Les jeunes filles dans l’œuvre d’Émile Zola : des cas et des normes

Camille Stidler


Texte intégral

1La jeune fille peut se penser comme une catégorie située au croisement des discours littéraires, socio-historiques et médicaux. Si les limites de son âge sont mouvantes, elle se définirait surtout par son entrée dans ce moment physiologique particulier qu’est la puberté, vu comme celui de tous les bouleversements. Dans le second xixe siècle, les romanciers réalistes et naturalistes s’emparent de cette figure, dont la représentation se trouve prise entre deux tendances qui peuvent se superposer ; d’une part, elle est toujours l’objet d’une quête et d’un désir masculin qui l’enferment dans une caractérisation stéréotypée que le lectorat retrouve d’œuvre en œuvre (beauté, fraîcheur, grâce, candeur, sont son lot coutumier) ; d’autre part, ses supposés désordres physiologiques deviennent de précieuses ressources pour les péripéties romanesques. En effet, force est de constater que les cas mis en lumière sont généralement pathologiques. Cela s’explique par le caractère souvent spectaculaire des dérèglements médicaux, qui se prêtent aisément à la mise en récit. Les corps malades constituent ainsi une manne précieuse pour la littérature du xixe siècle, et ont souvent été étudiés1 – notamment dans les Rougon-Macquart d’Émile Zola, où les personnages détraqués ne manquent pas.

2Nous proposons de ressaisir cette figure de la jeune fille dans quelques romans d’Émile Zola, pour examiner de plus près la représentation de sa physiologie et des manifestations de celle-ci dans le récit. Le romancier naturaliste apparaît comme l’un des premiers à intégrer dans son œuvre la puberté dans sa réalité physiologique. Cela n’a rien d’une évidence, en raison du tabou qui touche ce phénomène, mais aussi parce que les jeunes filles ont longtemps été les oubliées de la recherche médicale : leur puberté est réduite à un moment transitoire, et elles sont perçues uniquement à travers le prisme d’une maternité future2. Seule une lente évolution, tant des mentalités que des connaissances anatomiques et médicales, a permis au corps féminin de ne plus être considéré comme un double inversé et intériorisé du corps masculin, ni comme un corps manqué ou incomplet, mais bien comme un corps avec ses spécificités physiologiques. À la fin du xixe siècle, le fonctionnement des règles et de l’ovulation est encore mal connu3. Néanmoins, cette période voit fleurir un nombre important de traités d’hygiène concernant les jeunes filles en particulier4 ; fait remarquable, certains sont adressés non pas à la communauté médicale, mais aux familles et aux mères notamment. Toutefois, derrière le souci hygiénique et éducatif émerge rapidement la façon dont la puberté des jeunes filles est considérée : moment de trouble, elle présente le danger de tous les débordements, de l’onanisme à l’hystérie. La période des règles doit toujours appeler précautions et ménagements. Michelet, qui appelle pourtant à lever l’opprobre dont peuvent souffrir les femmes en période de règles, et à ne plus percevoir ce sang comme impur, affirme avec force le statut de malade de la femme menstruée, qui serait un être blessé réclamant les plus grands soins5. Les règles sont quasi toujours présentées sous le prisme du pathologique. Le problème que posent en creux les traités d’hygiène est celui des moyens à trouver pour contenir les effets perturbateurs de cet organe qu’est l’utérus ; plus généralement, des moyens de réguler cette nature cyclique et instable qui serait celle des femmes.

3Jacques Léonard, historien de la médecine, avait déjà noté l’intérêt de la littérature pour les cas pathologiques6. Quant aux « gens heureux », ils « laissent peu de traces7 » – nous pourrions en dire de même des gens sains. Or, ce sont précisément ces traces, aussi rares ou ténues soient-elles, que nous proposons d’examiner. Ce déplacement de perspective a pour but de reconsidérer ces corps de jeunes filles pubères en dehors des troubles qui leur sont trop souvent associés. On trouve en effet dans les Rougon-Macquart des corps éclatant de santé, éclipsés par les nombreux personnages malades qui peuplent par ailleurs la fresque de Zola. Ces corps sains possèdent leurs propres manifestations, qui méritent d’être interrogées. Si le récit les signale, est-ce pour dire leur caractère extraordinaire, ou exemplaire ?

