12 | 2020

De la parole théâtrale à la voix poématique

Lina Iglesias


Texte intégral

Por lo visto mi voz no es tan hermosa
como la de la muerte. Y no la escuchas.
Porque no hay madres resurrectas.
No es verdad el consuelo de los rezos.
Isabel Pérez Montalbán

Quelques mots autour de deux voix

1Il est toujours tentant de chercher à rapprocher les arts et discours entre eux : poésie et peinture, poésie et théâtre, roman et cinéma, musique et peinture… voir en quoi ils pourraient converger, se rencontrer. Au-delà de leurs divergences et dissemblances formelles, souvent si visibles et acceptées comme traits caractéristiques, l’on peut s’interroger sur leur point de rencontre.

2Un article serait nécessaire pour montrer ou rappeler en quoi théâtre et poésie ne partagent pas la même voix ; on pourra trouver en poésie des dialogues, des poèmes théâtralisés, et au théâtre des poèmes inclus, dits par des personnages, des moments empreints de lyrisme ou des scènes qualifiées de poétiques, sans oublier bien sûr, le théâtre en vers.

3Il arrive que le poème monte sur scène pour être lu, dit par un comédien, dont la voix prend en charge pour se fondre en elle, celle du poème, « voix poématique », « 4e personne », « locuteur »… autant de termes qui montrent qu’il s’agit d’autre chose que de l’auteur ou du personnage.

4Ce qui me semble un trait distinctif entre poésie et théâtre est l’idée d’intériorisation / extériorisation ; la voix dans un poème résonne en nous, on l’entend, mais elle reste intérieure ; même dite à haute voix, il y a comme un processus de déprise de soi. Alors qu’au théâtre, la voix n’existe que dans cette extériorisation sur scène, dans ce passage à l’oral assumé par un personnage, et un comédien. Il est d’ailleurs difficile quand on lit pour soi un texte théâtral de l’entendre et les mises en scènes montrent à quel point il peut être lu de façon différente. J’essaierai dans cette brève étude de montrer en quoi ces deux voix n’ont pas la même dimension.

Como si fuera esta noche : D’une voix l’autre 

5Le titre de la pièce écrite par Gracia Morales, place d’emblée cette œuvre sous le signe de la parole : Como si fuera esta noche, titre tronqué d’une chanson fort célèbre et connue dans le monde entier, ouvre un espace dédié à la parole sous des modalités différentes, comme la chanson, la poésie, le théâtre et à des voix, celles des femmes battues et victimes de violences conjugales. Écrite en 2003, cette pièce ne cesse d’être d’actualité et ce qui semblait considéré comme un fait divers est devenu le sujet d’une réflexion et d’une revendication qui vont au-delà de la société espagnole, depuis une perspective de genre qui permet de poser le problème sous un autre angle, en donnant ainsi à ces mortes, un nouveau sens.

6Dans sa présentation amputée1, Como si fuera esta noche annonce néanmoins une fin connue, celle d’une dernière nuit qui sera pour la protagoniste, Mercedes synonyme de mort, et non d’amour ; en effet la suspension posée dans le titre laisse place avec le déroulement de la pièce à une fin moins romantique, moins mélodramatique, puisque cette dernière nuit sera bien la dernière, l’ultime, marquée par la mort de la mère, Mercedes, sous les coups de son époux. La pièce se construit ainsi autour de cet événement, de ce non-dit qu’il s’agit de faire affleurer sur scène grâce aux mots et à la parole : dans un jeu subtil de double temporalité –celle de la mère avant sa mort et celle de Clara, sa fille, des années plus tard –, la pièce parvient à remonter le fil du temps jusqu’à ce moment fatidique, néanmoins jamais décrit. Dans son introduction à l’édition bilingue de deux pièces, Las voces de Penélope, de Itziar Pascual et Como si fuera esta noche de Gracia Morales, Carole Egger, spécialiste de théâtre, propose une analyse lumineuse de ces deux œuvres à partir de leurs points de convergence. En mettant en évidence la singularité des dispositifs scéniques et langagiers qui les caractérisent, C. Egger souligne comment chez ces jeunes dramaturges, la réflexion théorique et la pratique théâtrale sont liées, et font sens pour donner « la parole à des femmes, à travers deux types d’écriture poétique, fort et singulière »2. Pour Como si fuera esta noche, elle montre comment Gracia Morales, à partir d’un traitement original de la temporalité et de l’espace, construit une pièce autour de la quête d’une parole dont témoignent « les variations monologiques et dialogiques » dans « un espace-temps instable et mouvant »3.

