Désirés, désirants, indésirables : corps et âges des femmes en littérature du Moyen Âge à nos jours

Actes du colloque organisé à l’Université de Rouen Normandie en janvier 2023, publiés par Camille Brouzes, Eva Le Saux, Lola Marcault, Anne-Claire Marpeau, Lucie Nizard, Charles Plet et Stéphane Pouyaud

Désirés, désirants, indésirables : corps et âges des femmes en littérature du Moyen Âge à nos jour

Désirés, désirants, indésirables : corps et âges des femmes en littérature du Moyen Âge à nos jours

Dire l’indicible. Reconfigurations du scandaleux désir de Jocaste pour la jeunesse, dans Le Chevalier errant de Legrand (1726), Œdipe de Voltaire (1718) et Jocaste Reine de Nancy Huston (2009)

Cassandre Martigny


Texte intégral

1Dans Pandora’s Jar, un essai sur les personnages féminins des mythes grecs, Natalie Haynes s’interroge sur la relative absence de représentations iconographiques de Jocaste, que ce soit sur les sculptures et cratères antiques ou sur les peintures des époques moderne et contemporaine1. « Je soupçonne, écrit-elle, que nous ne la voyons pas reflétée dans les tableaux parce qu’elle a commis le péché ultime contre l’art : elle est une femme âgée (an older woman)2 ». L’utilisation du comparatif de supériorité (older) rappelle implicitement que Jocaste est aussi plus âgée que son partenaire, ce qui la rendrait doublement irreprésentable. Cette différence d’âge n’est cependant pas incompatible avec la sexualité : l’intrigue d’Œdipe Roi de Sophocle révèle en creux le désir que suscite cette figure féminine vieillissante auprès d’Œdipe, qui lui donne quatre enfants. « Elle est donc la chose la plus rare et la plus dangereuse qui soit, poursuit Natalie Haynes, une femme qui ne devient pas invisible aux yeux des hommes même en vieillissant3. » Ces remarques, en soulignant l’attirance d’un jeune homme pour une femme plus âgée, invitent à prendre en considération le désir de cette femme pour un homme plus jeune qu’elle. Outre le tabou de l’inceste, n’est-ce pas aussi l’existence de cette sexualité qui constitue l’indicible de la relation entre Œdipe et Jocaste, un indicible se traduisant dans le champ iconographique par l’effacement du personnage féminin ?

2C’est la question que pose Françoise Héritier alors qu’elle revient sur la définition du « complexe d’Œdipe » par Sigmund Freud4 et sur ses points aveugles. Dans sa réinterprétation de la tragédie de Sophocle, le psychanalyste n’a mis en évidence que le désir d’Œdipe pour sa mère, tandis que le désir de Jocaste en tant que femme reste, selon l’anthropologue, un « désir masqué, jamais affirmé comme réel au même titre que celui des hommes5 ». Quand toutefois ce désir féminin est pensé, il est marqué du sceau de la culpabilité. Françoise Héritier aborde alors la question de la différence d’âge dans le couple pour montrer en quoi le traitement de ce sujet témoigne de la valence différentielle des sexes, de la double morale selon laquelle un comportement sexuel est considéré par la société comme légitime lorsqu’un homme s’y adonne mais comme scandaleux lorsqu’il s’agit d’une femme :

L’idée qu’un homme peut avoir des rapports légitimes avec une femme qui pourrait être sa fille, au double sens métaphorique et réel, est une idée qui ne pose pas véritablement problème. Or le désir symétrique des femmes qui avancent en âge pour ceux qui pourraient être leurs fils, ce désir-là on n’en parle jamais6.

3Ce qui est en jeu dans la relation entre Œdipe et Jocaste, ce n’est pas seulement la relation incestueusement réalisée de la mère avec le fils mais aussi ce désir qu’a une femme pour la jeunesse, « pour celui qui pourrait être son fils7 », mais qui ne l’est pas nécessairement. Nous analyserons les différentes modalités d’expression de ce désir occulté à travers trois réécritures de l’Œdipe Roi de Sophocle, qui problématisent le sujet de la différence d’âge entre Œdipe et Jocaste pour répondre à des enjeux spécifiques, liés au genre théâtral de la réinterprétation et à son contexte d’écriture. Deux d’entre elles sont composées au xviiie siècle : Le Chevalier errant de Marc Antoine Legrand (1726), qui parodie la tragédie Œdipe d’Antoine Houdar de La Motte (1726) en donnant une place centrale au désir d’une Jocaste vieillissante pour son époux plus jeune, et l’Œdipe de Voltaire (1718), qui tente de rendre cette différence d’âge compatible avec la noblesse qui sied au genre et aux héros tragiques. Enfin, la tragédie Jocaste Reine de l’autrice franco-canadienne Nancy Huston (2009), écrite trois siècles plus tard, permettra de rendre compte du double tournant que constituent la psychanalyse et le féminisme dans l’évolution des représentations de la sexualité de la femme mûre. Au fil de ce parcours diachronique, se lit la difficulté pour les auteurs et l’autrice à mettre en scène un désir féminin déculpabilisé, difficulté derrière laquelle se cache peut-être un autre enjeu, central dans les réélaborations du mythe d’Œdipe : celui de penser et de montrer la femme dans la mère.

La relation monstrueuse ou l’impossibilité du couple Jocaste / Œdipe

4Jocaste fait partie de ces héroïnes inclassables subvertissant les rôles normatifs qui définissent les femmes au théâtre et dans la société d’Ancien Régime, ceux de « la triade classique de jeune vierge, chaste épouse et veuve célibataire8 ». En effet, en épousant son fils mais aussi, plus généralement, un homme beaucoup plus jeune qu’elle, elle brouille la claire séparation entre mère et épouse et entre les deux types de relations qu’elle suppose. Or, au xviiie siècle, la problématique incestueuse rejoint celle de la définition des rôles sociaux des femmes, qui supposent des amours spécifiques et non interchangeables9. Ce télescopage des statuts est visible dans Le Chevalier errant de Legrand, représenté pour la première fois le 22 janvier 1726 par les Comédiens Italiens Ordinaires du Roi, parodie de la tragédie d’Houdar de la Motte, Œdipe, mise en scène le 18 mars 1726 à la Comédie Française10. La différence d’âge entre les protagonistes et le désir du personnage féminin sont alors mis en exergue pour incriminer celle qui transgresse tous les interdits associés à son genre. Voltaire adopte quant à lui la démarche opposée dans sa tragédie Œdipe, dans le but d’innocenter le personnage féminin. Si l’introduction du personnage de Philoctète lui permet de montrer une héroïne amoureuse et non incestueuse, elle remet en question l’existence même du couple Jocaste / Œdipe.

