« Le coffre du corps, il faudrait l’ouvrir »

Martine Boyer-Weinmann


Texte intégral

1Il n’est de littérature que du et par un corps écrivant pour s’inscrire dans le temps, intime et extime, de son élan vital, de son long désir de durer sous les regards, dans l’inquiétude de leur apparition aléatoire, de leur manque, de leur perte. Qu’il s’agisse d’aimanter ou troubler ceux des autres, de quêter un public, de le capter, de redouter sa disparition, de noter les anamorphoses, les reflets changeants, la réversibilité des signes et parfois la violence de l’extinction, la littérature tient le corps des femmes sous son regard.

2Et ce n’est pas Paul Valéry, le poète-diariste des Cahiers doublement hanté par l’érotique conjointe de la pensée et de la chair, qui démentirait ce propos, objet d’un débat épistolaire passionné avec son amante Catherine Pozzi1, cette requête amoureuse – dans la vie et à l’horizon de la création d’une œuvre – ne se limite pas, à mes yeux, aux écritures du « je » autobiographique ; on trouve évidemment cette tension désirante en régime fictionnel romanesque et aussi dès la lyrique médiévale. Mais dans ce ruban de Möbius que le « je » autobiographique fait s’enrouler sous la forme d’un texte, le corps désirant de l’auteur se livre tout entier au geste actif / passif d’exposition-exploration, tout spécialement quand une femme habite et scrute ce corps, comme Annie Ernaux s’y est employée depuis Passion simple (1992), La Honte (1997), L’Événement (2000), Se Perdre (2001) jusqu’aux Années (2008). Variabilité des états, pulsion, intermittence et volatilité de l’éros, jouissances, perversions et blessures du male gaze (Laura Mulvey), possibles renversements en female gaze (Iris Brey), tels sont les enjeux littéraires d’une écriture au féminin en puissance d’agency, capable de rendre visible une présence au monde, heureuse ou malheureuse, sans lésiner sur son désir (de l’écrire). Il appartient donc d’abord aux écrivaines d’aujourd’hui, – sans exclusive genrée toutefois à s’approprier la matière, mais plutôt à inventer des manières renouvelées de monstration –, de procéder à ce que Jane Sautière, dans un texte récent, appelait de ses vœux, et que je me propose de reprendre à mon compte dans ces lignes : « Le coffre du corps, il faudrait l’ouvrir2. »

3Je tiens ici, quelques mois après le passionnant colloque consacré aux représentations des âges de la vie des femmes au prisme des désirs, sur le temps long de la littérature du Moyen Âge à aujourd’hui, et dont les contributions réunies enregistrent la richesse, à adresser mes vifs remerciements à toute l’équipe organisatrice de ce moment intense d’échanges allègres auquel il a donné lieu. Et ce, non seulement pour m’avoir fait l’honneur et la confiance de me convier à prononcer la conférence inaugurale, mais aussi pour m’avoir donné une grande liberté dans l’expression des quelques points de vue, entachés sans doute d’un soupçon de subjectivité, que je vais maintenant développer, en privilégiant ce que Julien Gracq nommait jadis une critique de « préférences » concrètes et non d’adhésion de principe aux formulations d’une époque, comme « invisibilisation des femmes en littérature », « effacement systémique du regard des femmes », « domination masculiniste de la critique », renversement des tables à l’ère post #Metoo… Il me semble en effet que, sans nier la pertinence heuristique et pragmatique de la « désilenciation » ou de l’anachronisme élevé au rang de méthode sous contrôle, chez Nicole Loraux par exemple, l’entreprise désoccultante peut se heurter au caractère têtu des faits qui parfois contredisent postulats et certitudes, à la résistance de lectures plus prudentes du passé et à l’historicisation nécessaire de la production littéraire et de sa réception. Les œuvres littéraires déjouent les systèmes, les cases, les assignations définitives. Car les faits sont là : la production actuelle visible des autrices francophones sur leur corps désirant et leur (grand) âge moindrement désirable non seulement dément, par sa densité et sa qualité, l’infériorisation où l’on cantonne parfois volontiers leur personne et leur posture, mais, par le biais de l’ironie joueuse, performativement décapante, d’un humour insolent, rejoint une tradition littéraire plus ancienne, qui mérite sans doute d’être réévaluée en contexte historique. Cette prise en compte est indispensable afin qu’à une oblitération ou stigmatisation condamnable, à la réduction de la voix et du corps des femmes au male gaze auctorial ou critique – qu’il serait absurde de vouloir nier sur les pièces les plus patentes du procès en misogynie – ne se substitue pas un nouveau conformisme alternatif ennemi des nuances et du pluralisme des lectures réalisées et possibles. Relire le destin des corps féminins et de leurs âges dans les textes n’est donc pas seulement -lire leurs usages ; contre-lire n’impose pas nécessairement d’effacer les lectures précédentes ; relire, c’est plutôt lire avec ces corps textuels empiriques, toujours de nouveau, comme y invitait déjà Italo Calvino dans ses Leçons américaines, six propositions pour le prochain millénaire (1986), afin de prolonger le désir de leurs effets sur nous, lecteurs et lectrices, nous qui lisons aussi avec et par nos corps et nos sens3. Ou pour le dire plus expressivement avec les mots d’Hélène Cixous à propos de sa mère, son travail d’écrivaine consiste à lire-écrire un corps féminin palimpseste : « J’écris sur la peau de ma mère. Je serai cette peau demain4 », intus et in cute. Et si nous pensions donc par œuvres singulières et situées, corporellement incarnées ?

