Préambule

Stéphane Pouyaud, Camille Brouzes, Eva Le Saux, Lola Marcault, Anne-Claire Marpeau, Lucie Nizard et Charles Plet


Texte intégral

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Nous remercions chaleureusement l’Université de Rouen Normandie qui a accueilli l’événement, ainsi que le laboratoire du CÉRÉdI. Son directeur, Sylvain Ledda, nous a fourni une aide précieuse à toutes les étapes de l’organisation, de même que Maxime Angot et Corinne Morue. Nous leur exprimons notre gratitude. Le colloque dont sont issus ces actes n’aurait pas pu se tenir sans le soutien des laboratoires partenaires, le CERILAC de l’Université Paris Cité, et le CRP19 de l’Université Sorbonne Nouvelle. Nous remercions enfin les membres de notre comité scientifique, Martine Boyer-Weinmann, Ariane Ferry, Judith Leblanc, Andrea Oberhuber, Sandra Provini, Éléonore Reverzy et Michèle Rosellini. Leurs éclairages et relectures ont nourri nos échanges et permis à ce volume de voir le jour.

2Ce colloque est né d’une observation partagée, celle de la fixité transséculaire d’un ensemble de représentations des corps et des âges de la vie des femmes dans la littérature et les arts. À l’instar de Ronsard et de sa rose mignonne et plus tard de Proust créateur d’une Albertine associée à la « vie inconsciente des végétaux, des arbres » (La Prisonnière), les écrivain·es ont souvent associé les corps des femmes à Dame Nature, horloge biologique des femmes, et aux saisons naturelles. Au-delà de la correspondance pythagoricienne traditionnelle entre saisons et âges de la vie, néanmoins, et de la coïncidence – prise en charge par les écrivain·es au gré d’une évidente violence symbolique – entre corps floral et corporéité féminine, il faut se demander ce que connotent précisément ces imaginaires des âges et des corps féminins, interroger leurs constantes et leurs variations à travers les époques, tout en mettant en lumière les interactions entre discours social, médical, littéraire et artistique.

3Pour ce faire, nous avons défini un premier axe de réflexion d’ordre lexical : qu’est-ce qu’une « jeune fille », une femme « jeune », une « vieille femme », une femme « vieille » ? Quel(s) sens et définition(s) la littérature en tous genres donne-t-elle des âges de la vie des femmes ? Quelles contaminations réciproques peut-on relever entre les textes médicaux et littéraires dans leurs descriptions des âges de la vie des femmes ?

4Nous avons ensuite interrogé les normes et leurs détournements : existe-t-il des conventions narratives dans l’écriture des âges au féminin ? Repère-t-on des variations temporelles, culturelles et genrées dans ces représentations ? Peut-on parler de « subversion » ou de « transgression » en ce qui concerne la représentation des âges féminins ?

5Notre réflexion s’est enfin portée, à l’échelle des figures, sur la manière d’analyser les « types », rôles et fonctions de la jeune fille, de la femme de quarante ans, de la femme vieillissante, de la vieille fille, de la femme vieille à travers les siècles, dans le roman, la poésie, le théâtre et les arts visuels. Peut-on offrir une cartographie nette des rôles et des fonctions de la jeune fille, de la femme vieillissante et de la vieille fille dans l’intrigue ?