La mise en scène d’un désir coupable dans Le Chevalier errant de Legrand

5Par rapport à la tragédie d’Houdar de la Motte, la pièce de Legrand met l’accent sur le désir libidineux de Jocaste, renommée Cocasse, comme pour souligner le comportement ridicule et grotesque du personnage. Ces changements doivent être imputés au genre parodique qui, selon la définition donnée par Dumarsais dans Tropes (1726) et reprise par Gérard Genette dans Palimpsestes, est un poème composé à l’imitation d’un autre que l’on détourne dans un sens railleur mais dont on conserve certaines formules pour rappeler le souvenir de l’original11. La dégradation générale qui touche le style, les intrigues et les personnages produit un contraste révélateur des éléments susceptibles de provoquer le rire mais aussi le scandale qui leur est lié. Le parodiste insiste ainsi sur la différence d’âge entre la figure féminine qui a, dans la pièce, plus d’une soixantaine d’années, et son jeune mari Alcipe, avatar d’Œdipe. Le père adoptif de celui-ci, Ratichon, fait part à Cocasse de son étonnement, si ce n’est de son inquiétude, devant cette relation : « Votre union fait voir, à l’âge où vous voilà, / Qu’il ne méprise point la vieillesse12. » Le motif de l’aveuglement, constitutif du mythe d’Œdipe, est détourné de façon comique pour suggérer l’emprise du personnage féminin sur le jeune homme, dont l’amour pour son épouse ne faiblit pas malgré l’âge avancé de cette dernière :

Et quoi que vous ayez soixante et quelques ans,
Je vous regarde encor comme à votre Printemps ;
Ma flamme aux yeux de tous paraît même bizarre :
Après quinze ans d’hymen la chose est, dit-on, rare,
Qu’un époux puisse aimer un objet suranné,
Et qu’il en fasse encor l’amant passionné13.

6La rime antithétique « suranné » / « passionné » et l’accentuation produite par la diérèse sur ce dernier adjectif créent un décalage qui révèle toute l’étrangeté de la relation entre les deux personnages. À travers la rime « rare » / « bizarre » et les verbes « paraître » et « dit-on », Alcipe fait entendre l’opinion commune, partagée par le public, pour mettre en évidence la stupéfaction voire l’indignation que suscite ce couple hors-norme au théâtre et dans la société française d’Ancien Régime. L’épouse, du fait de son âge, se confond avec la mère, avant même que la vérité de l’inceste n’ait été révélée.

7Cependant Jocaste n’adopte ni les comportements d’une mère ni ceux qui siéraient à une femme de son âge. Elle révèle sans pudeur son désir pour la jeunesse, une attitude qui n’est pas conforme aux attentes de la société et qui est passible de ridicule. Comme l’écrit Gabriele Vickermann-Ribémont à propos de figures masculines dans la littérature du xviiie siècle, « si les personnages n’acceptent pas de leur propre chef une attitude de retenue et de sagesse, l’image ridicule leur est renvoyée par leur entourage14 ». Quand cette impudence est le fait d’une femme âgée, l’image n’en est que plus risible15. L’affirmation de ce désir se double du poids de la culpabilité dans la parodie de Legrand puisque toute la responsabilité dans le drame de l’inceste est rejetée sur un personnage féminin qui ne se conforme pas au rôle social qu’on attendrait de lui. Lorsque Alcipe / Œdipe est résolu à se sacrifier après avoir appris d’un songe que son trépas était nécessaire pour éradiquer la peste du royaume, Cocasse / Jocaste tente de l’en empêcher : le père laisserait seuls ses fils et l’époux abandonnerait sa « veuve en friche16 ». Les deux arguments sont mis sur le même plan pour mieux renforcer l’écart entre le registre tragique et un autre beaucoup plus trivial, qui souligne l’appétit sexuel de Cocasse. L’analogie entre le corps du personnage et la terre, qui, depuis l’Antiquité, associe les femmes à l’enfantement et à la maternité17, est ici détournée pour créer un effet comique. Selon toute vraisemblance, la figure féminine est ménopausée ; elle est donc une terre sèche devenue stérile, si l’on file la métaphore agricole. Privée de la possibilité de procréer, la femme ménopausée ne peut moralement pas justifier une sexualité dont la seule raison chrétienne légitime est la reproduction18. À cet argument théologique, s’ajoute l’argument médical : une série d’écrits datant du xviiie siècle et qui ont été analysés par Annick Thellier décrivent cette période de la vie des femmes comme une mort symbolique qui précède la mort naturelle19. Parce qu’elle a cessé d’incarner les vertus sociales attachées à la maternité et au mariage, Jocaste / Cocasse devrait renoncer à un amour devenu superflu et donc à toute activité sexuelle. La métaphore de la « terre en friche » stigmatise ici le comportement déviant de cette femme qui continue d’affirmer son désir sexuel.

