Désirés, désirants, indésirables : corps et âges des femmes en littérature du Moyen Âge à nos jours

Actes du colloque organisé à l’Université de Rouen Normandie en janvier 2023, publiés par Camille Brouzes, Eva Le Saux, Lola Marcault, Anne-Claire Marpeau, Lucie Nizard, Charles Plet et Stéphane Pouyaud

Désirés, désirants, indésirables : corps et âges des femmes en littérature du Moyen Âge à nos jour

Désirés, désirants, indésirables : corps et âges des femmes en littérature du Moyen Âge à nos jours

Écrire à 84 ans : Madame de Rosemonde ou la parole restreinte

Clémence Aznavour


Texte intégral

1Dans The Enlightenment of Age. Women, letters and growing old in eighteenth-century France, Joan Hinde Stewart souligne que nous ne connaissons l’âge que de trois personnages des Liaisons dangereuses : la jeune Cécile Volanges, âgé de 15 ans, la Présidente de Tourvel, jeune femme de 22 ans, et Madame de Rosemonde, âgée quant à elle de 84 ans1. Ces trois âges représentent trois temps forts de la vie d’une femme au xviiie siècle – la jeunesse innocente dans le cas de Cécile, l’âge mûr pour la Présidente de Tourvel et la vieillesse solitaire pour Madame de Rosemonde.

2En révélant l’âge de cette dernière dès la huitième lettre, Laclos signale au seuil du roman la singularité du personnage qu’il invente et qui ne semble pas vraiment avoir de précédents. Car Rosemonde n’est pas seulement vieille, elle est très vieille. Si l’on se réfère aux définitions proposées dans les articles « Vieillesse physiologique » et « Âge » de L’Encyclopédie, la tante de Valmont est au-delà de la « caducité » et appartient plutôt au temps de la « décrépitude » :

Les premières nuances de cet état se font apercevoir avant quarante ans ; elles croissent par degrés assez lents jusqu’à soixante, par degrés plus rapides jusqu’à soixante-dix. La caducité commence à cet âge de soixante-dix ans ; elle va toujours en augmentant ; la décrépitude suit, et la mort termine ordinairement avant l’âge de quatre-vingt-dix ans la vieillesse & la vie2.

3Il est intéressant de noter que dans les adaptations cinématographiques, alors que le septième art n’est pas le plus enclin à mettre en avant des personnages féminins âgés, les actrices choisies pour incarner Rosemonde ont, à une ou deux années près, l’âge de leur personnage, que ce soit dans Les Liaisons dangereuses de Frears, dans Valmont de Milos Forman ou dans la mini-série de Josée Dayan3.

4Si ce personnage de vieille femme n’a pas échappé aux commentaires des critiques, qui ont notamment essayé de déterminer le degré de complicité ou à l’inverse de naïveté et d’aveuglement4 du personnage face aux actions de Valmont, rares sont ceux qui ont abordé Rosemonde par le prisme de la vieillesse. En cela, les rapprochements que l’on essaye d’opérer avec Madame Duménil dans Ernestine de Marie-Jeanne Riccoboni ou avec Madame Sancerre dans Les Malheurs de l’inconstance ne semblent pas réellement opérants car aucun des deux personnages n’a un âge aussi avancé que celui de Rosemonde. Or cette vieillesse, qui fait la singularité de la tante de Valmont, implique un rapport particulier à l’écriture et détermine la présence et le rôle du personnage dans le roman. Nous analyserons donc comment les mots de Rosemonde s’inscrivent dans une triple restriction, matérielle, physique et intellectuelle, qui contribue à la complexité et à l’épaisseur de la vieille femme.

Parole discrète, rôle essentiel

5Il est évident que la parole de Rosemonde est quantitativement restreinte. Le premier écrit de la vieille tante n’apparaît que dans la troisième partie des Liaisons dangereuses. Elle n’est autrice que de neuf lettres et destinataire de seulement vingt et une. Ses interactions sont en outre limitées puisque, sur ces neuf lettres, six sont adressées au même personnage, la Présidente de Tourvel. Néanmoins la présence de Rosemonde dans le roman épistolaire ne peut être qualifiée de mineure ou secondaire. On peut immédiatement rappeler que Tourvel est au cœur de l’intrigue puisque c’est elle que le Vicomte de Valmont a choisi de séduire au lieu d’accomplir la mission proposée par la Marquise de Merteuil ; c’est elle qui est le gage des retrouvailles et l’objet des tensions entre les deux libertins. La vieille tante, par ses échanges avec la Présidente, est donc bien partie prenante d’un des fils majeurs de l’intrigue.

