Sommaire
12 | 2020
Conversaciones con Marie-Claire Zimmermann : el yo, poesía y teatro
- Daniel Lecler et Milagros Torres Prólogo
- Marie-Claire Zimmermann Ausiàs March, à Rouen, va au théâtre
- Daniel Lecler Vertige. Le « moi » : dramatisation et dramatisme dans Espacio de Juan Ramón Jiménez
- Lina Iglesias De la parole théâtrale à la voix poématique
- Philippe Meunier D’une chasseresse l’autre ou du moi garcilasien au moi théâtral de Vélez de Guevara
- Claudine Marion-Andrès Andanzas del yo en los sonetos de El galán escarmentado de Lope: tensiones paródicas
- Giuseppe Grilli Pere Gimferrer. En el umbral
- Sandra Gondouin La solitude du « moi » lyrique et dramatique dans l’œuvre de Rosario Castellanos
- Milagros Torres Cuerpos y voces poemáticas en el soneto “¿Qué tengo yo, que mi amistad procuras / […] ?”, de Lope : el yo, lirismo y dramatización
12 | 2020
La solitude du « moi » lyrique et dramatique dans l’œuvre de Rosario Castellanos
Sandra Gondouin
1La solitude parcourt l’œuvre de Rosario Castellanos sous des formes sans cesse renouvelées, dans ses poèmes, ses pièces de théâtre, ses romans ou ses articles, changeant tour à tour de masque, de voix, d’intonation. Si l’écrivaine a cultivé avec brio ces différents genres littéraires, sa sensibilité poétique semble première : elle imprègne ses romans — les voix narratives de « la niña » comme de « la nana » de Balún Canán (1957)1 sont éminemment poétiques — tout comme son œuvre dramatique. Ainsi, les quatre pièces de théâtre que l’écrivaine a publiées2 — Tablero de damas (1952), Salomé et Judith (1959) et El eterno femenino (1975)3 — sont toutes imprégnées de poésie. Dans la première, c’est le thème choisi qui place la poésie au cœur de l’œuvre : Tablero de damas met en scène cinq poétesses réunies autour d’une grande dame des Lettres, Matilde Casanova, inspirée par Gabriela Mistral. Matilde vient de recevoir le Prix Nobel de littérature pour son œuvre poétique, suscitant, à part égales, une admiration et une jalousie qui déchainent les passions autour d’elle. Dans Salomé et Judith (1959), la poésie est au cœur de l’écriture, puisqu’il s’agit de poèmes dramatiques4. Ces deux courtes pièces, inspirées des deux femmes fatales de la tradition biblique, mettent en scène des héroïnes qui payent leur courage au prix de l’abandon des leurs et de la solitude. Enfin, la poésie est également présente dans El eterno femenino par l’inclusion de diverses formes lyriques au sein du texte dramatique : des corridos, une parodie de comedia en octosyllabe inspirée de la tradition du Siècle d’Or mais mettant en scène un amour impossible entre deux femmes — (Sor) Juana et Célia —, et un poème en vers intitulé « Jornada de la soltera » que Rosario Castellanos publie par ailleurs dans son recueil poétique Lívida luz (1960)5. Théâtre et poésie sont donc intimement liés dans l’œuvre de l’écrivaine mexicaine, et nous verrons que les diverses silhouettes du « moi » poétique et leurs solitudes font écho à celles qui traversent son œuvre théâtrale.
2De fait, dans ses poèmes comme dans ses écrits narratifs ou dramatiques, les diverses incarnations de consciences solitaires offrent une inspiration autobiographique. Pour commencer, on constate la prépondérance des voix de femmes dans l’œuvre de Castellanos, car c’est avant tout la solitude des femmes que proclame cette pionnière du féminisme, comme le fait remarquer Beatriz Espejo :
Su combate contra una individualidad ontológica la llevó a descubrir que en condiciones iguales a las suyas se encontraban otras mujeres: solas solteras, solas casadas, solas madres. Solas en pueblos que no mantenían contacto con los demás. Solas soportando costumbres rígidas que condenaban el sexo y la entrega como pecados sin redención. Solas en el ocio porque ese es el único lujo que el dinero sabía comprar6.
3L’écrivaine traduit en effet le goût amer du rejet qu’elle a connu dès l’enfance ; elle qui a grandi au sein de la classe dominante mais n’a reçu de tendresse que de sa nourrice Chamula, elle qui étant femme s’adonne à l’écriture dans le Mexique si machiste des années 40 à 70, elle qui venant du Chiapas souhaite intégrer les sphères littéraires de la capitale7. C’est sans doute en partie pour cela qu’elle se positionne comme un être « à part », comme le fait remarquer son amie Elena Poniatowska :
Ejercer una vocación y transformarla en obra — como lo hizo Rosario Castellanos —, es situarse en un lugar aparte y, de hecho, Rosario permaneció siempre aparte. […] La soledad marca su obra, es el hilo que cose todas las páginas de sus libros, el que enlaza prosa y poesía8.
4En effet, la solitude enlace la vie et l’œuvre de Rosario Castellanos, dont le rapport existentiel à l’écriture s’affirme en ces mots : « no doy por vivido sino lo redactado » (89)9. Au cours de son existence, elle rencontre et traduit la solitude sous différentes formes : solitude cosmique ou quotidienne, amoureuse ou historique, individuelle ou collective, etc. Toutes inspirent les « moi » lyriques ou dramatiques de l’écrivaine, qui observe comment l’isolement affecte chaque conscience, chaque femme en particulier, même au sein d’une collectivité. Ainsi, ce sentiment peut naître de la perte des liens sociaux parmi les Indigènes — dans les vers de « Destierro »10, par exemple — tout comme dans les milieux urbains occidentalisés — dans le poème « Telenovela »11 ou chez le personnage de Lupita dans El eterno femenino, par exemple. Ennemie commune, omniprésente mais insidieuse, la solitude est absence, elle est insaisissable. Nous observerons ici comment les multiples voix / « moi » de la poétesse et dramaturge évoluent sous sa plume et comment, en mettant un nom sur l’ombre de ce sentiment, des mots sur un ressenti, elle matérialise l’absence de liens constructifs comme pour parvenir à mieux s’en affranchir.