6Ces actes de colloque apportent des réponses stimulantes à ces questionnements. Les réflexions se croisent, d’un siècle à l’autre, autour de problématiques communes. Le « coffre du corps » a été ouvert, pour reprendre l’expression de Jane Sautière dont Martine Boyer-Weinmann fait le mot liminaire de cette réflexion commune. En ont été tirées des figures féminines jeunes et moins jeunes. Elles ont fait l’objet de traitements poétiques et esthétiques divers, dans des textes littéraires en tous genres. S’il fallait chercher dans ce coffre aux multiples images et voix des éléments de synthèse, on pourrait souligner ce qui est apparu le plus souvent comme une variation des représentations, c’est-à-dire, selon Laurent Jenny, « une forme qui se développe par le moyen de récurrences toujours modifiées, suggérant ou non l’existence d’un motif central auquel elle réfère » et qui « demeure dans les limites de cette référence1 ». Les représentations des âges des femmes dans la littérature et les arts occidentaux semblent souvent marquées par les tropes et des normes esthétiques et axiologiques propres aux cultures et sociétés patriarcales. Ainsi les corps féminins au fil des âges sont-ils l’objet d’un « male gaze2 », regard masculin dont les manifestations diverses indexent la valeur de ces corps à leur capacité à susciter du désir et à procréer : alors que la jeune fille fait son entrée dans la puberté (donc dans le monde du désir masculin), la femme qui vieillit devient inféconde et se voit priée d’en sortir, sous peine d’être dépeinte comme ridicule ou monstrueuse. C’est la diversité des traitements des âges féminins à travers les siècles, autant que leurs points de rencontre, que met en valeur le dossier. Si la jeunesse des corps féminins apparaît comme le lieu des jouissances, des fantasmes qu’elle suscite et du contrôle qu’elle nécessite, dont le regard physiologique des récits naturalistes semble être l’une des formes, la vieillesse féminine est souvent un horizon honni, redouté, objet de dégoûts et support de projections féminines et masculines, voire synonyme de perte de féminité et de brouillage de genre. Ce qui fait différence dans les représentations des âges au féminin que nous avons explorées, c’est peut-être la spécificité d’une énonciation féminine, qu’il s’agisse de productions d’autrices ou de discours et lettres de protagonistes féminins, qui rapportent des expériences de l’âge au féminin, dans sa complexité, sa singularité et sa corporéité.

7Martine Boyer-Weinmann ouvre la réflexion par une prise de recul critique. Elle invite, pour mieux penser en 2024 les représentations des âges de la vie des femmes, à dépasser les certitudes et autres systèmes figés. La littérature fournirait un modèle mouvant pour appréhender les corps féminins dans les subtiles instabilités de leurs identités. Ce texte liminaire invite à prêter attention aux nuances, à l’ironie, à l’humour des textes littéraires qui ménagent une place aux « corps qui flottent », mettant ainsi à mal les réflexions définitives sur le féminin. Il nous invite à la lecture et à la relecture des textes dans leur singularité et leur mouvement, à l’image – jamais fixe – des corps des femmes. La réflexion se poursuit avec une analyse de figures de femmes âgées dans la littérature médiévale.

8Dans « Sorcière, entremetteuse, maquerelle et concubine : représentations de la figure de la vieille servante dans l’Histoire de Gérard de Nevers », Marielle Lavenus compare les deux manuscrits témoins du roman d’aventures chevaleresques du xve siècle Histoire de Gérard de Nevers (réécriture en prose du Roman de la Violette, xviiie siècle), afin d’interroger leurs représentations des vieilles servantes. Dans le manuscrit enluminé par le Maître de Wavrin, les individualités féminines sont assez nettement marquées (la déloyale Gondree d’un côté ; la loyale maîtresse sans nom de l’autre) ; le manuscrit parisien enluminé par Loyset Liédet offre quant à lui une similarité de traitement du féminin vieilli. Plus largement, le premier, par la vision à la fois poétique et humoristique qu’il propose au lecteur, dé-joue selon Marielle Lavenus les « images mentales, les archétypes et les stéréotypes de son temps » en ne se moquant pas (toujours) des vieilles femmes ; le second, marquée par la misogynie du siècle, les diabolise au contraire. L’article met ainsi en lumière l’originalité relative et la force subversive du texte qui s’éloigne par l’humour des stéréotypes genrés.

9C’est également à la représentation particulière d’une vieille femme que s’intéresse Clémence Aznavour dans l’article intitulé « Écrire à 84 ans : Rosemonde ou la parole restreinte ». Elle analyse comment Laclos fait entendre la voix rare d’un personnage de femme octogénaire – apparemment discrète puisqu’elle n’est autrice que de neuf lettres – et en interroge la singularité. Elle montre comment la vieillesse de Mme Rosemonde détermine son écriture et son rôle en tant qu’épistolière. Sa profondeur proviendrait de la triple restriction à laquelle la soumet son âge : matérielle, physique et intellectuelle. Femme vive mais limitée par son corps vieillissant, Rosemonde constitue pour la Présidente de Tourvel ce qu’est Merteuil pour Cécile et se trouve dans l’incapacité de l’empêcher de succomber à Valmont en raison précisément de son âge, et d’une conception de l’amour et de l’amitié qui renvoie à la nouvelle préciosité des années 1730-1740. 

