12 | 2020

Ausiàs March, à Rouen, va au théâtre

Marie-Claire Zimmermann


Texte intégral

1Regrettant infiniment de ne pouvoir participer à cette journée d’étude si bien pensée et organisée par Milagros Torres et Daniel Lecler, je tiens à transmettre toute mon amitié à chacun des participants et en particulier aux collègues de l’Université de Rouen, qui me sont très chers depuis fort longtemps, depuis l’époque où était directeur de l’UFR Alain Milhou, que nous n’oublierons jamais : Philippe Berger, Chantal Pestrinaux, Marie-José Hanaï, Miguel Olmos. J’ai écrit deux textes, où je pose quelques questions et propose quelques réponses. L’un d’entre eux est une réflexion autour d’une communication de Milagros Torres sur théâtralité et poéticité. Je rends là hommage à une grande amie, qui apporte tout son talent à la tâche qu’elle accomplit à l’Université.

Théâtre et poésie

2Théâtre et poésie : j’irai d’abord du côté de l’autonomie et de la spécificité de ces deux arts — idée que je défends — puis, en un deuxième temps, en me servant de mots que je redéfinirai avec précision (spectacle, scène, tableau, décor, théâtralité), je réfléchirai sur la ponctuelle rencontre, sur l’alliance possible du théâtre et de la poésie.

3Au départ, je souhaite préciser que l’on ne parlera pas ici de ces deux genres en tant que textes édités, en tant que livres publiés, mais de leur existence en soi, de leur réalisation concrète face à un public et de leur perception par ce même public. En effet, si je me contente de lire des livres contenant des pièces de théâtre, des poèmes, des opéras, etc., ma réflexion sera incomplète car je ne verrai pas, avec mes yeux, et je n‘entendrai pas les sons avec mes oreilles. Je me dois d’être spectatrice et auditrice pour comprendre la nature et l’essence de chaque art et, si le langage est nécessairement en jeu, il ne sera pas le seul car d’autres signes interviendront, des silences, des gestes, et enfin il conviendra de s’interroger sur le dramaturge et le poète, sur l’usage et la portée de ces deux genres que sont le théâtre et la poésie.

4Pour exister, une pièce de théâtre a besoin d’un espace particulier, un espace visible qui peut être un théâtre, tel celui d’Épidaure, ou un amphithéâtre, un espace au milieu d’un espace qui devient scénique, ce qui est fort courant aujourd’hui, ainsi un cercle que l’on dessine dans une salle, le petit espace d’une crypte à Paris, où se joue Phèdre, à un mètre seulement des spectateurs, un espace qui se déplace au sein d’un même bâtiment, et c’est ainsi qu’Ariane Mnouchkine a réinventé la modernité. Cet espace est double, puisqu’il contient à la fois la représentation et la place réservée aux spectateurs, celle où l’on est assis et, dans certains cas, debout.

5Le poéticien répondra aussitôt que la poésie, pour être dite oralement face à un public, a besoin d’occuper aussi un espace particulier, également double, celui du récitant et celui de l’auditoire. Il est vrai qu’en Espagne, où la poésie continue d’avoir une importance majeure, la lecture poétique peut se faire dans un casino où un jeune poète dit ses textes debout, en présence d’un public nombreux qui déguste son café. Si la lecture a lieu dans la rue, ce qui est fréquent à Barcelone et à Madrid, le même double espace s’établit et se déplace entre le diseur et ses auditeurs.

6Ce qui vient d’être noté accrédite donc l’idée que le théâtre et la poésie ont besoin, pour être connus, reçus par un public, d’un même double espace, surtout dedans pour le théâtre, mais aussi parfois dehors (au festival d’Avignon), plutôt dedans en France pour la poésie, mais très largement dehors dans les pays d’Amérique latine et en Espagne.

7Mais, une fois posée la question de l’espace, qui entérine des ressemblances, l’on se trouve aussitôt confronté à une différence majeure entre théâtre et poésie.