Une solitude originelle, le « moi » de l’orpheline
5En 1948, lorsque Rosario Castellanos publie ses deux premières œuvres, deux recueils poétiques intitulés Trayectoria del polvo et Apuntes para una declaración de fe12, ses parents viennent de mourir. Elle témoigne à ce sujet, dans un article intitulé « Los narradores ante el público » :
La orfandad significó, ante todo, la brusca ruptura de un nudo de afectos y relaciones patológicas en las que yo fungía, al mismo tiempo, como víctima y como verdugo y en las que me agotaba en remordimientos estériles, inútiles, promesas de enmienda y rebeldías que se desarrollaban dentro de una campana neumática13.
6Si elle peut sembler préférable à des liens « pathologiques », cette solitude nouvelle est un saut dans le vide. Elle se reflète dès l’ouverture d’Apuntes…, à travers une métaphore de la séparation originelle :
Me desgajé del sol (era la entraña
perpetua de la vida)
y me quedé lo mismo que la nube
suspensa en el vacío14.
7Les images sont à la fois cosmiques et organiques, elles associent le soleil et le nuage aux entrailles et à la vie. La séparation est une déchirure : le terme « me desgajé » évoque un processus douloureux, un accouchement. Ayant quitté le sein protecteur de l’astre primordial, le « moi » lyrique fait pour la première fois l’expérience de la solitude. Ne faisant plus partie d’un autre corps — céleste — la locutrice se trouve sans attache, « suspendue dans le vide ». Des éléments célestes tels que « le soleil », « le nuage » ou « le vide » nous précipitent d’entrée dans la matière mais aussi dans son absence. Dans L’eau et les rêves, Gaston Bachelard considère qu’il existe deux types de « forces imaginantes », celles de la forme et celles de la matière. Les premières, plus superficielles, « s’amusent du pittoresque, de la variété, de l’événement inattendu » quand celles de la matière « veulent trouver dans l’être à la fois le primitif et l’éternel. » Le philosophe développe cette idée de façon très poétique :
Au fond de matière pousse une végétation obscure ; dans la nuit de la matière fleurissent des fleurs noires. Elles ont déjà leur velours et la formule de leur parfum15.
8C’est ce second type d’inspiration et ses fleurs noires qui s’épanouissent dans les deux premiers recueils lyriques de Rosario Castellanos, Trayectoria del polvo (1948) et Apuntes para una declaración de fe (1948). Le « moi » lyrique y chante son rapport au monde et tente de présenter l’être dans toute sa profondeur, comme pour dépasser sa solitude originelle, obstacle à son épanouissement — « Pero mi frente entonces se combaba / huérfana de miradas y reflejos. »16 Comme l’a affirmé Rosario Castellanos, Trayectoria del polvo, retrace les différentes étapes de sa vie. Néanmoins, la poétesse donne à cette expérience personnelle une dimension collective, en remontant le cours du temps jusqu’aux origines de la vie, jusqu’à la création. La voix lyrique en présente une version très personnelle, nourrie d’influences bibliques, de cosmogonie maya et de sa propre imagination. Le serpent de la Genèse connaît ainsi un certain dépaysement :
Ah, si se levantara
sin el auxilio de fakires indios
a contemplar su obra.
Aquí estaríamos todos: […]17.
9L’intervention des fakirs est pour le moins inattendue dans un contexte d’inspiration biblique. Cette association d’idées — serpent / charmeur de serpent / fakir indien — rappelle l’esprit joueur du surréalisme, son goût pour la surprise et l’imagination créative. De plus, il y a une certaine impertinence avant-gardiste à revisiter l’Histoire sainte, adoptant le point de vue du reptile pour le considérer comme seul responsable de la disgrâce humaine — « su obra ». Le constat reste celui de la solitude — « Abandonados siempre. ¿De qué? ¿De quién? ¿De dónde? / No importa. Nada más abandonados18 » —, tout comme dans Trayectoria del polvo: « Nací en la hora misma en que nació el pecado / y, como él, fui llamada soledad19 ». Dans ces deux recueils primordiaux, la solitude découle du péché originel et prend une dimension à la fois individuelle — « fui llamada soledad » — et universelle — « Abandonados siempre ».
10La subversion, si symbolique, de la Genèse est un motif récurent que l’on observe des années plus tard dans l’œuvre dramatique de Rosario Castellanos, à une époque où celle-ci a délaissé le ton déclamatoire de ses premiers recueils pour se tourner vers l’humour et la dérision. Avec El eterno femenino, la dramaturge offre une farce féministe fondée sur le grotesque et l’absurde pour dénoncer le déséquilibre des relations hommes-femmes dans la société mexicaine des années 7020. Elle met en scène une galerie de personnages archétypaux, imaginaires, comme le personnage principal de Lupita, mais également historiques, mythiques ou bibliques. Ainsi, Adam et Eve mordent une fois encore dans le fruit défendu, Eve sous l’influence du serpent, mais également par défi envers l’autorité divine, et Adam par distraction :
VOZ CAVERNOSA Y DISTANTE. – “¡Parirás con dolor!”
EVA. – Pago el precio de la plenitud. Y juro que no descansaré hasta vencer al dolor.
VOZ. – “¡Moriréis! ¡Os perderéis!”
EVA. – La muerte será la prueba de que hemos vivido.
ADAN – (Tratando de detenerla.) Eva, te lo suplico, retrocede.
EVA. – (Avanzando siempre.) No es posible. La Historia acaba de empezar21.
