12 | 2020

Vertige. Le « moi » : dramatisation et dramatisme dans Espacio de Juan Ramón Jiménez

Daniel Lecler


Texte intégral

Que dire alors du poème et de la connaissance ? Musicien de son propre silence, gardien attesté de notre propre délicatesse, le poème est-il ce par quoi s’organise une connaissance, et laquelle ?
Alain Badiou

Mi verdadero poeta es el que coje el encanto de cualquier cosa, de cualquier algo, y deja caer la cosa misma.
Juan Ramón Jiménez

1« Todos somos actores aquí, y sólo actores, y el teatro es la ciudad, y el campo y el horizonte, ¡el mundo! Y Otelo con Desdémona será lo eterno. Esto es el hoy todavía, y es el mañana aún, pasar de casa en casa del teatro de los siglos, a lo largo de la humanidad toda »1. Si Juan Ramón s’inscrit dans une tradition purement hispanique, dans une conception du monde comme théâtre à ciel ouvert, il n’en demeure pas moins qu’il revitalise cette vision du monde, de l’homme et de la littérature en l’inscrivant profondément dans la modernité et en inventant, comme il le fait aussi avec Platero y yo, un genre neuf, hybride, révolutionnaire.

2Ce genre, si l’on nous permet l’expression, est celui d’un non-genre, d’un genre inclassable, et donc particulièrement difficile à cerner, à décrire, à analyser. Un genre nouveau, unique, qui montre que la mise en scène, ou du moins, que certains procédés de dramatisation poétique s’entrecroisent pour qu’advienne ce « moi » acteur qui recherche une scène dans l’espace du poème.

3Il ne s’agira pas ici de tenter de classer tant bien que mal dans du connu cette entreprise novatrice du poète andalou, mais plutôt d’essayer d’aborder ce texte sous l’angle précisément de l’hybridité des genres face à cette quête d’espace, d’un espace nouveau, indispensable à la constitution du « moi », c’est-à-dire d’une conscience ou, comme l’écrit Juan Ramón Jiménez, de ce « destin » que représente Espacio. « Todos somos actores aquí » proclament le poète-acteur, l’acteur-poète, la voix et le lecteur.

4Mais avant d’aller plus loin, arrêtons-nous quelques instants sur cette œuvre singulière dans sa conception. Singulière car, contrairement aux apparences, elle n’est pas le fruit ininterrompu d’un esprit possédé par une force irrépressible qui pousserait le poète à écrire au fil de la plume. Elle s’inscrit pleinement dans la continuité de ses écrits et ne constitue en rien un discours décousu puisqu’elle fut l’objet d’une élaboration longue, méditée, travaillée, retravaillée par l’auteur indiquant à ce propos que Espacio a été écrit « Por la Florida 1941-1942-154)2, autrement dit, sur une période longue de treize années. Singulière, aussi, parce qu’elle entretient des liens étroits, encore trop peu étudiés, avec un autre recueil qui lui est contemporain – Tiempo –, mais surtout parce qu’elle fut en partie l’objet d’une métamorphose surprenante qui atteste la préoccupation du poète quant à la forme qu’il voulait lui donner. En effet, si aujourd’hui la version publiée est de bout en bout en prose sans un seul point à la ligne, la version initiale de Espacio (sous-titré Estrofa3), ne comportait que l’actuel « Fragmento primero » qui avait été, rappelons-le, écrit en vers4.

5Œuvre singulière, enfin, car lorsqu’on lit les quelques lignes que le poète andalou adresse à Luis Cernuda depuis Washington, en juillet 1943, elle peut apparaître comme un écrit pouvant être lu comme une poétique :

Ahora, hace tres años, tengo en mi lápiz un poema que llamo “Espacio” y sobrellamo “Estrofa”, y llevo ya de él unas 115 páginas seguidas. Pero sin asunto, en sucesión natural. Creo que en la escritura poética, como en la pintura o la música, el asunto es la retórica, “lo que queda”, la poesía. Mi ilusión ha sido siempre ser más cada vez el poeta de “lo que queda”, hasta llegar un día a no escribir, para el estado de gracia poético, intelectual o sensitivo. Ser uno poesía y no poeta5.