Un corps qui pense

4L’année nous y invite, qui célèbre les 150 ans de la naissance de Colette, laquelle, en 1907, dans La Retraite sentimentale, frappait un célèbre et très ambigu blason féminin : « Moi, c’est mon corps qui pense. Il est plus intelligent que mon cerveau. Il ressent plus finement, plus complètement que mon cerveau. Toute ma peau a une âme. Quand mon corps pense, tout se tait. » La déclaration laissa désemparés quelques exégètes, indigna des voix féministes, avant un retour en grâce différé sous la plume de l’une de ses biographes, Julia Kristeva. Celle-ci dote en effet son troisième « génie féminin5 » (après Hannah Arendt et Melanie Klein, Colette seule écrivaine, et française de surcroît) d’un panérotisme sensitif qui la prémunissait d’une certaine façon de l’obsession fétichiste pour le sexe génital et lui permit peut-être d’encaisser avec moins de chagrins, plus d’inventivité sensuelle, les infortunes de son corps arthritique vieillissant. Et l’on peut se demander si, dans cette manière colettienne de body art avant la lettre, ne se cache pas une ressource existentielle et philosophique susceptible de rejoindre un imaginaire plus contemporain et pour le coup féministe, celui de la philosophe-danseuse Camille Froidevaux-Metterie dont le premier roman Pleine et douce6 tisse un récit choral avec les voix de douze femmes de tous âges liées entre elles par les aléas du corps en proie au désir, de la naissance à la vieillesse. En se glissant sous la peau d’un bébé mais aussi d’une mère toxique et pourtant vulnérable, d’une sœur, d’une nounou, d’une vieille femme, Camille Froidevaux-Metterie enroule le ruban de Möbius des identités, des affects et des comportements féminins. Sa constellation est évoquée dans une langue qui allie tendresse et mordant, ironie et fantaisie, qui singularise les phrasés individuels et les rythmiques de chacune de ses héroïnes, toujours en première personne.

Un corps qui flotte

5Avoir un corps, c’est souvent, pour une femme, le sentir flotter comme en transition entre deux âges, tout au long de la vie, mais bien sûr avec une accentuation vers la fin. À la dénomination existentialiste d’« irréalisable » pour qualifier la vieillesse chez Beauvoir, je préfère aujourd’hui celle de « corps flottants », que j’emprunte encore une fois à l’espiègle Jane Sautière7, écrivaine octogénaire, dont toute l’œuvre inscrit le corps propre dans la trame des jours et de ses métamorphoses : que ce dernier fasse couple avec une enveloppe matérielle changeante (les vêtements aimés, investis par l’affect, portés au long d’une vie dans Dressing), qu’il soit le siège des aléas gynécologiques et anatomiques de la femme sans descendance (Nullipare), et en 2022, qu’il atteste les signes précurseurs d’une déficience visuelle dans Corps flottants ainsi défini :