8En effet, une pièce de théâtre ne peut exister, donc être « représentée » que si interviennent sur scène des acteurs, qui sont d’abord des corps vivants, qui s’adonnent au dialogue, certes plus ou moins abondants, ponctués de silences et qui bougent, font des gestes, entrent et sortent. Une action se déroule, qui conduira à un inévitable dénouement. Malgré les siècles qui les séparent, Lope de Vega et Federico García Lorca passent par cette même condition. Le théâtre est fait pour être vu, il est destiné aux yeux des spectateurs : ceux-ci sont eux-mêmes des corps qui éprouvent des sensations et qui perçoivent charnellement le spectacle.

9Or, la poésie, sa lecture orale n’ont rien à voir avec tout cela. Pourquoi ?

10Le récitant lit les textes, jadis chantés par les troubadours, tandis que l’auditoire écoute avec attention les mots des poèmes, mais il n’y a rien à voir pour les yeux du corps, car la poésie ne présente pas d’acteurs, de gestes ni d’action. Elle parle certes du visible –l’univers, les hommes, les sentiments, la matière– mais elle n’est pas « visible » même si elle est souvent qualifiée de « visuelle ». La poésie ne génère qu’un visible ou une visibilité imaginaire. Le public peut être très touché physiquement par l’audition d’un poème, mais c’est grâce à sa seule imagination qu’il se représentera le monde inventé par le poète. Le texte lu par le récitant est une page ou un recueil visible, un papier immobile et mobile à la fois, mais il ne procure pas ce plaisir sensoriel que réserve le spectacle théâtral. Le poème lu (ou plutôt le poème dit) semble plus austère et il exige concentration et mémorisation.

11Si l’on se place maintenant dans une perspective temporelle, l’on observe d’autres différences entre théâtre et poésie. Certes, il est possible qu’une représentation théâtrale occupe le même temps qu’un récital de poésie (deux heures ou un peu plus et peut-être un peu moins, une heure par exemple, et je pense à Ionesco), mais la temporalité reste duelle, comme la spatialité elle-même, car une pièce de théâtre est un tout qui commence, évolue et s’achève dans l’unité, tandis que la lecture orale de poèmes implique des temps brefs qui se succèdent, donc nécessairement des contrastes entre les textes ou bien entre les recueils. Le théâtre impose un ordre, une évolution qui va vers une fin donnée, alors que la poésie, oralement lue par le récitant, obéit à un libre choix, sans qu’intervienne aucun dénouement. Toute lecture est à recommencer, avec les mêmes textes ou bien avec d’autres textes du poète.

12Venons-en maintenant au public lui-même et à ses comportements face à ces deux arts qui répondent à des attentes différentes. Toujours dans une perspective temporelle, nous observerons à la fois des ressemblances et des divergences en ce qui concerne la réception du public.

13Au théâtre, le spectateur jette un regard direct sur ce qui se déroule sur scène, sans passer par aucun intermédiaire et il devra comprendre, ressentir, interpréter en toute indépendance, une fois le rideau levé. Il suit une action, s’identifie ou non aux personnages, il est obligé de se soumettre au dénouement, quel qu’il soit. L’immédiateté reste essentielle. Quelque chose a eu lieu de manière définitive, les prestations des acteurs auront suscité des réactions favorables ou pas. Le spectateur aura, bien entendu, la possibilité de lire la pièce chez lui : les textes sont d’ailleurs souvent disponibles au théâtre pour ceux qui veulent les acquérir. Il pourra aussi retourner à une autre représentation, mais la première gardera toujours son statut unique.

14La poésie est perçue tout autrement par le spectateur-auditeur. Chaque poème est une totalité où s’exprime une voix humaine qui explore le monde et l’intériorité des êtres. Nous écoutons cette voix en dehors de toute action immédiate : il arrive que nous connaissions le recueil ou même l’œuvre ainsi que des textes critiques, mais la redécouverte des poèmes –de chaque poème– résulte d’une confiance en la perpétuation du plaisir que suscite l’écoute. Il y a là une visée vers le futur, une projection en avant, car le temps bref et le temps long se rejoignent. Il n’est pas possible de revoir tous les jours une pièce de théâtre que nous jugeons sublime, par exemple El público de Federico García Lorca. En revanche, nous avons accès aux poèmes de Romancero gitano, plusieurs fois par jour si nous le voulons, d’où cette sorte de présence intime des poèmes chez certains lecteurs qui ont d’abord été des auditeurs, en premier lieu à l’école, puis au cours de récitals dans des théâtres, dans des Maisons de la poésie ou bien dans la rue.

