes tragiques dans les années 1730, et de ses continuateurs dans les années 1770. Les Troyennes s’y trouve présentée comme une pièce à la « gradation […] admirable » qui montre « le sort aveugle, ou le caprice orgueilleux des vainqueurs, [qui] lancent tous leurs traits sur ces femmes infortunées7 » mais la composition pèche par une absence de succession et un défaut de nécessité8. Pire, c’est son appartenance au genre tragique lui-même qui mérite d’être remise en cause : « un tableau tragique, une histoire dramatique, une poésie élégiaque, & non une véritable tragédie » déplore Prévost, continuateur de Brumoy et traducteur d’Euripide9. Alceste n’est pas non plus exempte de défauts : insuffisamment tragique10 et ne proposant pas d’action avant l’arrivée d’Héraclès11, la tragédie est « faible » dans l’œuvre du poète12. C’est toutefois Ion qui suscite le plus de critiques, car son sujet même fait défaut : « ces sortes de fables sont contraire à nos idées13. » La composition n’est pas non satisfaisante car la pièce procède par révélation et reconnaissance au gré de la volonté d’un dieu oblique, Apollon Loxias, si bien qu’une seule situation s’avère véritablement opérante, lorsque la mère est prête à tuer son fils et vice versa, sans que chacun connaisse l’identité de l’autre, et que l’évitement de ce double parricide sert à restaurer le lien familial perdu14. Les trois pièces d’Euripide présentent donc toutes des défauts de cohérence et de motivation qui tiennent au sujet, à la composition et aux situations, notamment pour des raisons de différences culturelles.

5Il nous semble que c’est précisément pour ces raisons que Les Troyennes, Alceste et Ion intéressent Levin car ces tragédies encouragent un dialogue autour des notions de hasard et de nécessité en requérant de réfléchir à la cohésion de l’histoire et de se pencher sur la logique propre à l’aventure pathétique. Pour explorer cette hypothèse, on se propose d’analyser ces réécritures au filtre de la relation indirecte qu’elles entretiennent avec Aristote et avec La Poétique15. L’enjeu concerne au premier chef la poétique dramatique mais ne s’y cantonne pas tant ces notions, associées à des paradigmes herméneutiques, engagent la signification.

Généalogie rétrospective d’une démarche poétique : un dialogue subreptice avec la Poétique d’Aristote

6Faire l’hypothèse d’un dessein commun aux trois réécritures d’Euripide suppose de montrer la cohérence de cet ensemble qui ne se réduirait donc pas à la somme de trois reprises, dues à des hasards aussi variés que le goût du dramaturge pour telle fable mythologique ou telle tragédie grecque ou bien un quelconque écho entre le sujet antique et l’histoire présente. C’est donc le recours à Euripide, plutôt qu’à un autre tragique grec, et la motivation de ces trois tragédies, plutôt que d’autres du même dramaturge, qui doivent pouvoir s’expliquer. Or, il nous semble qu’on peut déceler un lien discret, mais cependant structurant, entre le dramaturge contemporain et le Stagirite qui contribue à expliquer l’attachement de Levin pour ces trois tragédies d’Euripide.

Pourquoi Euripide ?

7La Poétique d’Aristote sert de médiateur entre le Grec et le Moderne en présentant Euripide d’une manière qui le rende convergent avec les ambitions et les projets de Levin.

8La doxa, tout d’abord, apporte un premier élément de réponse car elle colporte l’idée qu’Euripide est le dramaturge de l’homme tel qu’il est, laquelle provient d’une phrase d’Aristote qui le compare à son contemporain : « c’est ainsi que Sophocle disait qu’il faisait quant à lui les hommes tels qu’ils doivent être, et Euripide tels qu’ils sont16. » Or cette anthropologie d’une humanité non idéalisée, saisie au plus près de sa vérité, voire dans son humilité, correspond précisément au projet de Levin, dont témoignent bien des comédies douces-amères ou un récit comme Menschel et Romanska, qui peut se lire comme un texte réflexif. Il est ainsi possible d’extrapoler une forme de convergence entre les deux dramaturges qui amène à envisager les réécritures de l’un par l’autre comme une forme de filiation. Le choix d’Euripide trouve là une première motivation.

9Peut-être Levin se rappelle-t-il aussi d’une autre phrase de La Poétique qui présente Euripide comme « le plus tragique des poètes », autrement dit une sorte de parangon du genre : « Euripide, s’il laisse à désirer pour l’organisation d’ensemble de l’œuvre, se révèle néanmoins le plus tragique des poètes17. » Le propos d’Aristote appelle ici deux remarques. D’une part, dans la perspective d’une réflexion sur le hasard et la nécessité, elle est intéressante car elle décorrèle la qualité tragique de la compétence organisationnelle, c’est-à-dire l’effet produit par l’œuvre elle-même de la composition. En se plaçant dans la continuité d’Euripide tel que le comprend Aristote18, Levin se présente implicitement comme le continuateur du dramaturge qui privilégie les effets produits, l’intensité des émotions et l’importance de la représentation, justifiant par là-même le succès qu’il recueille déjà auprès du public comme jadis le dramaturge grec. D’autre part, en soulignant la singularité de la poétique d’Euripide, cette remarque d’Aristote présente son œuvre comme une alternative possible à celle de Sophocle. Dès lors, réécrire ce corpus pourrait être, pour Levin, une façon de s’inscrire dans un sillage tragique antique et néanmoins différent du modèle qu’est l’Œdipe Roi. Levin réalise ainsi une forme de tour de force du point de vue de l’histoire du théâtre car son geste simultanément l’inscrit dans une continuité et le démarque d’une tradition.

10Le dramaturge qui choisit les Troyennes pour sa première réécriture se souvient peut-être aussi de l’éloge que fait Aristote de la manière dont Euripide a traité le fameux épisode du sac de Troie à l’occasion d’une comparaison entre épopée et tragédie relative à la structure propre à chacune19. Lorsqu’il reprend cette pièce, qui appartient naturellement à cet ensemble mythologique et articule matière épique et poétique tragique, Levin choisit ainsi une pièce reconnue par Aristote.