6La place des lettres qui lui sont destinées et des occurrences de son nom n’est pas non plus anodine. Le roman épistolaire dans son intrigue et dans sa matérialité n’existe que grâce à Rosemonde. L’omniprésence du personnage à la fin du roman est manifeste. Sur les treize lettres qui achèvent le roman, neuf lui sont destinées et elle-même en écrit trois. Ni autrice ni destinataire dans la treizième, son nom est néanmoins mentionné. L’excipit d’un roman est un espace privilégié, ce d’autant plus dans le cas des Liaisons dangereuses puisqu’il explique la réunion des diverses lettres que le lecteur vient de lire. C’est à Rosemonde que Danceny confie les lettres de Merteuil et de Valmont, c’est également elle qui récupère les lettres de Cécile Volanges et qui scelle le sort de la jeune fille en conseillant à sa mère de la laisser entrer au couvent comme elle le souhaite. Paradoxalement donc, alors que silence et oubli sont les maîtres-mots employés par Rosemonde dans ses derniers écrits, en gardant les lettres elle permet matériellement l’existence du roman.

7Si sa présence épistolaire est davantage marquée dans les deux dernières parties des Liaisons, Rosemonde apparaît dès le début comme un personnage majeur dans la naissance puis la poursuite de l’intrigue : elle est tout à la fois l’obstacle et le truchement des manipulations de Valmont. De même qu’elle est, dans une certaine mesure, à l’origine du roman, elle fait exister la liaison car elle est prise dans le projet du Vicomte. En donnant l’âge de Cécile Volanges, de Tourvel et de Rosemonde, Laclos crée implicitement une relation entre ces personnages, toutes en lien direct avec Valmont, toutes objets du libertin. Les deux premières cèdent malgré elles à ses demandes, la dernière est utilisée par son neveu pour servir ses fins libertines. Le personnage de Rosemonde vient ainsi compléter le tableau noir du libertinage que dépeint Laclos : même exclue du domaine de la séduction parce que trop vieille, la femme est susceptible de subir l’action du Vicomte. Rosemonde permet de souligner l’étendue de l’emprise du libertin auquel personne n’échappe vraiment. Valmont cherche à l’exclure ou se sert d’elle. Ainsi, lors d’un trajet du trio Rosemonde-Tourvel-Valmont, ce dernier décrit son stratagème :

Mme de Rosemonde seule parlait et n’obtenait de nous que des réponses courtes et rares. Nous dûmes l’ennuyer ; j’en avais le projet5, et il réussit. Aussi, en descendant de voiture, elle passa dans son appartement, et nous laissa tête à tête ma Belle et moi, dans un salon mal éclairé ; obscurité douce, qui enhardit l’amour timide6.

8Le plus souvent, Valmont passe par Rosemonde pour établir des contacts physiques et épistolaires avec la Présidente. Ce personnage de vieille femme contribue à mettre en lumière la capacité du libertin à saisir « le moment », pour reprendre le titre du roman de Crébillon7. C’est un baiser que l’on donne grâce à elle : « À peine elle finissait de parler : “Venez, mon neveu, me dit Mme de Rosemonde ; venez, que je vous embrasse.” Je sentis aussitôt que la jolie Prêcheuse ne pourrait se défendre d’être embrassée à son tour8. » C’est un bras que l’on touche et une lettre que l’on dépose :

Je saisis un moment, où Mme de Rosemonde s’était éloignée, pour remettre ma Lettre : on refusa de la prendre ; mais je la laissai sur le lit, et allai bien honnêtement approcher le fauteuil de ma vieille tante, qui voulait être auprès de son cher enfant : il fallut bien serrer la Lettre pour éviter le scandale. La malade dit maladroitement qu’elle croyait avoir un peu de fièvre. Mme de Rosemonde m’engagea à lui tâter le pouls, en vantant beaucoup mes connaissances en médecine. Ma Belle eut donc le double chagrin d’être obligée de me livrer son bras, et de sentir que son petit mensonge allait être découvert9.