8Notons qu’à aucun moment de l’Œdipe d’Houdar de la Motte Jocaste n’exprime avec autant de hardiesse son désir. Toutefois, la passion du personnage féminin pour son époux, accentuée par la parodie de Legrand, n’est pas absente de la tragédie. Quand Œdipe est sur le point de se sacrifier, elle est prête à le suivre dans la mort pour ne pas vivre sans lui. Elle continue de l’aimer même après avoir appris qu’il était le meurtrier de Laïos20. La parodie va plus loin encore puisque Cocasse considère la mort de son premier mari comme une chance : Alcipe « en [lui] ôtant [son] époux, [lui] en [rend] un autre, / Et de trente ans plus jeune21 ». De plus, chez Houdar de la Motte, Jocaste connaît la prédiction selon laquelle son propre fils deviendra son mari. Toutefois, elle se marie avec Œdipe, un homme plus jeune qu’elle alors même que les paroles oraculaires la mettaient en garde contre l’amour22. Le « fatal amour23 » de Jocaste est la source de tous les maux, comme celle-ci le met explicitement en évidence à la fin de la tragédie Œdipe :

Voilà de nos malheurs la source déplorable.
Ici tout est puni. Je suis seule coupable.
Peuples, Époux, Enfants, j’ai tout mis en danger.
Sans mon amour les Dieux n’auraient rien à venger24.

9Legrand ajoute à cette réplique une nouvelle mention de l’âge de Jocaste pour rendre sa passion plus coupable encore :

Il est donc éclairci, cet horrible secret !
Perfide Amour, c’est toi qui m’as joué ce trait.
À cinquante ans passés j’ai donné dans le piège25.

10Dans cette réplique, Cocasse se dit âgée de « cinquante ans passés » au lieu des « soixante et quelques ans26 » que lui donne Alcipe : cherche-t-elle, à travers cette litote, à se dédouaner de sa faute et à atténuer la portée criminelle de son amour en se rajeunissant ? Cette réplique souligne en tout cas le désordre causé par le personnage féminin, un désordre qui ne prend fin qu’avec son « exil » dans un cloître27.

11Au-delà de l’inceste, la pièce condamne Cocasse / Jocaste pour avoir osé exprimer et vivre, malgré son âge, son désir pour un homme plus jeune qu’elle. Le scandale n’est pas seulement que l’épouse soit aussi mère, mais que celle qui aurait l’âge d’être la mère de son amant s’affirme avant tout en tant que femme et amante.

La disparition du couple scandaleux dans l’Œdipe de Voltaire

12Le problème soulevé par l’âge du personnage féminin est visible dans l’exagération de son désir pour Œdipe mais aussi dans son atténuation. Œdipe, la première tragédie de Voltaire, qui a connu un succès triomphal dès sa première représentation le 18 novembre 1718 sur la scène du Théâtre-Français28, est à ce titre paradigmatique. Afin d’innocenter Jocaste et de donner à son personnage une importance plus grande que ne le faisait Corneille dans sa tragédie Œdipe (1659), le dramaturge s’écarte de son modèle en modifiant l’âge de la reine. Jocaste n’a pas une soixantaine d’années, comme c’est probablement le cas chez Sophocle et Corneille selon le dramaturge29, mais une trentaine ; elle peut donc susciter quelque passion amoureuse :

Mais je ne puis être de l’avis de ceux qui trouvent Jocaste trop âgée pour faire naître encore des passions ; elle a pu être mariée si jeune, et il est si souvent répété dans la pièce qu’Œdipe est dans une grande jeunesse, que sans trop presser les temps, il est aisé de voir qu’elle n’a pas plus de trente-cinq ans. Les femmes seraient bien malheureuses si on n’inspirait plus de sentiments à cet âge30.

13La différence d’âge entre l’épouse et son époux n’est donc plus un élément susceptible de condamner le personnage féminin dans sa réécriture.

14Cependant, en voulant amoindrir la portée scandaleuse du couple formé par Œdipe et Jocaste, Voltaire met fin au couple même. La figure féminine ne ressent qu’une « amitié sévère31 » pour Œdipe, tout au plus « quelque tendresse32 » pour celui-ci et fait part de sa répulsion et de son dégoût lorsqu’elle est dans les bras de son mari33. C’est par devoir qu’elle s’est mariée au vainqueur de la Sphinge34, et non par amour comme dans la pièce d’Houdar de La Motte. Ce second mariage, comme le premier avec Laïos, est vécu par le personnage féminin comme une « injustice » et même un « supplice35 » qui témoigne de la grandeur de la reine, prête à se sacrifier pour le salut du royaume. La femme ne disparaît cependant pas derrière la figure politique : la pièce montre les sentiments contradictoires qui animent Jocaste, partagée entre la raison d’État et sa passion amoureuse pour Philoctète, son amant de jeunesse. Seul ce personnage ajouté par Voltaire fait naître en son cœur « un feu tumultueux36 » et « une brûlante flamme37 ». Cette intrigue secondaire est non seulement nécessaire pour que la pièce tienne en cinq actes mais aussi pour Jocaste puisse être sujet de désir sans être coupable, en manifestant son attirance pour un homme qui n’est plus son fils et qui doit avoir à peu près le même âge qu’elle. Voltaire met ainsi en scène une intrigue amoureuse acceptable qui satisfait les goûts du public et souligne l’héroïsme tragique du personnage féminin. Toutefois, le couple Jocaste / Philoctète occupe une telle place dans la tragédie qu’il fait disparaître la relation entre Jocaste et Œdipe. D’ailleurs, Voltaire prend soin d’estomper toute référence trop appuyée à la sexualité des deux personnages : mariés seulement depuis deux ans dans la pièce, ils ne peuvent encore avoir enfanté Antigone, Ismène, Étéocle et Polynice. En mettant en scène la femme, la pièce fait ainsi disparaître la mère. Le couple Jocaste / Œdipe ne semble pouvoir exister sans que l’une des dimensions du personnage féminin ne soit effacée.

La libération du corps et du désir dans Jocaste Reine

15La question de la différence d’âge entre les protagonistes ressurgit après la théorisation par Sigmund Freud du « complexe d’Œdipe » au début du xxe siècle, et les différentes définitions de la sexualité féminine comme manque, qui lient le destin de Jocaste à la maternité. Dans les adaptations de l’Œdipe Roi qui s’inspirent de la lecture que la psychanalyse en donne38, l’âge de Jocaste sert à souligner le désir incestueux des personnages. Au tournant des xxe et xxie siècles, la remise en cause par les mouvements féministes des théories freudiennes39 et du patriarcat, ainsi que l’avènement d’une « écriture féminine » que Hélène Cixous appelle de ses vœux en 1975 dans La Jeune Née puis dans Le Rire de la Méduse40, font évoluer les représentations du couple. Jocaste Reine de Huston, créée le 1er octobre 2009 au Théâtre des Osses à Givisiez en Suisse, dans une mise en scène de Gisèle Sallin, est un exemple de ces réécritures au féminin du mythe d’Œdipe41, qui libèrent la figure féminine et son amour pour un homme plus jeune du poids de la culpabilité. Cette réhabilitation passe par une modification des représentations du corps de Jocaste et de son désir de femme.