Représenter un moment de la puberté : la survenue des règles chez les jeunes filles zoliennes

4La survenue des menstruations constitue une étape charnière dans la puberté des jeunes filles, en ce qu’elle est l’un des signes les plus visibles de ses changements physiologiques. Thérèse Moreau, dans l’article qu’elle consacre à Michelet sur le sang féminin8, rappelle le fort tabou qui entoure les menstrues en littérature. D’après ses travaux, le sang des règles est le seul fluide corporel absent de l’œuvre sadienne9, qui n’est pourtant pas timide lorsqu’il s’agit de les exposer. Cela révèle sans doute, comme l’avance Thérèse Moreau, que le sang des règles est considéré comme inconvenant et abject ; nous ajoutons l’hypothèse qu’il est peut-être surtout un impensé de la représentation littéraire jusqu’à la période classique, voire au-delà. Or, cette question est centrale pour qui s’intéresse aux adolescentes dans l’œuvre de Zola, car on y trouve, comme le remarque Sylvie L. F. Richards, « de Miette à Clotilde, […] un véritable défilé de jeunes filles à la veille de leurs règles10 ». Contrairement à ses contemporains, Zola ne passe pas cet aspect physiologique sous silence. L’une des descriptions les plus explicites, et les plus longues, que le romancier consacre au sang menstruel concerne Pauline, dans La Joie de vivre (1884). Le docteur Cazenove, médecin et ami de la famille, prévoit que les règles de la jeune fille sont sur le point d’arriver ; il conseille alors à Mme Chanteau, qui est en charge de Pauline depuis la mort de ses parents, de la prévenir. Mme Chanteau, offusquée, refuse, « répugnant à des confidences pareilles11 ». Elle affiche une attitude allant à l’encontre de la prescription du médecin, mais qui est conforme à la bienséance : « elle avait pour système d’éducation l’ignorance complète, les faits gênants évités, tant qu’ils ne s’imposaient pas d’eux-mêmes12. » Les conséquences de tels principes ne se font pas attendre :

Un matin, au moment où madame Chanteau quittait sa chambre, elle entendit des plaintes chez Pauline, elle monta très inquiète. Assise au milieu du lit, les couvertures rejetées, la jeune fille appelait sa tante d’un cri continu, blanche de terreur ; et elle écartait sa nudité ensanglantée, elle regardait ce qui était sorti d’elle, frappée d’une surprise dont la secousse avait emporté toute sa bravoure habituelle.
– Oh ! ma tante ! oh ! ma tante !
Madame Chanteau venait de comprendre d’un coup d’œil.
– Ce n’est rien, ma chérie. Rassure-toi.
Mais Pauline, qui se regardait toujours, dans son attitude raidie de blessée, ne l’entendait même pas.
– Oh ! ma tante, je me suis sentie mouillée, et vois donc, vois donc, c’est du sang !… Tout est fini, les draps en sont pleins.
Sa voix défaillait, elle croyait que ses veines se vidaient par ce ruisseau rouge. Le cri de son cousin lui vint aux lèvres, ce cri dont elle n’avait pas compris la désespérance, devant la peur du ciel sans bornes.
– Tout est fini, je vais mourir13.

5La survenue des règles chez Pauline est présentée comme une catastrophe vécue par la jeune fille. La conjonction du vocabulaire du sang et de celui l’effroi en fait une expérience traumatique. On pourrait donc croire qu’Émile Zola investit les clichés liés à la physiologie féminine, faisant des règles un événement qui menace la santé. Or, la suite du texte infléchit une telle lecture :

Étourdie, la tante cherchait des mots décents, un mensonge qui la tranquillisât, sans rien lui apprendre.
– Voyons, ne te fais pas de mal, je serais plus inquiète, n’est-ce pas ? si tu étais en péril… Je te jure que cette chose arrive à toutes les femmes. C’est comme les saignements de nez…
– Non, non, tu dis ça pour me tranquilliser… Je vais mourir, je vais mourir.
Il n’était plus temps. Quand le docteur Cazenove arriva, il craignit une fièvre cérébrale. Madame Chanteau avait recouché la jeune fille, en lui faisant honte de sa peur. Des journées passèrent, celle-ci était sortie de la crise, étonnée, songeant désormais à des choses nouvelles et confuses, gardant sourdement au fond d’elle une question, dont elle cherchait la réponse14.