7La pièce se construit à partir d’un espace scénique occupé par les deux personnages, qui va permettre à la parole féminine de se libérer, non pas tant dans le sens de l’expression d’une revendication ou d’une prise de conscience, mais simplement dans le sens d’une volonté de se dire et d’être entendue. Voix qui sans jamais s’épancher ni se plaindre, s’affirment dans ce lieu qu’est la scène, véritable caisse de résonance dans laquelle la parole prend corps dans les gestes et la présence de personnages féminins, Mercedes la mère et Clara, sa fille, incarnés par deux comédiennes, seules sur scène. Comme l’indique la deuxième didascalie : « Durante toda la obra los dos mujeres compartirán el mismo espacio físico, pero, salvo cuando se indique, cada una habitará en una realidad diferente, donde además hay otras personas que el público no ve »4.

8Dans le dernier tiers de la pièce, marqué par une tension sourde due à l’attente du moment inéluctable et imminent, l’on assiste à un temps de pause dans la double histoire : Clara parle avec son fiancé, Raúl, par l’intermédiaire d’un enregistrement, échange illusoire qui se révèle un échec ; simultanément, comme le précise la didascalie — « Sobre ella, se superpone el monólogo de Mercedes »5 — la mère raconte comment les événements de la vie quotidienne se répètent, et conduisent toujours à la même scène de violence, due à l’ébriété du mari.

9Les deux voix se superposent, l’une moins perceptible — « continúa su voz en un tono muy bajo » — et l’autre, celle de la mère, — « en voz alta », comme pour se convaincre — plus présente dans la mesure où Mercedes se souvient de sa réaction, après les scènes de dispute, — « ¡no va a suceder más » « confía en él » — ; ces deux monologues apparaissent au fil de la pièce comme contrepoints à un échange et une communication avec l’autre, que ce soit le mari ou le fiancé. D’autre part, ils mettent en évidence la portée de la parole, la difficile recherche des mots justes, et leur échec, comme l’affirme Clara : « si no me dejas hablarte con tranquilidad… Porque no es fácil, ¿sabes?, tengo que buscar las palabras y hasta los gestos con los que voy a contarte lo que tengo que contarte, y no sé por dónde voy a empezar ni en dónde acabar »6.

10Si tout au long de la pièce, les deux personnages se croisent, s’entrecroisent, mère et fille ne parviennent que très rarement à des moments de rencontre, comme par exemple, la scène des draps où Clara aide sa mère à les plier, pour former un duo que Carole Egger place sur « la scène de l’imaginaire »7. D’autres fois, d’un monologue à l’autre, dans une sorte de jeux d’échos qui se confondent comme dans une relation spéculaire à la parole, les deux discours finissent par se rejoindre ; dans le moment de suspension que nous avons évoqué, l’action dramatique semble s’arrêter, comme le matérialise la didascalie « (deteniendo la grabadora ) »8, et les voix des deux femmes comme personnages s’effacent, s’oublient dans une énonciation autre mettant en scène, mais dans un dispositif dépouillé et simple au regard du dispositif général de la pièce, une voix poétique qui prend en charge 24 répliques que l’on peut définir comme une suite de 24 vers, définis ainsi par leurs leur brièveté, leurs jeux sonores, leurs échos de rimes, et surtout par leur disposition sur la page qui suppose une syntaxe ou une diction autre, qui s’écarte de l’énonciation commune et quotidienne, soit d’un discours pris dans les rets d’un pouvoir et d’une norme. Cette disposition visible lors de la lecture du texte dramaturgique se fait visible ou prend forme sur scène dans la mesure où chaque vers est assumé par un personnage à tour de rôle, créant ainsi une sorte de fluidité harmonieuse associée à une continuité cohérente ; ainsi intimement réunies dans une diction commune, les deux voix partagent le temps et l’espace scéniques. Aucune didascalie ne vient préciser leurs gestes, attitudes, ou mouvement, comme si les corps s’étaient eux aussi immobilisés, effacés dans ce temps de suspension. L’alternance régulière des voix tend vers une sorte de fusion, comme s’il ne s’agissait plus que d’une seule voix, voix sûrement féminine mais impersonnelle. Si dans l’espace paginal, le lecteur finit par oublier même que deux voix interviennent, dans l’espace de la scène, le spectateur quant à lui, continuera d’entendre, en les distinguant, deux voix différentes, particulières et individuelles, celle de chaque comédienne, mais l’enchaînement syntaxique et sémantique des répliques / vers, tend à rapprocher ces voix. À elles deux, elles parviennent à tisser un texte, à le coudre pour reprendre une métaphore possible due au métier de Mercedes, elles construisent ce qui semblait impossible à imaginer au début de la pièce. Une voix donne le tempo à l’autre, et l’engage dans la pulsion énonciatrice.

