Deuxième partie : Cartes et tarots : imaginaire et représentations littéraires – Coord. scientifique : Sylvain Ledda

Les arcanes du tarot dans Sépulcre de Kate Mosse

Esther Nka Manyol


Résumés

Notre communication se propose de lire la prégnance de l’ésotérisme, en l’occurrence de la tarologie, dans l’œuvre de l’écrivaine britannique Kate Mosse. Si le tarot apparaît, au premier abord comme un ornement du récit ou « un simple élément d’ambiance », à y regarder de près, il en est autrement. Car, plusieurs signaux indiquent que ce jeu est au cœur de l’œuvre et constitue une voie féconde pour qui tente d’accéder au message central. Des allusions implicites aux références explicites, le tarot joue un rôle à la fois narratif, pédagogique et idéologique au sein l’univers romanesque de Sépulcre ? Mais quelle place les arcanes occupent-ils dans ce roman ? En quoi le tarot divinatoire constitue-t-il un dispositif narratif de mise en intrigue ? Quel message l’écrivaine dissimule-t-elle derrière ce jeu de cartes ? C’est dans le sillage de ce questionnement que s’inscrira notre réflexion.

Our communication aims to read the influence of esotericism, in this case tarology, in the work of the British writer Kate Mosse. If the tarot appears, at first glance, as an ornament of the story or “a simple element of atmosphere”, on closer inspection, it is otherwise. Because several signals indicate that this game is at the heart of the work and constitutes a fruitful path for anyone trying to access the central message. From implicit allusions to explicit references, the tarot plays a role that is at once narrative, educational and ideological within the romantic universe of Sepulchre? But what place do the arcana occupy in this novel? How does the divinatory tarot constitute a narrative device for intrigue? What message is the writer hiding behind this card game? It is in the wake of this questioning that our reflection will take place.

Texte intégral

Introduction

1Si la majorité des chercheurs1 s’accorde à dater les origines du jeu de tarot dans l’Italie du xve siècle, il faut cependant attendre le xviiie siècle pour qu’il se répande dans toute l’Europe, sous différentes formes dont les plus populaires sont le tarot de Marseille et le tarot universel Waite. À la même période, le jeu connaît un usage assez inédit, plus orienté vers l’occultisme2 et la divination3. Les relations entre littérature et cartes semblent s’être davantage développées sous cette forme divinatoire. Dès le xixe siècle, le tarot, mais surtout ses atouts ou arcanes majeurs, suivant les termes de Paul Christian4, prennent une place importante dans le roman policier d’inspiration ésotérique. En témoignent les titres très évocateurs comme Le Huit d’épées de John Dickson Carr5, L’Affaire du tarot de Pieter Aspe6 ou Tarot de William Bayer7. C’est précisément dans cette veine que s’inscrit Sépulcre8 de Kate Mosse. Au croisement de deux époques (1891 et 2007), le roman raconte d’une part le châtiment des amours incestueux entre Anatole et Isolde et les sanctions liées à la curiosité maladive de Léonie. D’autre part, l’intrigue évoque la quête de sens de Meredith. Comment le tarot s’inscrit-il dans cette histoire tragique ? Quels sont ses enjeux narratifs ? Quelle signification peut-on y tirer sur le plan idéologique ? Notre réflexion se propose précisément de dévoiler la place centrale qu’occupe ce jeu de cartes dans l’univers romanesque de Sépulcre et de dégager le message que tente de véhiculer l’écrivaine britannique Kate Mosse. Elle s’articulera ainsi autour de deux axes principaux : les figures et les figurations des arcanes du tarot dans l’univers romanesque d’une part ; et les enjeux esthétiques et idéologiques d’autre part.

Figures et figurations du tarot dans Sépulcre

2Si le tarot apparaît au premier abord comme un ornement du récit ou « un simple élément d’ambiance9 », cette appréhension peut vite être corrigée lorsqu’on examine le texte de plus près. Ce jeu est non seulement au cœur de l’œuvre mais constitue aussi une voie féconde vers sa signification.