6La suite du texte révèle que ce qui rend la jeune fille malade et nerveuse, ce n’est pas tant l’arrivée de ses règles, mais bien davantage la pruderie de Mme Chanteau qui la laisse dans l’ignorance. La puberté et les règles ne sont pas ici présentées comme vectrices de perturbations ; au contraire, ce moment de basculement constitue une étape pleinement positive pour la jeune fille, dont la physiologie se stabilise et gagne en santé :

En moins d’une année, l’enfant de formes hésitantes était devenue une jeune fille déjà robuste, les hanches solides, la poitrine large. Et les troubles de cette éclosion s’en allaient, le malaise de son corps gonflé de sève, la confusion inquiète de sa gorge plus lourde, du fin duvet plus noir sur sa peau satinée de brune. Au contraire, à cette heure, elle avait la joie de son épanouissement, la sensation victorieuse de grandir et de mûrir au soleil. Le sang qui montait et qui crevait en pluie rouge, la rendait fière. Du matin au soir, elle emplissait la maison des roulades de sa voix plus grave, qu’elle trouvait belle ; et, à son coucher, quand ses regards glissaient sur la rondeur fleurie de ses seins, jusqu’à la tache d’encre qui ombrait son ventre vermeil, elle souriait, elle se respirait un instant comme un bouquet frais, heureuse de son odeur nouvelle de femme. C’était la vie acceptée, la vie aimée dans ses fonctions, sans dégoût ni peur, et saluée par la chanson triomphante de la santé15.

7Si les « troubles » et le « malaise » sont évoqués, c’est pour mieux les évacuer et dire leur caractère transitoire. Le corps de Pauline et sa fécondité potentielle sont exaltés, et la jeune fille est bien loin de la malade décrite par Michelet dans L’Amour16. Remarquons d’ailleurs la sensualité de cette page, où les réalités physiologiques de la jeune fille, comme ses poils et son odeur, sont décrites avec une certaine grâce, et sans voile.

8Ce n’est pas la première fois que Zola évoque la puberté et les règles d’une jeune fille. Ce moment est déjà présent dans La Faute de l’abbé Mouret (1875), au cours d’un chapitre consacré au personnage de Désirée, la sœur de l’abbé Mouret, et à la basse-cour dont elle s’occupe comme une mère. Désirée est une fille belle et vigoureuse dont la vie est consacrée aux bêtes, mais elle paye la vigueur de son corps au prix de son intelligence, qui ne s’est jamais développée. La description de sa puberté est remarquable et présentée comme singulière :

À seize ans, lorsque la puberté était venue, Désirée n’avait point eu les vertiges ni les nausées des autres filles. Elle prit une carrure de femme faite, se porta mieux, fit éclater ses robes sous l’épanouissement splendide de sa chair. Dès lors, elle eut cette taille ronde qui roulait librement, ces membres largement assis de statue antique, toute cette poussée d’animal vigoureux17.

9L’arrivée des règles s’énonce ici d’une façon plus voilée que chez Pauline ; pourtant, la formulation est suffisamment claire pour être comprise de tout lecteur et de toute lectrice. Comme dans le cas de Pauline, la puberté de Désirée est ce qui lui permet d’acquérir un corps en pleine santé, mais aussi d’accéder à un statut autre. En effet, le récit l’avait jusqu’ici présentée comme une petite fille atteinte d’une forme d’idiotie. La locution adverbiale « dès lors » marque bien la rupture que constituent ses règles, et cette rupture est pleinement positive. Cela entre en résonance avec une nouvelle conception de ces règles, que remarquent les historien·ne·s Jean-Yves Le Naour et Catherine Valenti dans un article consacré à l’histoire médicale de la menstruation à la Belle Époque – donc, à une époque certes quelque peu postérieure à celle où écrit Zola, mais chez qui on trouve déjà cette conception renouvelée des menstruations :