15L’on s’interrogera maintenant sur les rôles respectifs du dramaturge et du poète.

16De manière globale, l’auteur de pièces de théâtre est a priori absent du texte de ses pièces. Il ne peut venir saluer son public qu’après la représentation. Souvenons-nous des jeux malicieux de Lorca au début de La zapatera prodigiosa : l’écrivain monte sur scène et s’adresse au public, mais la formule « Respetable público » étant autocritiquée et le personnage de la bruyante savetière s’annonçant en coulisse, l’auteur se retire discrètement ; disons qu’il s’efface devant le spectacle théâtral, qui se déroule seul désormais en présence du public.

17En poésie, certes le locuteur qui prend la parole est né du travail de l’auteur sur les mots, mais la naissance de la voix poétique (ou poématique) implique, après la « impersonación », terme essentiel que nous a légué Jaime Gil de Biedma, l’avènement d’une personne nouvelle qui est autre que celle de l’auteur et que l’on ne réduira pas à la figure de cet auteur. L’on identifie souvent le moi poétique au poète, alors que celui qui détient la parole dans le poème a une identité complexe, souvent ambigüe ou plurielle.

18L’on peut contester cette lecture et faire observer que le poète affirme parfois, dans le texte même, qu’il est bien le locuteur et il lui arrive de prononcer son propre nom. Cela était courant chez les troubadours, ainsi Arnaut Daniel (« Ieu suitz Arnautz ») et Ausiàs March lui-même écrit ainsi dans le poème CXIV :

A temps he cor d’acer, de carn e fust :
yo só aquest que .m dich Ausiàs March1.

19Le fait n’est pas nouveau dans la poésie postérieure au Moyen Âge (il suffit de relire Ronsard), mais, dans le cas d’Ausiàs March, et celui précisément du poème CXIV, après les dix huitains qui évoquent un locuteur en totale contradiction avec les êtres et le monde, et surtout habité par un incessant désir de mort, je vois dans la proclamation du nom, « Je suis celui qui me dis Ausiàs March », la marque d’un retour à une identité créatrice capable de formuler les pires tourments par le biais d’un locuteur inconnu de l’auditoire. Il y a là, certes, une signature, un éclairage, mais l’on parvient à la fin du poème et l’envoi renouvelle le désir de mort antérieurement réitéré. L’on retrouve ainsi, après l’auteur qui vient de se nommer, le locuteur dont la voix s’est imposée anonymement dès les premiers vers.

20Les poètes lisent parfois à haute voix leurs propres œuvres. Certaines lectures sont grandiloquentes et les voix ne se prêtent pas forcément à la réussite de ce difficile exercice. Le poète n’est pas toujours son meilleur lecteur et j’ai tendance à penser que, souvent, l’auteur qui est un être vivant ne parvient pas à adopter la voix de ce locuteur qui est « un autre » et à qui il a donné vie par l’écriture, cette vie devant s’éterniser au-delà de la mort du poète, puisque d’autres récitants prendront la place du locuteur dont ils adopteront la voix.

21Une autre question se pose : celle du langage utilisé au théâtre et en poésie. Le vers l’a longtemps emporté dans les pièces de théâtre et l’on rejoue, bien sûr en vers, les œuvres écrites entre le xviie et le xxe siècle, ce qui implique une réflexion sur les rythmes et les sons que l’on privilégiera aujourd’hui. Cependant, l’emploi du vers dans une pièce n’implique pas pour autant que celle-ci soit de la poésie. J’introduirai ici la notion de « poétique », car telle ou telle réplique théâtrale en vers peut relever du poétique. De même, une pièce écrite en prose est parfois traversée par des chansons ou des poèmes qui introduisent une « couleur poétique » au sein de l’action. Enfin, une scène en prose peut, à travers l’alternance des silences, des paroles et des gestes, produire du poétique, « un climat poétique », sans que le texte devienne pour autant un poème. Ainsi, l’on se souviendra toujours de la scène où un papillon entre et sort alors que sont en présence la savetière et le petit garçon dans cette pièce « prodigieuse » qu’est La zapatera prodigiosa. Ici, il ne s’agit pas de poésie ni de poème, mais du poétique ou de poéticité, riche d’une symbolique à portée universelle.