11Ce moment singulier va au-delà d’une scène que l’on pourrait qualifier de poétique, comme l’est la scène des draps, par exemple ; l’on assiste à un glissement d’une parole, théâtrale, vers une autre parole, poétique, que l’absence d’actions vient délimiter dans le temps et dans l’espace. Sorte de parenthèse qui donne lieu au surgissement d’une parole libérée, dégagée des contingences et d’une histoire verrouillée. Véritable moment de plénitude langagière qui permet aux deux femmes, une fois parvenues au climax dramatique de leurs histoires respectives, de la dépasser et de s’affirmer comme sujet.

12Le texte naît du mot « palabra » avec lequel se clôt la réplique de Mercedes : « me digo a mí misma que esta noche ha sido la última vez… La última vez… Pero son solo palabras. »9, mot que reprend immédiatement Clara : « Palabras… », récupérant ainsi la voix de sa mère, et l’incitant tacitement à poursuivre, à ne pas renoncer. Les points de suspension signifient ce moment d’hésitation qui entoure la parole, la difficulté à se l’approprier. En même temps, le mot porte en lui toute la force et l’impulsion nécessaires pour que les deux femmes puissent continuer à parler. En position anaphorique sur sept vers, le mot « palabras » dont le pluriel difracte le sens et le fait résonner au début du poème comme point d’ancrage solide, reprend à lui seul toutes les paroles prononcées ou tues ; l’énumération construite sur une symétrie syntaxique (substantif / participe-passé adjectivé) inscrit la parole dans un temps, un passé où la parole était soumise : « Palabras aprendidas / palabras grabadas / palabras oídas mil veces / palabras dichas mil veces / palabras susurradas »10, révélant ainsi une histoire sans cesse répétée, monocorde, semblable, celle des femmes battues dont la parole n’a pas été entendue. Parole bafouée ou enfermée à l’image des femmes dans leur condition, contraintes sans fin comme le souligne la répétition de « mil veces ». Cette liste se ferme par un changement dans la syntaxe — « palabras a gritos » — : face aux précédentes paroles qui témoignent d’une histoire dont on ne peut sortir, le cri, expression ultime, renvoie à la perte d’identité et scelle la fin d’une vie.

13Néanmoins, après ce point, le poème opère un renversement, une sorte de revirement vers une autre parole, qui affleure, rendue possible peut-être par l’émergence de la voix impersonnelle qui définit le poème, la voix poématique pour reprendre la notion de Marie-Claire Zimmermann, porteuse d’une pulsion de vie qui va vers l’autre ; l’emploi des impératifs — « coja usted una palabra, dóblele cuidadosamente las esquinas / guárdela en un cajón, preferiblemente de madera »11 — notifie ce mouvement vers un destinataire, autre femme, à présent destinataire de ces mots prononcés comme autant de conseils porteurs d’espoir et de survie. L’on remarquera l’emploi de « usted » pourtant peu fréquent en espagnol, qui témoigne d’une sorte de distance pour redonner un statut à celle qui l’a perdu. La parole se trouve alors placée au centre de cette réflexion portée par une série de phrases à la syntaxe posée, sûre d’elle car la parole agit. Les deux adverbes — « cuidadosamente » « preferiblemente » — donnent une impression de temps qui se dilate, s’installe dans l’espace, comme dans la ligne versale.

14La métaphore d’une parole-objet, matérialisé, tel l’image du papier que l’on plie, fait écho à la scène des draps que mère et fille plient ensemble, (doblar las sábanas / doblar las esquinas) dans une sorte de danse à deux, presque onirique, dans un temps fantasmatique qui les réunit, alors même que la date fatidique de la mort ne cesse d’approcher : « Se ponen a doblar las sábanas, como en una especie de danza, cruzándose, pasando la una bajo la otra, mientras hablan en tono normal »12.

15Puis une succession à nouveau de vers courts pour rendre compte de la transformation opérée par la parole, qu’il a fallu cacher, préserver dans un tiroir; mais mise à l’abri, cette parole « inocente / pequeñita », et l’isolement de cet adjectif en renforce la fragilité, a pu œuvrer : « Si lo abre a los tres días descubrirá que / insospechadamente / y por arte de magia / su palabra inocente / pequeñita / de las esquinas dobladas / ha abierto un agujero terrible / en su precioso mueble de caoba »13. Ce trou symbolique suggère une libération, une respiration.