Déjouer les tabous autour de la représentation du corps de la femme ménopausée

16Dans les réélaborations psychanalytiques du mythe d’Œdipe, le corps de Jocaste prend une place majeure qu’il n’avait pas dans les deux pièces du xviiie siècle étudiées, où seules les émotions du personnage étaient évoquées. Ce corps qui est montré est cependant moins celui de l’épouse que celui de la mère, afin de suggérer le complexe œdipien dont semblent atteints les protagonistes masculins. En France, les pièces La Machine infernale (1934) de Jean Cocteau et Œdipe ou le roi boiteux (1978) de Jean Anouilh mettent en scène un fils à la recherche de sa mère dans son épouse, et une mère à la recherche de son fils dans son époux. Contrairement à certains auteurs et artistes qui donnent un aspect immuable au corps de la mère, suivant en cela les réflexions de Freud sur l’atemporalité de la figure jocastienne42, les deux dramaturges rompent avec cet imaginaire fantasmé afin de souligner la variabilité de ce corps féminin soumis aux aléas du temps. Ainsi, pour l’Œdipe de Cocteau, le visage d’une jeune fille est assimilable à « l’ennui d’une page blanche où les yeux ne peuvent rien lire d’émouvant ». Ce qu’il recherche chez une femme, au contraire, ce sont « les cicatrices, les tatouages du destin, une beauté qui sorte des tempêtes ». La figure de son épouse, « giflée par le sort, marquée par le bourreau43 », représente cet idéal. Dans le prologue de la pièce d’Anouilh, Jocaste fait part de la crainte qu’elle a ressentie au moment de son mariage avec le jeune vainqueur de la Sphinge : « toi tu étais presque un enfant et j’avais peur que tu ne voies que toutes ces petites rides qui me venaient déjà au coin de la bouche et des yeux44. » Mais Œdipe se rappelle avec tendresse ces rides qu’il a « caressées, troublé, le soir, quand il [l’a] prise dans [ses] bras45 » et qui font la beauté de son épouse. Toutes ces répliques sont très ambigües : dans La Machine infernale, Œdipe avoue sans détour qu’il a toujours rêvé d’« un amour presque maternel46 » et, dans Œdipe ou le roi boiteux, il rejette les jeunes esclaves envoyées par Jocaste pour tromper l’ennui de son mari parce que « [sa] main ne reconnaissait plus son chemin sur elles », et préférait « reven[ir] vers la route connue47 », certainement celle du giron maternel.

17La pièce Jocaste Reine de Huston tente de sortir de cette assimilation qui associe la femme plus âgée que son amant à la mère recherchée par l’époux-fils, en donnant la parole au personnage féminin. Comme dans les pièces de Cocteau ou d’Anouilh, que la dramaturge a sans doute lues, Jocaste exprime sa crainte de ne plus pouvoir susciter l’amour d’Œdipe en décrivant son propre corps, qu’elle perçoit comme indésirable :

Les premiers rayons du soleil sont des dards qui s’enfoncent dans mon âme, m’annoncent que ma vie s’écoule et que, dorénavant, je ne pourrai que perdre… perdre… perdre.
Peu à peu le monde s’éloignera de moi.
Ma beauté s’altère déjà, elle s’en va, elle est partie,
Mon ventre a renoncé à faire, chaque mois,
Son nid de sang dans l’espoir d’une nouvelle vie,
Ma peau est comme la terre autour de Thèbes :
Fissurée, craquelée, torturée par la sécheresse…
le jour viendra, c’est inévitable, où – toi-même dans la force de l’âge – tu te lasseras de mon corps.
Plus de vingt hivers, déjà, que tu le caresses48 !

18Les peurs de la protagoniste sont redoublées par le fait que ses filles entrent au même moment dans la puberté : elle les imagine devenir mères et se voit dans le rôle d’une grand-mère, un rôle qu’elle considère comme incompatible avec la sexualité49. Jocaste se réapproprie la métaphore associant le corps féminin à la terre pour produire une description de la ménopause qui convoque une autre image traditionnelle, celle du feu de la jeunesse qui progressivement s’éteint, annonçant l’hiver de la vie féminine50, en faisant part de la honte qui est la sienne lorsqu’elle ressent de « brèves flambées de son feu mourant51 ». S’il est possible que Huston reprenne ici l’imaginaire autour de la « seconde jeunesse » qui accompagne la pré-ménopause, telle que la définissent les médecins des xviiie et xixe siècles52, il est plus probable qu’elle s’inspire des réflexions psychanalytiques comme celles de Freud, qui note une augmentation de la libido durant ce temps de la vie d’une femme et l’associe à la puberté, ou d’Helene Deutsch qui, à partir de cette même observation, a fait l’hypothèse de l’existence de fantasmes incestueux durant cette période, dans lesquels Marie-Christine Laznik voit une manifestation du « complexe de Jocaste53 ». En donnant une description de l’intérieur des effets de la ménopause, la dramaturge traite d’un sujet peu abordé dans les œuvres littéraires, si ce n’est de façon comique, qui ouvre la voie vers d’autres tabous autour du corps féminin54. Le fait que le personnage reprenne ces imaginaires pour dire sa sexualité témoigne aussi de sa difficulté à se penser comme femme en dehors de la maternité. C’est finalement la question de la légitimité d’une activité sexuelle en dehors de la procréation, déjà posée dans la parodie de Legrand, qui ressurgit dans la réplique de Jocaste.