6À la lecture de cet extrait, on entend clairement que le projet d’écriture de Espacio, mûrement médité, s’inscrit dans une continuité de pensée et que l’un des buts que se fixe le poète est de transposer, en la mettant en pratique, cette poétique qu’il s’est fixée depuis qu’il écrit et dont l’aboutissement consisterait à métamorphoser le poète qu’il est, en poésie, autrement dit, de faire en sorte que le poète s’efface, réduit au silence, en devenant lui-même poésie. Il y a donc ici une remise en question importante du « moi ». Une fois le monde du « moi » advenu, il devra se confondre avec la poésie. Nous pouvons donc postuler que poétique et questionnement du rôle du « moi » semblent parvenir à une forme d’acception de la mort.

7À cette fin, précise Juan Ramón, il faut inventer une forme dans laquelle le « moi » pourra se muer de poète en poésie. La génétique de Espacio dessine les contours de cette recherche d’une forme nouvelle et hybride, une hybridité dans laquelle Juan Ramón s’est d’ailleurs essayé très tôt6.

Substance divine et monologue

8Dans le premier fragment, le « moi » s’identifie à ce que le poète andalou appelle « fuga raudal », c’est-à-dire, son propre poème que l’on pourrait lire comme un monologue lyrique : « “Los dioses no tuvieron más sustancia que la que tengo yo” yo tengo la sustancia de todo lo vivido y de todo lo por vivir. No soy presente sólo, sino fuga raudal de cabo a fin. ». La présence hic et nunc est l’une des caractéristiques du personnage dramatique, qu’il partage avec la présence dévoilée dans le processus poétique au sens qu’Yves Bonnefoy lui donne7. Ici, le « moi » protagoniste, en rappelant sa substance divine partagée avec tout ce qui vit, affirme non seulement une présence ici et maintenant, mais aussi la volonté d’embrasser la totalité des choses en devenant lui-même cet étrange poème dramatisé en fugue « monologante ». Le poète, Juan Ramón Jiménez dans le monde, a besoin de se projeter d’abord et de s’identifier ensuite avec son texte en lui donnant une forme susceptible d’épouser au plus près la complexité et la globalité de son expérience et de son invention. L’action, sous forme de regard lié à un mouvement, surgit immédiatement et la relation déictique avec ce qu’il voit renchérit cette impression de présence spatialisée « y lo que veo en uno y otro lado, en esta fuga (rosas, restos de alas, sombra y luz) es sólo mío recuerdo y ansia míos, presentimiento, olvido ». L’action devient très vite émotion poétique. Le « moi » en mouvement suit un courant de parole qui l’entraîne, un chemin vital qu’il poétise, et observe ce qu’il voit défiler sur chacune des deux rives, tout comme ceux qui l’observent, le voient passer. Il y a une multiplicité de regards qui confluent dans une sorte de mise en scène diffuse.

9C’est le choix du monologue poétisé qui permet ce syncrétisme d’éléments hétérogènes. Il y a une cogitation de la part du poète qui produit cette déchirure du silence à la fois personnel et cosmique. La prise de parole à la première personne du singulier, dans le cadre « monologant », assoit le texte dans une oralité différente du poème en vers, que le poète — rappelons-le — a rejeté, qui rend possible une potentielle mise en scène facilitée par la naissance et la métamorphose sans cesse à l’œuvre d’images qui s’enchaînent, se superposent et se spatialisent ; la métamorphose étant intrinsèquement action.

10Il est donc difficile de préciser, de cerner, le noyau thématique de Espacio. Le lecteur se demande souvent, à juste titre, de quoi parle le recueil. Dans sa lettre à Cernuda que nous citions plus haut, Juan Ramón affirme sans ambages que les « 115 páginas seguidas », qu’il a au bout de son crayon sont « sin asunto ». Il y a là, pour nous, aujourd’hui, une clé de compréhension essentielle, significative. Juan Ramón ajoute, en outre, que son texte est écrit « en sucesión natural », l’acte d’écriture répondant ainsi à une pulsion, quand bien même soit-elle, après coup, réfléchie. Il y a aussi dans Espacio, en liaison avec la notion de fugue, cette sensation d’écrire au fil de la plume, comme lorsque l’on écrit une lettre. Juan Ramón essaye de détacher sa poésie de son objet initial par le biais de superpositions de temps et de lieux, ce qui entraîne une espèce de soustraction, de neutralisation qui tend, paradoxalement, à universaliser. Nous ne pouvons nier l’impression, en apparence chaotique, que le lecteur peut avoir. L’interprétation de l’œuvre s’avère en effet ardue ; elle doit être sans cesse renouvelée, ce qui implique une relecture permanente.