Survol de l’intrigue

3L’histoire débute à Paris, un après-midi de 1891, par un simulacre d’enterrement organisé par deux amants (Anatole et Isolde), pour échapper à un ennemi diabolique : Victor Constant. Le jour suivant, Marguerite Vernier reçoit une étrange lettre d’Isolde, la veuve de son frère Jules Lascombe. Elle prétend être envahie par la solitude depuis la mort de son mari et invite sa nièce Léonie Vernier à séjourner avec elle à Carcassonne. Celle-ci accepte l’invitation mais à condition de se faire accompagner par son frère Anatole Vernier. Ce qu’elle ignore est que ce dernier a tout planifié avec cette tante, qui n’est autre que son amante, celle qu’il vient de faire passer pour morte : Isolde.

4Une fois à Carcassonne, Anatole épouse secrètement sa tante Isolde. Les deux amoureux héritent du domaine de la Cade et de la fortune de l’oncle Jules. Quant à Léonie, perturbée par une présence étrange, elle enquête sur les circonstances de la mort de son oncle. Très vite, elle découvre que celui-ci aurait péri sous l’impulsion d’un jeu de tarot ayant un pouvoir de vie et de mort sur les hommes. Ce jeu, exorcisé par l’abbé Saunière, fut remis à son emplacement d’origine à l’abri de la convoitise. Mais poussée par la curiosité, la jeune fille va le déterrer du fond du sépulcre et réveiller le diable.

5Dès lors, les tragédies se succèdent. Victor Constant, le rival indomptable d’Anatole (incarnation de la carte du diable) le retrouve et l’assassine ainsi que sa mère Marguerite. Isolde perd la raison et se suicide après avoir donné naissance à un garçon. Des dizaines d’enfants sont tués et le domaine de la Cade est incendié par des villageois. Léonie décide finalement de conjurer le sort au prix de sa vie, en invoquant les cartes diaboliques. Elle y parvient mais son âme est condamnée à errer durant des siècles, réclamant désespérément « Justice ». C’est en 2007 qu’elle obtient gain de cause, grâce à Meredith, une jeune docteure américaine, en mission à Paris. Alors qu’elle doit enquêter sur la vie du célèbre musicien Claude Debussy, afin de rédiger sa biographie, Meredith profite de cette mission pour enquêter sur ses propres origines. Suivant les pistes du jeu de tarot, elle découvre à travers les images illustrées sur les cartes, l’histoire de ses ancêtres : Jules, Marguerite, Léonie, Anatole et Isolde.

6Ce survol de l’intrigue laisse déjà transparaître la présence du tarot dans l’œuvre, mais c’est surtout par la place importante qu’occupent les arcanes majeurs, comme on le verra, que cette omniprésence se manifeste le plus nettement.

Symbolique des arcanes majeurs dans l’univers romanesque

7Des références explicites et des homologies entre les données du texte et les arcanes du tarot prédominent au sein l’univers romanesque de Sépulcre.

8Commençons par la structure. Le ton est donné dès le prélude, lorsque la narratrice affirme que « cette histoire commence non par les ossuaires d’un cimetière parisien, mais par un jeu de cartes. Le livre d’images du Diable10. » On sait que le diable est le quinzième arcane majeur du tarot divinatoire. Le récit s’achève quasiment par la même référence que l’on retrouve dans l’épilogue : « Car à la vérité, cette histoire commence non par les ossuaires d’un cimetière parisien, mais par un jeu de cartes. Le tarot Vernier11» Le tarot encadre donc l’histoire. Il s’agit moins, d’une simple évocation mais de l’insertion d’un récit au sein même des bornes de ce jeu.

9Du point de vue de la configuration spatiale, le récit se déroule parfois dans des lieux qui font écho, de façon explicite, aux cartes. Si l’on s’en tient au tarot de Bousquet que semble affectionner Meredith, nous remarquons que les images des bois brossés sur le dos des cartes ressemblent en tout point aux arbres entourant la maison d’enfance de Meredith. Nous apprenons également, de la bouche de Julian, le nouveau propriétaire du domaine de la Cade, que « l’église de Rennes-le-Château aurait été construite d’après les plans d’un ancien édifice qui se trouvait jadis12 » sur ce domaine. De plus, « l’imagerie du tarot figure en bonne place à l’intérieur de l’église, [notamment] L’Empereur, L’Hermite, L’Hiérophante, qui symbolise dans l’iconographie du tarot l’Église établie […]13 ». Julian, l’un des personnages ajoute que « Le Magicien est présent à travers le personnage du Christ lui-même. Et puis des Tours apparaissent dans quatre des tableaux du Chemin de Croix, sans parler de la Tour Magdala située sur belvédère14 ». Par ce type de connexions Julian cherche surtout à mettre en lumière les origines religieuses du jeu de tarot et laisse entendre que l’Église aurait dissimulé, dans les cartes originelles, comme dans un codex, un secret d’envergure, accessible uniquement à une poignée d’individus.