Un petit trouble visuel déclencheur : taches noires dans l’angle de l’œil droit : Je cherche à fixer ce petit archipel qui se déplace à chaque mouvement de l’œil. J’apprendrais que ce sont des fragments de l’enveloppe du vitré. Ils flottent et projettent des ombres sur la rétine. J’ai su ensuite qu’on pouvait aussi les appeler « spectres ».
Je vois l’ombre insaisissable de ces corps flottants, toujours dérobés, toujours là. Encore un dérèglement dû à l’âge. Ce qui me paraît évident. Mon âge devient celui des corps flottants qui ont peuplé mon existence et qui demeurent présents et irréels8.

6Réalité physiologique, spectrale, floconneuse, le corps vitré de l’œil – à l’instar d’une cabine d’enregistrement et de projection sur un écran – s’invite au cœur de la proprioception de l’autobiographe et s’avère un allié-fil d’Ariane dans le chemin de la mémoire sensorielle, celle qui enclenche le processus de l’écriture :

Je me dis, c’est par le corps qu’il faut chercher, ce qu’il a composté de nos gestes, les frissons de la peau, les lits du sommeil, les lampes de chevet, les armoires, la forme d’une clef […] tout ce qui reste du battement du corps amoureux, des spasmes orgasmiques, des chansons, oreilles et gorge. Le coffre du corps, il faudrait l’ouvrir9.

7Ce coffre du corps qui appelle ouverture, ce me semble très précisément ce que le colloque a exhumé, morceau par morceau, depuis l’espace littéraire et ses soubassements mythologico-anthropologiques, mettant au jour une mémoire transhistorique genrée depuis le Moyen Âge jusqu’à aujourd’hui. Ont défilé dans les études toute une collection littéraire des états10 et figures du féminin plus ou moins transgressifs et désirés dont l’énoncé non exhaustif met en évidence les notions centrales de seuil, de passage et de rupture et qui peuplent la littérature mondiale : de la petite fille modèle à l’adolescente rebelle ; du limen de l’hymen virginal à l’heure du choix dans le roman du mariage (on pense à Hellé, le roman de Marcelle Tinayre qui impressionna si fort la jeune Simone de Beauvoir) ; de la séductrice rouée (Manon Lescaut) à l’amante déchue ou jalouse ; du corps maternel sacrificiel, nourricier, incestueux parfois (Jocaste) ou criminel (Médée) à celui offert, à la fois désiré et haï, de la prostituée Nana ; celui aussi de la plénitude épanouie (Éloge des femmes mûres) ; celui de l’« âge de discrétion » de la femme de 48 ans à l’approche de la « ligne sombre des femmes » (Beauvoir, Ernaux), ce tournant ménopausique des Wechseljahre dont nous savons désormais qu’il est une invention médicale du xixe siècle… jusqu’aux derniers feux de l’âge incarnés par l’excentrique figure de la vieille dame indigne (que le cinéma et la littérature affectionnent pour sa combativité, son énergétique, son agency, et j’allais dire, son humour lucide dans la perte – Dominique Rolin, Benoite Groult, la mère d’Hélène Cixous, l’ultra centenaire Ève).

8Qu’est-ce qui, cependant, nous relie à nous-mêmes dans cette succession d’états ? s’interroge encore Jane Sautière dans Corps flottants :

Et je me demande souvent ce qui, dans notre organisme, nous fait continus. Toutes nos cellules se renouvellent, est-ce qu’elles se passent le message de ce qui a été vécu par les cellules ancêtres ? Ont-elles seulement une mémoire, ou simplement une fonction à laquelle elles s’appliquent exclusivement ? J’apprends qu’on n’est pas entièrement renouvelé. Je savais déjà que le nombre d’ovocytes est strictement limité, quand il n’y a plus, il n’y a plus, contrairement aux spermatozoïdes. Comme les dents, existences uniques dans nos bouches. Et les neurones du cortex, pareil. Je n’arrive pas à croire que toutes nos autres cellules, les reconductibles, ne gardent pas quelque chose de ce qui a été vécu, que toute la mémoire soit l’affaire du néocortex.
D’ailleurs, la peau porte la trace des blessures, les cicatrices. Peut-être les corps flottants sont des cicatrices. Des cicatrices vivantes, animées11.