19La suite de la pièce montre que cette sexualité n’est pas associée à un comportement contre-nature, comme c’est le cas dans la parodie du xviiie siècle, au contraire : elle est réhabilitée par l’amour et le désir que les deux personnages ressentent l’un pour l’autre. Huston n’a pas besoin de modifier l’âge de Jocaste pour qu’elle suscite encore quelque passion. Œdipe répond aux inquiétudes de son épouse, en voyant dans le corps mûr de celle-ci, non pas les signes de la décrépitude ou de la décadence, mais ceux de l’enrichissement et du renouvellement. Les années ne font que rehausser la noblesse du personnage, « renforc[er] l’éclat de [sa] splendeur55 ». La beauté et la sagesse de Jocaste son comparées à un puits qui « creusé plus profond, apporte plus d’eau, / calme plus de soifs56 ». Œdipe ne fait pas qu’exprimer un indicible tabou : l’acte sexuel qui suit le dialogue entre les deux personnages montre sur scène la passion ressentie par les deux protagonistes. L’union n’est cependant pas pensée comme les retrouvailles du fils avec sa mère. Si, comme dans La Machine infernale, Œdipe oppose la peau muette des jeunes filles « insipides » à celle de Jocaste, qui « parle, rit pleure, pense, comprend et compatit57 », il ne voit dans son corps que celui de la femme aimée. Le motif de la cécité, loin de souligner l’erreur d’Œdipe qui aurait confondu l’épouse et la mère, permet de souligner la singularité de son épouse que « même aveugle, [celui-ci] reconnaîtrai[t] entre mille58 ». La pièce déjoue ainsi les représentations traditionnelles, celles qui depuis Freud associent le corps de la femme plus âgée à celui de la mère recherchée ou qui, bien avant lui, ne pensent le corps vieillissant de la femme que dans son rapport à la monstruosité, pour souligner la puissance de séduction d’une Jocaste entrée dans la ménopause. Dans Jocaste Reine, ce n’est pas seulement le couple formé par une épouse et son mari qui trouve toute sa place mais aussi celui entre une amante et un amant, plus jeune de surcroît.

Changement de paradigme : la libération du désir de Jocaste et la remise en cause du patriarcat

20Œdipe n’est pas le seul dans cette pièce à exprimer son désir. Jocaste souligne l’attirance qu’elle a ressentie pour cet homme plus jeune qu’elle, « si beau, si fougueux, si passionné59 ». Cette parole est doublement taboue, à cause du caractère incestueux de la relation mais aussi à cause du silence et de la répression qui pèsent en général sur la sexualité féminine. Ces non-dits sont d’autant plus grands lorsque la femme est plus âgée que son amant. La description faite par Jocaste de son plaisir sexuel dans les bras de son nouveau mari apparaît comme un acte de rébellion, destiné à remettre en question ces représentations forgées par des discours aliénants. À travers ses paroles, la protagoniste remet plus généralement en cause le patriarcat, défini par Perrine Lachenal comme « système de subordination des femmes qui consacre la domination du père sur les membres de la famille60 ». La Jocaste de la pièce de Huston n’est plus présentée comme coupable de s’être remariée à un homme beaucoup plus jeune qu’elle et de l’avoir aimé, mais avant tout comme victime : elle a en effet été contrainte d’épouser Laïos, un homme beaucoup plus âgé qu’elle, un « vieillard61 » à ses yeux d’adolescente. Ce mariage forcé l’a dépossédée d’elle-même et de son propre corps, expérience qu’elle transmet à ses propres filles :

Longtemps,
mes fillettes, votre mère fut malheureuse !
Elle menait une vie sans goût et sans but.
Son visage n’était qu’un masque souriant, et
son corps,
une statue de reine figée, servant à exhiber
ses robes et étoffes brillantes et chatoyantes62

21Jocaste dissocie celle qu’elle était alors de la persona que son premier mari et plus largement la société construisaient. La métamorphose du personnage en « statue » rend compte de sa réification et de la mort symbolique de la femme en elle. Son corps sensible d’adolescente63, pour ne pas avoir connu le plaisir et la sensualité, est devenu dur et froid. La rencontre avec Œdipe entraîne la métamorphose inverse du personnage et sa résurrection en tant que femme, comme il le confie à Eudoxia, sa nourrice et mère de substitution :

Œdipe le réveilla,
Ce corps que j’avais cadenassé vingt ans durant
Pour empêcher ses demandes de me tourmenter.
Ce corps dont Laïos s’était servi dans le mépris,
L’indifférence, la perversion – Œdipe le toucha…
Bref, et le transforma, ce corps, dans la foulée64

22La protagoniste se réapproprie son corps de femme, comme en témoigne l’usage de la première personne, un corps délivré des représentations culpabilisantes de la sexualité féminine. L’exaltation par Jocaste de son épanouissement sexuel lui permet alors de se redéfinir comme sujet et de réhabiliter sa relation avec Œdipe, condamnée depuis la tragédie Œdipe Roi de Sophocle.

Conclusion

23La thématique de la différence d’âge entre Jocaste et Œdipe est un fil rouge des réécritures de la tragédie de Sophocle pour penser un indicible désir féminin, condamné à cause de la relation incestueuse, mais aussi en tant que tel : il porte en lui le scandale en donnant à voir la femme dans la mère et même la femme en-dehors de la mère, du fait de l’âge avancé de la protagoniste. Tournée en ridicule et jugée coupable dans la parodie de Legrand, tue et invisible dans la pièce de Voltaire, la sexualité de la femme vieillissante est revendiquée dans Jocaste Reine et inscrite dans une trajectoire de vie personnelle. Huston réhabilite le couple en le débarrassant des représentations psychanalytiques qui associent constamment le corps de Jocaste à celui de la mère, mais aussi en déplaçant la perspective par rapport aux réécritures de Legrand ou de Voltaire et de bien d’autres ensuite : en suivant le point de vue de Jocaste, la dramaturge révèle le véritable scandale que constitue le mariage forcé d’une jeune femme avec un homme beaucoup plus âgé. La relation avec Œdipe, désirée et passionnelle, apparaît alors comme légitime et libérée de toute interdiction. La Jocaste de Huston se réapproprie son corps et affirme son désir pour un homme plus jeune qu’elle, déjouant ainsi d’autres tabous que celui de l’inceste auquel la figure est le plus souvent associée. Au seuil de la ménopause, elle assume une sexualité dont le but n’est plus la procréation, mais bien la recherche d’un véritable épanouissement auprès d’un homme dont elle se sent respectée et aimée. Elle se redéfinit comme épouse, comme femme et amante, mais aussi comme mère en transmettant ses filles son histoire afin de les guider dans leur propre cheminement identitaire. Dire l’indicible – du désir et de la sexualité mais aussi des expériences traversées par une femme aux différents âges de la vie –, est ainsi devenu tout l’enjeu de cette réinterprétation de l’Œdipe Roi écrite depuis le point de vue de Jocaste, comme le souligne Eudoxia dans la pièce :