11Ces jeux d’échos induits par la médiation aristotélicienne amènent à se demander si Levin ne se place pas, de surcroît, et fût-ce très discrètement, dans une démarche réflexive, ce qui invite à prolonger l’enquête en réfléchissant au choix des pièces.

Pourquoi Les Troyennes, Alceste et Ion ?

12Ces tragédies, on l’a rappelé, sont parfois jugées avec sévérité en raison de leur manque de nécessité, or Levin en réélabore la composition, des intrigues aussi bien que des caractères, comme s’il s’attachait précisément à cet enjeu qu’est la motivation. Afin d’éprouver la pertinence de cette hypothèse, on se propose de poursuivre l’échange entre Levin et Aristote et de lire les réécritures contemporaines à la lumière des recommandations de La Poétique en matière de nécessité et de motivation.

13Les actions des personnages doivent être soumises à la nécessité pour Aristote. Agir avec méchanceté (πονηρία) sans nécessité (ἀνάγκη, ch. 9 51b35 ou χρησηται, ch. 25, 61b20), c’est-à-dire quand rien ne n’y oblige le personnage, est critiquable et Aristote blâme pour cette raison à deux reprises le personnage de Ménélas dans l’Oreste d’Euripide (ch. 15 54a28 et ch. 25 61b20). Or Levin explore cette forme particulière d’absence de nécessité en montrant des personnages méchants sans raison tout en déplaçant sensiblement le corpus car le sujet de l’intrigue et l’identité des personnages ont légèrement changé : ce n’est plus Ménélas, mais son épouse, Hélène, qui fait preuve d’une méchanceté terrible envers Hécube devenue sa captive. Cette méchanceté échappe à toute nécessité externe et semble n’avoir d’autre fondement que le plaisir d’un personnage cruel et sadique. Le geste de Levin est d’autant plus remarquable que le duo occupe la dernière scène de cette nouvelle version des Troyennes.

14Avec Alceste, le défaut de nécessité tient davantage à la composition : pourquoi Héraclès passe-t-il par cette ville particulière et à ce moment précis ? Pourquoi le dieu fait-il à Admète un don si problématique que sa survie passe par la mort d’un autre ? Pour un lecteur d’aujourd’hui, la tragédie soulève bien des questions en matière de responsabilité et de causalité qui sont peut-être déjà celles du dramaturge israélien il y a trente ans. La composition d’Ion également laisse un peu dubitatif : de volonté divine en hasard en volonté divine, la pièce parvient à un dénouement, aussi motivé qu’inattendu, qui doit tout à Apollon qui, orchestrant à son gré la succession des faits, précipite les humains dans le malheur (en violant Créuse) ou dans le bonheur (en permettant les retrouvailles de la mère et du fils). À cet égard Ion, comme Alceste, soulève la question de l’axiologie de l’action divine. De surcroît, cette heureuse reconnaissance finale est rendue possible par des objets, opportunément conservés puis présentés, ce qu’Aristote estime peu (ch. 16, 54b19). Pour un lecteur d’aujourd’hui, ce défaut de composition confine à l’invraisemblance parce que cette figure d’Apollon a perdu de sa superbe comme de son autorité, voire paraît franchement fantaisiste, et que la succession des retournements paraît bien artificielle. Le défaut de nécessité est relayé par le manque de crédibilité.

15Le dénouement de ces deux pièces paraît, en outre, bien fragile car il doit tout à l’intervention inattendue d’un tiers supérieur qui contrarie le sort funeste initialement prévu (la mort d’Alceste, la stérilité de Créuse et la vie orpheline d’Ion). Certes, il n’est pas surprenant que l’ami vole au secours de l’ami, comme dans Alceste, ou que le père préserve la vie de son fils, comme dans Ion, cependant l’intervention d’Héraclès et d’Apollon doit beaucoup au hasard des circonstances et leur action providentielle n’est possible qu’en raison des pouvoirs exceptionnels dont sont dotés ces adjuvants divins. Chez Levin, au contraire, les histoires finissent mal et les dénouements paraissent bien motivés. Ses réécritures amènent à relire les tragédies antiques qui les inspirent et à se pencher plus particulièrement sur l’enchaînement des faits qui leur permet d’aboutir à une résolution heureuse : ces histoires commencées dans la violence (mort, viol) et conclues par le rétablissement d’une famille unie et la restauration de femmes initialement sacrifiées à la volonté masculine sont-elles bien crédibles ? Le respect d’une cohérence logique et d’un système causal vraisemblable ne requerrait-il pas un dénouement autre ? Le dramaturge moderne semble en quelque sorte avoir passé les aventures mythologiques à la moulinette de la causalité aristotélicienne et aboutit à un résultat très différent que celui du Tragique grec : L’Empereur se termine sans recomposition familiale et Pozna, le nouvel Admète, ne bénéficie d’aucun sacrifice, il est sauvé in extremis par la mort d’un innocent qu’il a lui-même leurré.

16Parce qu’en matière de nécessité et de hasard Les Troyennes, Alceste et Ion ne sauraient illustrer l’art de la tragédie au sens où le définit Aristote et tel que le conçoit après lui l’histoire littéraire, ces trois œuvres favorisent tout particulièrement à une réflexion poétique sur ces notions et se prêtent, logiquement, à des réécritures dont la composition et les caractères sont très différents. Dans les univers dramatiques créés par Levin, en effet, la seule nécessité opérante semble être la volonté des puissants – Grecs ou habitants des Carpates, divinités ou nobles – qui ordonnancent le monde au gré de leurs désirs. La contingence dans ce contexte n’apparaît plus comme l’émanation d’une nécessité externe, ainsi qu’elle l’était dans l’anecdote de la statue de Mitys qui sert de paradigme depuis Aristote20, mais comme un hasard, conformément aux conceptions modernes qui en sont proposées depuis la fin du xviiie siècle. Cette nouvelle structuration de la composition et des caractères, qui résulte de l’exploitation et de l’amplification des failles aristotéliciennes des trois pièces d’Euripide, met en valeur la violence d’un monde livré aux volontés tyranniques, engageant par là-même une réflexion d’ordre éthique et politique. Jugé répréhensible par Aristote pour sa cruauté immotivée chez Euripide, Ménélas est toujours méchant chez Levin mais semble avoir perdu toute singularité tant la vilenie, voire le sadisme, ne sont plus rares, et partant invraisemblables, mais au contraire fréquents et par conséquent crédibles : outre le roi de Sparte, sont également méchants Hélène, Pyrrhus ou Ulysse pour ne citer que les personnages des Femmes de Troie. C’est ainsi à une forme de révision de nos schémas anthropologiques qu’invitent ces réécritures, représentatives à cet égard de l’œuvre complète de Levin.