10Au niveau des personnages, on note plusieurs similitudes avec certains arcanes, et particulièrement, les majeurs, ceux qui furent modifiés par Léonie, pour raconter l’histoire tragique de sa famille. L’image figurant sur la carte de « La Justice » représente Meredith. Elle indique aussi le rôle qui lui est assigné dans le récit. Celui de justicière. Cette lecture lui avait déjà été faite par la cartomancienne lors de sa consultation. Mais en étalant les cartes elle-même, décidée à en faire sa propre lecture, elle découvre d’autres homologies frappantes :

Serait-ce possible ? Elle écarta Le Magicien, prit la carte I, Le Mat, et la tint près de la photo encadrée. Maintenant qu’ils étaient côte à côte, le doute n’était plus permis : c’était M. Vernier lui-même, avec son air avenant, sa silhouette élancée, sa moustache noire. Vint ensuite la carte II, La Prêtresse. Elle avait le teint pâle, l’air évanescent de Mme Lascombe […]. Plus bas, les deux personnages figuraient ensemble sous le titre « Les Amants, enchaînés aux pieds du Diable ». Enfin, la carte VIII, La Force : Mlle Léonie Vernier en personne. Meredith sourit malgré elle. C’était avec cette carte qu’elle se sentait le plus d’affinités, presque comme si elle connaissait la jeune fille15.

11Le Mât représente donc Anatole Vernier, La Prêtresse incarne Isolde, Les Amants enchainés aux pieds du diable ce sont les deux amants et La Force correspond à Léonie. Les correspondances entre les personnages et les cartes du tarot ne se limitent pas à de simples traits physiques. Leurs actions et leurs rôles dans le récit convergent également avec la prophétie de Laura, la cartomancienne. Victor Constant, porte sans le savoir, dans sa poche, la carte du diable. Et toutes les actions qu’il entreprend visent à semer la terreur. Il est à l’origine du mal, des épidémies et de plusieurs assassinats. De l’autre côté, Anatole et Isolde sont comme les amants enchaînés à ses pieds. Malgré le simulacre d’enterrement qu’ils organisent afin de faire croire à la mort d’Isolde et les fausses pistes qu’ils laissent avant de prendre la fuite pour vivre leur amour loin de tout, le diable finit par les retrouver. Et nul ne parvient à les délivrer si ce n’est la mort. Quant à Léonie, elle incarne bien la force, puisqu’elle ne faiblit pas malgré la mort de sa mère, de son frère et de sa tante. Elle demeure forte et élève seule l’enfant d’Anatole et Isolde. C’est aussi grâce à cette force qu’elle parviendra à réinvoquer les cartes pour éliminer Victor Constant (le diable). Pour ce qui est de Meredith, elle est bien la justicière qui libère l’âme errante de Léonie et réussi à faire arrêter Julian, l’assassin de son beau-père.

12Nous pouvons aussi voir, à travers les objets, des références explicites à certains arcanes du tarot. C’est principalement ce qui frappe Léonie lorsqu’elle visite le sépulcre :

Quand elle discerna mieux les images et comprit ce qu’elles représentaient, Léonie en eut le souffle coupé. C’étaient huit tableaux, tous différents, et tirés du tarot. On aurait dit que chacun des personnages était sorti de sa carte pour s’afficher sur le mur. Et ils portaient tous un titre, inscrit en dessous à l’encre noire sur une carte jaunie : Le Mat ; Le Pagad ; La Prêtresse ; Les Amoureux ; La Force ; La Justice ; Le Diable ; La Tour16.