11Réinventer la genèse, c’est remettre en question l’ordre établi par l’histoire biblique, tout le poids moral et symbolique du fameux « péché originel » dont la faute reviendrait à la « première » femme. Rosario Castellanos mêle ici l’influence de l’hypotexte biblique à celle des Anales de los Xahil — « ¡Moriréis! ¡Os perderéis! », une citation qui apparaît également en épigraphe de la troisième partie de Balún Canán. Par ce syncrétisme, elle valide la cosmovision Cakchiquel au même titre que la tradition biblique, qu’elle subvertit d’ailleurs en faisant d’Eve une femme intrépide, progressiste, et non la responsable passive des malheurs de l’humanité. En effet, cette réinterprétation féministe de la tradition biblique inverse la représentation patriarcale et machiste qui attribue l’activité aux hommes et la passivité aux femmes. Par ailleurs, en revenant par ce palimpseste théâtral sur l’expulsion du Paradis, Rosario Castellanos revisite cet épisode-clé du Nouveau Testament qui marque le début de la solitude ontologique, qui rend Eve et Adam symboliquement orphelins du Père éternel et de la matrice originelle que représente le jardin d’Eden. L’écriture et son pouvoir de re-création du monde apparaît donc, dans une certaine mesure, comme un remède à la solitude originelle. Et pourtant, la solitude des « moi » dramatiques et lyriques de l’écrivaine semble immense à l’heure de se confronter à l’écriture et au regard d’autrui.
Le « moi » seul face à l’écriture et au regard de l’autre
12La solitude de l’écrivain·e face à son œuvre et face au monde est au cœur de Tablero de damas (1952)22. Si l’humour et l’ironie confèrent à cette pièce une certaine légèreté, elle dépeint néanmoins la situation déchirante de son personnage central, une grande poétesse du nom de Matilde Casanova. Celle-ci apparaît comme la reine involontaire d’un « jeu de dames » dans lequel s’affrontent divers « pions » féminins gravitant à son entour, certaines souhaitant sa consécration, d’autres sa mort. Le personnage de Matilde, qui vient de recevoir le Prix Nobel de littérature, est inspiré de Gabriela Mistral. En effet, selon le témoignage de son amie Dolores Castro, cette pièce trouve sa genèse dans une rencontre avec la poétesse chilienne et la prise de conscience de sa profonde solitude23. L’isolement et la vulnérabilité de la poétesse étaient tels que les deux jeunes femmes prirent conscience du poids de la vocation d’écrivaine, que le « moi » dramatique de Matilde exprime en ces mots dans la pièce :
MATILDE. – […] Cuando era yo muy joven me desesperaba estar tan absorta, no en mi interior ni en un mundo de sueños y de imaginaciones, sino en algo que carecía absolutamente de forma. Era como un río oscuro moviéndose dentro de mí. Y su rumor era el único que podía escuchar. Para lo demás estaba sorda. Así fui quedándome sola. Todos empezaron a abandonarme. Yo hubiera querido detenerlos cerca de mí, pero no podía moverme para no dejar de escuchar. Y aunque quisiera crispar las manos sobre lo que amaba, mis manos se abrían y dejaban escapar su presa24.
13Le personnage de Matilde offre l’expression d’un “moi” tout aussi lyrique que dramatique. La musicalité, le rythme et les métaphores qui habitent son discours en matérialisent l’objet, bien que fuyant : l’inspiration poétique. Mais ce don est un « fleuve obscure » qui fait le vide autour de celle qu’il touche. Or, si la conscience de soi se construit à travers le regard d’autrui, l’absence de ce regard provoque non seulement la solitude, mais aussi le doute quant à sa propre existence25. C’est sans doute pour cette raison que Rosario Castellanos, toujours en quête d’identité, semble tant craindre le « ninguneo », la négation de son identité et de sa valeur26. De fait, le milieu littéraire de ses contemporain·e·s a profité de sa propre tendance à se dénigrer27 pour ne pas reconnaître l’ampleur de son talent et pour la mettre de côté28. Aussi, la poétesse semble-t-elle sans cesse chercher la confirmation de son existence en plaçant son « moi » lyrique face au miroir du quotidien. De fait, le miroir est un objet chargé de sens dans l’univers littéraire de Rosario Castellanos. Son symbolisme est toujours lié au thème de la solitude, comme dans cet extrait de Dos poemas (1950) :
La soledad me pide, para saciarse, lágrimas
y me espera en el fondo de todos los espejos29.
14La solitude prend corps dans ce poème et acquiert une personnalité étouffante. Tel le dieu soleil aztèque Huitzilopchtli, qui exigeait du sang pour se lever de nouveau chaque matin, la solitude réclame des larmes pour apaiser sa soif — « para saciarse ». Si la locutrice jette un œil dans le miroir, c’est non seulement l’absence de l’autre mais peut-être aussi la sienne qu’elle tremble de voir s’y refléter. La solitude envahit alors le quotidien, le foyer, évoquant celle de l’absent :
la soledad ocupa los sillones
y revuelve las sábanas del lecho
y abre el libro en la página
donde está escrito el nombre de mi duelo30.
15Dans l’imagerie occidentale traditionnelle, le fauteuil est le siège où l’homme lit son journal en silence — à l’instar d’Esteban, le père, dans Tres nudos en la red31 —, tandis que le lit est conjugal. Ici, la place que l’homme a laissée vide est occupée par la solitude. Le nom de l’absent est peut-être inscrit en première page du livre que feuillette la solitude, mais c’est le nom d’un deuil : cette absence est sans retour. Dans la collection d’articles critiques de Mujer que sabe latín (1973) — dont le titre provient significativement du proverbe « Mujer que sabe latín no tiene marido ni buen fin » — Rosario Castellanos se penche sur la place des femmes dans une société patriarcale et machiste, et plus particulièrement dans le milieu littéraire. Elle y démontre que les femmes doivent bien souvent renoncer à la culture par peur du jugement masculin, du rejet et de la marque infamante du célibat, et que la solitude est alors le lot de toutes :
Mi experiencia más remota radicó en la soledad individual; muy pronto descubrí que en la misma condición se encontraban todas las otras mujeres a las que conocía: solas solteras, solas casadas, solas madres. […] Retratar esas vidas, delinear esas figuras forma un proceso que conserva una trayectoria autobiográfica32.
16Aussi l’œuvre littéraire de Rosario Castellanos offre-t-elle une place centrale aux figures marginalisées, les femmes, les indien-ne-s et les enfants notamment. A l’instar des « Tisserandes de Zinacanta » auxquelles elle rend hommage dans un poème, Rosario Castellanos semble chercher à unir un à un les fils dénoués des destins de son peuple33, à instaurer une meilleure compréhension entre différents groupes sociaux, génériques ou ethniques. Néanmoins, les mots ne sont pas toujours suffisants. Non seulement le langage sépare ladinos et indigènes, mais, comme le souligne Rosario Castellanos, il n’est pas non plus gage de compréhension dans la conversation quotidienne entre membres d’un même groupe social :
Dejamos caer un vocablo como una piedra en un pozo, y nos ponemos a esperar temblando, el resultado. Casi nunca ese resultado se produce. El otro no ha entendido pero se dejaría matar antes que confesarlo. […] en realidad, estamos estableciendo una serie de algo peor que distancias, de malosentendidos34.