22Dans la mesure où a été cité à plusieurs reprises le nom de Federico García Lorca, il ne me paraît pas inutile de rappeler que le poète fut en même temps et à même hauteur un dramaturge. Comment peuvent donc coexister théâtre et poésie chez un même écrivain (Lope de Vega, Victor Hugo, Paul Claudel) ? Les rapports entre les pratiques des deux arts par Lorca ont déjà dû faire l’objet de travaux de la part des chercheurs. Si ce n’était pas le cas, cela vaudrait la peine d’y revenir, peut-être collectivement. De manière plus générale, il conviendrait de s’interroger sur la création des personnages de théâtre, sur la manière dont les acteurs assument un rôle et aussi sur la dimension symbolique du dénouement théâtral.

23Nous parvenons à une deuxième étape de notre réflexion, ce qui nous amène à poser plusieurs questions. Les poèmes peuvent-ils posséder une certaine « théâtralité » ? et de quelle façon ? Par une ébauche d’action et de gestualité ? et surtout par la parole ? L’on reviendra à la définition de certains termes annexes qui nous seront indispensables, tels que « théâtral », « spectacle », « tableau », « décor », « dramatique » et bien d’autres qui seront certainement proposés par tous ceux qui participent à cette Journée d’études Comment et par quels biais peuvent s’entrecroiser théâtre et poésie ?

La théatralité d’Ausiàs March

24Parvenue à l’analyse de quelques poèmes où je pose la question d’une éventuelle théâtralité du texte poétique, je crois nécessaire d’évoquer ici un article de Milagros Torres qui me paraît être un modèle d’intelligence et d’inventivité, où l’illustration de la théorie n’est jamais réductrice car la démonstration s’appuie sur la mise en rapport des procédés rhétoriques dont se prévaut Ausiàs March. Il faudrait lire, bien entendu, tout cet article, publié en 2000, chez Klincksieck, dans Ausiàs March (1400-1459), Premier poète en langue catalane, (p. 297-305), les responsables de cette édition étant Georges Martin et moi-même, mais, faute de temps, j’en présenterai ici l’essentiel.

25Voici, dès le départ, la proposition sur laquelle se fonde la réflexion : selon Milagros, ce sont des procédés dramatiques qui servent à construire le texte poétique : « Se trata de un poema, cuyas leyes non son, claro está, las del teatro. Pero lo dramático, entendido como movilización de la acción simulada, como enfatización llevada a los límites de la catarsis, parece ser realmente funcional y útil para nuestra compresión » (p.298).

26Relisons le grand poète valencien : Ausiàs March se met souvent en scène à partir de sa propre douleur. La théâtralité (« lo teatral ») provient du fait que le moi se dédouble et se contemple en tant qu’être souffrant. Le moi est donc à la fois « el protagonista de la tragedia y el espectador que la contempla » (p.298). La tension semble si forte que le locuteur cherche à créer un objet poétique qui puisse la rompre. Face à la déconstruction de l’être, le poète bâtit « un mundo espectacular » qui l’emportera sur le tragique. Il s’ensuit une véritable libération pour le moi et pour tout spectateur conscient du tragique.

27Lisons ensemble le premier huitain, si impressionnant, du poème XIII :

I.Colguen les gents ab alegria festes,
loant a Déu, entremesclant deports ;
places, carrers e delitables orts
sien cerquats ab recont de grans gestes ;
e vaja yo los sepulcres cerquant,
interrogant ànimes infernades,
e respondran car no són companyades
d’altre que mi en son contínuu plant2.