11À ce propos, les paroles d’Alain Badiou, dans son ouvrage Que pense le poème8, font écho au processus de création. Ainsi, selon le philosophe, « l’expérience poétique comme expérience de pensée : accéder à une affirmation de l’être […] »9 se manifeste par un double processus qu’il nomme « soustraction » et « dissémination ». Pour lui, la soustraction est ce qui agence le poème dans une visée directe d’un retrait de l’objet, « le poème est une machinerie négative qui énonce l’être ou l’idée au point même où l’objet s’évanouit », la « dissémination » quant à elle

vise […] à dissoudre l’objet par son infinie distribution métaphorique. Si bien qu’à peine mentionné l’objet émigre ailleurs dans le sens, se désobjectivise en devenant autre chose que ce qu’il est. L’objet perd son objectivité, non par l’effet d’un manque, mais par celui d’un excès, d’une équivalence excessive à d’autres objets10.

12« Ainsi l’objet est pris et aboli dans la faim poétique de sa soustraction dans la soif poétique de sa dissémination »11 écrit-il quelques lignes plus loin. Le poème vise donc, selon lui, « la présence sans objet »12. Or cette idée nous semble faire écho à cette absence de sujet que nous évoquions et que Juan Ramón revendique dans Espacio. Le processus poétique juanramonien s’inscrit dans cette tension qui parcourt les pages de l’œuvre entre un désir d’unité et un irrémédiable constat que l’unité ne peut exister que dans la pluralité au sein de laquelle le « moi » se concentre et investit toutes choses. Pour illustrer cette idée, évoquons, dans le premier fragment, ce chien à la fois unique et multiple, évoqué par le « moi » en ces termes :

No, ese pero que ladra al sol caído no ladra en el Monturrio de Moguer, ni cerca de Carmona de Sevilla, ni en la calle Torrijos de Madrid; ladra en Miami, Coral Gables, La Florida, y yo lo estoy oyendo allí, allí, no aquí, no aquí, allí, allí. ¡Qué vivo ladra siempre el perro al sol que huye! Y la sombra que viene llena el punto redondo que ahora pone el sol sobre la tierra, como un agua su fuente, el entorno en penumbra alrededor; después, todos los círculos que llegan hasta el límite de la esfera del mundo, y siguen, siguen. Yo te oí, perro, siempre, desde mi infancia, igual que ahora, tú no cambias en ningún sitio, eres igual a ti mismo, como yo13.

13La soustraction commence à s’opérer de façon subtile, elle s’initie par la tombée de la nuit, puis vient la multiplication des espaces qui sont comme autant de scènes de vie ; leur multiplication, leur dissémination, impliquent leur évanouissement en ce qu’elles ont d’unique ; un évanouissement qui se cristallise, par exemple, dans la négation « ni ». Les espaces et les temps s’empilent, se superposent, s’annulent, se disséminent. Ces quelques lignes se concluent sur une unicité qui les englobe, qui souligne l’idée de l’identique et s’achève par une comparaison avec la « voix » elle-même. Cette idée de pluralité et d’unité s’exprime lorsque le « moi » déclare :

Lo más bello es el átomo último, el solo indivisible, y que por serlo no es ya más pequeño. Unidad de unidades es lo uno; ¡y que viento más plácido levantan esas nubes menudas al cenit; qué dulce luz es esa suma roja única. Suma es la vida suma, y dulce14.

14Le moi est donc un et multiple ou, plutôt, à la recherche du « un » à travers une multiplicité qui semble sans fin mais qui se soumet à la contention rhétorique du monologue lui-même. Le texte, comme la scène, cadre le « moi » qui y évolue, s’y déploie, s’y révèle jusqu’à atteindre, grâce à cet espace de parole, une sorte de dialogue avec la conscience. Le discours arrive parfois aux confins de la déraison ; la dissociation du « moi », la difficulté à parvenir à une harmonisation unitaire est au cœur du monologue. La prise de conscience et la lutte contre cette difficulté du « moi » à devenir « moi » donnent au discours toute sa grandeur en instaurant une tension dramatique presque tragique :

¡Calla, segundo yo, que hablas como yo y que no hablas como yo; calla maldito! Es como el viento ese como la ola; el viento que se hunde con la ola inmensa; ola que sube inmensa con el viento; ¡y qué dolor de olor y de sonido, qué dolor de color, y qué dolor de toque, de sabor de ámbito de abismo! ¡De ámbito de abismo15!