17En procédant à un renversement de perspective par rapport au modèle théâtral aristotélicien, Levin fait apparaître dans ses réécritures des caractères étrangers à l’univers antique, quand bien même ils portent les mêmes noms. Ce changement n’est pas superficiel ni même cantonné à la composition de l’intrigue ou de quelques personnages, il révèle, autant qu’il engage, une modification profonde du paradigme interprétatif.

Un monde contemporain livré à l’incertitude et au désordre : réélaborer les catégories aristotéliciennes de hasard et de nécessité

18Le monde des réécritures de Levin semble régi par d’autres lois que celui d’Euripide : la volonté divine a déserté, et avec elle la possibilité d’une providence, et les actions des personnages sont dégagées des contraintes de la motivation. Il en résulte une dérégulation généralisée qui fait la part belle à l’incertitude et à l’imprévu.

Relégation des dieux et disparition des formes de la providence

19Les trois œuvres grecques choisies par Levin s’ouvrent sur un prologue mettant en scène une divinité de l’Olympe (Athéna et Poséidon dans Les Troyennes, Apollon dans les deux autres) qui rappelle la puissance qui est la sienne et annonce l’action à venir, signifiant par-là même son influence sur le monde terrestre. Du point de vue de la composition, ce prologue sert de prolepse et introduit une forme de logique a priori dans la succession des actions qui forment la trame la pièce.

20Or, dans les trois réécritures, le prologue a disparu et se trouve ainsi évincée la présentation d’une volonté divine qui s’imposerait aux hommes. Simple traduction contemporaine de l’exigence de vraisemblance, mise en conformité de la pièce avec une époque laïcisée ou reflet d’un monde d’après la shoah qui ne croit plus en une intervention providentielle ? Les trois réponses ne manquent pas de pertinence sans toutefois satisfaire tout à fait car les figures fantastiques et surpuissantes, bien peu crédibles, ne sont pas absentes de la réécriture d’Alceste, ni d’ailleurs du théâtre de Levin. Il nous semble plutôt que la suppression du prologue énoncé par les dieux dans Les Femmes de Troie, Tout le monde veut vivre et L’Empereur sert à rendre inopérantes les lectures téléologiques ou simplement didactiques21.

21Lorsqu’il y a une intervention divine providentielle, comme c’est le cas dans Tout le monde veut vivre, celle-ci manque son but en ne parvenant pas à modifier le cours de l’action. L’ange de rédemption qui surgit dans la dernière scène demande à ce que Pozna / Admète soit épargné mais il n’a aucune autorité face au tout puissant ange de la mort qui souligne que la mort gouverne avec régularité tandis que Dieu « veut régner sur l’univers à coups d’opérettes22 ». Rien n’entrave la mécanique mortifère dont la cadence et l’insensibilité rappellent, évidemment, l’extermination nazie. Par une cruelle ironie tragique, procédé cher à Euripide que reprend ici Levin, cette intervention supposée salvatrice s’avère même délétère et funeste puisqu’elle laisse le temps au déplaisant Pozna de trouver un remplaçant en la personne de l’enfant innocent. Le dramaturge joue des effets de surprise, si prisés d’Aristote : à l’irruption providentielle, impuissante et peu appréciée du Stagirite, succède un fait fortuit, moins spectaculaire et plus banal certes mais efficient. Grâce aux discours des personnages comme à la succession des faits, ce dénouement original et tragique détient une forme de nécessité qui fait écho à la poétique d’Aristote et rencontre la pensée de l’Histoire de Levin.

22Le discrédit de la puissance divine et de la possibilité providentielle se manifestent de façon plus discrète dans L’Empereur : la prophétie d’Apollon, qui inaugurait la tragédie antique, est remplacée, à la même place initiale, par un dialogue entre des serviteurs châtrés. Substituer au divin séducteur de pareils énonciateurs ne manque évidemment pas d’ironie. Subversive, la trouvaille de Levin est aussi habile car elle reprend et déplace la dimension prémonitoire de l’ouverture : les eunuques évoquent Ion or ce dernier sera castré à la fin de la pièce. En substituant à la prophétie du dieu l’ironie tragique à valeur de prolepse, à la connaissance divine le savoir humain, le dramaturge indique la faillite de la transcendance et montre sa confiance dans l’interprétation des spectateurs.

23La disparition des manifestations de la divinité et de la providence écarte des réécritures une forme particulière de la nécessité, à la fois externe et suspecte d’invraisemblance, mais n’a pas pour corolaire l’amplification de la nécessité interne, au contraire : déliés des dieux et d’une nécessité extérieure, les personnages de Levin semblent régis par leurs seuls désirs, voire dépourvus de motivation claire.

Violence et tyrannie généralisées : nouvelles formes de la nécessité chez les caractères de Levin

24Ces trois réécritures, représentatives à cet égard d’autres pièces du dramaturge, illustrent la puissance brutale des individus aussi bien que des foules, au détriment d’autres facteurs d’organisations et d’actions comme la volonté collective, l’intérêt général ou encore la recherche d’efficacité. Dépourvues des masques de la nécessité, les différentes formes de violence, notamment dans un contexte politique, apparaissent dans leur intense nudité comme autant de manifestations de la force.