Au tournant du siècle, la menstruation est donc considérée comme une condition de la bonne santé. Indispensable au corps sain, elle est de même indispensable à la féminité : pas de femmes sans règles. Cette fonction qui donne son identité à la femme et qui est étudiée à ce titre par les médecins, gardiens du genre en quelque sorte, relève évidemment d’une régulation organique rattachée à un ordre naturel. Ce « balancier interne qui fait le juste équilibre féminin » selon le mot de l’anthropologue Yvonne Verdier, relie au cycle parfait de l’univers celles dont la « mission » sur terre est d’enfanter, mission qui s’accomplira d’autant plus facilement que la femme sera réglée comme du papier à musique. Aussi, toute perturbation, retard ou absence, sont intolérables et contre-nature en ce qu’ils menacent et la santé et la fonction de la femme18.

10Les deux historien·ne·s mettent en évidence une certaine façon de penser la physiologie féminine, qui relie le microcosme du corps au macrocosme du monde, pensée analogique qui correspond selon l’historien Georges Vigarello à une représentation essentiellement médiéviste du corps19. Cela montre bien la pérennité de modèles archaïques pour penser le corps féminin et son cycle, qui cohabitent pourtant avec une évolution des connaissances et des mentalités. Bien sûr, les préjugés et les croyances négatives autour des règles ne sont pas morts, loin de là20. Mais ces idées coexistent avec d’autres conceptions qui considèrent les règles comme essentielles, voire, pourvues de vertus purificatrices. Évoquons un dernier exemple, quelque peu différent : celui de Catherine, la fille adolescente de la famille Maheu dans Germinal (1885). Dans le dossier préparatoire qu’il consacre au roman, Zola établit une fiche pour ce personnage de jeune fille, qu’il présente comme anémiée, et retardée dans sa croissance et dans sa puberté21. Son apparence très juvénile et malingre est conçue comme pathologique, et ses règles tardent à venir. Finalement, elles surviennent dans la septième et dernière partie du roman, après un affrontement sanglant entre les mineurs en grève et les soldats, au cours duquel le père de la famille perd la vie :

Après la bataille, elle [la Maheude, mère de Catherine] avait laissé Étienne ramener chez eux Catherine, boueuse, à demi morte ; et, comme elle la déshabillait devant le jeune homme, pour la coucher, elle s’était imaginé un instant que sa fille, elle aussi, lui revenait avec une balle au ventre, car la chemise avait de larges taches de sang. Mais elle comprit bientôt, c’était le flot de la puberté qui crevait enfin, dans la secousse de cette journée abominable. Ah ! une chance encore, cette blessure ! un beau cadeau, de pouvoir faire des enfants, que les gendarmes, ensuite, égorgeraient22 !

11Le fait est ici présenté sans pudeur aucune, ni détour ou autre euphémisme. Il n’est pas valorisé non plus ; pourtant, il fait entrer Catherine dans le cycle de la fécondité, et si dans la bouche de la Maheude, cette entrée est présentée comme une malédiction, c’est purement contextuel. La possibilité du renouvellement de la vie constitue un point de focalisation éminemment positif pour le romancier naturaliste23.

12Zola s’empare donc de ce sujet jusqu’alors largement invisibilisé des règles et de la réalité physiologique de la puberté féminine. Si le sujet même est remarquable, son traitement l’est peut-être plus encore : la survenue des règles n’est pas une occasion qu’il saisirait pour déployer un récit de cas pathologique, avec ses troubles et ses drames. Les menstruations sont une donnée de la vie physiologique qui est mise sur la scène romanesque, y compris chez des filles au corps sain et vigoureux ; voire, elles contribuent à la construction de leur santé, et en constituent un élément déterminant.