15Une grande difficulté à identifier ontologiquement les choses et les expériences est transformée en art poétique aux teintes réellement oniriques : « Como en sueños, yo soñaba que era otra. Pero si yo no estoy aquí con mis cinco sentidos, ni el mar, ni el viento son viento ni mar; no están gozando viento y mar si no los veo, si no los digo y lo escribo que lo están »16 lorsque nous pensons que le discours s’approche de la déraison, la plume juanramonienne maîtrise son propre vertige. La plume du poète est indispensable au réel pour devenir réel.

Pulsion déictique et apostrophe

16Parfois, au sein même de ce monologue souvent dramatisé où se multiplient les images et les espaces, où se déroule l’action, surgissent des ébauches de dialogues :

Nada es la realidad sin el Destino de una conciencia que realiza. Memoria son los sueños, pero no voluntad ni intelijencia. ¿No es verdad ciudad grande de este mundo? ¿No es verdad, di, ciudad de la unidad posible, donde vivo? ¿No es verdad la posible unidad, aunque no guste los desunidos por Color o por Destino, por Color que es Destino? Sí, en la ciudad del sur ya, persisten estos claros de campo rojiseco, igual que en mí persisten, hombre pleno, las trazas del salvaje en cara y mano y en vestido17 […]

17Il y a dans cette œuvre comme une pulsion déictique qui confère une théâtralité indéniable au texte poétique. En quelques lignes, après une affirmation du « moi » qui s’apparente à la conclusion d’une cogitation antérieure qui se coule dans le moule de l’oralité, surgit, abrupte, une interrogation, une apostrophe qui ouvre un nouvel espace, qui potentiellement peut accueillir un interlocuteur, une deuxième personne, un « autre » à qui la voix s’adresse, ici, la ville. L’interrogation, l’apostrophe peuvent être considérées, dans le cas présent, comme une scène d’énonciation car soudain, comme l’écrivent Brigitte Denker-Bercoff, Florence Fix, Peter Schnyder et Frédérique Toudoire-Surlapierre dans l’avant-propos de leur ouvrage Poésie en scène18 : « l’énonciation s’y représente en même temps qu’elle y a lieu ». Interrogations, déictiques, apostrophes successives, puissance de l’anaphore, se cumulent dans ce passage et contribuent à donner corps au texte, à l’acheminer d’une scène imaginaire vers une scène potentiellement spectaculaire. Ce à quoi il faudrait ajouter la puissance évocatrice de la création de mots comme « rojiseco », l’alternance de jeux sonores entre « Color », « por », « Destino », l’assonance en « o » qui densifient le texte en lui donnant une épaisseur presque corporelle. Ainsi, la page blanche, noircie de signes, devient elle-même, par l’utilisation, entre autres, du « C » majuscule, un espace spectaculaire dont l’action n’est autre que cette quête indispensable de la conscience, cette recherche de l’unité pour que le « moi » et le monde puissent, enfin, être, quel qu’en soit le prix à payer. Comme le dit le poète, l’assertion est puissante, rien ne peut exister pour nous sans une conscience qui la conçoit, ce qui implique très directement l’action même, qui est celle de la création qu’il oppose à celle du rêve ou du fantasme. On soulignera, pour finir, dans cet exemple, ce qui nous apparaît être une invitation à passer outre la discrimination, en particulier raciale.

18Le phénomène n’est pas isolé, il rythme, de façon plus ou moins ponctuelle, cette « fugue torrentielle »19. Ainsi dans les premières lignes de l’œuvre, le « moi » apostrophe-t-il l’iris de façon inattendue, le hissant, là aussi, au niveau d’interlocuteur potentiel et créant les conditions de l’action et du dialogue : « Pasa el iris cantando como canto yo. Adiós iris, iris, volveremos a vernos, que el amor es uno y solo y vuelve cada día »20. Le désir d’unité permis par l’amour, notons-le, est à nouveau présent.