9C’est une routine dont on profite pour forcer à lire une lettre :

Et prenant le moment de la toilette, où Mme de Rosemonde et la Femme de chambre étaient présentes, je la lui envoyai par mon Chasseur, avec ordre de lui dire que c’était le papier qu’elle m’avait demandé. J’avais bien deviné qu’elle craindrait l’explication scandaleuse que nécessiterait un refus : en effet elle prit la Lettre ; et mon Ambassadeur, qui avait ordre d’observer sa figure, et qui ne voit pas mal, n’aperçut qu’une légère rougeur et plus d’embarras que de colère10.

10Ainsi, Valmont se sert de sa connaissance des habitudes de Rosemonde pour saisir des occasions et poursuivre son entreprise de séduction. La vieille tante, comme Tourvel, est donc prise dans la stratégie du Vicomte : ses projets, à des degrés divers, mettent en jeu toutes les femmes, sans limite d’âge.

11Les Liaisons dangereuses, roman double comme a pu le souligner Élisabeth Lavezzi11, construisent ainsi un parallèle entre Rosemonde et la Présidente à travers deux anecdotes qui se répondent en miroir. Au début du roman, alors que, pour Mme de Volanges, Valmont est et restera un éternel libertin, Tourvel essaye de la convaincre du contraire. La feinte générosité de Valmont pour une famille pauvre a en effet trompé la Présidente qui évoque « l’heureux retour12 » du Vicomte. Rosemonde est à son tour flouée par son neveu qui, pour triompher de Tourvel, use d’un dernier stratagème et fait croire qu’il veut se repentir. La vieille tante loue ainsi la Présidente d’avoir été « la principale cause de l’heureux retour de Valmont13 ». En mettant dans la bouche de Rosemonde la même expression que celle de Tourvel, Laclos montre que la vieille tante est aussi trompée par les manipulations du libertin. L’auteur suggère même une équivalence entre les deux femmes par le biais de Merteuil : au moment où celle-ci formule un éloge indirect de Rosemonde, elle interrompt sarcastiquement son propos : « Je m’arrête là ; car à présent que vous vous enflammez si vite et si moralement, j’aurais peur que vous ne devinssiez subitement amoureux de votre vieille tante14 […]. » Laclos évoque tout en l’évacuant le topos de l’union mal assortie avec une vieille femme. Si Rosemonde échappe aux stéréotypes, c’est pour mieux prendre part aux codes du genre épistolaire.

« Son corps seul a 84 ans » : la vieille femme et la plume

12Ce n’est pas en lisant la première lettre écrite par Rosemonde elle-même que le lecteur commence à découvrir le personnage. Il entend parler d’elle tôt dans le roman, dès la huitième lettre dans laquelle Tourvel explique à Mme de Volanges qu’en l’absence de son mari elle a choisi de rester à la campagne chez la tante de Valmont « pour jouir et profiter de la société de la respectable Mme de Rosemonde15 ». L’âge de Rosemonde est une des premières données délivrées par Tourvel : « Cette femme est toujours charmante : son grand âge ne lui fait rien perdre ; elle conserve toute sa mémoire et sa gaieté. Son corps seul a quatre-vingt-quatre ans ; son esprit n’en a que vingt16. » Dans ce bref portrait de la tante de Valmont, la Présidente oppose le caractère « charmant » et plaisant du personnage et son âge. Elle est dès le départ présentée comme un être singulier, non conforme aux représentations que l’on se fait des vieilles personnes et en particulier des vieilles femmes dont la fréquentation serait peu agréable : Valmont lui-même comptera sa tante au nombre des femmes « rêches » et « sévères17 ». Dans la bouche de Tourvel, Rosemonde échappe aux stéréotypes : alors que, d’après Jaucourt auteur de l’article « Vieillesse (morale) » dans l’Encyclopédie, « la vieillesse languissante, ennemi des plaisirs, vient […] tarir dans le cœur la source de la joie », Rosemonde, elle, « conserve toute sa gaieté18 ». Mais en soulignant avec insistance la jeunesse et la vivacité d’esprit de Rosemonde, Tourvel laisse implicitement imaginer les effets de la vieillesse sur le corps de la tante.