13La référence au jeu de tarot ne laisse pas de doute puisque les cartes apparues dans le sépulcre renvoient aux huit arcanes majeurs du jeu de tarot (Le Mat ; Le Pagad ; La Prêtresse ; Les Amoureux ; La Force ; La Justice ; Le Diable ; La Tour). C’est d’ailleurs sur ces derniers que le récit est basé. Un siècle plus tard, Julian, le nouveau propriétaire du domaine de la Cade est lui aussi intrigué par la symbolique d’un tableau accroché au mur. Il représentait « un ancien symbole de tarot, [semblable] à un huit couché. Le symbole de l’infini17. »

14Le tarot est partout, dans les pensées des personnages comme dans les actes et même dans les mots de passe, tel celui de la chambre d’hôtel où Meredith est logée. Pour accéder au wifi, elle doit taper le prénom de l’empereur Constantin. Or l’empereur est l’un des arcanes majeurs du tarot. Même la musique, qui semble au départ constituer le motif principal de l’enquête, finit par être réduite à un jeu de carte : tant par ses origines que par son effet. On apprend par exemple que Debussy, le célèbre auteur compositeur français dont Léonie doit rédiger la biographie, était un voisin de la famille Vernier. Et que, sa musique était composée en lien avec le jeu de tarot auquel il aimait tant jouer. De plus, loin d’adoucir les mœurs, la musique est plutôt envoutante. C’est par la musique que les cartes s’éveillent dans le Sépulcre et prenne forme humaine pour agir. Tout l’univers romanesque porte l’empreinte de ce jeu, presque rien n’est laissé pour compte et ce n’est sans doute pas fortuit. Cette omniprésence du tarot joue un rôle non négligeable autant sur le plan narratif, pédagogique qu’idéologique.

Enjeux narratif et idéologique du tarot dans Sépulcre

15Dans quelle mesure les arcanes du tarot constituent-ils un dispositif narratif de mise en intrigue ? Quel message l’écrivaine dissimule-t-elle derrière ce jeu de cartes ? À quel questionnement nous invite-t-elle ? Quelles leçons peut-on en tirer ?

Du rôle des arcanes majeurs dans la mise en intrigue

16En tant que miroir ou livre ouvert sur « le passé et l’avenir », le tarot revêt un véritable enjeu esthétique et narratif, aussi bien du point de vue de la mise en intrigue que de la réception. Le potentiel divinatoire de ce jeu est un atout pour le développement de deux intrigues ancrées dans des époques différentes. Ce dispositif permet non seulement à l’auteur de nouer le récit mais aussi de susciter l’attente du lecteur.

17C’est avec « La Justice », la onzième carte parmi les vingt-deux arcanes majeurs, que le second récit, celui de 2007, introduit l’élément perturbateur qui transformera l’histoire en une intrigue. En effet, depuis son arrivée en France, Meredith arpente dans le calme et la sérénité, les rues de Paris à la recherche d’informations lui permettant de rédiger la biographie de Claude Debussy. C’est le motif officiel de son arrivée à Paris. Mais derrière ce voyage se dissimule son dessein principal : enquêter sur ses propres origines. Tout bascule de l’accalmie au trouble, lorsqu’elle tente de se faufiler au milieu d’une foule en plein carnaval. Elle reçoit d’une jeune fille un prospectus comportant une carte de tarot illustrée par l’image d’une femme qui lui ressemble parfaitement. La jeune fille en est intriguée et le lui fait remarquer avant de l’inviter à une séance de cartomancie : « Vous lui ressemblez comme deux gouttes d’eau ! lui lança-t-elle. Sérieux, vous devriez venir. Ce n’est qu’à cinq minutes18. » Malgré quelques réticences et beaucoup d’incrédulité, Meredith finit par se retrouver, par hasard, chez la cartomancienne.