La roue tourne :
le petit devient grand, tes filles seront femmes
et auront affaire aux hommes de toutes sortes.
Elles peuvent t’entendre65.

Notes

1 Natalie Haynes, Pandora’s Jar: Women in the Greek Myths, London, Picador, 2020, p. 51-53.

2 Ibid., p. 54 : « I suspect we don’t see her reflected back at us from paintings because she has committed the ultimate sin against art: she is an older woman. » (nous traduisons). Voir The Oxford Guide to Classical Mythology in the Arts, 1300-1900s, vol. 2, dir. Jane Davidson Reid, New York, Oxford, Oxford University Press, « Oedipus », 1993, p. 754-762. Bien que la majorité des œuvres picturales traitent d’Œdipe et de son histoire, quelques-unes s’intéressent au personnage de Jocaste : Sophie Giacomelli (1786-1813), La Mort de Jocaste, dessin, 27,4 × 44,3 cm, Paris, musée du Louvre : département des Arts graphiques ; Alexandre Cabanel (1823-1889), Oedipus Separating from Jocasta (1843), huile sur toile, 33 × 41 cm, Valcourt, Musée Duplessis ; Édouard Toudouze (1848-1907), Les Adieux d’Œdipe aux cadavres de sa femme et de ses fils (1871), huile sur toile, 114 × 146 cm, Paris, musée de l’École nationale supérieure des beaux-arts ; Pierre-Auguste Renoir (1841-1919), Panneau pour Œdipe : Jocaste (1895), huile sur toile, 96,1 × 36,5 cm, collection particulière. Dans les trois premiers tableaux mentionnés, on remarque cependant que Jocaste n’est représentée que dans sa mort.

3 Natalie Haynes, Pandora’s Jar: Women in the Greek Myths, op. cit., p. 55 : « so she is that rarest and most dangerous of thing: a woman who doesn’t become invisible to men even as she ages. »

4 Françoise Héritier, « Inceste et substance. Œdipe, Allen, les autres et nous », dans Incestes, dir. Jacques André, Paris, PUF, 2001, p. 91-133.

5 Ibid., p. 121.

6 Ibid., p. 121-122.

7 Ibid., p. 122.

8 Eric A. Nicholson, « Le théâtre : images d’elles », dans Histoire des femmes en Occident, dir. Natalie Zemon Davis, Arlette Farge, Tome 3, xvie-xviiie siècles, dir. Georges Duby, Michelle Perrot, Paris, Plon, 1991, p. 306-325.

9 Voir Christian Biet, Œdipe en monarchie. Tragédie et théorie juridique à l’âge classique, Paris, Klincksieck, 1994, p. 402.

10 Sur les réélaborations théâtrales du mythe d’Œdipe en France sous l’Ancien Régime, voir notamment Christian Biet, Œdipe, Paris, Autrement, 1999, et Mitsutaka Odagiri, Écritures palimpsestes ou les théâtralisations françaises du mythe d’Œdipe, Paris, L’Harmattan, 2001.

11 Gérard Genette, Palimpsestes : la littérature au second degré, Paris, Seuil, « Poétique », 1982, p. 27.

12 Marc Antoine Legrand, Le Chevalier errant, parodie de l’Œdipe de M. De la Motte par M.-A. Legrand, représentée, pour la 1re fois, par les Comédiens italiens ordinaires du Roy, le 22 janvier 1726, in-12 (édition de référence pour tout l’article), sc. 19, p. 399. Orthographe modernisée.

13 Ibid., sc. 4, p. 372.

14 Ibid., p. 147.

15 Ibid.

16 Legrand, Le Chevalier errant, éd. citée, sc. 4, p. 372.

17 Voir par exemple Eschyle, Les Euménides, texte établi et traduit par Paul Mazon, Paris, Les Belles Lettres, 1961 [1925], v. 657-662, p. 157 ; Aristote, De la génération des animaux, texte établi et traduit par Pierre Louis, Paris, Les Belles Lettres, 1961, I, 1, 716a, p. 3 et II, 1, 732a, p. 48 ; Sophocle, Œdipe Roi, v. 1211-1213, v. 1256-1257 ; Les Trachiniennes, v. 31-33 ; Antigone, v. 569 ; Euripide, Oreste, v. 533.

18 Sur la condamnation de la sexualité de la femme sénescente à l’aube de l’époque moderne, voir Caroline Schuster Cordone, Le Crépuscule du corps. Images de la vieillesse féminine, Paris, Infolio, 2009, p. 166 sq.

19 Annick Tillier, « Un âge critique. La ménopause sous le regard des médecins des xviiie et xixe siècles », Clio. Histoire‚ femmes et sociétés, vol. 21, 2005, en ligne : http://journals.openedition.org/clio/1471, page consultée le 5 décembre 2022.

20 Antoine Houdar de La Motte, Œdipe, tragédie en cinq actes, représentée pour la première fois par les Comédiens François ordinaires du Roi le 18 Mars 1726, Pièces de théâtre, Paris, Veuve Duchesne, 1765, III, 5, p. 40 : « Je vois toujours en vous ce Héros adoré, / À qui seul pour jamais tout ce cœur fut livré. / Je n’impute qu’au Sort mes mortelles alarmes ; / Et je vous dois toujours mon amour et mes larmes » (orthographe modernisée).