17La distance est l’une des clefs de la solitude dans l’œuvre de Rosario Castellanos. Qu’elle soit sociale, spatiale, historique ou émotionnelle, la distance est gage de différence et de « malentendus » dans une société où chacun·e doit rester à la place qui lui a été assignée. C’est ce que met en lumière l’écrivaine depuis les différentes figures de ses « moi » lyriques et dramatiques. Consciente de la distance qui isole les êtres et les condamne à la solitude, celle-ci choisit de se situer « sur la terre du milieu35 », refusant que ses mots ne tombent « comme une pierre au fond d’un puits ». Il s’agit là pour le « moi » lyrique et dramatique de l’écrivaine d’un combat acharné contre la solitude :
Nadie mienta diciendo que no luché contra ella
hasta la última gota de mi sangre.
Más allá de mi piel y más adentro
de mis huesos, he amado36.
18La voix lyrique interpelle le lecteur sur un ton de défense véhémente — « Nadie mienta » et la respiration du poème s’accélère à mesure que les vers s’écourtent. L’intensité expressive s’appuie sur une isotopie de l’extrême : « hasta la última gota », « más allá », « más adentro ». L’implication de la locutrice dans la lutte semble viscérale, elle passe par le corps tout entier, le « sang » qui l’irrigue, la « peau » qui le recouvre et les « os » de son squelette. L’ennemi, « ella », c’est la solitude ; et le seul remède à ce mal semble être l’amour. Pourtant, dans les poèmes et les œuvres théâtrales de Rosario Castellanos, amour rime souvent avec absence.
Le « moi » lyrique ou dramatique face à l’absence de l’être aimé
19On ne trouvera aucune représentation heureuse du couple dans l’œuvre de Rosario Castellanos, qui déclarait « Yo he concebido siempre el amor como uno de los instrumentos de la catástrofe37 ». Ces paroles sont représentatives du ton tragi-comique qu’adoptait souvent l’écrivaine : il y a de la tragédie dans cette « catastrophe » annoncée, mais aussi une pincée d’autodérision. Dans les années 50, c’est encore la tragédie qui domine sous sa plume, dans ses poèmes dramatiques Salomé et Judith notamment38. Dans le premier, l’écrivaine actualise l’hypotexte biblique en imaginant un soulèvement des indiens Chamula sous la dictature de Porfirio Díaz. L’action se déroule en huis clos « dans la maison du Chef Politique ». Salomé, jeune ladina élevée sous la protection zélée de sa mère, est avide de liberté et d’un amour qu’elle envisage pourtant déjà comme un désastre :
SALOMÉ
Quiero el amor.
MADRE
El amor: la mazmorra, la cadena.
¡No sabes lo que dices, estás loca!
SALOMÉ
Quiero el amor y su aniquilamiento39.
20Cette vision tragique de l’amour sera d’ailleurs confirmée par les faits. Tombée amoureuse du leader Chamula qui s’est réfugié chez elle, Salomé tente de s’enfuir à ses côtés ; mais elle comprend soudain qu’elle n’est pour lui qu’une otage. Elle livre alors le rebelle aux soldats de son père, qui le tuent. Submergée par la douleur, Salomé se déclare vengeresse des toutes les femmes ayant subi le joug et l’humiliation des hommes, mais elle perd la mémoire et la raison et finit comme une enfant, bercée par sa nourrice indigène. L’amour apparaît bien comme « l’instrument de la catastrophe », et il en va de même dans Judith. Là encore, le mythe de source biblique est transposé au Chiapas, pendant la révolution mexicaine. Réinventée sous les traits d’une jeune indienne, Judith est reniée par les sien-ne-s dès l’ouverture de la pièce. Neuf femmes anonymes venues célébrer son mariage jettent une malédiction sur l’évènement, reprochant au jeune couple de souhaiter une fête malgré les souffrances de leur peuple. Alors qu’elle se sent soudain appelée à combattre, Judith s’empare d’une machette et tranche la gorge de son futur époux, qui tentait de la retenir. Puis elle est envoyée, à l’instar de l’héroïne biblique, exécuter le chef de l’armée ennemie. Cependant, Judith se refuse à son destin et décide de ne pas accomplir la sentence, tout en prédisant l’opprobre qui la laissera dans la plus profonde des solitudes, comme elle en témoigne dans le monologue final de la pièce :
Y Judith, la soberbia que desdeñó la gracia,
la que apartó la copa de elección de sus labios,
se quedará, olvidada,
como una tierra llena de sepulcros40.
21Comme dans Salomé, l’institution du couple connaît donc une issue tragique. Les deux héroïnes sont répudiées par les leurs et se retrouvent non seulement endeuillées, mais aussi responsables de la mort de l’être aimé. Aucune des deux ne peut éviter le massacre de son peuple, comme le fait Judith en tuant Holopherne dans l’hypotexte biblique. Ces deux jeunes femmes sont en réalité victimes de l’aliénation que leur impose leur entourage, métaphore de la société patriarcale, classiste et raciste du vingtième siècle mexicain. On retrouve d’ailleurs le même constat dans El eterno femenino, composé une quinzaine d’années plus tard, mais cette fois sous le genre de la farce et non plus de la tragédie. Dans cette pièce, le mariage imminent de Lupita sert de fil conducteur pour démontrer l’oppression dont les femmes sont victimes. La noce ne se concrétisera jamais et les nombreux couples qui apparaissent dans l’œuvre son tous dysfonctionnels. On remarque donc que les « moi » dramatiques tout comme les « moi » lyriques féminins de Rosario Castellanos connaissent généralement l’abandon de l’être aimé. En témoigne notamment le titre révélateur d’« Elegía del amado fantasma » :
Inclinada, en tu orilla, siento cómo te alejas.