25C’est dans Les Femmes de Troie que le démasquage est le plus spectaculaire. À la suite d’Euripide qui représentait de façon critique la guerre en confiant les rôles principaux aux Troyennes, dignes et pathétiques captives, Levin dénonce la supercherie d’une violence supposée noble et nécessaire. Dans cette réécriture, les morts de la vierge et de l’enfant ne sont pas motivées par une nécessité politique ou religieuse et la causalité dramatique n’est pas explicitée, si bien que la notion de sacrifice paraît impropre et la motivation insuffisante. Outrage sauvage de Polyxène, arrachement d’Astyanax aux bras de sa mère : ce sont aussi leurs modalités qui rendent ces actions particulièrement horribles et discréditent ceux qui les ont permises.

26Levin déconstruit tout ce qui pouvait servir à motiver la mort de la jeune fille en modifiant radicalement cet épisode pathétique. Polyxène ne meurt pas de la main du prêtre dans cette version et, plus largement, les circonstances de la mort échappent au déroulement annoncé, un sacrifice demandé par Pyrrhus, si cruel soit-il, bien connu des amateurs de mythologie. Préalable au sacrifice et signe topique de piété, la jeune fille présente son sein au prêtre devant la foule massée pour le sacrifice mais, chez Levin, ce geste a un effet imprévisible : il suscite la fureur des soldats qui, devenus incontrôlables, violent et dépècent la jeune vierge. Cette modification de la scène attendue, tant par les dignitaires grecs de la pièce que par les spectateurs dans la salle, montre la puissance irrépressible des militaires, et somme toutes des hommes qui triomphe de la volonté de leurs chefs23. À un acte ritualisé et à une causalité pensée se substituent des actions désordonnées qui font suite à des désirs impulsifs et débridés. Le surgissement du hasard, loin d’accréditer la nécessité comme dans l’exemple de la chute de la statue de Mitys, favorise le désordre et révèle la fragilité de l’ordre civil qui ne résiste pas aux emportements individuels.

27Cette réécriture disruptive du sacrifice de Polyxène n’est en outre pas dépourvue de motivation, poétique et politique. Le cadavre mutilé de la jeune fille fait écho à ceux d’Hector et d’Hippolyte, autres victimes, certes masculines, des dieux, de la guerre et de la paternité. En ce sens, la mythologie contient des exemples qui nourrissent un imaginaire de sauvagerie et expliquent la proposition de Levin. En donnant un rôle aux soldats, la pièce se fait aussi, incidemment, et pour un lecteur d’aujourd’hui, anthropologie des vainqueurs : la discipline de la troupe grecque chez Euripide ne répond-elle pas davantage aux nécessités de la poétique tragique et aux attentes des spectateurs athéniens plus qu’à la vraisemblance de la guerre ? Et inversement, par leur brutalité, ces soldats ne sont-ils pas crédibles24 ? En présentant ces comportements, Les Femmes de Troie semble renouer avec une motivation toute aristotélicienne. Grâce à cet épisode de la mort de Polyxène, le dramaturge met en lumière une forme de bâillement entre motivation interne et externe, ce qui invite à relire à la fois la tragédie d’Euripide et la Poétique qui confère une place si importante à cette notion.

28L’Empereur et Tout le monde veut vivre engagent également à réévaluer des pratiques de violence ordinaire, c’est-à-dire à débusquer la cruauté sous la nécessité, en brouillant la frontière entre punition et férocité à l’occasion de scènes de mutilations corporelles.

29Dans la réécriture d’Ion, le garçon est d’abord marqué au fer rouge par son maître pour le punir, puis émasculé par la reine pour l’écarter car elle redoute que son mari ne l’abandonne, elle qui est stérile, pour ce fils inattendu qui vient de lui être accordé. Une telle violence, répétée, ne peut manquer de susciter l’effroi et de soulever la question de sa justification. Il ne fait pas de doute, dans la pièce, que la première des deux est gratuite, signe de la domination d’un maître tyrannique. Un examen attentif laisse penser que la seconde, bien que motivée du point de vue de la Reine, n’est pas plus légitime. Trois arguments peuvent être donnés qui ont trait à la cause, à la réalisation et à la visée de cette mutilation. La reine agit par crainte et jalousie, lesquelles ont été excitées par un personnage méprisable, aux antipodes du fidèle serviteur dévoué de la source antique ; son geste est un abus de pouvoir et, pire encore, s’avère totalement impertinent car la reine détruit celui-là même qu’elle voulait si ardemment retrouver, son fils. Que quelques instants plus tard une vieille servante émue du sort horrible infligé au garçon vertueux soit aussi celle qui rend possible la reconnaissance entre la mère et le fils met en lumière la fragilité de l’ordonnancement des faits et des identités : fût-elle apparue quelques instants plus tôt, le dénouement aurait été inverse. Le sort insupportable de l’enfant exhibe et dénonce l’espérance en une providence bienveillante, dont lui-même était animé, comme une pure fiction tandis que la violence des uns et des autres laisse penser que la seule nécessité opérante est la violence funeste du désir. Cette interprétation du dénouement invite à réévaluer la présence de plusieurs eunuques et ce dès le début de la pièce : certes, ils sont les garants et les gardiens de la virginité des filles et de la fidélité des épouses, mais aussi peut-être les preuves de la cruauté systémique d’un pouvoir abusif.