13De fait l’âge est une donnée fondamentale sans cesse soulignée par Rosemonde ainsi que par sa principale correspondante : le corps vieux imprègne les échanges. Dès la première lettre écrite de sa propre main, Rosemonde fait part de ses incapacités physiques : « Je suis pourtant forcée de n’en pas parler plus longtemps. Ma vue débile et ma main tremblante ne me permettent pas de longues Lettres, quand il faut les écrire moi-même19. » Rosemonde rappelle la matérialité de l’écriture épistolaire : la lettre est intrinsèquement liée au corps qui la rédige.

14Mais Laclos ne se contente pas d’inscrire le corps affaibli de Rosemonde dans l’échange en évoquant les incommodités physiques que sont une vue affaiblie, des tremblements ou encore des rhumatismes. Ce corps « décrépi » affecte la qualité de la parole écrite : celle-ci est réduite (« ne me permettent pas de longues lettres »). Le lecteur apprend ainsi dès la première lettre de Rosemonde qu’il est et sera privé de certaines pensées du personnage parce que son corps ne lui permet pas de les écrire. Une partie de Rosemonde est donc susceptible d’être inaccessible : l’esprit de 20 ans ne saurait pleinement s’exprimer à l’écrit. La vieillesse implique ainsi de potentiels silences dans un roman épistolaire qui prive déjà le lecteur de certains échanges20. L’incapacité physique, vécue comme une contrainte, redouble ainsi la stratégie de la lacune caractéristique des romans épistolaires. C’est un des traits des Liaisons qui a pu nourrir les interprétations divergentes sur la complicité ou la naïveté du personnage.

15Les difficultés physiques dues à la vieillesse sont telles qu’elles nécessitent une aide extérieure. La deuxième lettre de Rosemonde est à ce titre exemplaire :

C’était le désir et l’espoir de pouvoir vous répondre moi-même, qui me faisait différer chaque jour, et vous voyez qu’encore aujourd’hui, je suis obligée d’emprunter la main de ma Femme de chambre. Mon malheureux rhumatisme m’a repris, il, s’est niché cette fois sur le bras droit, et je suis absolument manchote. Voilà ce que c’est, jeune et fraîche comme vous êtes, d’avoir une si vieille amie ! on souffre de ses incommodités.
Aussitôt que mes douleurs me donneront un peu de relâche, je me promets bien de causer longuement avec vous21.

16Si la vieillesse physique prive l’autrice de la lettre du geste d’écriture, le recours à la main d’une autre n’est pas présenté comme une solution efficace. La parole est empêchée car produite par un tiers et par conséquent censurée. Rosemonde affirme ainsi dans la lettre 119 : « quoique je souffre encore beaucoup, ma chère Belle, j’essaie de vous écrire moi-même, afin de vous parler de ce qui vous intéresse22 », sous-entendant qu’une lettre rédigée par une autre ne lui permet pas d’exprimer pleinement sa pensée.

17Difficile et douloureuse, la parole écrite est par conséquent aussi retardée : « Je vous aurais répondu plus tôt, mon aimable Enfant, si la fatigue de ma dernière Lettre ne m’avait rendu mes douleurs, ce qui m’a encore privée tous ces jours-ci de l’usage de mon bras23. » Ce différé contribue à l’ironie tragique de la lettre que Rosemonde envoie à Tourvel pour la féliciter de ne pas avoir succombé à Valmont alors qu’il est trop tard. On notera que chez Frears et Vadim, Rosemonde essaye de protéger Tourvel en lui conseillant de fuir ou en empêchant Valmont d’agir. Les deux réalisateurs n’ont pas exploité l’ironie tragique que Laclos a produite en s’appuyant sur la vieillesse de Rosemonde. La vieille tante, obstacle aussi inefficace que dans le roman, perd en épaisseur sur grand écran.

18Le corps de Rosemonde la prive donc de sa pleine liberté d’expression et fait d’elle une conseillère affaiblie, qui ne peut véritablement être l’oreille attentive et présente que demande la Présidente de Tourvel. Si la vieillesse physique réduit, retarde voire empêche la parole rédigée, elle n’est pas le seul facteur de restriction.

19Prise dans le stratagème du libertin par les actions qu’il mène et par les confidences de Tourvel, Rosemonde fait entendre un autre discours sur l’amour qui justifie ses stratégies d’écriture.