19On retrouve le phénomène de façon plus marquante encore vers la fin du premier fragment, lorsque le poète prend pour interlocuteur l’oiseau :

Tú y yo, pájaro, somos uno; cántame canta tú, que yo te oigo, que mi oído es tan justo por tu canto. Ajústame tu canto más a este oído mío que espera que llenes de armonía. ¡Vas a cantar! Toda otra primavera, vas a cantar. ¡Otra vez tú, otra vez la primavera! ¡Si supieras lo que eres para mí! ¿Cómo podría yo decirte lo que eres, lo que eres tú, lo que soy yo, lo que eres para mí? ¡Cómo te llamo, cómo te escucho, cómo te adoro, hermano eterno, pájaro de la gracia y de la gloria, humilde, delicado, ajeno; ánjel del aire nuestro, derramador de música completa! Pájaro, yo te amo como a la mujer, a la mujer, tu hermana más que yo. Sí, bebe ahora el agua de mi fuente, pica la rama, salta lo verde, entra, sal rejistra toda tu mansión de ayer; ¡mírame bien a mí pájaro mío, consuelo universal de mujer y hombre21!

20Ce même désir du multiple et de l’unitaire s’exprime dès les premières lignes de cette puissante apostrophe « Tú y yo, pájaro, somos uno » qui invite au dialogue en particulier par l’impératif « cántame ». Pointer, montrer les choses à travers des démonstratifs, des pronoms personnels, des noms propres, ou des adverbes de lieu ou de temps – les déictiques n’ont pas de sens en eux-mêmes, ils servent à établir une relation référentielle hors du texte –, intensifie la théâtralité du discours poétique22. Cette dramatisation de la scène est augmentée, comme dans l’exemple antérieur, par l’usage que fait le poète des phrases assertives, affirmatives qui alternent avec des phrases interrogatives conférant ainsi un dynamisme qui renforce l’idée d’action spectaculaire. Nous sommes ici face à un phénomène proche de ce que décrit Joaquín Roses lorsqu’il rappelle l’allocution en style direct que Pinciano nomme « modo activo » : « Lo que nos seduce especialmente y centrará nuestro análisis es la alocución en estilo directo (vv. 116-71), procedimiento denominado por el Pinciano “modo activo »23. On notera la présence implicite du concept d’action, essentiel au théâtre, que Pinciano associe à la prise de parole à la première personne du singulier. Joaquín Roses voit dans ce chant en style direct inclus dans la « Soledad segunda » un soliloque presque dramatique (« soliloquio ensimismado casi dramático »24). N’oublions pas que le poème que nous analysons comporte en bas de page le terme « (cantada) » pour le deuxième fragment, ce qui relie lyrisme et dramatisation. Cette fine notion de « ensimismamiento » coïncide exactement avec la tonalité et la teneur du poème qui nous occupe. Ce mouvement unitaire implique une double dynamique, il pousse le moi à la concentration, à la méditation, mais aussi à l’expansion. La parole se fait geste en direction de l’oiseau, geste que sous-tend l’impératif, cela a été dit, mais aussi l’injonction « ¡Vas a cantar! », intensifiée par la répétition « vas a cantar » qui, associée à la paronomase, nous fait entendre comme une parole mélodique et mélodieuse, en creux, qui joue avec les voyelles tantôt accentuées, sur l’avant-dernière syllabe ou encore sur l’antépénultième, tantôt pas, absorbée dans une diphtongue « cántame, canta tú, que yo te oigo, que mi do es tan justo por tu canto. Ajústame tu canto más a este oído mío que espera que lo llenes de armonía »25. De cette double dynamique, de ce faux dialogue avec cet oiseau médiateur, naît un processus cathartique.