9À défaut d’un renouvellement intégral de soi, et le deuil accompli des réserves épuisées d’ovocytes, place au chassé-croisé des temps et des générations sur nos peaux.

Des corps, des visages et des âges qui se confondent

10La superposition ou la confusion des âges est bien en effet l’autre expérience phénoménologique intense (troublante) que les femmes vivent dans leur corps et parfois affichent sur le visage, sorte de palimpseste des identités perdues prêtes à soudain réapparaître (Duras à 18 ans dans L’Amant), et parfois s’introjectent à travers le choc révélateur du négatif, de l’indésirabilité, du monstrueux. Songeons par exemple à la confirmation de la laideur pour la trentenaire élégante Violette Leduc relatée dans une courte nouvelle de 1961 (« Le tailleur anguille ») et reprise dans la Bâtarde comme une sorte de mythe personnel : ce moment où, passant dans la rue revêtue des plus beaux atours (un tailleur de chez Schiaparelli), elle entend sur son sillage la réaction d’un couple qui la croise : « Moi si j’avais une tête comme ça, je me suiciderais12. » Dans ce cas, c’est moins l’âge qui est indésirable pour la femme des années 1950 que l’inadéquation perçue aux canons esthétiques et moraux (son lesbianisme) de la part de l’univers social extérieur. Dans d’autres cas, le cumul de l’âge et de la prétention à la coïncidence atemporelle de soi à soi transforme l’ancienne coquette en créature ridicule, mi-poupée infantile mi-vieille folle, comme cette Odette de Crécy devenue de Forcheville ainsi transformée en « rose stérilisée », rigidifiée, vitrifiée dans le bal des têtes du Temps retrouvé. Ou la Vicomtesse de Saint-Fiacre, longtemps dotée des traits sculpturaux d’une « jeunesse éternelle », et dont les contours apparaissent « déchiquetés » après trois ans de consommation effrénée de cocaïne. « Le Temps a ainsi des trains express et spéciaux qui mènent vite à une vieillesse prématurée. Mais sur la voie parallèle circulent des trains de retour, presque aussi rapides13 », note le Narrateur proustien.

Des corps qui brûlent et se consument

11Le coffre du corps, inépuisable caverne d’Ali Baba, contient encore d’autres trésors : parmi lesquels l’ambivalente vieille fille, ce personnage central du roman du xixe siècle, tour à tour tragique, pathétique, honteuse et inquiétante. Voyons Balzac et songeons à la manière dont, dès 1837, dans sa nouvelle La Vieille Fille, il a su peindre le drame de Rose Cormon, bourgeoise d’Alençon, exposée à l’horloge biologique et à la frustration sexuelle. Celle que « le sang tourmente trop » est pressée, en plus de son désir inassouvi, par la contingence historique défavorable, à une époque, la Restauration, où les guerres napoléoniennes ont vidé les provinces de jeunes mâles, candidats possibles au mariage.

Quand commença l’année 1815, Rose atteignit à cet âge fatal qu’elle n’avouait pas, à quarante-deux ans. Son désir alors acquit une intensité qui avoisina la monomanie, car elle comprit que toute chance de progéniture finirait par se perdre14.

12Car si le vieux célibataire retient également l’intérêt de Balzac pour son pathétique social et ses monomanies de collectionneur (Le Cousin Pons), au moins est-il épargné par les tourments de l’urgence et la fureur du sang.