Trémula como un sauce contemplo tu corriente
formada de cristales transparentes y fríos41.
22Ces trois vers forment l’ouverture d’une métaphore filée tout au long du poème. La locutrice est un saule pleureur, l’être aimé est le fleuve que son courant emporte loin d’elle. Malgré sa transparence, le fleuve n’apparaît pas comme une eau vive et joyeuse. Ses « cristaux froids et transparents » semblent autant d’éclats de glace : les eaux de l’être aimé sont des eaux dangereuses. Dans ces vers, la femme abandonnée semble d’autant plus impuissante qu’elle se trouve, tel un arbre, enracinée sur la rive. Elle voit s’éloigner l’eau qui court, sent le vent qui s’enfuit dans ses branches et ne peut rien faire pour retenir ces représentations fugaces de l’être aimé. Rosario Castellanos utilise l’image de l’homme-fleuve et de la femme-saule pleureur dans différents poèmes, dont « Lamentación de Dido », notamment — « La mujer es la que permanece ; rama de sauce que llora en las orillas de los ríos42 ».
23Dans ces deux fragments poétiques, la figure féminine apparaît pleurant le long d’une rivière, un écho à la légende méso-américaine de La Llorona. Clarissa Pinkola Estés la présente comme l’histoire d’une femme du fleuve, qui, abandonnée, transforme les eaux de vie du fleuve en eaux de mort et y voit la destruction de la fertilité féminine43. Cela renvoie donc à la thématique de la stérilité, très développée dans l'œuvre de Rosario Castellanos. En effet, l’impossibilité à donner la vie est le thème central du recueil dont « Elegía del amado fantasma » est extrait : De la vigilia estéril (1950). Dans Balún Canán (1957) et Oficio de Tinieblas (1962), Juana et Catalina vivent également la stérilité comme un drame personnel, auquel leurs couples respectifs ne résisteront pas.
24Chez Rosario Castellanos, le sentiment amoureux est soit idéalisé, soit perçu de façon tragique ou ironique. Or, ces trois façons d’aborder l’amour reviennent à se situer loin de l’être aimé : l’idéal est inaccessible, l’amour tragique impossible, et l’ironie instaure une distance par rapport à son sujet. La relation amoureuse se caractérise alors par la distance qui sépare la locutrice de l’homme qu’elle aime. D’ailleurs, plus qu’un personnage en chair et en os, celui-ci est presque toujours une silhouette lointaine. Son physique n’est jamais décrit : il est essence. Ses cheveux n’ont pas de texture ; ses yeux n’ont pas de couleur, ils sont avant tout un toucher, un regard. Et ce regard se porte au loin, indifférent à la détresse des personnages ou locutrices féminin·e·s. L’homme-fleuve court vers la mer en scrutant l’horizon tandis que la femme-saule pleureur reste plantée sur la rive :
Eres lo que se mueve, el ansia que camina,
la luz desenvolviéndose, la voz que se desata.
Yo soy sólo la asfixia quieta de las raíces
hundidas en la tierra tenebrosa y compacta44.
25Ce fragment poétique se structure sur l’opposition diamétrale entre deux êtres — « Eres » / « Yo soy ». Cette antithèse est soulignée par la symétrie formelle, attribuant deux vers de même respiration à chacun. D’un côté, l’homme représente l’espace terrestre ou aérien, le mouvement et la liberté. De l’autre, la femme est l’espace sous-terrain, l’immobilité et l’emprisonnement. Le « moi » lyrique évoque ici la dichotomie patriarcale qui attribue aux hommes l’espace extérieur tandis que les femmes sont condamnées à l’espace du foyer et au royaume de l’ombre. C’est d’ailleurs là une des injustices contre lesquelles s’élève Rosario Castellanos dans ses essais, Mujer que sabe latín (1973) en particulier. Au cours de sa vie, l’écrivaine affirme avoir transité « de la plus fermée des subjectivités » à la découverte de l’altérité et à « la rupture du schéma du couple pour [s’]intégrer au social.»45 Le « schéma du couple », déjà fissuré dans De la vigilia estéril (1950), s’écroule au fil des recueils en laissant place à la désillusion et à la solitude. De fait, la substitution de la relation amoureuse exclusive par l’amour de son prochain — l’intégration du « social » — est implicite dans « Toma de conciencia » :
Amor mío, que a veces vienes a visitarme […]
no te sientas más próximo que aquel del arrozal
o del que un día lejano […]
me dio a beber un sorbo de agua fresca46.
26L’expression « que a veces vienes a visitarme » évoque l’inconstance de l’homme auquel s’adresse la locutrice, cet absent dont la silhouette n’a de présence que dans l’esprit de celle qui l’interpelle. La poétesse joue sur l’écart spatial, temporel et émotionnel qui peut séparer les êtres. « L’homme de la rizière » est déterminé par le déictique « aquel », qui souligne son éloignement par rapport au « moi » lyrique. Cette impression est renforcée par l’expression « un jour lointain ». Si l’être aimé n’est pas plus proche de la locutrice que cet inconnu, perdu dans la distance du souvenir, leurs liens sont décidément bien distendus. La voix lyrique érige alors la fraternité au même niveau que l’amour. Une manifestation de solidarité, une main tendue dans un geste du quotidien — offrir de l’eau, élément vital — confère à l’inconnu autant d’importance qu’à l’être aimé. Le « moi » lyrique ne compte plus sur le couple pour effacer sa solitude mais sur le rapport à tous les êtres qui l’entourent.
Le « moi » lyrique ou dramatique seul·e « sur la terre du milieu »
L’entre-deux est une forme de coupure-lien entre deux termes, à ceci près que l’espace de la coupure et celui du lien sont plus vastes qu’on ne croit […] il y a deux bords mais qui se touchent, ou qui sont tels que des flux circulent entre eux47.