10Dans son article « Dire l’indicible. Reconfigurations du scandaleux désir de Jocaste pour la jeunesse, dans Le Chevalier errant de Legrand (1726), Œdipe de Voltaire (1718) et Jocaste reine de Nancy Huston (2009) », Cassandre Martigny étudie les représentations mouvantes d’une figure de femme mûre, à l’âge incertain. Elle revient sur les raisons qui font de Jocaste un personnage féminin complexe et difficilement représentable. Au-delà de son âge, qui fluctue d’une pièce à l’autre, l’existence même de sa sexualité et la vigueur de son désir pour un homme beaucoup plus jeune qu’elle contribueraient à son effacement. Cassandre Martigny décline les différentes représentations du personnage – tantôt tourné en dérision, mis à l’arrière-plan ou finalement pris au sérieux –, qui toutes articulent la question de la dimension indicible d’un désir féminin déculpabilisé. Un saut vers la littérature contemporaine permet finalement de montrer comment la pièce de Nancy Huston renverse la perspective en adoptant le point de vue de Jocaste et en déplaçant la question de l’indicible de la relation incestueuse au mariage forcé, du désir scandaleux à la réappropriation de son corps.

11Quatre articles dix-neuviémistes déploient ensuite plus largement l’éventail des âges féminins, à une période où la littérature réaliste fait une place nouvelle au discours scientifique et où le développement de la médecine autorise un discours renouvelé sur le corps féminin. L’étude littéraire des regards portés sur les corps des femmes a en effet tout à gagner à se pencher sur les discours médicaux consacrés au désir féminin, comme l’a montré Lucie Nizard dans sa thèse consacrée à la Poétique du désir féminin dans le roman de mœurs français du second xixe siècle (1857-1914). Dans « Devenir épouse et mère : corps de jeunes filles dans le roman balzacien », Céline Duverne explore ainsi la peinture bifrons de la jeune fille chez Balzac. Tandis que La Comédie humaine fait de ce personnage le « sujet empêché d’un impossible roman de formation » et la proie d’une inexpugnable fétichisation, elle livre également une subtile critique, en creux, de l’oppression des corps féminins.

12Camille Stidler poursuit la réflexion sur les représentations des jeunes filles dans la littérature du xixe siècle, en proposant une analyse intitulée « Les jeunes filles dans l’œuvre de Zola : des cas et des normes ». Contrairement à Balzac, Zola se confronte à la réalité physiologique de la puberté, représentant avec une audace jusqu’alors inégalée le tabou des règles : il livre des jeunes filles de chair et de sang, dépouillées de la romantique chrysalide des sylphides. Cette représentation des corps féminins du côté de la vigueur et de l’action met en question les stéréotypes genrés.

13Véronique Samson se penche ensuite sur un autre type littéraire cher aux romans du xixe siècle, dans son article « La femme de trente ans : un personnage de la première moitié du xixe siècle ». L’autrice analyse la conception et les possibles narratifs de ce type forgé au xixe siècle qui incarnerait une forme d’apogée de la vie d’une femme entre la jeunesse et la vieillesse. Mais cet apogée est souvent un point de bascule, ainsi qu’en témoignent les récits qui mettent en scène des personnages de femmes de trente ans dont la vie semble davantage derrière que devant elles. Le type de « la femme de trente ans », dans ses incarnations, révèle une pensée de la femme inscrite dans une temporalité avant tout biologique. Dans son article « Retour d’âge, retour de flamme. Lecture de La Conquête de Plassans », Éléonore Reverzy analyse les liens entre discours littéraires et discours médicaux sur la ménopause. Dans ce qui se présente comme une étude de cas du roman de Zola, Éléonore Reverzy explore les interactions entre discours médical et mise en fiction symbolique de l’âge de la ménopause incarné par le personnage de Marthe Rougon. Dans ce roman de l’« entre-deux », où le corps de Marthe devient « corps-archive et corps-écho », Zola écrit aussi l’histoire, le corps féminin ménopausé soumis au retour des effets physiologiques du désir incarnant alors le corps de la nation sous le Second Empire associé à la folie.