18La tension narrative est renforcée par l’acte divinatoire qui s’en suit. Lorsque Laura prédit l’avenir et lit le passé de Meredith, elle laisse présager un certain nombre d’événements favorables et troublants susceptibles de faire basculer le destin de la protagoniste ; ceux-ci pourraient l’empêcher de rendre la justice dont elle est l’incarnation, si elle n’y prenait garde. Les interprétations des cartes tirées de manière aléatoire s’assimilent dans ce contexte à des prolepses, qui annoncent dans chaque arcane, le destin de la jeune femme. Notamment au moment où elle tire la dernière carte et la retourne :

Un petit cri s’échappa de ses lèvres. De l’autre côté de la table, elle s’aperçut que Laura serrait les poings.
– La Justice, dit Meredith d’une voix égale. […]
– La pierre associée à La Justice est l’opale, récita Laura. Les couleurs sont bleu saphir, jaune topaze. Il y a aussi un signe astrologique lié à cette carte. La Balance. […]
– Je suis Balance, dit-elle. Je suis née un 8 octobre.
Laura ne réagit pas, comme si rien ne la surprenait […].
– Dans le tarot Bousquet, La Justice est une carte puissante, continua-t-elle. Si vous acceptez l’idée que les arcanes majeurs sont le voyage du Fou allant d’une bienheureuse ignorance à l’illumination, La Justice se trouve au point médian de ce voyage. […]
– Mais elle est à l’envers, remarqua-t-elle […]
– Inversée, la carte avertit de quelque injustice. Peut-être d’un préjudice, d’une distorsion, d’une erreur judiciaire. Elle contient aussi de la colère, inspirée justement par un sentiment d’injustice, celui d’être jugé ou méjugé à tort. […] je crois effectivement qu’elle vous représente, mais en même temps, je ne pense pas qu’elle indique une injustice qui vous serait faite. J’aurais plutôt tendance à croire que vous pourriez être appelée à réparer un tort. Vous en agent de la justice19.

19Une telle prédiction ne saurait faire décrocher le lecteur. Elle permet justement de l’accrocher au livre afin de découvrir l’issue des événements. C’est précisément ce que Raphael Baroni qualifie de « suspense par anticipation20 ». Il s’agit d’un procédé narratif qui cherche à susciter une émotion anxiogène par une anticipation ambiguë du dénouement. La lecture de Laura est ici ambiguë dans la mesure où le dénouement laisse planer deux possibilités : l’injustice ou la justice. On ne sait pas si la protagoniste sera victime d’une injustice ou si elle est appelée à rétablir la justice. Ce n’est pas une véritable prolepse. De surcroît, le personnage ne croit pas à la cartomancie et ignore si cette lecture est fondée ou non. Mais quelle que soit l’issue du destin, ce type d’anticipation permet d’intensifier le suspense et la curiosité du lecteur. L’attention et l’impatience de ce dernier seront motivées par la vérification de cette prophétie.

20Le fonctionnement canonique du tarot se révèle, par ailleurs, lui aussi utile concernant l’axe de la réception. Le jeu de coïncidences, que Julian opère à l’aide des arcanes majeurs, permet de captiver l’attention du lecteur. Car l’idée générale du tarot « c’est que si les cartes semblent être tirées au hasard, la façon dont on les bat permet à des connexions invisibles de se manifester21 ». C’est précisément suivant cette même idée que Julian établit des connexions entre les vingt-deux arcanes majeurs du tarot et certains faits historiques.

– D’après la légende, Asmodée était l’un des gardiens du Temple de Salomon. Or le Temple fut détruit en 598 av. J.-C. Si l’on ajoute chaque chiffre au suivant, cinq plus neuf plus huit, cela donne vingt-deux. Vous devez savoir que les arcanes majeurs comprennent vingt-deux cartes, n’est-ce pas, mademoiselle Martin ?
– En effet… Et il y a d’autres occurrences, je suppose ?
– Oh que oui. Le 22 juillet est le jour de la Sainte Marie-Madeleine, à qui l’église est consacrée. Une statue de cette sainte est placée entre les tableaux treize et quatorze du chemin de croix ; elle figure également dans deux des trois vitraux situés derrière l’autel. Il existe aussi un lien avec Jacques de Molay, le dernier chef des Templiers. On établit en effet un rapport entre les Templiers et le château du Bézu, de l’autre côté de la Vallée. Or Jacques de Molay était le vingt-deuxième grand maître des Pauvres Chevaliers du Temple de Jérusalem, nom complet de la confrérie. Et puis il y a le cri que Jésus poussa sur la croix : « Elie, Elie, lamah sabactani », Mon Dieu, Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? Lui aussi contient vingt-deux lettres. C’est également par ce vers que commence le psaume 22.
Et si tel est le cas, dans quel but ? se demanda-t-elle.
– Enfin, Bérenger Saunière, le prêtre de Rennes-le-Château, est mort le 22 juillet 1917. On raconte à ce propos une étrange histoire. À ce qu’on dit, sa dépouille fut placée sur un trône, sur le belvédère de sa propriété. Les villageois défilèrent devant lui et chacun arracha une torsade de fil au bas de sa robe. En fait, cela ressemble beaucoup à l’image du Roi des Deniers dans le tarot Rider-Waite. Et si l’on ajoute deux plus deux à l’année de sa mort, on obtient22