28Le texte est, comme l’écrit Milagros, « escena textual ». L’espace du moi se trouve ici entre la vie et la mort. Le locuteur se dit seul, car les uniques partenaires qui lui donneront la réplique sont les âmes défuntes, les âmes en peine. Le seul être qui existe donc pour le moi, c’est lui-même et sa souffrance emplit sa vie. « Lo que es fantástico es la audacia poética y teatral con la que el poeta, representado en esa primera persona, asume su propio egocentrismo »3. Le moi se représente ensuite, isolé parmi les vivants, et ceux-ci le craignent ; il se sait unique parce qu’il souffre. Sa guérison semble impossible et le monologue se poursuit, mais « una acción » s’introduit dans la réflexion du moi. Des images de vautour dévorant le foie de Tityus renforcent la certitude chez le locuteur de la supériorité de sa propre souffrance. Rien ne peut mettre un terme à cette douleur, sauf la mort. Milagros constate un « desplazamiento dramático, en el triple sentido de re-presentación, acción y enfatización hiperbólica »4. Deux vers rongent le moi et l’évocation d’une mort possible se prolonge dans les quatrième et cinquième huitains. L’amant imagine que l’aimée puisse le pleurer après sa mort. Le spectacle qu’il a monté, à la fois comme « actor, director y espectador al mismo tiempo »5 est un spectacle destiné à la dame aimée, à qui il s’adresse dans l’envoi final :

Lir entre carts, vós sabeu e yo sé
que.s pot bé fer hom morir per amor ;
creure de mi que só en tal dolor,
no fareu molt que. y doneu plena fe
6.

29Le yo poétise tout en dramatisant (p. 304). Le lyrisme se met au service d’une « teatralització simulada »7.  Il y a donc là une catharsis : héros presque tragique et spectateur de la tragédie, le locuteur échappe à sa condamnation de la douleur. La dame et les lecteurs ont été des spectateurs : le moi demande, dans les derniers vers, que l’on croie en son personnage, car la représentation a révélé « l’home essencial »8, « allò no dit, allò amagat així darrera del text. I darrera del nom d’Ausiàs March »9, ce qui peut être traduit par : « le non-dit, ce qui est ainsi caché derrière le texte. Et derrière le nom d’Ausiàs March ».

30À la lumière de tout ce qui a été si bien dit par Milagros, je proposerai une lecture du poème LXVIII d’Ausiàs March, qui se compose de trois huitains et un envoi (quatre vers), en m’interrogeant sur une part possible de théâtralité dans le troisième huitain.

31Le premier huitain contient une anecdote : celle d’un petit valet qui cherche un nouveau maître alors que le sien est excellent, capable de le protéger autant de la chaleur que du froid. Le deuxième huitain évoque les regrets et les pleurs du jeune serviteur désormais convaincu qu’il ne retrouvera jamais de meilleur maître. Or, dès le premier vers du poème, le locuteur avait affirmé qu’il était radicalement différent de ce petit valet. Que se produit-il alors au troisième huitain ? Le moi se redéfinit, mais en passant à de nouveaux registres, à un nouveau statut particulièrement exaltant ; il impose ici une expérience qui n’est qu’à lui :

Yo són aquell qui .n lo temps de tempesta,
quant les més gents festegen prop los fochs
e pusch haver ab ells los propris jochs,
vaig sobre neu, descalç, ab nua testa,
servint senyor qui jamés fon vassall
ne.l vench esment de fer may homenatge,
en tot lleig fet hagué lo cor salvatge,
solament diu que bon guardó no.m fall
10.

32Le moi suggère l’existence d’un hiver tempétueux (« temps de tempesta » notifie par l’allitération une difficulté majeure et uniforme) puis il évoque, de manière contrastée, la chaleur des feux autour desquels se réunissent les gens et où lui-même pourrait être un de ceux-là. Le dehors s’oppose au dedans : il le nie catégoriquement. On pourrait parler d’un certain climax, d’une tension à laquelle succèdent quatre vers où le moi se dit d’abord dehors, en rupture, dans une totale solitude, au sein de la tourmente :

vaig sobre neu, descalç, ab nua testa11,

33Nous avons affaire à une image, à un tableau, où le moi est exposé au pire risque –la mort même- alors que rien n’a été dit sur le passage du dedans au dehors, alors que rien ne laissait présager la violence de ce choix jusqu’ici inexplicable. Ce vers crée une situation dramatique, en un espace illimité et en un temps non mesurable. Je ne parlerai pas de scène, mais d’une mise en spectacle du moi qui joue le rôle d’un pénitent, pieds nus, nu tête, qui s’affiche en tant que tel, sans que soit mentionnée l’idée de but ou de fin.