16Dès lors, d’autres paroles peuvent s’échapper, et deviennent possibles : un troisième et dernier mouvement laisse place à une autre énumération, en contrepoint de celle des premiers vers ; portées par des comparaisons qui lui confèrent la force des autres mots, « Palabras como grietas / como ecos / como filtros, como piedras », cette parole réinventée, restaurée permet de faire face et de résister : l’anaphore de « para » ancre la parole dans une réalité : « palabras para alejar a los fantasmas / para apagar la soledad / para apagar el silencio ». Si le poème se clôt sur le mot « silencio », ce n’est pas cette fois le signe d’un échec, au contraire, plutôt le signe d’un apaisement, d’un retour à l’espace d’avant la parole.

17Puis la scène se prolonge par le retour à une réalité prosaïque et quotidienne puisque Mercedes rallume la radio, et l’on entend alors la voix du présentateur annoncer la chanson du titre : « Y ahora este tema que Ramón le dedica a Conchita, para demostrarle su amor y porque sabe que le gusta mucho », voix off qui confère à la scène une dimension sentimentale et fleur bleue de l’amour qui contraste de façon dérisoire, avec les paroles précédentes.

18Néanmoins, la chanson entendue alors ne fait pas sombrer la pièce dans un sentimentalisme prononcé, puisqu’il s’agit de la version d’autant plus drôle qu’inattendue, celle des Beatles. Les deux femmes se mettent alors à danser et finissent par se rencontrer : « (Comienza a sonar « Bésame mucho » de The Beatles. Las dos mujeres lo escucharán primero quietas, luego irán progresivamente despertando su cuerpo y acabarán bailando cada una a su lado, con la libertad de quien no está siendo visto por nadie. Durante el baile, llega un momento en el que ambas se encuentran y comienzan a danzar juntas, felices.)14 »

19D’une parole à l’autre, d’une voix à l’autre et d’une chanson à l’autre, il a fallu que ces glissements aient lieu pour que les deux femmes puissent se retrouver et partager l’espace de la scène et une même temporalité. De même, les corps se réveillent et peuvent retrouver les gestes perdus. Dans cette œuvre qui joue avec les genres et les modalités, le poème s’est vu doté ainsi d’une fonction cathartique dans la pièce qui s’achève avec une scène témoignant d’un certain apaisement et d’une résolution d’un conflit intérieur, qu’il conviendrait peut-être de discuter mais ce n’est pas l’objet de cette étude.

20Cette scène qui marque une sorte de rupture dramaturgique dans la pièce repose sur le passage à une autre voix, poétique qui a rendu possible cette sorte de libération. Le théâtre a sollicité cette parole différente car elle opère sur le réel, en déplaçant le sens et en dégageant la voix d’une réalité. Le tiroir évoqué dans ce texte est la métaphore de la scène, de l’espace théâtral qui extériorise la voix et la rend publique, mais il a fallu que la parole se replie sur elle-même dans un mouvement d’intériorisation, suivant un processus de « impersonalidad » ou « impersonalización » pour reprendre les notions définies depuis le xxe siècle, et qu’elle retrouve l’espace initial de la poésie, originel pour pouvoir advenir.

Bibliographie

« Las voces de Penélope », Itziar Pascual. « Como si fuera esta noche », Gracia Morales, éd. Carole Egger, Toulouse Presses Universitaires du Mirail, coll. « Nouvelles scènes hispaniques », 2004.

Notes

1 Il s’agit comme le précise Carole Egger, dans son analyse de la pièce, d’un emploi courant au théâtre, surtout au Siècle d’Or : « Il a pour fonction d’orienter et de programmer la réception du texte comme ces fameux proverbes dont la moitié pouvait constituer le titre d’une comédie au Siècle d’Or. Ce titre en général un octosyllabe – remarquons que c’est également le cas ici – aiguisait la curiosité du spectateur ; alors invité à chercher confirmation dans l’œuvre de la deuxième partie du proverbe » (« Las voces de Penélope », Itziar Pascual. « Como si fuera esta noche », Gracia Morales, éd. Carole Egger, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, coll. « Nouvelles scènes hispaniques », 2004, p. 13).

2 Ibid., p. 11.

3 Ibid., p. 17.

4 Ibid., p. 96.

5 Ibid., p. 122.

6 Ibid., p. 122.

7 Ibid., p. 19.

8 Ibid., p. 122.

9 Ibid., p. 122.

10 Ibid., p. 122.

11 Ibid., p. 122.

12 Ibid., p. 108.

13 Ibid., p. 122.

14 Ibid., p. 124.

Pour citer ce document

Lina Iglesias, « De la parole théâtrale à la voix poématique » dans « Conversaciones con Marie-Claire Zimmermann : el yo, poesía y teatro », « Travaux et documents hispaniques », n° 12, 2020 Licence Creative Commons
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Quelques mots à propos de :  Lina Iglesias

Université Paris Nanterre — EA 369