Nouvelles représentations : les jeunes filles en action

13Cette nouvelle valorisation des règles s’inscrit dans le cadre plus général d’une nouvelle représentation de la jeune fille, dont le corps va être mis en mouvement et en action d’une façon inédite. On trouve dans le second xixe siècle toute une tendance qui promeut l’exercice physique et la gymnastique pour fortifier les jeunes gens, filles comme garçons24.

14Malgré les nombreux cas pathologiques peuplant les Rougon-Macquart, qui semblent parfois envahir la scène romanesque, la fascination de Zola pour les corps vigoureux reste perceptible, et pas seulement dans ses derniers cycles, Les Trois Villes et les Évangiles, aux accents utopiques. Dès La Fortune des Rougon (1871), le personnage de Miette apparaît par excellence comme la jeune fille forte et pleine de vie, loin des modèles éthérés hérités des romantiques dont Zola cherche à prendre à contre-pied.

15Dans La Fortune des Rougon, premier roman de la série des Rougon-Macquart, Miette est une jeune fille orpheline recueillie par son oncle et sa tante qui en font leur servante. Un élément récurrent de sa description est ses bras, toujours décrits comme « gros » : elle a des « bras ronds, aussi gros déjà que ceux d’une femme faite25 » ; ailleurs : « le travail même dur ne lui déplaisait pas ; elle aimait la force, elle avait l’orgueil de ses gros bras et de ses solides épaules26. » Son ami Silvère, lorsqu’il apprend qu’elle n’a pas même onze ans lorsqu’il la rencontre pour la première fois, s’exclame : « Ah ! bien, dit-il en riant, moi qui t’avais prise pour une femme !… Tu as de gros bras27. » Le récit des amours de Miette et de Silvère couvre précisément l’adolescence de la jeune fille ; si ses règles ne sont pas directement mentionnées, sa puberté l’est, et Miette est décrite comme faisant partie de « celles qui sont riches de sang et qui vivent en plein air28 ». Cette vie en extérieur où Miette jouit d’une forme de liberté est remplie de toutes sortes d’activités physiques, qui ne sont pas seulement celles de travaux agricoles. Fait remarquable, l’exercice physique apparaît aussi sous une forme ludique, et peut se lire comme le signe de la force et de l’émancipation de la jeune fille, qui grimpe aux arbres29, court les chemins, lutte avec Silvère30 et nage. La nage est d’ailleurs autant l’occasion d’une activité physique revigorante que d’une connexion sensuelle à la nature :

Elle n’était point de nature rêveuse, elle jouissait par tout son corps, par tous ses sens, du ciel, de la rivière, des ombres, des clartés. La rivière surtout, cette eau, ce terrain mouvant, la portait avec des caresses infinies. Elle éprouvait, quand elle remontait le courant, une grande jouissance à sentir le flot filer plus rapide contre sa poitrine et contre ses jambes ; c’était un long chatouillement, très-doux, qu’elle pouvait supporter sans rire nerveux. Elle s’enfonçait davantage, se mettait de l’eau jusqu’aux lèvres, pour que le courant passât sur ses épaules, l’enveloppât d’un trait, du menton aux pieds, de son baiser fuyant. Elle avait des langueurs qui la laissaient immobile à la surface, tandis que de petits flots glissaient mollement entre son costume et sa peau, gonflant l’étoffe ; puis elle roulait dans les nappes mortes, ainsi qu’une chatte sur un tapis […]31.

16On retrouve la même force et la même vigueur chez Pauline, dans La Joie de vivre, qui nage aussi dans la mer, et se déplace avec agilité le long des falaises32. On peut également penser à Renée Mauperin (1864), des frères Goncourt : la jeune fille moderne nage aussi à l’ouverture du roman33. Enfin, dans l’œuvre de Zola, au-delà de la série des Rougon-Macquart, le personnage de Marie dans Paris (1898) non seulement monte à bicyclette, mais en vante les mérites et en présente la pratique comme un modèle d’éducation pour les jeunes filles34. La bicyclette serait une école de liberté et d’autonomie, contre les discours qui y voient un danger pour les mœurs35.