13Et c’est encore Balzac qui nous enseigne la relativité et la cruauté des instruments de mesure sociale corrélés à l’âge : une belle femme mûre de province, très désirable aux yeux d’un jeune poète ambitieux mais désargenté d’Angoulême, peut vieillir et se faner d’un coup au double contact de Paris et de la concurrence d’une rivale de condition supérieure ou plus jeune ; c’est le cas de Mme de Bargeton dans les Illusions perdues, précurseure de la cougar contemporaine, percée à jour par les ragots de salon :

Oh Naïs, répéta la perfide Amélie, Naïs est très heureuse de cette passion. À son âge, l’amour d’un jeune homme offre tant de séductions ! On redevient jeune auprès de lui, on en prend les scrupules, les manières, et l’on ne songe pas au ridicule… Voyez donc ? Le fils d’un pharmacien se donne des airs de maître chez Mme de Bargeton15.

14Point de « sororité » à chercher ni d’autre société d’entraide féminine dans la Comédie humaine quand la loi du désir est en jeu et le corps des femmes un capital symbolique biodégradable et régi par l’économie ! Et gare à la conjonction romanesque du sexisme et de l’âgisme

15Lucien de Rubempré, qui a vite compris qu’il devait se « désangoulêmiser » pour survivre (exister) à Paris, règle la cote de son ancienne maîtresse sur son vestiaire, métonymiquement dévalué à ses yeux :

Le voisinage de plusieurs jolies parisiennes si élégamment, si fraîchement mises, lui fit remarquer la vieillerie de la toilette de Mme de Bargeton […] : ni les étoffes, ni les façons n’étaient à la mode. La coiffure qui le séduisait tant à Angoulême lui parut d’un goût affreux comparée aux délicates inventions par lesquelles se recommandait chaque femme. Va-t-elle rester comme ça ? se dit-il… En province il n’y a ni choix ni comparaison à faire : l’habitude de voir les physionomies leur donne une beauté conventionnelle. Transportée à Paris, une femme qui passe pour jolie en province n’obtient pas la moindre attention16.

16Une leçon, des stéréotypes et des conventions mises à nu qui perdurent dans le roman français et notamment chez Aragon dans Aurélien (1945) mais que le second xxe siècle, celui des tragédies historiques mais aussi contemporain des conquêtes des femmes, de la percée des féminismes et de leur reconnaissance, a parfaitement bouleversés, remodelés, déconstruits.

Des corps désirants qui s’émancipent

17Car la manière dont nous analysons l’âge des femmes en 2024 dans les œuvres ne saurait faire l’impasse sur la mutation rapide et la reconsidération critique des paradigmes de l’histoire littéraire, des mœurs et des carcans sociétaux : les canons de la séduction hétérosexuée et de la normativité patriarcale amplifiés par le male gaze sont aujourd’hui largement balayés socialement par la révolution queer du désir polyamoureux ou polymorphe et la production d’un contre-discours critique et interprétatif très relayé médiatiquement, pour ne pas dire en passe de devenir lui-même dominant, un signe manifeste d’empowerment féminin. Cette révolution contemporaine des regards ne doit cependant aveugler ni sur son origine ni sur le caractère garanti de ses victoires à plus long terme. J’en voudrais pour preuve le témoignage nuancé de la doyenne des féministes historiques aujourd’hui, Michelle Perrot, qui, dans un entretien récent dans Le Monde en marge de la parution de son dernier essai consacré au Temps des féminismes, insiste sur le rôle du corps dans le destin des femmes et raconte comment c’est finalement par son père, un bourgeois libéral et athée, qu’elle s’est guérie de l’aversion qu’elle portait à son propre corps à l’adolescence, jusqu’à l’anorexie, et aussi grâce à l’intercession d’un modèle littéraire :

J’ai détesté mon corps ! À cette époque je suis très croyante, mystique même. Mes modèles sont saint Jean de la Croix et sainte Thérèse d’Avila. Je m’inquiète pour mes parents, qui ne sont ni croyants ni pratiquants. […] J’ai une scoliose et je dois rester allongée sur une planche. Alors mes parents m’installent un petit pupitre et je lis beaucoup, notamment ce que lit mon père, c’est-à-dire de la littérature russe et américaine. Il y a ce roman de Sinclair Lewis que j’ai retrouvé récemment, Ann Vickers (Stock, 1933), l’histoire d’une jeune Américaine qui fait sa médecine, tombe amoureuse d’un homme qui lui demande de tout quitter, et refuse. Et avorte. On est aux États-Unis, en 1925… Et mon père m’a dit : « tu devrais lire ça, voilà quelqu’un de bien. Une femme qui prend son destin en main17. »