21 Legrand, Le Chevalier errant, éd. citée, sc. 18, p. 396.

22 Houdar de la Motte, Œdipe, éd. citée, II, 1, p. 22 : « Il m’est toujours présent cet Arrêt sanguinaire. / Le Fils que tu va mettre au jour, / Entrera dans ton lit, meurtrier de son Père ; / Si tu veux l’éviter, garde toi de l’amour. »

23 Ibid., IV, 1, p. 43 : « Cet oracle, à mon Fils, m’a fait ravir le jour. / Pourquoi l’ai-je moins cru contre un fatal amour ? »

24 Ibid.

25 Legrand, Le Chevalier errant, éd. citée, sc. 25, p. 408.

26 Voir supra.

27 Legrand, Le Chevalier errant, éd. citée, sc. 28, p. 415 : « [Dimas] Allégresse, mon Maître, allégresse, allégresse ; / L’exil de votre Épouse emporte tous nos Maux / Et son heureux départ sauve enfin nos troupeaux ; / Ainsi que désormais rien ne vous inquiète. »

28 Preuve de ce succès, la pièce est parodiée par Pierre-François Biancolelli dans la pièce Œdipe Travesti, jouée à la Comédie-Italienne le 17 avril 1719.

29 Voltaire, Œdipe, présentation, notes de François-Xavier Hervouët, Paris, GF Flammarion, 2019, p. 193 : « Je veux que Jocaste ait plus de soixante ans dans Sophocle et dans Corneille. »

30 Ibid., « Lettres écrites par l’auteur qui contiennent la critique de l’Œdipe de Sophocle, de celui de Corneille, et du sien. », p. 193.

31 Ibid., II, 2, v. 375, p. 69.

32 Ibid., II, 2, v. 367, p. 69.

33 Ibid., II, 2, v. 375-383, p. 69-70.

34 Ibid., II, 2, v. 364-366 : « Par un monstre cruel Thèbe alors ravagée / À son libérateur avait promis ma foi ; / Et le vainqueur du sphinx était digne de moi. »

35 Ibid., II, 2, v. 338-340, p. 67 : « J’ai deux fois de l’hymen allumé les flambeaux ; / Deux fois, de mon destin subissant l’injustice, / J’ai changé d’esclavage, ou plutôt de supplice. »

36 Ibid., II, 2, v. 370, p. 69.

37 Ibid., II, 2, v. 371, p. 69.

38 Sur le « complexe d’Œdipe », voir Sigmund Freud, Die Traumdeutung (1900), Gesammelte Werke II-III, Frankfurt am main, S. Fischer, 1987, p. 269-270 ; L’Interprétation des rêves, Œuvres complètes, vol. IV, 1899-1900, Paris, PUF, 2003, p. 303-304. Le désir de Jocaste n’est cependant pas envisagé par le psychanalyste qui développe pourtant à de multiples reprises ses réflexions sur le désir d’Œdipe. Il faut attendre l’article « Le Complexe de Jocaste » (Internationale Zeitschrift für Psychoanalyse, vol. 6, no 2, 1920, p. 118-122) de Raymond de Saussure pour que cette question soit traitée.

39 Voir par exemple Christiane Olivier, Les Enfants de Jocaste, Paris, Denoël/Gonthier, 1980 ; Francine Comte, Jocaste délivrée : maternité et représentation des rôles sexuels, Paris, La Découverte, 1991 ; Lucie-Anne Skittecate, Les Silences de Jocaste : essai sur l’inconscient féminin, Paris, Imago, 1995.

40 Hélène Cixous, Le Rire de la Méduse et autres ironies, Paris, Galilée, 2010 [1975], p. 37 : « Je parlerai de l’écriture féminine : de ce qu’elle fera. Il faut que la femme s’écrive : que la femme écrive de la femme et fasse venir les femmes à l’écriture, dont elles ont été éloignées aussi violemment qu’elles l’ont été de leurs corps ; pour les mêmes raisons, par la même loi, dans le même but mortel. Il faut que la femme se mette au texte – comme au monde, et à l’histoire –, de son propre mouvement. »

41 Sur l’influence de la pensée d’H. Cixous sur Huston, nous nous permettons de renvoyer à notre article « Relire pour nous relier : voix, chants et contre-chants dans les réélaborations féminines du mythe de Jocaste », GLAD!, no 12, 2022, disponible en ligne : http://journals.openedition.org/glad/4275, page consultée le 18 juillet 2022.

42 Sigmund Freud, Zur Psychopathologie des Alltagslebens (1901), Gesammelte Werke IV, Frankfurt am Main, S. Fischer, 1990, p. 197 : « Die Sonderbarkeit, daß die Sage keinen Anstoß an dem Alter der Königin Jokaste nimmt, schien mir gut zu dem Ergebnis zu stimmen, daß es sich bei der Verliebtheit in die eigene Mutter niemals um deren gegenwärtige Person handelt, sondern um ihr jugendliches Erinnerungsbild aus den Kinderjahren. » ; Psychopathologie de la vie quotidienne, traduit de l’allemand par Samuel Jankélévitch, Paris, Petite bibliothèque Payot, 1967 [1922], p. 191 : « Le fait bizarre que la légende grecque ne tient aucun compte de l’âge de Jocaste me semblait s’accorder très bien avec ma propre conclusion que dans l’amour que la mère inspire à son fils, il s’agit, non de la personne actuelle de la mère mais de l’image que le fils a conservée d’elle et qui date de ses propres années d’enfance. » L’image d’une Jocaste figée dans le temps apparaît notamment dans le film Edipo Re de Pier Paolo Pasolini ou encore dans la pièce La Reine en amont et le roman Œdipe sur la Route de Henry Bauchau.

43 Jean Cocteau, La Machine infernale, Théâtre complet, édition publiée sous la direction de M. Décaudin, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2003, III, p. 524.

44 Jean Anouilh, Œdipe ou le roi boiteux, Théâtre II, édition établie, présentée et annotée par Bernard Beugnot, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2007, p. 1206.