30L’émasculation est aussi ce à quoi consent pour survivre Pozna dans Tout le monde veut vivre car c’est le prix qu’exige sa femme en échange de son sacrifice. La demande est énoncée comme une rétribution légitime. Et pourtant, que lui sert que son mari soit mutilé dès lors qu’elle est morte ? N’est-ce pas bien plutôt la manifestation d’une jalousie cruelle de la future défunte envers le survivant et de l’épouse frustrée envers un mari volage ? Si Poznabella choque par ses sarcasmes, sa brutalité et sa férocité, qui rendent suspecte sa demande, celle-ci n’est cependant pas sans rappeler celle d’Alceste qui exigeait d’Admète de renoncer à se remarier au nom de l’intérêt des enfants25. La trouvaille sanglante de Levin amène à relire l’épisode de la pièce originale et à s’interroger sur la motivation comme sur la cohérence interne de la demande d’Alceste, si victime soit-elle par ailleurs de son mari. Par des effets de grossissements et de ruptures, qui doivent autant à la composition qu’aux discours, Levin invite à débusquer les failles d’une succession qui semblait motivée par la nécessité logique alors qu’elle l’est peut-être aussi par le souci des effets produits : grâce à cette demande, l’épouse antique suscite un intense pathétique sans manquer à la vraisemblance de son sexe. La solution est également habile pour le dramaturge car elle lui permet de présenter Admète, qui accepte bien volontiers, non comme un homme prêt à tout pour survivre, ce que lui reprochera néanmoins la critique au xviie siècle, mais comme un mari fidèle et un monarque soucieux de son lignage.

31Cette contestation de la nécessité de la violence ne s’exprime pas seulement à propos de trajectoires individuelles singulières, elle trouve aussi à se déployer à l’occasion du traditionnel partage des dépouilles : chez Levin, le partage du butin n’est pas la rançon de la victoire mais un exercice sadique. C’est ce que démontre la dernière scène des Femmes de Troie. Rien ne bride la cruauté d’Hélène envers Hécube car elle fait non seulement de la reine déchue sa captive mais aussi, dans un geste d’une obscénité scabreuse, de son ancienne belle-mère par accident la servante dédiée à l’entretien de son corps, lequel a causé toute la ruine. Dans le dénouement imaginé par Levin, l’esclavage et l’humiliation ne sont supportables que par une double métamorphose de la veuve de Priam : l’amnésie générale et l’aboulie complète. Pour accepter la nécessité du vainqueur, la vaincue oublie l’histoire, la sienne et celle de la cité, et s’installe dans un présent continu, sans épaisseur. Loin de conduire au récit d’exploits glorieux, c’est-à-dire une succession organisée et nécessaire d’événements, la victoire dans Les Femmes de Troie permet surtout la libération de la fureur des vainqueurs – soldats, princes et princesse – sans distinction de classe et aboutit à un anéantissement radical du présent comme du passé, emblématisés respectivement par l’incendie de Troie et l’amnésie d’Hécube. Le choix de la réécriture de tragédies antiques se comprend à la lumière d’une certaine conception de la guerre conçue comme indissociable d’une nécessité destructrice que Levin cherche à illustrer, en reprenant l’épisode de Troie, mais aussi à contrer, en lestant son théâtre de mémoires qui perturbent la linéarité temporelle.

32Le travail de déconstruction de fictions intellectuelles, comme l’intervention providentielle ou la violence nécessaire, à partir de la réécriture de mythologies n’indique pas seulement un goût esthétique pour les sources grecques ou une confiance dans ces formes premières de théâtre que sont les tragédies antiques mais constitue un geste politique en vue de conjurer la puissance d’oubli des vainqueurs et, plus largement, l’illusion du présent, qui menace les contemporains de Levin comme les spectateurs d’aujourd’hui. L’enjeu est triple : raviver les mémoires des spectateurs avec ces mythes mémorables et ces réécritures actuelles, souligner la puissance d’action de la contingence avec ces intrigues sans nécessité et ces événements imprévus et dénoncer la fable des grands hommes et de leurs desseins infaillibles avec ces individus cruels. Dans cette perspective tout à la fois politique et éthique, il n’est d’intrigue vraisemblable que dans l’absence de liaison entre les scènes et le surgissement de l’imprévu, qui viennent contrecarrer les ordonnancements attendus, qu’ils soient exposés par les personnages ou présupposés par les spectateurs, d’autant plus susceptibles d’être surpris qu’ils se souviennent des aventures antiques.

33La discussion concernant la pertinence mimétique des catégories de nécessité et de hasard conduit en partie à leur abandon, en partie à une réélaboration des formes et des modalités de la motivation : celle-ci se trouve indexée sur un autre paradigme culturel et anthropologique que celui de La Poétique, mais toujours associée à une exigence de vraisemblance et au pathos, qui s’avèrent essentielles dans la poétique tragique de Levin. Ses réécritures, si différentes soient-elles de leurs sources grecques, ne sont donc pas en rupture à cet égard avec la poétique aristotélicienne, bien au contraire, si bien qu’il semble intéressant de proposer une lecture de ces pièces, aux sources si aristotéliciennes à la lumière de la Poétique.

Écrire pour un spectateur contemporain : composer avec Aristote

34La reprise de tragédies d’Euripide amène, logiquement si l’on peut dire, à réfléchir à la pertinence de la poétique aristotélicienne qu’elles ont contribué à forger. En exhibant les défauts de nécessité interne et externe des Troyennes, d’Alceste et d’Ion à travers leurs réécritures, Levin met à nu certaines des illusions et des fables de son temps et renoue, en même temps, avec quelques-unes des recommandations d’Aristote en matière de cohérence, relatives aussi bien à la logique du dénouement qu’à la motivation des caractères, laquelle a une incidence sur les émotions suscitées chez les spectateurs.

Corriger le dénouement : de la surprise à la conformité

35Si la composition des faits chez Levin peut être analysée comme une suite d’événements, plus ou moins imprévus, en défaut de motivation externe, il est aussi possible de la comprendre comme l’émanation d’une autre forme de nécessité, d’ordre axiologique, dont témoignent les dénouements de L’Empereur et de Tout le monde veut vivre.