14Les cinq articles suivants sont consacrés à la littérature des xxe et xxie siècles. Le rapport entre les jeunes filles et leurs mères plus mûres est approfondi dans l’étude de Savannah Kocevar informée par l’ethnocritique et intitulée « Du corps au corpus : un fil initiatique d’encre et de sang dans le cycle indochinois de Marguerite Duras ». Savannah Kocevar pose que l’architecture du cycle indochinois est « organisée et structurée par des logiques culturelles de type initiatique ». Suzanne (Un barrage contre le Pacifique) et les autres jeunes filles durassiennes sont corporellement inachevées, bloquées au plan identitaire. Seul le sacrifice du personnage liminaire de la mère, indissociable de l’accès à l’écriture, saura selon la logique critique de la « transmission intergénérationnelle » octroyer un nouveau statut identitaire-corporel (une vie, un pouvoir) aux héroïnes.

15C’est aussi sur le rapport au corps maternel que se penche Pascale Millot. À travers son étude de « L’accueil du corps vieux de la mère chez Beauvoir, Calle et Cixous », qui se situe « entre identification et dégoût », Pascale Millot montre comment les trois récits de deuil de la mère qu’elle étudie permettent aux filles écrivaines de faire l’expérience anticipée de leur propre vieillissement via le travail de l’écriture. Le « livre-mère » ainsi produit, incorporant au récit de la fille la trace de la mère (carnets, langue…), fait entendre une troisième voix, qui entremêle les deux autres et leur permet de vivre la même expérience, faisant du récit un lieu d’accueil et de transformation de la relation mère-fille.

16Ariane Ferry poursuit la réflexion sur ce que c’est qu’être fille, dans son article intitulé « De l’indésirable à la désirante ou comment sortir de la malédiction du “naître fille” ». Ariane Ferry se penche sur le processus de réévaluation positive de l’énoncé « C’est une fille » dans le récit Fille de Camille Laurens, et plus largement dans l’œuvre de cette dernière. Le récit autofictif retrace ainsi un parcours de personnage, qui est aussi sans doute un parcours d’autrice et correspond à un processus de « genration » (Ivan Jablonka). Ariane Ferry montre comment la narratrice de Fille, à la faveur d’un parcours de transmission inversé de fille en mère, explore la signification de l’expérience transgénérationnelle du « être fille » dans sa famille et s’approprie son genre, être une fille devenant « merveilleux ». Le récit témoigne ainsi d’une prise de conscience des rôles de genre et d’une remise en question des processus de la domination masculine vécus et subis au cours d’une vie et d’une période donnée, le temps individuel et le temps collectif du féminisme se faisant écho dans le parcours d’un même personnage féminin.

17Nina Roussel enfin étudie un autre chemin vers la sortie des stéréotypes genrés, lorsqu’elle compare les dispositifs scéniques mobilisés par Marguerite Duras et Claude Régy dans L’Amante anglaise et par Pierre Cuq et Jérémy Tran dans leur adaptation de Rouge dents de Pauline Peyrade. Elle confronte l’immobilité du premier au caractère spectaculaire du second pour montrer que la violence des figures féminines respectivement vieillissante et adolescente au cœur des deux pièces, détourne les (stéréo)types et dessine les possibilités d’une émancipation.

18Ces réflexions n’ont pas fermé le « coffre du corps » – loin s’en faut. Il resterait encore à explorer, entre autres, la « valence différentielle » (Françoise Héritier) de l’âge et notamment de la vieillesse et du vieillir au travers d’une approche des masculinités au prisme de l’âge et des problématiques intersectionnelles qui viennent aujourd’hui, grâce aux études culturelles, de genre et post-coloniales, nourrir l’épistémologie littéraire et proposer la relecture des corpus canoniques et l’exhumation de corpus oubliés ou effacés.

19À l’issue du colloque, des textes littéraires ont été lus par Kahina Aucharki, Tatiana Dos Santos, Emma Lizana, Louise Pingault et Paulyne Savary, étudiantes de licence de l’université de Rouen Normandie. Qu’elles soient ici remerciées d’avoir donné à entendre ces extraits.

Notes

1 Laurent Jenny, « L’effet Albertine », Poétique, no 2, 2005, p. 209.

2 Laura Mulvey, « Plaisir visuel et cinéma narratif », dans Au-delà du plaisir visuel. Féminisme, énigmes, cinéphilie, Sesto San Giovanni, Éditions Mimésis, « Formes filmiques », 2017 [1975].

Pour citer ce document

Stéphane Pouyaud, Camille Brouzes, Eva Le Saux, Lola Marcault, Anne-Claire Marpeau, Lucie Nizard et Charles Plet, « Préambule » dans ,

© Publications numériques du CÉRÉdI, « Actes de colloques et journées d’étude »,

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=1720.