17Les corps de ces jeunes filles sont donc représentés en mouvement et en action, en dehors de travaux agricoles et ménagers. Il est tentant d’y lire le début d’une émancipation féminine, d’autant plus qu’il s’agit d’activités qui sortent les jeunes filles – et les femmes plus généralement – des limites et des contraintes du foyer. Toutefois, comme le souligne bien l’historien du sport Arnaud Pierre, ces nouvelles représentations entrent en écho avec les préoccupations politiques de la Troisième République. Il retrace dans son ouvrage Les Savoirs du corps, éducation physique et éducation intellectuelle dans le système scolaire français36 l’histoire de l’intégration progressive de l’éducation physique à l’école, et revient sur les objectifs poursuivis par cette éducation des corps. Si ces objectifs ont été multiples, il est clair qu’après la défaite française de 1870 contre la Prusse, la hantise de la décadence, fortement présente dans les esprits, incite à des mesures visant à fortifier les jeunes générations. Au tournant des xixe et xxe siècles,

la gymnastique d’alors visait la régénération des sujets et se voulait l’antidote des déplorables conditions de vie de la masse de la population, ou bien s’orientait délibérément vers la préparation militaire, avec tout ce qu’elle implique en fait d’ordre moral, de rusticité ou de simple force animale37.

18Si le petit garçon est un futur soldat, la petite fille doit quant à elle se préparer à son rôle de mère. À une époque où la mortalité précoce des enfants est encore forte38, il n’est pas anodin de mettre en valeur des jeunes filles aux corps actifs et puissants comme le fait Zola – et rappelons que le début de la publication des Rougon-Macquart commence précisément en 1870 avec le feuilleton de La Fortune des Rougon.

19Ce que l’on pouvait lire comme un début de libération correspond finalement autant à de nouvelles contraintes : sur le corps de ces jeunes filles pèse l’espoir voire le devoir de régénérer une nation perçue comme exsangue. Force, vigueur, et puberté bien réglée ne sont pas les conditions d’une vie émancipée des limites du foyer et des contraintes du travail physique, mais une nouvelle norme de santé à atteindre, condition nécessaire à la repopulation de la France. Dans les dernières œuvres de Zola, les discours natalistes prennent une ampleur inédite : le cas de Fécondité, titre éloquent publié en 1899, en est le témoignage le plus ostensible. Dans ce roman, toute femme qui ne s’adonne pas à sa mission régénératrice est vouée au dépérissement et à la mort, par opposition à la figure centrale qu’est le personnage de Marianne (au prénom tout aussi éloquent), mère idéale qui donne naissance à douze enfants, et dont les descendants sont destinés à repeupler et à revigorer non seulement la France, mais tous les continents, dans des discours aux accents colonialistes marqués39.

20Tout au long du xixe siècle se développent des politiques de santé publique sans précédent, avec des préoccupations hygiénistes qui ont amélioré les conditions de vie générales de la population en France. Parallèlement, Georges Vigarello fait de cette période un point de bascule, où « jamais les dérives individuelles n’avaient à ce point semblé menacer la protection communautaire40 », renforçant comme jamais les liens entre « protection de soi et protection de l’État41 ». Cela explique l’intérêt accru des pouvoirs politiques pour le corps, sa physiologie et son hygiène, avec un objectif nouveau pour les médecins et les hygiénistes : il ne s’agit désormais plus de guérir le corps des maladies qui peuvent l’affecter, mais bien d’en augmenter la bonne santé, avec des implications politiques fortes. Thérèse Moreau montre bien toute l’ambiguïté qui touche les recherches médicales sur la physiologie féminine :

L’ovologie fait donc entrer la femme dans le monde de la production ; la menstruation change de signe : elle est bénéfique à l’homme et à la civilisation. D’avortement elle devient accouchement, préparation au renouvellement du monde42.

21Celles qui s’apparentaient à des cas – les jeunes filles actives, vigoureuses, en mouvement, libérées des troubles censés toucher leur nature cyclique, et frémissantes du sang qui les anime, deviennent le modèle de celles qui doivent porter la responsabilité collective de régénérer la population.