Des corps qui slaloment

18Pour terminer, je voudrais revenir au centre de nos débats, à la cartographie des âges des femmes en littérature, et aussi à la manière dont les écrivaines peuvent s’en emparer dans la fiction (et pas seulement en régime autobiographique). J’ai retenu un seul texte, un métarécit d’Anne Serre sorti au Mercure de France à l’automne 2022, qui dresse le portrait d’une vieille dame écrivaine interviewée par une journaliste et une équipe de cinéma. Le titre dit tout : Notre si chère vieille dame auteur. L’autrice fictionnelle nonagénaire (à la fois personnage et narratrice) se sert d’une image sportive pour récapituler sa manière de négocier l’enchaînement d’âge en âge sans se fracasser sur les écueils de la vie :

J’ai toujours slalomé dans ma vie (poursuit la narratrice). Je n’ai jamais fait de ski mais je crois que j’y serais très forte, comme avec les « devoirs de vacances », pour glisser en dansant entre les piquets dressés dans la neige. Dans cette maison je slalomais pour éviter les chambres mortes, la belette affreuse (comment pouvait-on laisser cela sous les yeux des enfants ?), comme j’ai slalomé ensuite toute ma vie pour éviter les souvenirs douloureux et les hontes. […] et nue sous l’eau chaude et le savon, je slalome (en pensée) à toute vitesse, comme une championne, entre ces affreux piquets dressés, pour éviter le souvenir et parvenir à m’effondrer dans la neige fraîche en riant, saine et sauve, conquérante, à l’arrivée. Alors que je ne pratique aucun sport, quand je consulte un médecin, il me dit : vous êtes sportive, non ? Je slalome lui dis-je. J’évite les écueils, j’ai une excellente pratique, et cela me muscle en effet18.

19Cet art de l’esquive slalomeuse me paraît contenir une sagesse spéculative sur la vie en corps féminin, ainsi résumée quelques pages plus loin dans le récit :

J’ai été jeune, a dit, pensive, notre chère vieille auteur, tout cela est passé si vite, ou plutôt non, tout a bien duré, mais ce sont désormais comme des vies complètes empilées derrière moi : d’abord mon enfance […] puis il y a eu ma jeune jeunesse entièrement livrée à elle-même, où ce qui s’était préparé commençait à s’imbriquer de tous les côtés. Puis ma seconde jeunesse, longue comme toute une vie car tant occupée d’amours, de rencontres, de désirs. Puis, j’ai atteint une sorte de rivage, à mon avis beaucoup trop tôt car j’aurais pu aller de l’avant, mais il n’y avait plus de barque, plus rien pour m’en aller19.

20Pierre Michon, dans Le roi vient quand il veut, évoque la mission de l’écrivain du minuscule d’aller, avec ses mots, « chercher quelqu’un sur une lande20 ». On pourrait avec la vieille dame auteur, retourner l’exercice et renverser les rôles pour dire que cette fois, c’est l’écrivain qui tend la main vers son futur lecteur (ou lectrice) pour le/la héler depuis le rivage.

Notes

1 Catherine Pozzi et Paul Valéry, La Flamme et la Cendre, correspondance éditée par Lawrence Joseph, Paris, Gallimard, 2006.