27Selon Daniel Sibony, le concept de différence ne suffit pas à départager deux ensembles. L’articulation à l’autre — autre temps, autre espace, autre personne — passe par un « entre-deux ». Cet espace, « plus vaste » que le simple trait de la différence, est donc en marge de chacun des deux ensembles qu’il délimite. Être dans l’entre-deux permet d’observer les « flux qui circulent » entre deux espaces, mais c’est aussi n’appartenir vraiment à aucun d’entre eux. C’est là le cas de Rosario Castellanos. La poétesse est partagée entre ses origines, qui la rattachent à la classe dominante, et son empathie pour le monde indigène. Elle se situe donc dans leur entre-deux, en marge d’un groupe aussi bien que de l’autre. Cette position frontalière, cette non-appartenance, est source de solitude. Si ce sentiment est douloureux, Elena Poniatowska en souligne néanmoins un aspect positif :
¿En qué consiste el precio de la soledad ? Decía Simone Weil. Y más tarde se respondía a sí misma: « Consiste en la posibilidad superior de atención. » Rosario Castellanos tenía esa posibilidad superior de atención48.
28Ainsi, selon Simone Weil — pour qui Rosario Castellanos avait une grande admiration — être seul permettrait d’être particulièrement attentif au monde environnant. C’est en effet le cas de Rosario Castellanos, inlassable observatrice. Depuis « la terre du milieu », elle analyse et cherche à comprendre ce qu’elle voit. En effet, sa situation d’observatrice de l’entre-deux se matérialise parfois très clairement dans En la tierra de en medio (1972) mais aussi dans Lívida luz (1960)49. Dans le poème « Agonía fuera del muro », extrait de ce dernier recueil, la locutrice ressent pour être « hors du mur » une souffrance qui l’avoisine à la mort :
Yo soy de alguna orilla, de otra parte,
[…]
Yo soy de los que mueren solos, de los que mueren
de algo peor que vergüenza.
Yo muero de mirarte y no entender50.
29Le rythme et la musicalité de cette lamentation s’appuie sur un jeu d’anaphores qui, allié à l’alternance entre hémistiches longs et brefs, semble inviter le lecteur à scander ces vers. Le silence qui précède la déclaration finale — marqué par un espace blanc — est chargé de souffrance. La tristesse qui endeuille ce poème naît d’un silence, d’une distance irréductible entre les êtres. Le « moi » posé en anaphore dit une opposition implicite avec un « toi » ou un « vous » qui ne sont pas nommés. Quant à l’espace d’où provient le « moi » lyrique, il est d’autant plus inaccessible qu’il est indéfini : « otra parte », « alguna orilla ». La seule certitude qui se dessine est que cet espace se situe de l’autre côté ; de l’autre côté de la rive ou du mur, de l’autre côté d’un gigantesque obstacle : l’incompréhension. Un sentiment qui laisse bien souvent à l’écrivaine le sentiment d’être « Nepantla » : « Pero, ay, como Sor Juana, como los transterrados españoles, como tantos mexicanos no repuestos aún del trauma de la Conquista, yo vivía Nepantla51. » Le mot « Nepantla » provient du Nahuátl et désigne le sentiment de se trouver « sur la terre du milieu » — titre de l’un des recueils de la poétesse52. Rosario Castellanos l’emploie ici au sujet du début de sa vie dans la capitale, où elle se sentait seule et désorientée. Elle relie ce phénomène à des exemples historiques et à Sor Juana Inés de la Cruz — dont le lieu de naissance a curieusement pour nom Nepantla, un fait programmatique pour celle qui s’avancerait en pionnière sur la terre des Lettres mexicaines. Rosario Castellanos admirait Sor Juana, à laquelle elle consacre deux articles critiques et fait fréquemment référence.53 Elle était touchée par la solitude de cette femme talentueuse qui, confrontée à un monde machiste et hostile, choisit le couvent pour continuer à écrire. Trois siècles plus tard, Castellanos se fait à son tour porte-parole des femmes et publie une œuvre très personnelle, sans recourir au ton mièvre que le Mexique de l’époque attendait de la part d’une femme.
30La voix de Rosario Castellanos est bien celle de l’entre-deux : un entre-deux historique puisqu’elle transmet la mémoire des temps précolombiens ; géographique et culturel, car elle tisse des liens entre le Chiapas et la capitale ; et générique, puisqu’elle se fait le porte-parole des femmes dans le milieu masculin de la littérature mexicaine des années 1950-1970. Seule au milieu du pont, la passeuse n’appartient pleinement à aucun des groupes sociaux ou humains qu’elle met en présence, comme en témoignent les destins tragiques de Salomé ou de Judith. Cependant, dans leur parcours vers l’autre, les « moi » lyriques et dramatiques de Rosario Castellanos évoluent de la solitude la plus désespérée — « Yo muero de mirarte y no entender54 » — à la joie lumineuse de rassembler les autres autour d’elle :
Yo soy un ancho patio, una gran casa abierta:
[…]
En medio de este corro de presencias
soy lo que soy: materia
que arde, que difunde calor y luz. Crepito
la respuesta gozosa: ¡viven todos55!
31Le chant du « moi » lyrique semble ici avoir vocation chorale : le feu de la veillée réunit, invite au partage et à la parole collective. Tandis que, dans ses pièces théatrales comme dans ses poèmes, le couple est une déchirure plus qu’un point d’attache, le « moi » lyrique semble placer son espoir en l’amour de son/sa prochain·e plutôt qu’en la passion amoureuse, au cœur de la tribu plutôt que du foyer. Le désir de compréhension, non satisfait par les liens amoureux, trouve une issue dans le collectif, une « ronde de présences », un cercle protecteur, forme de l’union par excellence.
Conclusion
32Que ce soit dans ses poèmes ou ses pièces de théâtre, les voix de Rosario Castellanos portent une parole qui se défait progressivement de tout artifice et tend vers l’humour au fil des ouvrages qui jalonnent son existence. Le regard que l’écrivaine porte sur le monde, sur l’autre et sur elle-même se modifie au fil des ans : la solitude demeure, mais prend des formes variées. De l’expression d’une solitude existentielle à celle du quotidien, d’un ton liturgique à l’ironie, de l’introspection à l’engagement, le style de la poétesse évolue avec elle et la clarté s’impose. Le travail de l’image et du verbe passe de l’abstrait au concret, de la métaphysique au quotidien, de l’introspection méditative à l’ouverture sur l’altérité. Les voix lyriques et dramatiques de l’écrivaine façonnent alors un langage de plus en plus accessible, teinté d’humour et marqué par un détachement croissant.