« Dire librement mon avis » : d’amour et d’amitié

20Le grand âge de Rosemonde ne discrédite aucunement son propos. Bien au contraire, lorsque Marie-Jeanne Riccoboni écrit à Laclos pour lui dire son malaise face au personnage de Mme de Merteuil, l’auteur la renvoie à une lettre de Rosemonde, seule lettre qu’il cite, ce qui montre l’importance du personnage : « Sans quitter l’ouvrage dont il est question, si les étrangers apportent dans ce pays la crainte salutaire des Merteuil, en sentiront-ils jamais le prix des Tourvel et des Rosemonde, et se plaindra-t-on d’eux s’ils jugent les femmes d’après ce qu’en dit cette même Mme de Rosemonde, lettre cxxx24 ? »

21Dans le roman, Laclos souligne également à plusieurs reprises la vivacité intellectuelle de la vieille tante de Valmont. Dès la huitième lettre, Tourvel loue la jeunesse de son esprit âgé de seulement vingt ans, tandis que Merteuil fait indirectement l’éloge de Rosemonde dans la lettre 113. La Marquise répond au Vicomte qui est persuadé que sa vieille tante est, comme toutes les vieilles femmes, « rêch[e] » et « sévèr[e25] » et qu’elle va donc mettre à mal son entreprise de séduction. Refusant la généralisation énoncée par Valmont, Merteuil développe un portrait laudatif d’une certaine catégorie de vieilles femmes :

L’autre classe, beaucoup plus rare, mais véritablement précieuse, est celle des femmes qui, ayant eu un caractère et n’ayant pas négligé de nourrir leur raison, savent se créer une existence, quand celle de la nature leur manque ; et prennent le parti de mettre à leur esprit les parures qu’elles employaient avant pour leur figure. Celles-ci ont pour l’ordinaire le jugement très sain, et l’esprit à la fois solide, gai et gracieux26. Elles remplacent les charmes séduisants par l’attachante bonté, et encore par l’enjouement dont le charme augmente en proportion de l’âge : c’est ainsi qu’elles parviennent en quelque sorte à se rapprocher de la jeunesse en s’en faisant aimer. Mais alors, loin d’être, comme vous le dites, rêches et sévères, l’habitude de l’indulgence, leurs longues réflexions sur la faiblesse humaine, et surtout les souvenirs de leur jeunesse, par lesquels seuls elles tiennent encore à la vie, les placeraient plutôt peut-être trop près de la facilité27.

22Cet éloge de Merteuil permet d’accorder du poids aux propos écrits de Rosemonde puisqu’ils sont le fruit d’« un jugement très sain ».

23Le discours que la vieille tante tient sur l’amour n’est ainsi pas dépourvu de valeur et d’intérêt. Il repose en partie sur son expérience. Comme elle l’écrit elle-même, l’histoire de la Présidente de Tourvel la renvoie à son propre passé :

En me parlant de lui tout le temps, vous n’avez pas écrit son nom une seule fois. Je n’en avais pas besoin ; je sais bien qui c’est. Mais je le remarque, parce que je me suis rappelé que c’est toujours là le style de l’amour. Je vois qu’il en est encore comme au temps passé. Je ne croyais guère être jamais dans le cas de revenir sur des souvenirs si éloignés de moi, et si étrangers à mon âge28.

24De cette expérience est née une conception de l’amour et de l’amitié qui explique ce que certains critiques lui ont reproché, à savoir son inaction, considérée parfois comme de la « non-assistance à personne en danger29 », voire comme de la complicité. Elle le dit dans sa première lettre : l’amour est un « danger contre lequel elle ne peut rien30 ». Elle n’a jusqu’alors rien opposé à la Présidente de Tourvel parce qu’elle savait toute contradiction inopérante :

Inutilement vous aurais-je parlé plus tôt avec cette apparente sévérité : l’amour est un sentiment indépendant, que la prudence peut faire éviter, mais qu’elle ne saurait vaincre ; et qui, une fois né, ne meurt que de sa belle mort ou du défaut absolu d’espoir. C’est ce dernier cas, dans lequel vous êtes, qui me rend le courage et le droit de vous dire librement mon avis. Il est cruel d’effrayer un malade désespéré, qui n’est plus susceptible que de consolations et de palliatifs : mais il est sage d’éclairer un convalescent sur les dangers qu’il a courus, pour lui inspirer la prudence dont il a besoin, et la soumission aux conseils qui peuvent encore lui être nécessaires31.