2 Jane Sautière, Corps flottants, Paris, Verticales, 2022, p. 17.

3 Le moment où s’est tenu le colloque, en janvier 2023, est contemporain d’un double événement éditorial et littéraire tout à fait symptomatique de ce qui, à mon sens tout au moins, illustre la faveur de la critique pour le nouveau mot-mana de la « silenciation » systémique des femmes en littérature. D’une part, l’essai Au non des femmes de Jennifer Tamas reçoit un accueil immédiatement positif dans la presse littéraire et à la radio, dans lequel la professeure à l’université de Rutgers (New Jersey) plaide pour la dé-construction des lectures masculinistes antérieures des classiques et présente les héroïnes féminines de Racine (Andromaque notamment) comme des résistantes au male gaze ; de l’autre, Annie Ernaux, dans son discours de réception du Prix Nobel de littérature à Stockholm, se risque à quelques généralisations pour le moins hasardeuses, au mépris d’une cartographie du réel dont elle est pourtant jugée experte : « Écrivant dans un pays démocratique, je continue de m’interroger, cependant, sur la place occupée par les femmes, y compris dans le champ littéraire. Leur légitimité à produire des œuvres n’est pas encore acquise. Il y a en France et partout dans le monde des intellectuels masculins, pour qui les livres écrits par des femmes n’existent tout simplement pas, ils ne les citent jamais. » Les lecteurs et lectrices réguliers des revues littéraires françaises et enseignants de littérature ne peuvent qu’être surpris par ces allégations.

4 Hélène Cixous, Hyperrêve, Paris, Galilée, 2006, prière d’insérer, non paginé.

5 Julia Kristeva a conçu un triptyque autour du « Génie féminin, la vie, la folie, les mots » : Arendt, Klein et Colette. Ce dernier volume consacré à Colette est paru chez Fayard en 2002.

6 Camille Froidevaux-Metterie, Pleine et douce, roman, Paris, Sabine Wespieser éditeur, 2023.

7 Jane Sautière a publié aux Éditions verticales successivement Nullipare (2008), Dressing (2013), Mort d’un cheval dans les bras de sa mère (2018) et récemment Corps flottants (2022).

8 Corps flottants, éd. citée, p. 11-12.

9 Ibid., p. 17.

10 Voir notamment Nathalie Heinich, États de femmes. L’identité féminine dans la fiction occidentale [1996], Paris, Gallimard essais, coll. « Tel », 2018.

11 Ibid., p. 18.

12 Violette Leduc, « le tailleur anguille », nouvelle parue dans Les Temps modernes no 186, novembre 1961. La phrase citée en constitue la chute. Cet épisode traumatique réapparaîtra avec quelques retouches en 1965 dans La Bâtarde.

13 Marcel Proust, À la Recherche du temps perdu. Le Temps retrouvé, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. III, 1954, p. 942.

14 Honoré de Balzac, La Vieille fille [1837], Paris, Le Livre de poche, 1987, p. 119.

15 Honoré de Balzac, Les Illusions perdues [1843], Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2013, p. 197.

16 Ibid., p. 240-241.

17 Michelle Perrot, dans un entretien du Monde du samedi 21 janvier 2023 avec Jean Birnbaum et Annick Cojean : au sujet du Temps des féminismes (2023), p. 12.

18 Anne Serre, Notre si chère vieille dame auteur, Paris, Mercure de France, 2022, p. 32-33.

19 Ibid., p. 44-45.

20 Pierre Michon, « Un jeu de vessies et de lanternes », dans Le roi vient quand il veut. Propos sur la littérature, Paris, Albin Michel, 2007, p. 36. Glosant une phrase prononcée par Mme de Mortsauf dans Le Lys dans la vallée (« moi qui ne suis jamais allée chercher quelqu’un sur une lande »), Michon plaide pour donner, par la littérature, voix au chapitre à « ceux qui ont vainement demandé au monde leur dû ». « Ils nous font signe de les rappeler, et de les envoyer chercher quelqu’un sur une lande. »

Pour citer ce document

Martine Boyer-Weinmann, « « Le coffre du corps, il faudrait l’ouvrir » » dans ,

© Publications numériques du CÉRÉdI, « Actes de colloques et journées d’étude »,

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=1727.

Quelques mots à propos de :  Martine Boyer-Weinmann

Université Lumière Lyon 2
Laboratoire Passages Arts &Littératures XX-XXI
Professeure émérite de littérature française et spécialiste des formes narratives et de la critique aux xxe et xxie siècles, Martine Boyer-Weinmann travaille sur les écritures biographiques (La Relation biographique, Champ Vallon, 2005), anti-et biomythographiques, mais aussi sur les résonances de l’âge dans les autobiographies d’écrivaines (Vieillir, dit-elle, Champ Vallon, 2013). En 2023 est parue chez Champ Vallon sa première fiction biographique, un récit de vie au féminin, Le Siècle d’Irene.