33Rosario Castellanos interprète le vécu — le sien et celui d’autrui — de manière à lui donner un sens inattendu. Son regard place la réalité sous un éclairage particulier, qui en révèle des aspects ignorés. Le théâtre ou la poésie deviennent un miroir que la poétesse tend à l’autre, pour qu’elle/il y voie se refléter à la fois les aspects sombres de la société mais aussi parfois la part lumineuse de son identité. Ainsi, dans El rescate del mundo (1952), la voix lyrique trace les silhouettes des plus humbles : des femmes indigènes penchées sur leur ouvrage, triant le café ou tissant une toile. Le “moi” lyrique révèle son admiration pour la beauté de leurs gestes, son intérêt pour leur valeur rituelle. Rosario Castellanos redonne ainsi à ces personnages de l’ombre une dignité, une identité, des couleurs. S’ensuit tout un jeu de reflets. Des silhouettes s’animent dans le miroir lyrique où la poétesse vient se refléter à son tour. L’un et l’autre se confondent alors, car, selon le constat de María Luisa Gil Iriarte :
[…] el yo de Rosario es un sujeto múltiple que puede declinarse en las tres personas gramaticales y encarnarse en un buen número de personajes, porque tal y como quería Borges “el hombre es sólo un leve susurro de todos los hombres”56.
34En effet, « Le “moi” de Rosario Castellanos » est à la fois singulier et pluriel, il est bien souvent “nous”, mais aussi “toi / vous”, “il(s) mais surtout “elle(s)”. Chez Rosario Castellanos, ce « murmure de tous les hommes » devient avant tout celui des femmes, qu’elle amplifie en une véritable polyphonie lyrique et dramatique. En effet, les voix de femmes que Castellanos oppose, superpose ou fait dialoguer, sont multiples. Si l’amoureuse regrettant l’ombre de l’absent peut rappeler la poétesse elle-même, elle peut évoquer Pénélope, Didon et toute femme à travers elles. Elle est aussi l’ombre de la lectrice ou du lecteur qui s’identifiera peut-être à cette voix, projetant alors sa propre silhouette sur la scène ou la page du recueil. L’espace scénique ou poétique deviennent alors le lieu où se réunissent une multitude de silhouettes provenant d’horizons différents. Quand, au milieu de cette « ronde de présences » implicites, le chant de Rosario Castellanos s’élève, la solitude n’est déjà plus qu’un souvenir.
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1 Rosario Castellanos, Balún Canán, México D.F., Fondo de Cultura Económica, 1957.
2 Notre étude ne portera pas sur le « teatro Petul », théâtre guignol à portée didactique réalisé dans le cadre du travail de Rosario Castellanos à l’Instituto Nacional Indigenista.
3 R. Castellanos, Tablero de damas (1952), Salomé et Judith (1959) et El eterno femenino (1975) in Obras II, poesía, teatro y ensayo, México, Fondo de Cultura Económica, 1998 (ci-après: O. II).
4 Le premier est composé en majorité d’hendécasyllabes et d’heptasyllabes, le second est porté par un souffle poétique plus long et irrégulier.
5 R. Castellanos, Lívida luz (1960), O. II.
6 Beatriz Espejo, Poesía fuiste tú: a 90 años de Rosario Castellanos, México, D.F., Editorial Atrament, 2015, p. 95.
7 Dans un article publié dans El Excelsior le 19 juillet 1973, l’écrivaine synthétise son expérience de la solitude en ces mots : « Recapitulemos : primero, hija única, sin asistencia regular a niguna escuela o institución infantil en la que me fuera posible crear amistades. Abandonada desde mi adolescencia a los recursos de mi imaginación, la orfandad repentina y total me pareció lógica. Permanecí soltera hasta los treinta y tres años durante los cuales alcancé grados de extremo aislamiento, confinada en un hospital para tuberculosos, sirviendo en un instituto para indios. Luego contraje un matrimonio que era estrictamente monoándrico por mi parte y totalmente poligámico por la parte contraria. Tuve tres hijos de los cuales murieron los dos primeros. Recibí el acta de mi divorcio (cuyos trámites se habían iniciado con la debida anticipación) ya en mi casa de Tel Aviv. » in Elena Poniatowska, « Yo soy de nacimiento cobarde. He temido muchas cosas, pero lo que he temido más es la soledad », Debate Feminista, vol. 6, septiembre 1992, p. 297-298, URL: https://www.jstor.org/stable/42625666.
8 E. Poniatowska, Ay vida, no me mereces, Carlos Fuentes, Rosario Castellanos, Juan Rulfo: La literatura de la Onda, México D.F., Joaquín Mortiz, 1987, p. 103.
9 R. Castellanos, « Los narradores ante el público », O. II, p. 1008.
10 R. Castellanos, « Destierro », Poemas (1957), O. II, p. 84.
11 R. Castellanos, « Telenovela », Poesía no eres tú (1972), O. II, p. 210.
12 R. Castellanos, Trayectoria del polvo, El cristal furtivo, México D.F., Costa-Amic, 1948 et Apuntes para una declaración de fe, Revista Antológica, México D.F., Ediciones De América, 1948.
13 R. Castellanos, « Los narradores ante el público », O. II, p. 1014.
14 R. Castellanos, Trayectoria, op. cit., O. II, p. 17.
15 Gaston Bachelard, L’eau et les rêves, Essai sur l’imagination de la matière, Paris, José Corti, 1966, p. 265, et p. 1-3.
16 R. Castellanos, Trayectoria, op. cit., O. II, p. 17.
17 R. Castellanos, Apuntes…, O. II, p. 31.
18 Ibid., p. 31.
19 R. Castellanos, Trayectoria…, O. II, p. 17.
20 Barbara Bockus Aponte, « Estrategias dramáticas del feminismo en El eterno femenino de Rosario Castellanos », Latin American Theatre Review, vol. 20, no 2, Spring 1987, p. 49-58 ; Laura Guerrero Guadarrama, « La escritura subversiva de El eterno femenino de Rosario Castellanos », in José Ramón Alcántara Mejía, Reconfigurando la realidad en el espacio de la escritura, México DF, Universidad Iberoamericana, 1997, p. 143-156.