25Ce développement renvoie doublement Rosemonde à une époque passée. Comme le souligne Laurent Versini, le vocabulaire médical « révèle que, pour Mme de Rosemonde, l’âme se guérit comme le corps, thérapeutique qui recouvre une psychologie empiriste et sensualiste32 », théorie qui appartient plutôt à la première moitié du xviiie siècle. De même, sa conception du sentiment amoureux est inspirée de la nouvelle préciosité des années 1730-174033. Ce propos sur « l’indépendance de l’amour34 » engage une restriction de la parole de Rosemonde. Elle ne va pas contre la Présidente de Tourvel mais accueille ses lettres sans la dissuader, non pas par complicité avec son neveu, ni par sénilité, mais en raison de cette conception ancienne du sentiment amoureux : elle « sait que les avertissements du genre de ceux de Mme de Volanges sont la “précaution inutile”35 ». Tant que Tourvel n’est pas prête à « oublier36 » Valmont, Rosemonde ne s’autorise pas à parler « librement37 ». Elle reste dans le rôle de la confidente à l’écoute compréhensive qui lui a été, pour ainsi dire, imposé par la Présidente.

26La relation Rosemonde-Tourvel apparaît ainsi comme un contrepoint de celle entre Cécile Volanges et Merteuil. La jeune fille se fie en l’amitié de la Marquise (« mais vous êtes mon amie, n’est-il pas vrai ? Oh ! oui, ma bien bonne amie38 ! »), la présente comme une figure maternelle (« C’est pourtant bien extraordinaire qu’une femme qui ne m’est presque pas parente prenne plus de soin de moi que ma mère39 ») et lui confie ses tourments : « Ah ! mon Dieu, Madame, que je suis affligée ! que je suis malheureuse ! Qui me consolera dans mes peines ? qui me conseillera dans l’embarras ou je me trouve ?… Cependant mon cœur est plein… Il faut que je parle à quelqu’un, et vous êtes la seule à qui je puisse, à qui j’ose me confier40. » C’est en des termes analogues que la Présidente de Tourvel, qui entend ne rien cacher de son histoire avec le libertin, confie sa souffrance à Rosemonde : « mon cœur est oppressé ; il a besoin d’épancher sa douleur dans le sein d’une amie également douce et prudente : quelle autre que vous pouvait-il choisir ? Regardez-moi comme votre enfant. Ayez pour moi les bontés maternelles […] je chérirai en vous l’indulgente amie, confidente de ma faiblesse41. » Alors que Merteuil use de son statut de confidente pour « tromper42 » et pervertir Cécile Volanges, Rosemonde, au nom de sa conception de l’amitié, choisit d’énoncer la vérité, plutôt que de se taire ou « tromper43 » : c’est la raison pour laquelle elle est transparente à propos de l’état de Valmont quand il lui paraît souffrir d’être éloigné de Tourvel quitte à prendre le risque de raviver les sentiments de la Présidente. Le duo Rosemonde-Tourvel incarne ainsi une relation amicale non dévoyée, dans laquelle la plus âgée écoute et choisit d’agir ou non en fonction de l’expérience qui est la sienne.

27En analysant les manifestations de l’âge avancé de Rosemonde dans Les Liaisons, on constate que l’épaisseur et la complexité du personnage résident notamment dans une triple restriction, matérielle, physique et intellectuelle, de sa parole. Celle-ci est limitée par les conséquences physiques de la vieillesse qui diminuent, retardent ou empêchent l’acte d’écriture, ce qui explique le peu de lettres signées par Rosemonde et nourrit les lacunes et ambiguïtés du texte. Mais cette restriction subie, imposée par les douleurs du grand âge est redoublée par une restriction volontaire dictée par une conception de l’amour qui n’est pas sans lien avec la nouvelle préciosité et qui justifie son inaction au-delà des soupçons de complicité ou d’aveuglement.

Notes

1 Joan Hinde Stewart, The Enlightenment of Age. Women, letters and growing old in eighteenth-century France, Oxford, Voltaire Foundation, SVEC, 2010, p. 185.

2 http://enccre.academie-sciences.fr/encyclopedie/article/v17-393-0/, page consultée le 27 février 2024. Voir également l’article « Âge, en médecine » : « De-là, l’on tombe dans la vieillesse, qui se subdivise en vieillesse proprement dite, en caducité & décrépitude, qui est la borne de la vie. » http://enccre.academie-sciences.fr/encyclopedie/article/v1-784-6/, page consultée le 27 février 2024.