34Cependant, les quatre vers suivants font surgir l’action à laquelle se livre le locuteur et qui consiste à être le vassal de l’amour. Mais, de fait, l’action ne consiste pas en des actes violents ; or, l’intensité dramatique demeure parce que l’amour — le maître — se place sous le signe du négatif, dans la mesure où il adopte constamment une violente attitude de refus : « jamés », « ne.l….may », « hagué lo cor salvatge ». L’expression « cor salvatge » a toujours frappé les lecteurs d’Ausiàs March et bien des poètes catalans l’ont placée en épigraphe dans leurs livres. Mais ce maître est seulement défini par la parole du locuteur-amant et ce qu’il dit au dernier vers est très restreint. Il n’y a pas ici de véritable scène, mais un effet de dramatisation et, à propos de ce huitain, je parlerai surtout d’images dramatiques qui se succèdent de manière contrastée, par le biais d’une seule phrase. Le lecteur-spectateur voit défiler ces images, tandis que le moi, parvenu à l’envoi (« tornada »), s’apaise, comme si ce qui précède avait déclenché la catharsis, et il affirme en ton mineur la pureté de ses intentions et de ses désirs.

Bibliographie

March Ausiàs, Obra poética completa, t. 1, ed. Rafael Ferreres, Madrid, Clásics Castalia, 1979.

March Ausiàs, Poesies, ed. Pere Bohiga, ediciò revisada por Amadeu J. Soeranas, Noemí Espiàs, Barcelona, Barcino, 1959.

March Ausiàs, Poesies, vol. II, ed. Pere Bohigas, Barcelona, Barcino, 1952.

March Ausiàs, Poesies, vol. III, ed. Pere Bohigas, Barcelona, Barcino 1954.

March Ausiàs, Poesies, vol. V, ed. Pere Bohigas, Barcelona, Barcino, 1959.

Notes

1 Ausiàs March, Poesies, vol. V, ed. Pere Bohigas, Barcelona, Barcino, 1959, p. 50. Voir également l’édition en un seul volume, Ausiàs March, Poesies, ed. P. Bohigas, ediciò revisada por A. J. Soeranas, N. Espiàs, Barcelona, Barcino, 1959.

2 Ausiàs March, Poesies, vol. II, ed. P. Bohigas, Barcelona, Barcino, 1952, p. 46. « Celebren las fiestas las gentes con alegría, alabando a Dios, entremezclando diversiones; plazas, calles y deleitables jardines sean buscados con narración de grandes gestas ; y vaya yo buscando los sepulcros, interrogando almas infernadas que me contestarán, ya que no están acompañadas de otro sino de mí en su continuo llanto », traduction en castillan : Ausias March, Obra poética completa, t. 1, ed. Rafael Ferreres, Madrid, Clásics Castalia, 1979, p. 177.

3 Ibid., p. 300.

4 Ibid., p. 302.

5 Ibid., p. 304.

6 Ibid., p. 304.

7 Id.

8 Ibid., p. 305.

9 Id.

10 Ausiàs March, Poesies, vol. III, ed. P. Bohigas, Barcelona, Barcino, 1954, p. 77. « Yo soy aquel que en tiempo de tempestad, cuando la mayoría de las gentes se divierten junto a las hogueras y puedo tener con ellas los mismos juegos, voy descalzo sobre le nieve, con la cabeza descubierta, sirviendo a un señor que jamás fue vasallo ni le vino preocupación de rendir nunca homenaje, pues en toda acción fea mostró corazón salvaje, solamente dice que buen galardón no me falte », traduction en castillan : Ausias March, Obra poética completa, t. 1, ed. R. Ferreres, op. cit., p. 357-359.

11 Ausiàs March, Poesies, vol. III, ed. Pere Bohigas, op. cit., 1954, p. 77, « je marche sur la neige, déchaussé, tête nue… », traduction en castillan : Ausias March, Obra poética completa, t. 1, ed. R. Ferreres, op. cit., p. 35.

Pour citer ce document

Marie-Claire Zimmermann, « Ausiàs March, à Rouen, va au théâtre » dans « Conversaciones con Marie-Claire Zimmermann : el yo, poesía y teatro », « Travaux et documents hispaniques », n° 12, 2020 Licence Creative Commons
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Quelques mots à propos de :  Marie-Claire Zimmermann

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