Hueco catártico : le délire structuré

21La fin du poème comporte une intensification cathartique. Le moi, malgré sa substance divine, semble chuter émotionnellement face au constat de sa limite, de ce qu’il appelle son ‘hueco’, le creux qui est dévoilé par une expérience devenue onirique dans la poesis : le discours devient geste remémoré, narration poétique et cathartique. Il écrase la carcasse d’un crabe-cancer. Il s’aperçoit que ce creux dévoile son propre ‘hueco’. Le passage est particulièrement difficile à interpréter : la polysémie devient extrême. Dans tout le poème, qui est une permanente quête cathartique, le moi semble échapper au contrôle de lui-même, se disséminer en connexions confuses avec les autres êtres, se disséminer dans cette fugue qui ne laisse pas d’espace à la pause. Ce fluir permanent fait de multiples instants créateurs de densités et de présences, conduit à une fin dans laquelle le moi poématique interpelle un « tu », conscience de son âme. Ces dernières pages remémorent une action fortement onirique présentée comme une expérience vécue « Era demasiado para un sueño, y no quisiera yo soñarlo nunca… »26. Tout d’abord, celle de mille crabes qui s’avancent vers le « moi » : « Plegadas alas en alerta unido de un ejército cárdeno y cascáreo, a un lado y otro del camino llano que daba sus pardores al fiel mar, los cánceres osaban craqueando erguidos (como en agrio rezo de eslabones) al sol radiante soledad de un dios ausente »27. Ces crabes-cancers avancent telle une armée menaçante vers le « moi » sans défense que les sonorités du texte ne font qu’appuyer, que renforcer par des allitérations de l’occlusive vélaire sourde /k/ « craqueando », « cánceres », « cascáreo », « cangrejo » où les limites de la connotation sonore disparaissent. Un dramatisme délirant et épique se fait sentir, renforcé par un silence soudain. Des récurrences obsédantes marquent le texte « Y, silencio; un fin, silencio. Un fin, un dios que se acercaba. Un cáncer, ya un cangrejo y sólo, quedó en el centro gris del arenal, más erguido que todos, más abierta la tenaza sérrea de la mayor boca de su armario; los ojos periscopios tiesos, clavando su vibrante enemistad en mí »28. L’étrange syntagme « un cáncer, ya un cangrejo » rend compte de la connotation destructrice du personnage rival. Il y a ici une véritable agonie au sens étymologique du terme, c’est-à-dire, de confrontation. Il y a ici un coup de fouet presque surréaliste mais qui ne l’est pas réellement. Le dramatique, le narratif et le lyrique se mélangent, l’hybridité générique est totale, venant démultiplier la puissance du dire incapable de se cantonner à une quelconque limite rhétorique, si ce n’est celle qu’il est en train d’inventer.

22Un crabe se détache et le combat commence, le geste remémoré dans ses bribes narratives se dramatise de plus en plus : « Bajé lento hasta él, y con el lápiz de mi poesía y de mi crítica, sacado del bolsillo, le incité a que luchara. No se iba el David, no se iba el David del literato filisteo »29. Il y a là, notons-le, une véritable puissance tragique qui peut rappeler certains monologues de Sophocle. Désormais, le combat est inévitable : « Abocó el lápiz amarillo con su tenaza, y yo lo levanté con él cojido y lo jiré a los horizontes con impulso mayor, mayor, mayor, una órbita mayor, y él aguantaba »30. Une circularité cauchemardesque, obsédante et agonique se dessine.

23Le crabe, c’est le « moi », la peur qui le ronge, la menace du monde qui est à l’intérieur du poète lui-même. Faut-il souligner que, dans ce texte, du début à la fin, les lectures autobiographiques, fictionnelles, littéraires, imaginaires, s’entrelacent pour donner une pleine puissance au texte.

24La puissance divine postulée dans les premières lignes est mise à mal après l’expérience tragique du crabe qui renvoie au vide intérieur du moi, au creux iconiquement représenté qui caractérise toute chose, peut-être. Creux, donc vide, vide effrayant, limite, impuissance qui naît par ailleurs du constat que l’objet qui paraissait terrifiant, le cáncer, est creux, donc indigne de produire la panique qui a motivé le geste destructeur :

Parecía que el hueco revelado por mí y puesto en evidencia para todos se hubiera hecho silencio, o el silencio hueco; que se hubiera poblado aquel silencio numerable de innúmero silencio hueco. Yo sufría que el cáncer era yo, y yo un gigante que no era sólo yo y que me había a mí pisado y aplastado. ¡Qué inmensamente hueco me sentía, qué monstruo de oquedad erguida, en aquel solear empederniente del mediodía de las playas desertadas! ¿Desertadas? Alguien mayor que yo y el nuevo yo venía, y yo llegaba al sol con mi oquedad inmensa, al mismo tiempo; y el sol me derretía lo hueco, y mi infinita sombra me entraba en el mar y en él me naufragaba en una lucha inmensa, porque el mar tenía que llenar todo mi hueco. Revolución de un todo, un infinito, un caos instantáneo de carne y cáscara, de arena y ola y nube y frío y sol, todo hecho total y único, todo Abel y Caín, David y Goliat, cáncer y yo, todo cangrejo y yo. Y en el espacio de aquel hueco inmenso y mudo, dios y yo éramos dos31.