36Le passage du malheur au bonheur qui caractérisait le dénouement d’Ion est abandonné dans L’Empereur au profit d’une succession logique et vraisemblable qui montre les effets malheureux des drames initiaux : les parents ne recouvrent pas la fécondité, la mère ne reconnaît pas son fils abandonné dans le jeune homme et l’orphelin ne retrouve pas l’amour maternel. La distribution des événements se fait selon des logiques parallèles et crédibles, d’un côté la reine et de l’autre le jeune serviteur, chacune séparément et dans leur enchevêtrement même. Rien ne vient entraver la succession des événements funeste : cette histoire débutée par le viol s’achève par la mutilation, les deux jeunes gens – la jeune fille violée du passé et le garçon émasculé du présent – sont les victimes de leurs aînés et des puissants. Levin s’écarte certes d’Euripide par cette reconfiguration dramatique mais il semble aussi suivre Aristote car les faits se déroulent de façon logique, sans que le hasard intervienne, et trouvent leur motivation dans une vraisemblance indexée sur la violence des émotions. La cohérence caractérise également l’action du tout puissant empereur, qu’il s’agisse de son attitude – c’est avec la même désinvolture qu’il viole et féconde une vierge ou attribue un enfant à l’homme stérile – ou de son action : par-delà l’antagonisme apparent entre ces deux gestes, il provoque toujours le désordre. Ironiquement peut-être, Levin respecte ici le principe traditionnel de la constance des caractères, tout à l’inverse de l’Apollon de Ion d’Euripide, brutal et impitoyable avec Créuse puis bienveillant et généreux pour elle et son fils. Du point de vue des liens entre les personnages tout se passe chez Levin comme chez Euripide et pourtant tout se déroule à l’inverse dans la réécriture où ni le hasard, ni la providence ne viennent contrarier l’enchaînement logique des faits ou la volonté des puissants. La réécriture invite à penser que si la tragédie antique était pleinement vraisemblable, c’est-à-dire vraiment aristotélicienne, l’histoire d’Ion ne pourrait pas connaître un dénouement heureux.

37L’hypothèse d’une correction aristotélicienne du dénouement d’Alceste dans Tout le monde veut vivre paraît moins claire car elle dépend de l’interprétation qu’on donne de l’intervention, non préparée par l’intrigue, de l’enfant cireur qui permet à la fois la survie de Pozna et la fin de l’action : est-elle l’effet du hasard ? le dénouement est-il nécessaire ou, à tout le moins, conforme à la vraisemblance mythologique ? Une première approche consiste à envisager ce surgissement de l’enfant comme un phénomène imprévisible et imprévu. C’est bien le hasard, cet « arbitre ultime26 », dès lors, qui permet d’éviter la mort de Pozna et de changer la situation attendue. La mise à mort de l’enfant n’est cependant pas dépourvue de motivation ni de vraisemblance pour Pozna qui cherche à survivre par tous les moyens et trouve là une occasion inespérée de réaliser son projet. Cet infanticide, tout à la fois crédible d’après le caractère de Pozna et injustifiable moralement, est un évident ressort pathétique, conforme avec la visée d’une tragédie. Ce dénouement offre un usage renouvelé de la surprise, loin du topos de la rencontre attendue ou du surgissement prévisible, mais loin aussi du coup de théâtre providentiel dont la statue de Mitys fournissait le modèle. On peut aussi observer que ce dénouement reprend les principales conclusions de l’Alceste antique car ni Pozna ni Poznabella ne meurent et ce grâce à un coup de théâtre, qui s’inscrit dans un enchaînement logique et temporel si optimal qu’il semble plus nécessaire qu’hasardeux, voire quasi artificiel. Cette logique interne est renforcée par la vraisemblance externe car la mort d’un enfant n’a guère de quoi surprendre tant la défaite du pauvre et de l’innocent, a fortiori réunis en un seul personnage, est conforme à l’esprit des pièces de Levin ainsi qu’à l’Histoire récente. Envisagé comme la manifestation d’un profond pessimisme historique, ce coup de théâtre satisfait une nécessité externe et, à cet égard, répond à des exigences aristotéliciennes.

38Dans le monde de Levin où le négatif se superpose souvent au probable et vaut nécessité, il n’y a plus de place pour un hasard providentiel, motivé et heureux, tel que l’emblématisait l’anecdote de la statue de Mitys tombant sur le coupable, qui offrait une synthèse fictionnelle remarquable de l’accident conforme à la nécessité. En procédant par accumulation de tableaux et de gestes outranciers, les réécritures de Levin semblent bien peu aristotéliciennes. Cependant ces pièces progressent pas à pas et de façon logique : la nécessité l’emporte sur la contingence, à un niveau intra-dramatique dans L’Empereur ou extra-dramatique dans Tout le monde veut vivre. Surprenants pour le connaisseur des tragédies d’Euripide, les deux dénouements inventés par Levin sont néanmoins motivés par une anthropologie des rapports de force et des passions, qui les rend pleinement vraisemblables à bien des spectateurs contemporains.

Épurer les caractères : simplicité et motivation

39En matière de personnages, en revanche, ces trois réécritures paraissent s’opposer frontalement aux préconisations de La Poétique car, loin de ces caractères ni tout à fait bons ni tout à fait méchants que recommandait le Stagirite, les créatures de Levin sont entières et souvent radicales. À cet égard, elles ne sont toutefois pas sans rapport avec certains des protagonistes d’Euripide comme Ménélas, Alceste ou encore Médée. C’est aussi, et structurellement peut-être, la relation entre personnages et spectateurs qui s’écarte du schéma proposé par Aristote car les personnages de Levin dans ces trois tragédies se signalent par une forme d’absence de vraisemblance indexée sur leur non référentialité.