21Le recours au système générique du jeu de tarot ajoute ici un aspect comique au texte et sert explicitement de fil conducteur permettant d’établir une filiation entre différentes traditions et des savoirs ésotériques. L’exemple le plus présent est celui du trésor des templiers qu’aurait découvert l’abbé Saunière dans son église de Rennes-le-Château. Cette affaire constitue une matière thématique riche et récurrente dans le polar ésotérique. Dans leur essai sur ce sous-genre du roman policier, Lauric Guillaud et Philippe Marlin recensent d’ailleurs un nombre important de romans dont l’intrigue se nourrit de cette étrange affaire : « le thriller castelrennais23 ».

Enjeux idéologiques du jeu de tarot

22La prédominance des arcanes du tarot revêt également un enjeu propre à la « mathésis24 », si l’on reprend le néologisme de Roland Barthes, qualifiant la manière dont la littérature s’articule à un savoir. Tout d’abord, parce que le texte dévoile une intention didactique. L’autrice cherche non seulement à instruire le lecteur sur les origines controversées et le fonctionnement du jeu de tarot mais aussi à corriger les idées mal reçues à ce propos. Cela apparaît dans le long exposé que fait Laura, avant de tirer les cartes à Meredith :

À une ou deux exceptions près, un jeu de tarot standard comprend soixante-dix-huit cartes divisées en arcanes mineurs et majeurs. Arcana signifie « secret » en latin. Les arcanes majeurs, vingt-deux cartes propres au jeu de tarot sont numérotées d’un à vingt-un, Le Mat (ou Le Fou) ne portant pas de numéro. Sur chacune de ces cartes figure une image allégorique ainsi qu’un ensemble de signes distinctifs précis. […]
La plupart des experts s’accordent pour dire que les plus anciennes cartes de tarot, celles qui ressemblent aux jeux que nous avons aujourd’hui, sont apparues en Italie du Nord au milieu du xve siècle. Mais le regain du tarot moderne commence au début du siècle dernier, quand Arthur Edward Waite, un occultiste anglais, créa un nouveau jeu. Son innovation majeure fut de donner pour la première fois un cadre individuel et symbolique à chacune des soixante-dix-huit cartes. Avant cela, les cartes « habituelles » n’avaient que des numéros. […]
L’inconvénient, c’est qu’il y a une variété presque infinie d’interprétations. Certains vous diront, par exemple, que lorsqu’il sort une majorité d’arcanes majeurs dans un tirage, cela indique que la situation échappe à votre contrôle, tandis qu’une majorité d’arcanes mineurs laisse à penser que votre destin est entre vos mains. Tout ce que je puis dire pour ma part avant de commencer, c’est que pour moi un tirage est une sorte de guide indiquant ce qui pourrait arriver, et non pas ce qui arrivera à coup sûr25.

23Cet exposé correspond exactement aux informations que l’on peut retrouver dans Encyclopædia Universalis, et précisément dans l’article de Thierry Depaulis26. Ce que Sépulcre nous raconte c’est aussi l’enquête sur les origines des cartes de tarot. La quête des origines de Meredith et la découverte de celle-ci est une invitation au questionnement ? Comme Meredith découvre dans les cartes l’histoire tragique de sa famille, le lecteur peut s’interroger sur la vraie histoire que raconte les cartes usuelles du jeu de tarot ? Et si ces illustrations étaient porteuses de vérité inavouée ? L’hypothèse d’une visée didactique est renforcée par l’insistance de la cartomancienne, adressée à Meredith, comme un instructeur qui souhaite balayer des préjugés.