21 R. Castellanos, El eterno femenino, O. II, p. 394.
22 R. Castellanos, Tablero de damas, O. II, p. 279-319.
23 L. Guerrero Guadarrama, La ironía en la obra temprana de Rosario Castellanos, México, Ediciones Eón – Universidad Iberoamericana, 2005, p. 68: « Dolores Castro platica una experiencia de la vida de Rosario que es como un palimpsesto o la prefiguración de [Tablero de Damas]. En un viaje que hicieron juntas a Europa tuvieron la oportunidad de conocer a Gabriela Mistral; fue tal la soledad y el desamparo que percibieron en ella, que ambas se dieron cuenta que parecía existir un pacto: la obra o la vida, aparentemente ambas decidieron privilegiar la vida. Rosario, sin embargo, se miraba en el espejo del destino. »
24 R. Castellanos, Tablero…, op. cit., p. 312.
25 D’où l’inquiétude qui assaille le Robinson de Tournier sur son île déserte : « Toujours ce problème de l’existence. Il y a quelques années, si quelqu’un m’avait dit que l’absence d’autrui me ferait un jour douter de l’Existence, comme j’aurais ricané ! » Et pourtant, loin du regard de l’autre, Robinson en vient à douter… Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique, Paris, Gallimard, 1977, p. 128.
26 Voir notamment le poème intitulé « Ninguneo », Viaje redondo (1972), O. II, p. 223-224. Le « moi » lyrique y redoute « La sentencia que dicta: “No existes”. Y la firman / los que para firmar usan el Nos / mayéstico: el Único que es Todos; / los magistrados, las cancillerías, / […] / …y, solidariamente, mis demás compatriotas. »
27 Voici par exemple les termes en lesquels elle décrit ses poèmes dramatiques Salomé et Judith dans un entretien avec Emmanuel Carballido : « Traté a estas heroínas bíblicas de una manera muy libre. Aspiraban a ser teatro, pero no lograron la calidad dramática. Lo único que se salva de ellos son ciertos hallazgos líricos, principalmente de paisajes y de descripción de ambientes. Fallé en la descripción psicológica de los personajes, en el hilo argumental que conduce la acción. », O. II, p. 321.
28 E. Poniatowska, « Yo soy de nacimiento cobarde… », op. cit., p. 308 : « Si Rosario Castellanos hubiera recurrido a la inexpugnable retórica del PRI, otro gallo le cantara, pero si actitud ante la vida es de entrega, de confianza, de asombro y de incredulidad y esto queda tan fuera de los cánones de la alta cultura (o al menos lo estaba) que en cierta forma, Rosario es considerada inferior, “caserita”, simple, fácil de hacer a un lado. […] la imagen un tanto derrotista que proyecta de sí misma es aprovechada por quienes no tienen el menor interés en que salga adelante. »
29 R. Castellanos, Dos poemas (1950), O. II, p. 62.
30 Ibid., p. 62.
31 Ce conte autobiographique est publié sous le titre de « Tres nudos en la red », Obras I, Narrativa, México D. F., Fondo de Cultura Económica, 2004, p. 982.
32 E. Poniatowska, « Yo soy de nacimiento cobarde… », op. cit., p. 299.
33 Voir « Tejedoras de Zinacanta », El rescate del mundo (1962), O. II, p. 76.
34 Günter Lorenz, « Rosario Castellanos », Díalogo con Latinoamérica, Santiago de Chile, Editorial Pomaire, 1972, p. 206.
35 Titre de son recueil poétique En la tierra de en medio (1972), O. II.
36 R. Castellanos, Dos poemas, O. II, p. 62.
37 « ¿Si poesía no eres tú, entonces qué ? », O. II, p. 1002.
38 R. Castellanos, Salomé y Judith, O II.
39 Ibid., p. 327.
40 Ibid., p. 362.
41 R. Castellanos, « Elegía del amado fantasma », De la vigilia estéril, O. II, p. 44.
42 R. Castellanos, « Lamentación de Dido », Poemas, O. II, p. 102 : « La femme est celle qui reste là ; branche de saule qui pleure sur les rives des fleuves. »
43 Clarissa Pinkola Estes, Mujeres que corren con los lobos, Barcelona, Ediciones B, 2005, voir le chapitre consacré à la Llorona, p. 417-466.
44 R. Castellanos, « Elegía del amado fantasma », De la vigilia estéril, O. II, p. 44 : « Tu es ce qui bouge, le désir qui chemine, / la lumière se déversant, la voix qui s’élève. / Moi je ne suis que l’asphyxie tranquille des racines / plongées dans la terre ténébreuse et compacte. »
45 « Si poesía no eres tú, ¿entonces qué ? », O. II, p. 1001 : « J’ai transité très lentement de la plus fermée des subjectivités à la troublante découverte de l’existence de l’autre et, finalement, à la rupture du schéma du couple pour m’intégrer au social, qui est le milieu dans lequel le poète se définit, se comprend et s’exprime. »
46 Materia memorable, O. II, p. 161 : « Mon amour, qui vient parfois me rendre visite / […] ne te sens pas plus proche de moi que l’homme de la rizière / ou de celui qui un jour lointain […] / m’a donné à boire une gorgée d’eau fraîche. »
47 Daniel Sibony, Entre-deux, l’origine en partage, Paris, Seuil, 1991, p. 11.
48 E. Poniatowska, Ay vida…, op. cit., p. 107.
49 R. Castellanos, O. II.
50 R. Castellanos, « Agonía fuera del muro », Lívida luz, O. II.
51 « Los narradores ante el público », Ibid., p. 1012.
52 R. Castellanos, En la tierra de en medio, O II.
53 « Asedio a Sor Juana » et « Otra vez Sor Juana », O. II, p. 462-463 et p. 467-470.
54 « Agonía fuera del muro », Lívida luz, O. II, p. 133.
55 « Toma de conciencia », Materia memorable (1968), O. II, p. 160.
56 Maria Luisa Gil Iriarte, « Balún Canán, la voz de una Antígona mexicana », Anales de Literatura Hispanoamericana, Huelva, Universidad de Huelva, vol. 27, 1998, p. 298.
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Quelques mots à propos de : Sandra Gondouin
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