40Pour autant, le dramaturge ne renonce pas à une exigence de motivation de ces caractères qui se signalent par leur épure et l’on peut se demander si cette extrême lisibilité n’est pas une forme de continuité avec la tragédie antique telle que l’histoire littéraire nous l’a transmise, depuis le romantisme allemand notamment, en la présentant comme un théâtre des idées. Une volonté de vivre toute puissante, par exemple, caractérise Pozna et la Reine de L’Empereur, non d’ailleurs sans manquer de faire encourir aux personnages une forme de schématisme tant ce trait de caractère les meut sans nuance. La cohérence interne des personnages leur garantit assurément une lisibilité certaine auprès des spectateurs et la vaste galerie qu’ils composent dans ces trois pièces forme un ensemble homogène. De même, l’intrigue est soumise à une unité d’action. Ces exigences poétiques confèrent aux trois pièces une grande clarté, parfois peut-être à la lisière du démonstratif. La simplicité et la cohérence qui caractérisent ce corpus ne sont toutefois pas sans faire écho à une interprétation possible des tragédies d’Euripide fondée sur leur progression organisée et leur structuration en épisodes construits. En ce sens, on peut se demander si le théâtre d’Euripide ne constitue pas pour Levin un modèle, dramaturgique d’abord, mais aussi anthropologique, tant ces caractères entiers, pitoyables comme les différents enfants ou Hécube, terrifiants comme Ulysse et Hélène, ou terrifiants et néanmoins pitoyables à l’instar de la Reine ou de Stranglinet, ont d’évidents antécédents dans l’œuvre antique.

Repenser le pathos ?

41Si Levin délaisse l’un des préceptes d’Aristote en matière de personnage pour préférer suivre l’exemple d’Euripide, tout en veillant cependant à une relation de nécessité entre les caractères et leurs actions, il semble rechercher avec ses réécritures les mêmes effets que le poète grec avec ses tragédies, soit le pathos si cher au Stagirite.

42Partisan d’un théâtre des émotions intenses, qui mêle effroi et pitié, Levin reprend les Troyennes et en accroît certains ressorts tragiques en vue de susciter une émotion intense auprès des spectateurs. Il obtient une telle intensité, par exemple, en donnant à entendre l’appel déchirant d’Astyanax à sa mère qui ne peut lui venir en aide27. Ce corps d’enfant inaudible sur une scène grecque28 a la parole sur la scène contemporaine, qui semble prolonger le geste tragique antique.

43Levin peut aussi modifier le dispositif d’Euripide comme dans la réécriture d’Ion. Le schéma présent dans la source grecque est celui de la reconnaissance in extremis, si loué par Aristote citant l’exemple d’Iphigénie en Aulis, qui empêche le personnage de se rendre criminel et transforme son sort de malheureux en heureux. Or, chez Levin, ce dispositif est repris mais inversé et dénoncé. En effet, la reconnaissance de la mère et de l’enfant a lieu mais c’est trop tard pour que le sort funeste soit jamais renversé. Cette situation accroît l’émotion provoquant une situation intensément pathétique où l’enfant reconnaît en sa pire ennemie, celle qui a causé la mutilation qu’il vient de subir, sa propre mère, laquelle était déjà à l’origine de son malheur en l’ayant abandonné à la naissance. L’émotion ne naît pas seulement de la violence mais aussi de l’échec de ce qui aurait dû, sur un plan axiologique, ou pu, sur un plan théâtral, permettre de l’éviter. Levin conserve la reconnaissance mais, pour en mieux en dénoncer la faillite en ce qu’elle arrive à contretemps, à l’inverse de celle d’Iphigénie, et ne permet aucun infléchissement dans le cours des événements, au contraire de celle d’Œdipe. Grâce à la réélaboration de ce dispositif, le dramaturge semble entretenir un dialogue subreptice avec La Poétique, dont il montre l’importance pour l’art dramatique et la possible (nécessaire ?) actualisation en fonction du paradigme épistémologique.

44Cette poétique théâtrale du pathos soulève deux questions. C’est tout d’abord, en bon aristotélisme, celle, pragmatique et théorique, de la catharsis, dont l’efficacité s’avère problématique dans un univers dramatique déserté par la nécessité extérieure et dépourvu d’ordre. La représentation sur scène de quantité d’horreurs soulève également la question, d’ordre historique, d’une éventuelle convergence avec le in yer face theatre. Il nous semble que ces réécritures relèvent davantage d’une esthétique qu’on pourrait désigner comme post-moderne pour deux raisons : en tant que reprises d’un matériau tout à la fois fictionnel et familier des spectateurs, elles conservent une forme de distance et d’ironie dans leur réception, et le recours constant aux contrastes thématiques et aux contrepoints stylistiques et tonals entrave la continuité nécessaire au déploiement des émotions.

Conclusion

45Par ces trois réécritures qui s’achèvent à rebours de leurs sources antiques par un dénouement funeste et sans intervention divine, Levin s’inscrit dans son temps : il dénonce l’artificialité des dénouements heureux et l’absence de la providence aussi bien que le mensonge d’une victoire juste ou la supposée nécessité de la violence d’État. S’il déploie et amplifie les manquements à La Poétique d’Aristote présents dans ces tragédies d’Euripide peu conformes avec les normes tragiques, il n’abandonne pas pour autant les notions aristotéliciennes de motivation, de hasard ou de vraisemblance : il les réélabore en fonction du paradigme épistémologique qui est le sien. Si les dieux ont disparu, la nécessité interne demeure, indexée à présent sur les affects des personnages. Quant aux occurrences du hasard, elles sont un adjuvant de la nécessité, de sorte qu’elles servent le puissant contre le faible, le vieux contre le jeune ou l’homme contre la femme, qu’on pense au cireur de chaussure survenu à point (Tout le monde veut vivre), à la nourrice arrivée trop tardivement (L’Empereur) ou à l’épaule dénudée au moment requis (Les Femmes de Troie).

46Avec ce geste de réécriture de l’antique, Levin acclimate les tragédies aux questions de son temps et, en même temps, inscrit son œuvre dans une longue histoire du théâtre, non seulement parce qu’il en reprend et renouvelle les sujets et les motifs mais aussi prolonge les interrogations théoriques. Ce corpus particulier dans l’œuvre du dramaturge israélien met en lumière son ambition dramatique, l’originalité de son projet scénique mais aussi, et peut-être surtout, sa confiance dans le théâtre comme apte à rendre l’Histoire intelligible.

Notes

1 La liste chronologique des œuvres de Levin met en lumière cette diversité générique (https://dramaisrael.org/en/playwright/levin-hanoch/, page consultée le 10 avril 2025.)