Rappelez-vous, Meredith, lui dit Laura d’un ton pressant, l’art de la divination par l’interprétation des cartes ne prétend pas prédire ce qui va ou non se produire. Il explore les possibilités, découvre les motivations et désirs inconscients susceptibles d’influencer un comportement donné. […] Une lecture de tarot devrait accroître le libre arbitre, non le diminuer, pour la simple raison qu’elle nous en dit plus sur nous-même et sur les problèmes auxquels nous sommes confrontés. Nous sommes libres de prendre les décisions que nous pensons les meilleures. D’emprunter tel ou tel chemin27.

24Cette interpellation en fin de consultation, lancée sur un ton pressant illustre un besoin de restauration d’une pratique mal perçue. Tout indique qu’il s’agit là d’une information importante que l’auteur souhaite que le lecteur retienne au sortir de sa lecture.

25À travers ce passage, c’est aussi et surtout la question du déterminisme qui est indexée. Celle-ci constitue d’ailleurs une préoccupation centrale lorsque le nœud d’un récit repose sur un acte prophétique comme dans Sépulcre. Mais dans le contexte actuel, la position de l’autrice semble ambiguë. Elle attribue au même personnage deux positions contradictoires. D’une part, Laura soutient que la « lecture du tarot devrait accroître le libre arbitre, non le diminuer » et de l’autre, elle affirme qu’elle « aime voir dans les arcanes majeurs les étapes d’un voyage, […] les impondérables, les problèmes essentiels de la vie qu’on ne peut ni changer ni combattre28 ». Les paroles du spectre de Léonie qui raisonnent sans cesse dans la tête de Meredith, « tu peux fuir mais tu ne peux pas t’échapper », ainsi que la réalisation de la prophétie de Laura, laissent penser que l’écrivaine fait davantage pencher la balance du côté du déterminisme.

26Nous pouvons enfin relever un enjeu éthique directement lié aux pouvoirs des cartes sur le dénouement tragique des protagonistes : Anatole et Isolde (les amants incestueux enchaînés aux pieds du diable) et Léonie (la curieuse). Le tarot est ici un prétexte, pour l’écrivaine, pour délivrer des enseignements sur la vie. Elle met en garde son lecteur, contre les actes (même innocents) que l’on pose sans réfléchir, contre la curiosité excessive face à l’interdit, contre le mensonge, contre la transgression des lois naturelles, contre le bonheur que l’on construit sur le malheur d’autrui, quelle qu’en soit notre misère (tel que le font Isolde et Anatole ou Julian Lawrence qui tue son frère afin d’hériter de ses biens). Car,

Cette histoire commence dans une cité d’ossuaires. Dans les allées de la mort. Sur les avenues, les promenades, les impasses silencieuses du cimetière de Montmartre à Paris, au milieu des tombes, des anges de pierre, des âmes errantes de ceux qu’on oublia avant même que le froid du tombeau les eût saisis.
Cette histoire commence par ceux qui guettent aux portes, les pauvres et déshérités de Paris, réduits au désespoir et venus glaner ici de quoi survivre en profitant de la mort d’autrui29.

Conclusion

27Finalement, l’analyse des arcanes du tarot met en évidence l’originalité de Sépulcre de Kate Mosse. Comme nous l’avons démontré, il n’est guère ici question d’une convocation accessoire. Le tarot est non seulement présent dans l’ensemble de l’univers romanesque (temps, espace, personnages, objets, etc.) mais il structure aussi le récit ; il constitue un dispositif narratif de mise en intrigue qui sert parfois à établir des connexions entre différents savoirs ésotériques ou à mieux ficeler la théorie du complot. Dans bon nombre de polars ésotériques, notamment chez Éliette Abécassis, Henri Lœvenbruck, Gilbert Sinoué ou Frédéric Lenoir, ce rôle est généralement assigné à un érudit ou à un protagoniste doté de fortes capacités physiques et d’un savoir à la fois scientifique, religieux et occulte. Or, à travers les arcanes majeurs se trouve condensé l’essentiel de ces capacités qui font le succès actuel du détective de l’occulte. L’on comprend d’ailleurs la place mineure accordée à la police dans cette œuvre. L’enquête de la police est vouée à l’échec face aux multiples images du diable. En revanche, le tarot devient un réel guide et un justicier.