25L’avènement d’un nouveau « moi » étrange qui ne refuse en rien son propre chaos amène l’amorce de dialogue qui clôt ce chef d’œuvre de poésie dramatique, voire tragique. La substance divine du « moi » finit par se détacher de lui-même et un dieu personnel, « dios », devient un autre dissocié qui explique la douleur et le désordre.

26Paradoxalement, l’œuvre semble s’achever comme elle commence, à ceci près… Ici, le doute s’est immiscé dans la conscience sous forme d’apostrophe particulièrement dramatique, la circularité est rompue par le dédoublement de la mort :

“Los dioses no tuvieron más sustancia que la que tengo yo.” ¿Y te has de ir de mí tú, tú a integrarte en un dios, en otro dios que este que somos mientras tú estás en mí, como de dios?
(Por la Florida, 1941-1942-1954) (Sucesión: y 2)32.

Conclusion

27L’hybridation poétique se met au service de la quête ontologique jiménienne opérée par le « moi acteur » dans ce poème dramatisé et dramatique qui relève à la fois de la somme transgenre et de la poétique. Mais, ce « moi » acteur qui se donne en spectacle devient aussi spectateur de lui-même. Comme Milagros Torres l’écrit en parlant de la poésie de Ausias March : « El yo poématico […] se desdobla y se contempla a sí mismo sufriendo. Produce así el poeta una catarsis – temor y compasión, (Eleos / Phobos) en la que es él mismo el protagonista de la tragedia y el espectador que la contemplaSe da miedo a sí mismo y, purificado por ese miedo al sufrimiento que ve en ése que es y no es el mismo, se libera, como todo espectador consciente de lo trágico »33. L’oralité inscrite dans les éléments analysés (apostrophe, interrogation et exclamation, déictiques, anaphore, rythme), accroissent la potentialité scénique du texte. Nous assistons dans Espacio à la quête et à la construction d’un moi dans une poésie nouvelle, agonistique, éclatée et contenue à la fois, dans une fugue ou Juan Ramón se perd et se retrouve à chaque instant.

Bibliographie

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Notes

1 Juan Ramón Jiménez, Espacio, Paris, José Corti, 1988, p. 76. Si notre édition de référence sera celle que nous venons de citer, nous renverrons également à l’ouvrage publié en 2012 qui, en plus d’une étude très intéressante, fournit au lecteur la reproduction des manuscrits et des tapuscrits : Juan Ramón Jiménez, Espacio y tiempo, éd. Joaquín Llansó Martín-Moreno, Rocío Bejarano Álvarez, illus. Narciso Fernández Sánchez, Madrid, Linteo, 2012, p. 151, v. 484-488.

2 Ibid., p. 117.

3 L’œuvre a été publiée pour la première fois dans Cuadernos Americanos, de Méjico, año II, vol. XI, no 5, septiembre-octubre de 1943, p. 191-205.

4 De nombreux critiques soulignent ce passage du vers à la prose. Pour plus de précisions, on peut se reporter, par exemple, à l’introduction de l’édition que nous avons retenue. Ibid., p. 43-44. Nous souhaiterions observer de façon détaillée, dans une prochaine étude, cet « entre deux », cette métamorphose que constitue ce passage du vers à la prose et comprendre ce qui se joue dans cet entre-deux qui comporte suppressions, ajouts, modifications, des transferts rythmiques, mélodiques, sonores. Autrement dit, voir comment s’opère ce transvasement du vers, vers la prose poétique (ce transfert du vers à la prose poétique ?).

5 J. R. Jiménez, Cartas literarias, Barcelona, Editorial Bruguera, 1977, p. 59.

6 Nous pensons ici plus particulièrement à Platero y yo et renvoyons à l’étude que nous en avons faite dans notre inédit d’Habilitation à diriger des recherches : L’Âne et la plume, soutenue le 08/11/2014 à l’Université Paris 8.

7 « Oui, je crois que les catégories propres de la pensée poétique — de ce projet qu’elle est de refonder, en tout cas de réintensifier l’être au monde — permettent d’identifier les propositions des œuvres d’architecture, dont on comprend alors qu’elles sont établies au niveau le plus intérieur de la conscience, celui où nous décidons de ce qui a ou n’est que non-être ou — disons plutôt, plus profondément — de ce qu’on peut vivre comme présence plein, dans notre vie, de ce que l’on peut donc tenter de refuser à l’absence », écrit Yves Bonnefoy, « Sur l’architecture », in L’inachevable. Entretiens sur la poésie 1920-2010, Paris, Albin Michel, 2010, p. 15-16. Jean-Michel Maulpoix écrit, par ailleurs, du « texte moderne » : « Il donne à cet infinitif, à cet infini ou cet indéfini qu’est l’écriture des morceaux de soi à ronger : fragments de finitude, de transitoire et de contingent. Il n’est plus cette conscience ou ce désir qui se pose face à un objet, il est ces pages qu’il a écrites, à travers lesquelles il existe, diffracté et dispersé, dépourvu d’un “noyau central” », Jean-Michel Maulpoix, La poésie comme l’amour, Essai sur la relation lyrique, Paris, Mercure de France, 1998, p. 33.