45 Ibid., p. 1207.

46 Cocteau, La Machine infernale, éd. citée, III, p. 520 : « Tirésias : Vous êtes jeune, Œdipe, très jeune. Jocaste pourrait être votre mère. Je sais, je sais, vous allez me répondre… / Œdipe : « Je vais vous répondre que j’ai toujours rêvé d’un amour de ce genre, d’un amour presque maternel. »

47 Ibid.

48 Nancy Huston, Jocaste Reine, Arles, Actes Sud, 2009 (édition de référence), sc. 1, p. 9-10.

49 Ibid., sc. 1, p. 11 : « Mais voudras-tu, de ta langue royale, / Titiller le clitoris d’une grand-mère ? »

50 Voir Gabriele Vickermann-Ribémont, « “geras funeste”. Vieillesse et amour au xviiie siècle ou l’empire de la normalisation entre médecine et littérature », dans Eros, Blessures et Folie. Détresse du vieillir, Études réunies par Alain Montandon, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2006, p. 139-152.

51 Nancy Huston, Jocaste Reine, éd. citée, sc. 4, p. 31-32 : « Du long chemin rouge qu’entame maintenant / Ismène, / Je viens juste de commencer à m’éloigner. / La chaleur de la jeunesse quitte mon corps, / Et les brèves flambées de son feu mourant / Me font rougir comme une vierge ».

52 Voir Annick Tillier, art. cité, et Éléonore Reverzy, « Troubles du sang, troubles du temps », COnTEXTES, no 33, 2023, disponible en ligne : http://journals.openedition.org/contextes/11348, page consultée le 10 janvier 2024.

53 Sigmund Freud, Einige psychische Folgen des anatomischen Geschlechtsunterschieds (1925), Gesammelte Werke XIV, Frankfurt am Main, S. Fischer, 1991 ; Quelques conséquences psychologiques de la différence anatomique entre les sexes, dans La Vie sexuelle, traduit de l’allemand par Denise Berger et Jean Laplanche, Paris, PUF, 1970 [1969], p. 123-132 ; Helene Deutsch, La Psychologie des femmes : étude psychanalytique, 2 vol., traduit de l’anglais par Hubert Benoit, Paris, PUF, 1953-1954 [1949] ; Marie-Christine Laznik, « Le Complexe de Jocaste », Revue française de psychanalyse, vol. 69, no 4, 2005, p. 993-1011.

54 Voir sc. 2 et 4 où il est question des menstruations ou des douleurs de l’accouchement dans les dialogues de Jocaste avec ses filles.

55 Nancy Huston, Jocaste Reine, éd. citée, sc. 1, p. 11.

56 Ibid.

57 Ibid., sc. 1, p. 11.

58 Ibid., sc. 1, p. 13.

59 Ibid., sc. 5, p. 44.

60 Perrine Lachenal, Questions de genre : comprendre pour dépasser les idées reçues, Paris, Le Cavalier bleu éditions, 2016, p. 31.

61 Nancy Huston, Jocaste Reine, éd. citée, sc. 10, p. 68 : voir les paroles adressées par Jocaste à Ismène qui lui demande si Laïos était « un vieillard » : « Non, un homme dans la force de l’âge ; / comme votre papa aujourd’hui ! / Mais pour moi c’était un vieillard. / (son haleine : quelque chose d’effroyable) ! »

62 Ibid., sc. 4, p. 35.

63 Ibid., sc. 3, p. 23 : « Seule dans le silence du palais, / constamment surveillée mais seule, / mon corps de fillette se muait en corps de femme. / Prêtes pour l’amour, vibrantes de sensualité, / mes formes ne rencontraient nul œil pour les apprécier, / nulle main pour les flatter, nulle bouche pour les louer. »

64 Ibid., sc. 5, p. 46.

65 Ibid., sc. 4, p. 39.

Pour citer ce document

Cassandre Martigny, « Dire l’indicible. Reconfigurations du scandaleux désir de Jocaste pour la jeunesse, dans Le Chevalier errant de Legrand (1726), Œdipe de Voltaire (1718) et Jocaste Reine de Nancy Huston (2009) » dans Désirés, désirants, indésirables : corps et âges des femmes en littérature du Moyen Âge à nos jours,

Actes du colloque organisé à l’Université de Rouen Normandie en janvier 2023, publiés par Camille Brouzes, Eva Le Saux, Lola Marcault, Anne-Claire Marpeau, Lucie Nizard, Charles Plet et Stéphane Pouyaud

© Publications numériques du CÉRÉdI, « Actes de colloques et journées d’étude », n° 31, 2024

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=1748.

Quelques mots à propos de :  Cassandre Martigny

Sorbonne Université
Centre de Recherche en Littérature Comparée (CRLC)
Cassandre Martigny est professeure agrégée de lettres classiques, docteure en littérature générale et comparée. Sa thèse en littérature comparée (CRLC) et en études antiques (EDITTA), codirigée par Véronique Gély et Marie-Pierre Noël, porte sur les réélaborations du mythe de Jocaste, de l’Antiquité à nos jours, à travers différentes aires géographiques et culturelles. Ses travaux ont pour objet les réappropriations de figures féminines mythiques par la modernité en Occident, et croisent littérature, sciences humaines et études de genre.
Principales publications en rapport avec le thème du colloque :
– « Les Métamorphoses de Circé : vision et révision d’un mythe », Revue de Littérature Comparée, vol. 382, no 2, 2022, p. 199-215.
– « Relire pour nous relier : voix, chants et contre-chants dans les réélaborations féminines du mythe de Jocaste », GLAD!, no 12, 2022, disponible en ligne : http://journals.openedition.org/glad/4275 (consulté le 18/07/2022).
– « Déconstruction de l’Œdipe Roi et construction identitaire : la parole performative de la Jocaste de Michèle Fabien », Litter@ Incognita, no 12, 2023, disponible en ligne : https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2022/12/26/deconstruction-doedipe-roi-et-construction-identitaire-la-parole-performative-de-la-jocaste-de-michele-fabien/ (consulté le 30/01/2023).
Brouillon pour une encyclopédie féministe des mythes, Donnemarie-Dontilly, Éditions iXe, 2023.