Notes

1 Voir à ce propos l’ouvrage de référence de Jean-Louis Cabanès, Le Corps et la maladie dans les récits réalistes (1856-1893), Paris, Klincksieck, 1991, 2 vol. Pour la représentation des personnages féminins, voir en particulier « Clichés physiologiques et représentations littéraires de la femme », ibid., vol. 1, p. 307-385.

2 « Dans les traités médicaux occidentaux qu’il nous a été donné d’examiner, la jeune fille apparaît donc comme une silhouette : son corps a un caractère trop transitoire pour retenir durablement l’attention, et c’est la femme en possession de la plénitude de ses fonctions de reproduction qui intéresse les médecins. » Laurence Moulinier, « Le corps des jeunes filles dans les traités médicaux médiévaux », dans Le Corps des jeunes filles de l’Antiquité à nos jours, dir. Louise Bruit-Zaidman, Gabrielle Houbre, Christiane Klapisch-Zuber, Pauline Schmitt-Pantel, Paris, Perrin, 2001, p. 107.

3 Pour une étude qui retrace l’histoire des mentalités autour des menstruations, voir Jean-Yves Le Naour et Catherine Valenti, « Du sang et des femmes. Histoire médicale de la menstruation à la Belle Époque », Clio. Histoire‚ femmes et sociétés [En ligne], no 14, 2001, URL : http://journals.openedition.org/clio/114, page consultée le 22 avril 2022.

4 Jean-Claude Caron fournit une liste, substantielle mais non exhaustive, des « publications relatives à l’hygiène génitale ou aux manifestations de la puberté », dans « Jeune fille, jeune corps : objet et catégorie (France, xixe-xxe siècle) », dans Le Corps des jeunes filles de l’Antiquité à nos jours, op. cit., p. 175.

5 Michelet, L’Amour [1858], Paris, Librairie de L. Hachette et Cie, 1861, en particulier le chapitre « La femme est une malade », p. 52-58.

6 Jacques Léonard, La France médicale au xixe siècle, Paris, Gallimard-Julliard, 1978, p. 10.

7 Ibid.

8 Thérèse Moreau, « Sang sur : Michelet et le sang féminin », Romantisme, no 31, Sangs, 1981, p. 151-166.

9 Ibid., p. 154.

10 Sylvie L. F. Richards, « Le sang, la menstruation et le corps féminin », Les Cahiers Naturalistes, no 75, 2001, p. 100.

11 Émile Zola, La Joie de vivre, dans Œuvres complètes, édition établie sous la direction d’Henri Mitterand, Paris, Le Cercle du livre précieux, 1967, t. IV, 15 vol., p. 1102.

12 Ibid.

13 Ibid., p. 1102-1103.

14 Ibid., p. 1103.

15 Ibid., p. 1106.

16 Ainsi décrit-il les femmes au moment des menstruations : « Chez les unes, qui semblent fortes (mais qui alors sont d’autant plus faibles), un bouillonnement visible commence, comme une tempête, ou l’invasion d’une grande maladie. Chez d’autres, pâles, bien atteintes, mortifiées, on devine quelque chose comme l’action destructive d’un torrent qui mine en dessous. Chez la plupart, l’influence moins énergique semble plutôt salutaire ; elle rajeunit et renouvelle, mais toujours au prix de souffrances, au prix du malaise moral qui trouble bizarrement l’humeur, affaiblit la volonté, et fait une personne tout autre, toute nouvelle, pour celui qui dès longtemps la connait le mieux. » (Michelet, L’Amour, éd. citée, p. 53).

17 Émile Zola, La Faute de l’abbé Mouret, éd. citée, t. II, p. 59.

18 Jean-Yves Le Naour, Catherine Valenti, art. cité, p. 6. La référence à l’anthropologue Yvonne Verdier se trouve dans son ouvrage Façons de dire, façons de faire. La laveuse, la couturière, la cuisinière, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 1979, p. 53.

19 Georges Vigarello, Le Sain et le Malsain. Histoire des pratiques de santé, [1999], Paris, Points, « Histoire », 2016, p. 12 et 40 ; l’historien note également la persistance de ce modèle pendant la période classique, p. 114.