Notes

1 Thierry Depaulis, « Tarot » dans Encyclopædia Universalis [en ligne], disponible sur : https://www-universalis-edu-com.ezproxy.normandie-univ.fr/encyclopedie/tarot, page consultée le 19 juin 2023.

2 Notamment depuis la publication de l’œuvre de Alphonse Louis-Constant signé Éliphas Lévi, Dogme et Rituel de la Haute Magie, Paris, Germer Baillière libraire éditeur, 1856, 2 tomes.

3 L’usage divinatoire du tarot, en l’occurrence la cartomancie, se développe avec Antoine Court de Gébelin, Monde primitif, analysé et comparé avec le monde moderne, Boudet, 1781, tome 2, vol. 8.

4 Paul Christian, L’Homme rouge des tuileries cité par Thierry Depaulis, op. cit.

5 John Dickson Carr, Le Huit d’épées, Paris, Le Maque, 1994.

6 Pieter Aspe, L’Affaire du tarot, Paris, LGF, 2015.

7 William Bayer, Tarot, Paris, Rivages, coll. « Rivages Noirs », 2004.

8 Kate Mosse, Sépulcre, Paris, JC Lattès, 2008 [2007].

9 Sur Decitre, nous retrouvons le commentaire de William J qui écrit : « Le tarot ne serait reste qu’un simple élément d’ambiance ». Disponible sur : https://www.decitre.fr/livre-pod/sepulcre-9782709629300.html, page consultée le 19 juin 2023.

10 Kate Mosse, Sépulcre, éd. citée, p. 18.

11 Ibid., p. 852.

12 Ibid., p. 558.

13 Ibid.

14 Ibid., p. 559.

15 Ibid., p. 435-436.

16 Ibid., p. 334.

17 Ibid., p. 125.

18 Ibid., p. 113.

19 Ibid., p. 152-153.

20 Dans La Tension narrative, Raphael Baroni, distingue trois niveaux de suspense : « 1-suspense “simple” : le texte est purement chronologique et l’anticipation du dénouement reste marquée par une incertitude. 2-Suspense “par anticipation” accentuation de l’attente par l’évocation ambiguë du dénouement. 3-Suspense “moyen” avec anticipation clair du dénouement détournant l’intérêt de l’issue vers les circonstances qui mèneront au dénouement attendu. » (Tension narrative, suspense, curiosité et surprise, Paris, Seuil, 2017, p. 278).

21 Kate Mosse, Sépulcre, éd. citée, p. 554.

22 Ibid., p. 556-558.

23 Voir Lauric Guillaud, Phillipe Marlin, Le Polar ésotérique : sources, thèmes et interprétations, Paris, Œil du Sphinx, 2016, p. 149-214.

24 La mathésis, nous dit Barthes, c’est la science. Car, « la littérature prend en charge beaucoup de savoirs. ». Cependant, tout en étant encyclopédique, elle ne fétichise aucun savoir. Elle les fait tourner.

25 Kate Mosse, Sépulcre, éd. citée, p. 132-139.

26 Thierry Depaulis, art. cité.

27 Kate Mosse, Sépulcre, éd. citée, p. 150-151.

28 Ibid., p. 135.

29 Ibid., p. 15.

Pour citer ce document

Esther Nka Manyol, « Les arcanes du tarot dans Sépulcre de Kate Mosse » dans Littérature et occulture,

Programme de recherche
Coordination scientifique : Frank Greiner, Sylvain Ledda et Catherine Douzou

© Publications numériques du CÉRÉdI, « Actes de colloques et journées d’étude », n° 29, 2023

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=1867.

Quelques mots à propos de :  Esther Nka Manyol

Doctorante en langue et littérature françaises
Université de Lille, Laboratoire Alithila
Je suis actuellement doctorante et enseignante vacataire à l’université de Lille, au sein du laboratoire Alithila, sous la direction de Frank Greiner. Ma thèse est porte sur « Le thriller ésotérique dans le roman français contemporain ». Parallèlement à celle-ci, j’ai récemment mené des recherches sur « La résurgence du féminin sacré dans le polar ésotérique », comment « penser et panser l’Afrique avec Ceux qui sortent dans la nuit » et « La fabrique du complot judéo-maçonnique dans le thriller ésotérique ». Ces trois articles sont en cours de publication.