2 La version originale est accessible : https://www.hanochlevin.com/texts/1399, page consultée le 10 avril 2025. La pièce est traduite en français par Jacqueline Carnaud et Laurence Sendrowicz, comme les deux autres œuvres étudiées dans cet article. Elle est publiée sous le titre Les Femmes de Troie d’après Euripide dans Théâtre choisi III, Montreuil, Éditions théâtrales, 2004, p. 91-136.

3 La version originale est accessible : https://www.hanochlevin.com/texts/1400 (page consultée le 10 avril 2025) et la version française se trouve dans Théâtre choisi IV, Montreuil, Éditions théâtrales, 2008, p. 5-55.

4 La version originale est accessible : https://www.hanochlevin.com/texts/1426 (page consultée le 10 avril 2025) et sa version française dans Théâtre choisi VII, Montreuil, Éditions théâtrales, 2018, p. 5-65.

5 Voir l’ouvrage récent de Nurit Yaari, Between Jerusalem and Athens. Israeli Theatre and the Classical Tradition, Oxford, Oxford UP, 2018, p. 175-210. Nurit Yaari dresse un panorama précis et très éclairant de la scène israélienne de cette époque.

6 Pour Nurit Yaari, Levin renoue avec l’ambition éthique et politique des Tragiques grecs à l’égard de leurs concitoyens ; elle insiste sur la capacité d’analyse et d’intellection, quasi prophétique, du dramaturge à l’égard de la situation contemporaine (op. cit., p. 277-318).

7 Pierre Brumoy, Théâtre des Grecs. Nouvelle édition enrichie de très-belles gravures, & augmentée de la traduction entière des pièces grecques, Paris, Cussac, 1787, t. 8, p. 24-25.

8 Pierre Prevost, « Examen de la tragédie des Troyennes », dans Théâtre des Grecs, éd. citée, t. 8, p. 100-103. La différence de jugement entre Brumoy et Prevost paraît révélatrice de l’évolution du goût tragique.

9 Ibid., p. 101. Les effets ne sont donc pas atteints sauf dans le dénouement (op. cit., p. 102-103).

10 Pierre Brumoy, Théâtre des Grecs. Nouvelle édition enrichie de très-belles gravures, & augmentée de la traduction entière des pièces grecques, Paris, Cussac, 1786, t. 6, p. 381-386.

11 Pierre Brumoy, « Réflexions sur Alceste tragédie d’Euripide », dans Théâtre des Grecs, éd. citée, t. 6, p. 381-394, note 1, p. 394-395. Brumoy revient sur les critiques adressées à la pièce, notamment le manque de bienséance d’Admète pour Phérès et les considérations selon lesquelles cette tragédie est trop bourgeoise et trop peu tragique.

12 Pierre Brumoy, Théâtre des Grecs, éd. citée, t. 6, note 1, p. 394-395, p. 395.

13 Pierre Brumoy, « Ion tragédie d’Euripide », dans Théâtre des Grecs. Nouvelle édition enrichie de très-belles gravures, & augmentée de la traduction entière des pièces grecques, Paris, Cussac, 1787, t. 9, p. 43. Il s’agit d’un problème de bienséance des caractères (ibid., p. 44), comme d’un problème de vraisemblance du lieu.

14 Ibid., p. 45.

15 Notre propos s’inscrit ici dans la continuité de celui Nurit Yaari (op. cit., p. 318) qui s’intéresse déjà à cette proximité entre Levin et Aristote car, pour elle, l’œuvre du dramaturge renoue avec la catharsis. On rappelle également que Levin, confiant dans la puissance du théâtre, accordait une grande importance à la représentation et aux échanges entre le public et la scène.

16 Aristote, La Poétique, trad. R. Dupont-Roc et J. Lallot, Paris, Le Seuil, 1980, ch. 25, 60b32-35, p. 131.

17 Ibid., ch. 13, 53a29, p. 79.

18 Nous reprenons ici le commentaire des deux éditeurs, R. Dupont-Roc et J. Lallot (ibid., p. 250-251).

19 Ibid., ch. 18, 56a17, p. 99.

20 Ibid., ch. 9, 52a8-9, p. 67.

21 La proximité manifeste entre ces deux pièces permet d’intégrer pleinement Les Troyennes dans l’œuvre de Levin bien que cette pièce soit de facture un peu atypique, notamment parce que les personnages y conservent leurs noms mythologiques, et, à ce titre, de ne pas la réduire à une réaction politique circonstancielle ni à une énième réécriture actualisante.

22 Hanokh Levin, Tout le monde veut vivre, éd. citée, scène 25, p. 54 ; littéralement « si Dieu veut gouverner le monde à coup d’escalopettes panées » / « אם אלוהים רוצה לנהל את העולם על שניצלון בווינה ».

23 Par cette distorsion manifeste entre les soldats et les chefs, la tragédie montre la concurrence des volontés et le désordre auquel celle-ci aboutit.

24 Le massacre de Sabra et Chatila, auquel peut faire référence cet épisode dramatique, donne une motivation supplémentaire au traitement des soldats par la fiction.

25 Euripide, Alceste, v. 299-316.

26 Nurit Yaari, Between Jerusalem and Athens, éd. citée, p. 290, « ultimate arbiter ».

27 Hanokh Levin, Les Femmes de Troie, éd. citée, p. 119, p. 120.

28 Dans la Médée d’Euripide où la supplique de l’enfant est audible des spectateurs, elle est proférée depuis la coulisse, c’est-à-dire à un moment où l’enfant lui-même n’est plus visible.

Pour citer ce document

Zoé Schweitzer, « Succession, hasard et causalité dans les réécritures d’Euripide par Hanokh Levin » dans ,

© Publications numériques du CÉRÉdI, « Actes de colloques et journées d’étude »,

URL : https://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/1962.html.

Quelques mots à propos de :  Zoé Schweitzer

Université Jean Monnet Saint-Étienne
IHRIM UMR CNRS 5317