20 Jean-Yves le Naour, Catherine Valenti, art. cité, p. 3-4.

21 « Anémique, des troubles dans ses fonctions de femme qui réagissent sur le caractère. » Colette Becker, La Fabrique de Germinal. Dossier préparatoire de l’œuvre, Paris, SEDES, 1986, fo 26, p. 303.

22 Émile Zola, Germinal, éd. citée, t. V, p. 341.

23 Cela, de façon de plus en plus explicite au fur et à mesure de son œuvre, le point culminant étant atteint dans le tout dernier cycle de l’écrivain, Les Évangiles, en particulier dans Fécondité (1899).

24 Mentionnons uniquement Eugène Paz, premier président de l’Union des sociétés de gymnastique en France en 1873, et qui publie La Santé de l’esprit et du corps par la Gymnastique (Paris, Librairie du Petit Journal, 1865). Zola lui consacre un article très élogieux dans Mes Haines (Émile Zola, Œuvres complètes, éd. citée, t. I, p. 56-61), où il exalte le programme sportif inspirée d’une Antiquité fantasmée qui y est exposé, visant à régénérer une population qui serait malade, nerveuse, et intellectuellement surmenée.

25 Émile Zola, La Fortune des Rougon, éd. citée, t. II, p. 46.

26 Ibid., p. 159.

27 Ibid., p. 163.

28 Ibid., p. 28.

29 Ibid., p. 27 et 175.

30 Ibid., p. 185.

31 Ibid., p. 184.

32 Voir ces passages dans Émile Zola, La Joie de vivre, dans Œuvres complètes, éd. citée, t. IV, p. 1094, 1117 et 1241.

33 Jules et Edmond de Goncourt, Renée Mauperin, Paris, Flammarion, « GF », p. 53.

34 Elle y consacre un long discours dans Paris, dans Émile Zola, Œuvres complètes, éd. citée, t. VII, p. 1447-1448.

35 Pour davantage de développements sur cette question, voir Lucie Nizard, « Bicyclette et sexualité féminine dans les discours sociaux de la Belle-Époque », La Revue des Lettres modernes, no 4, À plumes et à pédales. Voyages cyclistes, Paris, Classiques Garnier, avril 2022, p. 119-138. Par ailleurs, une publicité pour les tandems Clément joue de cette ambiguïté sexuelle : http://silos.villechaumont.fr/flora/jsp/portal/index.jsp?record=default%3AUNIMARC%3A80451&action=opac_direct_view&success=%2Fjsp%2Fportal%2Findex.jsp&profile=anonymous&useRequestDispatcher=true, page consultée le 23 mai 2023.

36 Pierre Arnaud, Les Savoirs du corps : éducation physique et éducation intellectuelle dans le système scolaire français, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1992. En ligne : https://doi.org/10.4000/books.pul.17056, page consultée le 20 janvier 2023.

37 Ibid. [en ligne], « Introduction [à la première partie]. Les ambiguïtés d’une obligation. », § 2.

38 France Meslé, Jacques Vallin, « Reconstitution de tables annuelles de mortalité pour la France au xixe siècle », Population, vol. 44, no 6, 1989, p. 1134.

39 En voici les dernières lignes : « Par-dessus les mers, le lait avait coulé, du vieux sol de France, jusqu’aux immensités de l’Afrique vierge, la jeune et géante France de demain. Après le Chantebled conquis sur un coin dédaigné du patrimoine national, un autre Chantebled se taillait un royaume, au loin, dans les vastes étendus désertes, que la vie avait à féconder encore. Et c’était l’exode, l’expansion humaine par le monde, l’humanité en marche, à l’infini. » Émile Zola, Fécondité, dans Œuvres complètes, éd. citée, t. VIII, p. 502.

40 Georges Vigarello, op. cit., p. 224.

41 Ibid., p. 225.

42 Thérèse Moreau, art. cité, p. 157.

Pour citer ce document

Camille Stidler, « Les jeunes filles dans l’œuvre d’Émile Zola : des cas et des normes » dans ,

© Publications numériques du CÉRÉdI, « Actes de colloques et journées d’étude »,

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=1751.