8 Alain Badiou, Que pense le poème, Caen, Nous Antiphilosophique Collection, 2016.

9 Ibid., p. 20.

10 Ibid., p. 21.

11 Ibid.

12 Ibid., p. 25.

13 J. R. Jiménez, Espacio…, op. cit., p. 50.

14 J. R. Jiménez, Espacio, op. cit., p. 46.

15 J. R. Jiménez, Espacio, op. cit., p. 72. Nous sommes ici en présence de ce que pourrions appeler une « réflexivité » telle que l’évoque Brigitte Denker-Bercoff, Florence Fix, Peter Schnyder et Frédérique Toudoire-Surlapierre et l’on pourrait considérer cette réflexivité, comme « une mise en scène de la parole ». Brigitte Denker-Bercoff, Florence Fix, Peter Schnyder et Frédérique Toudoire-Surlapierre (éd.), Poésie en scène, Paris, Orizons, 2015, p. 19.

16 J. R. Jiménez, Espacio…, op. cit., p. 72.

17 Ibid.

18 Brigitte Denker-Bercoff, Florence Fix, Peter Schnyder, Frédérique Toudoire-Surlapierre (éd.), Poésie en scène, Paris, Orizons, 2015, p. 19.

19 La traduction est de Gilbert Azam.

20 J. R. Jiménez, Espacio…, op. cit., p. 38.

21 Ibid., p. 54.

22 Renvoyons ici à l’article sur les déictiques dans Oswald Ducrot et Tzvetan Todorov, Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Points Seuil, 1972, p. 323.

23 Nous remercions Milagros Torres de nous avoir fait découvrir cet article remarquable de Joaquín Roses sur un texte voisin du nôtre. Joaquín Roses, « Pasos, voces y oídos. El peregrino y el mar en las “Soledades” », in Giulia Poggi (éd.) Da Gógora a Góngora, Verona, Edizioni Ets, 1997, p. 181, p. 287-335. Dans la troisième note de l’article, on lit : « A. López Pinciano, Philosophia antigua poética, ed. Alfredo Carballo Picazo, 3 voll., CSIC, Madrid, 1973. Las Soledades serían, si aplicáramos las definiciones del Pinciano, un poema lírico, es decir, aquéllos que por los modos diversos que contienen pertenecen a la categoría de los poemas irregulares: “Otros ay irregulares y extrauagantes, los quales, agora están debaxo deste modo, agora de aqué; tales son los líricos, de los quales más están debaxo del enarratiuo, a do todo lo habla el poeta, y algunos, debaxo del común, y aun yo los he visto alguna vez debaxo del actiuo, en las representaciones adonde canta y tañe y otro responde » (I, p. 283).

24 Ibid., p. 189.

25 Nous soulignons.

26 J. R. Jiménez, Espacio…, op. cit., p. 82.

27 Ibid.

28 Ibid.

29 Ibid., p. 82.

30 Ibid.

31 Ibid., p. 84.

32 Ibid., p. 86.

33 Milagros Torres, « Teatralidad y poeticidad en Ausias March: la catarsis en el poema XIII », in Georges Martin et Marie-Claire Zimmermann (éd.), Ausias March (1400-1459), premier poète en langue catalane, Paris, Klincksieck, 2000, p. 297-305.

Pour citer ce document

Daniel Lecler, « Vertige. Le « moi » : dramatisation et dramatisme dans Espacio de Juan Ramón Jiménez » dans « Conversaciones con Marie-Claire Zimmermann : el yo, poesía y teatro », « Travaux et documents hispaniques », n° 12, 2020 Licence Creative Commons
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Quelques mots à propos de :  Daniel Lecler

Université Paris 8 Vincennes – Saint-Denis — LER (EA 4385)
Université Paris Lumière