3 Dans Dangerous Liaisons (1988) de Stephen Frears, Mme de Rosemonde est jouée par Mildred Natwick. Elle est incarnée par Fabia Drake chez Milos Forman (Valmont, 1989). Josée Dayan (Les Liaisons dangereuses, 2003) confie le rôle à Danielle Darrieux.

4 Voir Colette Cazenobe, Le Système du libertinage de Crébillon à Laclos, Oxford, Voltaire Foundation, SVEC, 1991 et Alain Vaillant, « Le mystère de l’eucharistie amoureuse » dans L’Amour-fiction : Discours amoureux et poétique du roman à l’époque moderne [en ligne], Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 2002. Disponible sur Internet : http://books.openedition.org/puv/6451, page consultée le 27 février 2024.

5 Les italiques dans les citations sont de notre fait.

6 Laclos, Œuvres complètes, éd. Laurent Versini, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1979, p. 50. Toutes les citations proviennent de cette édition.

7 Francis Loranger, « Le moment libertin dans la tradition crébillonienne », Dix-huitième siècle, 2019/1, no 51, p. 361-378. DOI : 10.3917/dhs.051.0361. URL : https://www.cairn.info/revue-dix-huitieme-siecle-2019-1-page-361.htm, page consultée le 27 février 2024.

8 Laclos, Œuvres complètes, éd. citée, p. 50.

9 Ibid, p. 55.

10 Ibid, p. 70.

11 Les Conférences Savoirs-ENS, La Voix d’un texte : Choderlos de Laclos, textes lus par Guillaume Marquet et commentés par Élisabeth Lavezzi (Université Rennes 2), École Normale Supérieure Ulm, 2012/2013. Conférence organisée par Delphine Meunier, Béatrice Devevey et Anne Duguet, http://savoirs.ens.fr/expose.php?id=1022, page consultée le 27 février 2024.

12 Laclos, Œuvres complètes, éd. citée, p. 91.

13 Ibid., p. 297.

14 Ibid., p. 262.

15 Ibid., p. 25.

16 Ibid.

17 Ibid., p. 254.

18 Ibid., p. 25.

19 Ibid., p. 234.

20 Voir la préface du rédacteur.

21 Laclos, Œuvres complètes, éd. citée, p. 258-259.

22 Ibid., p. 275.

23 Ibid., p. 296.

24 Ibid., p. 758.

25 Ibid., p. 254.

26 Pour une analyse de l’indulgence de Mme de Rosemonde, je renvoie aux travaux que Nicolas Fréry a partagés lors du colloque Regards sur le vieillissement féminin de l’âge classique au romantisme. Expériences intimes, représentations, autoreprésentations, qui a eu lieu à l’Université Rennes 2 les 1er et 2 juin 2023. Son intervention fera l’objet d’une publication.

27 Laclos, Œuvres complètes, éd. citée, p. 261-262.

28 Ibid., p. 233.

29 Alain Vaillant, « Le mystère de l’eucharistie amoureuse », dans op. cit.

30 Laclos, Œuvres complètes, éd. citée, p. 234.

31 Ibid., p. 296-297.

32 Ibid., p. 1360.

33 Voir Béatrice Didier, Les Liaisons dangereuses. Pastiches et ironie, Paris, Les Éditions du temps, 1998.

34 Laclos, Œuvres complètes, éd. citée, p. 1360.

35 Ibid.

36 Ibid., p. 285.

37 Ibid., p. 286.

38 Ibid., p. 58.

39 Ibid., p. 62.

40 Ibid., p. 214.

41 Ibid., p. 231.

42 Ibid., p. 253.

43 Ibid., p. 276.

Pour citer ce document

Clémence Aznavour, « Écrire à 84 ans : Madame de Rosemonde ou la parole restreinte » dans Désirés, désirants, indésirables : corps et âges des femmes en littérature du Moyen Âge à nos jours,

Actes du colloque organisé à l’Université de Rouen Normandie en janvier 2023, publiés par Camille Brouzes, Eva Le Saux, Lola Marcault, Anne-Claire Marpeau, Lucie Nizard, Charles Plet et Stéphane Pouyaud

© Publications numériques du CÉRÉdI, « Actes de colloques et journées d’étude », n° 31, 2024

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